Yann-Fañch Perroches

Musicien. yfperroches chez wanadoo.fr

Homo musicatus - Ébauche d’une analyse ergologique de la musique

Résumé / Abstract

Après avoir donné une définition de la musique à la lueur de la théorie de la médiation, j’exposerai quelques hypothèses ergologiques sur la mélodie et le rythme, hypothèses qui peuvent constituer les bases d’un travail à poursuivre.

Je tiens à remercier Jean-Michel Le Bot pour sa relecture, Gilles Le Guennec pour sa patience à répondre à mes questions ergologiques parfois naïves, ainsi que tous les médiationnistes qui ont bien voulu m’aider dans ma quête musicale « médiationniste », et notamment Gérard-Louis Gautier. Je remercie particulièrement Patrice Gaborieau pour ses relectures, critiques et conseils avisés.

Mots-clés
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Musicien de tradition orale et cherchant à comprendre comment et pourquoi « l’homme est musical », j’ai tout de suite été frappé par le fait que les essais que je pouvais lire, philosophiques, musicologiques, physico-acoustiques, cognitivistes... considéraient presque toujours la musique à la lumière de la théorie « classique », c’est-à-dire celle des différents traités de solfège ou de théorie musicale occidentale. Or certaines de ces considérations ne collaient pas – ou mal – avec ma propre pratique musicale. Et même en allant chercher du côté de l’ethnomusicologie, j’ai pu constater que des notions communes comme l’harmonie, le rythme, la tonalité, la note, le timbre, etc. sont rarement interrogées, comme si elles allaient de soi. Je me suis donc naturellement tourné vers la théorie de la médiation que j’ai eu la chance de découvrir, par le biais de la linguistique, lorsque j’étais étudiant à Rennes 2.

Certains de mes lecteurs intéressés par la ou plutôt les « raison(s) de la musique » ne sont certainement pas au fait de cette théorie [1]. C’est pourquoi, au risque de lasser les médiationnistes avertis, je vais dans cet article en exposer brièvement quelques uns des principes. Je ferai également à plusieurs reprises un parallèle entre la rationalité de l’Outil et celle du Signe. Ce dernier est en effet plus facile à appréhender : nous sommes beaucoup plus habitués à réfléchir sur le langage – ne serait-ce que par l’école et la grammaire, mais aussi par la linguistique – que sur la manipulation et le geste.

Introduction

Ethnocentrisme

Depuis des siècles, au moins depuis Pythagore, on cherche à expliquer la musique. On cherche sa raison dans la nature, Dieu, les astres, les mathématiques… et bien sûr, depuis la naissance de la neurologie et plus récemment des sciences cognitives, dans le cerveau de l’homme.

L’une des difficultés majeures réside dans l’absence de définition consensuelle de la musique. En effet, celle-ci est affaire de culture... et d’opinion. Il serait trivial de faire remarquer que ce qui est musique pour l’un ne l’est pas toujours pour un autre. On sait ce qu’il en est de l’évolution des modes et des styles. Ainsi de la musique sérielle, dodécaphonique et autres free-jazz, rejetés dans un premier temps par nombre de mélomanes comme n’étant « pas de la musique », avant d’être acceptés ensuite par le plus grand nombre comme « musique » – ce qui ne veut pas dire appréciés. Jusqu’à ce qu’on en vienne petit à petit, en chamboulant la tradition, à accepter – ou non – comme musical tout phénomène sonore, artificiel ou naturel, chant des oiseaux, bruit du vent... [2]

Le concept même de musique est d’ailleurs loin d’être universel. Ainsi l’ethnomusicologue Simha Arom signalait que, à sa connaissance, « il n’y a aucun terme dans aucune langue africaine pour dire « musique » » (Arom, 1985, p. 35-36). Dans certaines cultures, musique et danse sont indissociables et appelées d’un même terme. Selon l’ethnomusicologue et collecteur Ricardo Canzio, chez les Tibétains le terme « n’ga-ro » désigne toute émission de son, « musical » ou non, et aucun terme n’existe pour cerner le champ que l’on associe en Occident à la musique [3], etc. Certes ce n’est pas parce que certains n’ont pas de mot pour la dire que la chose n’existe pas, mais ce n’est pas non plus parce que le mot existe que la chose existe et peut donc être étudiée scientifiquement en tant que telle.

Pourtant les théories sur la musique abondent, sans qu’elles prennent généralement la peine de la définir, parce que l’idée qu’on s’en fait, du moins en Occident, est largement partagée (des notes, des gammes, des mélodies, de l’harmonie, du rythme, etc.) Sémiologie de la musique (Nattiez, 1987), psychologie musicale (par ex. de la Motte-Haber, 1994), acoustique musicale, musique et mathématiques [4]... Depuis quelques années les neurosciences s’y intéressent de près [5] et les médias s’en font volontiers l’écho, vantant les bienfaits de la musique sur le cerveau et nous contant comment les neurologues observent émerveillés les multiples aires corticales qui « s’allument » quand un auditeur enfermé dans un appareil à IRM écoute de la musique ou quand un musicien bardé de micro-électrodes en joue [6].

On oublie volontiers que l’on étudie un objet aux contours flous, qui en outre pour de nombreuses cultures n’existe même pas !

Il s’agit donc pour nous dans un premier temps de définir l’objet de notre propos et en particulier de le débarrasser de toute notion socio-culturelle, puisque la musique est aussi diverse qu’il y a de sociétés.

Produire du son

Chez l’homo faber, la production [7] de sons n’est qu’un domaine de l’industrie [8] (au sens de la théorie de la médiation, c’est-à-dire comme réinvestissement performanciel de l’analyse technique) parmi tant d’autres. Elle est production de sensation, sonore en l’occurrence, comme il existe également des industries visuelles, tactiles, olfactives et gustatives, toutes industries de production de sensation, que la théorie de la médiation regroupe sous le terme général d’industrie déictique. [9]

Je propose d’appeler « bruit » tout phénomène audible d’origine naturelle et « son » tout phénomène audible artificiel [10] : klaxons, alarmes incendie, sirènes d’ambulances, bips des téléphones, bruitages et imitations diverses (appeaux...), synthèse vocale… et musique.

Si l’on admet ces deux définitions, le bruit est naturel, le son [11] est artificiel, et donc culturel. On doit également exclure du son tout phénomène audible quand il n’est pas fin mais seulement effet secondaire : ainsi le moteur à explosion est « bruyant » et non « sonore » car le son n’est pas la fin de cet ustensile, qui comme son nom l’indique est de produire de l’énergie cinétique.

Toutefois, de même que le langage engendre la polysémie, l’Outil engendre la polytropie et le bruit du moteur peut être également fin : ainsi le loubard dote volontairement sa motocyclette d’un échappement libre pour mieux se faire remarquer et l’amoureux de la Harley, dont la pétarade caractéristique est réjouissante, fait parfois délibérément vrombir sa machine au point mort ; de même, le mécanicien fera ronfler le moteur pour tenter de diagnostiquer la cause de la panne.

Mais il peut y avoir aussi du bruit dans le son produit : ainsi la tâche d’un diapason est de produire un « la », c’est-à-dire un son de fréquence 440 Hz, permettant au musicien d’accorder son instrument. La fin du diapason est uniquement la fréquence du son produit, le timbre de ce son n’est pas utile [12]. C’est pourquoi certains musiciens utilisent des diapasons à anches libres métalliques semblables à celles de l’harmonica, ou bien des appareils électroniques, voire la tonalité du téléphone, etc., qui produisent des « la » aux timbres fort différents.

Précisons enfin que l’absence totale ou partielle de son artificiellement produite, par isolation acoustique, caissons d’isolation sensorielle, minutes de silence commémoratives, silence musical – c’est-à-dire l’absence de note ou de « tap » (voir plus bas « le rythme pur »), etc., est également « son ». Il s’agit en effet de produire de l’audible, même si c’est par défaut.

Les différentes visées

Pour la théorie de la médiation, la rationalité de l’Outil s’exerce, comme les trois autres rationalités humaines, selon trois modalités, appelées visées.

Évoquons rapidement le cas du langage.

Une des visées du langage consiste à s’adapter au monde à dire : précision des termes, création d’un vocabulaire spécifique, descriptions aussi fidèles que possible, etc. C’est la visée scientifique [13]. « L’eau est constituée d’oxygène et d’hydrogène », « la Terre est une sphère ». Ou, bien plus simplement, « il fait jour », « il pleut »...

La visée opposée consiste à calquer le monde sur le langage : ainsi (pour faire simple) si le mot existe la chose existe. C’est la visée mythique. Ainsi on pense volontiers que la musique et l’art existent et on s’efforce d’en trouver une définition rigoureuse (qui serait donc scientifique). De même a-t-on longtemps cru à l’existence de l’éther, ce fluide mystérieux sensé remplir le vide de l’espace. Sans parler du paradis ou de l’enfer. Et au quotidien, on parle du « ciel », des « quatre » saisons, du soleil qui « se lève », et on distingue « la mer » Méditerranée de « l’océan » Atlantique.

Cette visée mythique est tout autant rationnelle que la visée scientifique : elle est inhérente au langage et on ne peut y échapper.

Le langage est à la fois mythique et scientifique et la plupart du temps il est très difficile de faire la part de la science et du mythe, surtout que l’une comme l’autre sont confortés par nos croyances. Ainsi par exemple quand on parle de « forces telluriques », s’agit-il de science ou de mythe ? « Inconscient collectif », « lien social », science ou mythe ?

Il existe une troisième visée du langage, esthétique [14], qui engendre le poème. Le langage lui-même est alors la raison même du message : « À Paris sur un cheval gris, à Nevers sur un cheval… vert. » Cette phrase se justifie par la rime, qui n’a d’autre justification que les mots eux-mêmes [15].

« Marabout-de ficelle-de cheval-de course-à pied… » « Tic tac tic tac, ta Cathy t’a quitté... »

Bien entendu le poème est également porteur de sens, scientifique et/ou mythique, puisque tout langage grammaticalement correct est générateur de sens : « De violettes idées dormaient furieusement ». La raison du poème est esthétique et ne concerne que le langage lui-même : ici un alexandrin (avec césure à l’hémistiche), c’est-à-dire un certain nombre de syllabes. Mais, mythiquement et/ou scientifiquement, on peut toutefois parfaitement concevoir que des idées soient violettes et dorment furieusement, même si c’est de façon métaphorique.

Les trois visées ne sont pas spécifiques au langage et concernent chaque rationalité humaine. Dans le cas de l’Outil :

  • L’empirie, que l’on pourrait aussi appeler « visée pratique », consiste à adapter la technique à la chose à faire : on choisit le meilleur outil (et même on crée parfois un outil spécialement adapté), on s’en sert le mieux possible, avec la meilleure méthode, le meilleur geste, etc.
  • La visée opposée est la magie. Cette fois la technique prime et elle agit forcément sur le monde. Qu’on y croie ou non, on croise les doigts, on touche du bois, on crache dans sa main avant de lancer les dés, on introduit une cuiller dans le goulot de la bouteille de champagne pour empêcher celui-ci de s’éventer, etc. Ces quelques exemples montrent que la magie n’est pas réservée aux peuples « primitifs », ni aux naïfs. Ainsi s’acheter un accordéon de meilleure facture peut relever d’une démarche pratique (meilleur son, souplesse du clavier…) mais aussi magique : un instrument cher et perfectionné ouvre la voie à tous les possibles musicaux dont rêve son futur propriétaire.
  • dans le cas de l’Outil, la visée esthétique est la plastique, qui engendre la figure. À l’inverse des deux autres visées, la plastique n’a d’autre « sens » qu’elle-même : la technique est la raison même de l’ouvrage [16]. C’est ainsi qu’un tableau ou une sculpture ne sont pas nécessairement figuratifs et peuvent être absolument « abstraits ». Le camaïeu, le « bleu Klein », les projections de Pollock en sont quelques exemples parmi une myriade d’autres. De même, les sons musicaux sont rarement imitatifs, ils ne sont pas non plus nécessairement destinés à accompagner telle ou telle danse, engendrer telle ou telle émotion. Toutefois et bien entendu, comme le poème peut aussi être à visée scientifique (après tout, pourquoi pas un traité de mathématiques en vers [17] ?) et/ou à visée mythique, la figure peut bien évidemment comporter également une visée empirique et/ou magique. Une statue peut servir de fontaine et une gargouille évacuer l’eau de pluie. La sonnerie du clairon appelle le soldat à la soupe ou au lever des couleurs. Le joueur de flûte de Hamelin envoûtait les rats et les enfants par sa musique. La valse ou la marche militaire ne se jouent pas à n’importe quel tempo. Et la musique peut aussi chercher à imiter le réel : chants d’oiseaux par des notes suraiguës de flûte, tonnerre par des roulements de timbales... Plus prosaïquement, la durée de l’œuvre musicale ou la taille du tableau à accrocher au mur du salon ressortissent de la visée empirique.

Plastique du son

Je propose d’appeler « musique » la production de son selon la visée esthétique. Autrement dit, la musique est « la plastique du son [18] ».

Bien entendu, toute production de son n’est pas musicale, comme le montrent les exemples de l’appeau, de la sonnerie du téléphone, etc., cités plus haut. Ainsi j’exclus du son musical celui du klaxon quand il s’agit d’avertir le quidam d’un danger imminent, de manifester bruyamment la célébration d’un mariage ou simplement de casser les oreilles des passants. Mais ce même klaxon sera musical si on le fait retentir en rythme ou si la note qu’il produit est intégrée à une mélodie. De même, la cloche, la casserole, le verre, le ballon de baudruche, etc., n’importe quel objet permettant de produire du son peut être musical ou non.

La musique ainsi définie par la visée esthétique consiste donc à « faire du son pour du son », en suivant ou non des lois [19], que j’appellerai solfèges, au pluriel car elles sont diverses selon les cultures, les classes sociales, etc., et sont même parfois inventées sur le champ [20]. Toutefois, de même que pour le langage ce ne sont pas les lois de la versification française qui définissent le poème car elles ne sont que conventions socio-historiques, ce ne sont pas non plus les différents solfèges qui définissent la musique.

Cette définition, « production de son selon la visée esthétique », ne concerne que la rationalité technique ; elle permet d’échapper à tout ethnocentrisme. Elle évacue la question des différents styles musicaux et solfèges qui relèvent de la rationalité de la Personne (histoire et société). Ainsi ne se pose plus, par exemple, la question de savoir si la musique concrète ou le free-jazz sont bien de la musique. Elle exclut aussi des phénomènes sonores qui, bien qu’étant artificiels, ne relèvent pas de la visée esthétique, ce qui n’empêche pas, éventuellement, de les inclure dans une œuvre musicale, tels les coups de klaxon dans Un Américain à Paris ou les coups de canon de la Symphonie fantastique.

Mais elle inclut à l’inverse des sons qui ne sont pas, au sens occidental, de la musique : tout son produit pour lui-même est de la musique, ainsi le « boinnnng » d’un ressort, le tintement d’un verre de cristal, la longue résonance d’une cuve métallique vide, etc.

Notons enfin que le silence produit (voir plus haut), peut être musical. Ainsi la pièce de John Cage 4’33 où un pianiste reste assis devant un piano sans jouer, conformément à ce qu’indique la partition, est musique, même si l’on ne doit bien évidemment pas oublier, comme dans la plupart des spectacles musicaux, l’aspect visuel de l’œuvre, aspect qui n’est pas, stricto sensu, musical.

Distinguer les visées

Pour tenter une analyse musicale et ne pas parler de tout à la fois, il est nécessaire de distinguer au mieux ce qui relève de la seule plastique du son de ce qui relève d’une autre visée.

Car, exploitant la polytropie de l’Outil, on peut utiliser sa clarinette pour effrayer le chat, ou avec son tambour imiter le grondement du tonnerre. On peut le faire en respectant un solfège, notes musicales de la clarinette et coups rythmés sur le tambour, les visées empirique et plastique sont alors associées. Mais on peut aussi tirer de sa clarinette des piaillements échappant à toutes les conventions d’un quelconque solfège, et cogner sur son tambour sans rythme aucun. La visée pratique l’emporte alors.

Un autre exemple nous est fourni par des œuvres musicales dans lesquelles sont insérés des chants d’oiseaux, des bruissements d’insectes [21] ou des imitations de sons divers, naturels ou non : nous sommes alors dans le figuratif (ou représentation), comme par exemple en peinture le portrait ou la nature morte. Le portrait en tant que tel ne relève en effet pas de la plastique, même si bien entendu il peut se combiner à elle : ainsi il peut être réalisé en sépia ou en camaïeu, ou bien avec des allumettes, etc.

On va ainsi pour la musique pouvoir distinguer par exemple la visée empirique « kinégène [22] » (qui consiste à inciter l’auditeur à se mettre en mouvement), de la visée esthétique, en particulier dans la musique à danser ou la marche militaire : la valse peut être en gamme majeure ou mineure [23], accompagnée d’harmonies consonantes ou dissonantes, etc.

Produit de la rationalité de l’Outil, la musique n’est qu’une industrie déictique à visée esthétique parmi d’autres : productions visuelles (peinture, dessin, jeux de lumières...), gustatives (gastronomie, confiserie...), motrices (le mobile...), etc. Ainsi définie, elle cesse d’être hypostasiée, comme le fait si volontiers l’Occident pour qui la musique existe en elle-même, entité avec ses propriétés particulières et intrinsèques et des aires du cerveau ou des « circuits neuronaux » qui lui seraient spécialement dédiés. Cet abandon de la réification de la musique permet de dépasser un certain nombre de problèmes mal posés et met à mal plusieurs idées communément admises.

Le musicien

L’homo étant autant faber que sapiens, tout homme, sauf pathologie, est apte à faire du son – avec des casseroles, des bouts de bois ou tout autre objet – et donc produire de la musique, même simplissime [24], même maladroitement. Tout homme est musicien, d’où le titre de cet article.

Cette affirmation heurte nos préjugés occidentaux : dans la tradition occidentale, il y a les musiciens et les non-musiciens. Ce n’est pourtant pas le cas dans nombre de sociétés, africaines par exemple, ou tout le monde participe à l’œuvre musicale, ne serait-ce qu’en tapant des mains ou en chantant. Tout homme – sauf pathologie – peut chanter, même (très) mal et peut faire du rythme, même extrêmement simple, avec son klaxon ou en cognant sur un objet quelconque.

Penser que quelqu’un est musicien si et seulement si il sait se servir d’un instrument de musique, c’est conditionner la production de musique à un apprentissage spécifique et à l’habileté nécessaire pour cela. Il y a des écoles de poésie mais tout homme est poète ; de même, tout homme est plasticien.

En Occident (mais aussi ailleurs), on valorise cette habileté, qu’on appelle le « talent », et on différencie donc ceux qui savent la mettre en œuvre avec des « instruments de musique » de ceux qui ne savent pas le faire.

En outre, toujours en Occident, musicien est également un métier (rationalité de la Personne) : musicien amateur ou professionnel, pour les amis ou pour un public payant, etc.

Or, qu’il soit simple mélomane ou musicien, c’est-à-dire, selon les termes de la théorie de la médiation, exploitant ou exécutant [25], tout homme est musicien : il s’agit les deux cas de mettre en œuvre sa rationalité technique et l’on est autant musicien en écoutant de la musique qu’en la jouant, de même qu’on est autant locuteur en parlant qu’en recevant le message.

Le chant

Les considérations ci-dessus résolvent le mauvais débat de savoir si oui ou non le chanteur qui ne pratique aucun instrument de musique est également musicien. Le chanteur est bien entendu producteur de son musical tout autant que l’instrumentiste ou le compositeur.

C’est pourquoi je suis en désaccord avec Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut lorsqu’ils considèrent le chant comme « une production sonore outillée mais dans le défaut matériel des moyens », à la façon, ajoutent-ils, du « langage intérieur qui consiste à exploiter structuralement le Signe dans le défaut d’une émission matérielle du son » (Bruneau et Balut, 1997, p. 120). Ce défaut matériel des moyens n’est en effet qu’apparent : contraction contrôlée des cordes vocales, voix de tête versus voix de poitrine, contrôle du souffle, etc., il y a bien geste technique dans le chant, et c’est d’ailleurs pourquoi il faut s’exercer avant de pouvoir chanter juste.

Musique et langage

Ils sont parfois assimilés : « la musique, langage des émotions », ou apparentés : « la musique, signifiant sans signifié » (Boulez, 1981) [26]. Bien entendu, la confusion est d’autant plus facile qu’ils sont réputés servir tous deux à la « communication » entre individus ou groupes.

Les deux étant sonores et composés de « symboles », de « signaux », ou de « principes combinatoires », ils sont fréquemment supposés analogues. Ainsi, un certain nombre d’études cognitivistes actuelles cherchent à démontrer que les bilingues ou polyglottes sont meilleurs musiciens et réciproquement (par ex. Henriksson-Macaulay, 2014 ; Liu et Kager, 2017).

Musique et langage sont aussi fréquemment apparentés. Jean-Jacques Rousseau pensait par exemple que le chant aurait pu être l’ancêtre du langage et plusieurs théories récentes l’affirment également (par ex. Brown, 2010).

L’amusie

L’amusie est un trouble reconnu en neurologie : il s’agit de l’incapacité, innée ou acquise, à reconnaître une mélodie familière, ou bien à discriminer des notes de hauteurs proches (par exemple avec un écart d’un demi-ton), ou encore à reconnaître les timbres, etc. On parle d’atimbrie, amélodie, arythmie... Autant de symptômes, autant de pathologies (Peretz, Belleville et Fontaine, 1997 ; Kolinsky, Morais et Peretz, 2010) ?

Cette façon de voir ne fait pas la différence entre une éventuelle déficience naturelle, par exemple la non-discrimination par l’oreille et/ou l’aire auditive de sons de fréquences proches, et une éventuelle déficience culturelle au plan de l’Outil, déficience qui entraînerait non seulement la non-discrimination de certains sons produits, dont les sons musicaux, mais aussi la non-discrimination de productions non sonores. Or, beaucoup d’amusiques – si ce n’est tous, mais cela reste à prouver [27] – connaissent des « troubles associés », qui sont sans doute à rapporter à une déficience de l’analyse technico-industrielle.

L’oreille absolue

Elle fascine depuis longtemps musiciens et musicologues. C’est cette capacité bien connue qu’ont certaines personnes de pouvoir reconnaître et nommer les notes sans aucune référence sonore préalable. Dans une dictée musicale, on donne en effet une note de référence, généralement le la3 (= 440 Hz) et il s’agit ensuite de reconnaître l’intervalle (la différence relative de hauteur) entre chaque note jouée et ce la3 de référence. Les personnes dotées de l’oreille absolue, rares, ont la capacité de reconnaître les notes jouées sans avoir besoin de la note de référence car ils ont cette note en mémoire ; d’autres ont en mémoire la hauteur de plusieurs notes, voire de toutes. Cette hauteur est parfois très finement mémorisée, certains peuvent même dire si la note jouée est légèrement trop haute ou trop basse par rapport au la3.

La musique occidentale admet certains sons de fréquence très précise (les notes) et, sauf exception, exclut tous les sons de fréquences intermédiaires. Les arts graphiques admettent au contraire très généralement toutes les fréquences de la lumière visible : entre l’infra-rouge et l’ultra-violet, toutes les nuances de couleur sont utilisées. On peut raisonnablement penser que si la peinture, à l’instar de la musique, n’utilisait que certaines nuances précises de couleurs au détriment de toutes les autres, on rencontrerait des personnes à « l’œil absolu ». On peut aussi raisonnablement penser que si les sons étaient nommés par zones de fréquences comme les couleurs le sont (ainsi le bleu français a une longueur d’onde comprise entre approximativement 476 et 483 nm), avec une douzaine de « couleurs sonores » en tout, la majorité des gens saurait les reconnaître et les nommer.

1 Ergologie musicale : matériaux et engins, tâches et machines

1.1 Fonctionnement général

1.1.1 Le Moyen et la Fin, analyses abstraites

L’analyse abstraite du Moyen (dite « fabriquant ») et l’analyse abstraite de la Fin (dite « fabriqué ») coexistent par référence réciproque et non de par leur matérialité concrète. Ce principe « d’immanence », bien connu pour le langage est certainement plus difficile à concevoir pour l’Outil, à cause de la matérialité des fins à accomplir et des moyens utilisés pour cela. Par matérialité, j’entends tout ce qui est mesurable, car l’Outil ne concerne pas que du matériel au sens habituel du terme : il « manipule » aussi l’énergie, la lumière, le sonore... De même, les gestes du danseur ou le salut militaire ne sont pas « matériels », etc.

Rappelons qu’au plan du langage, le Signifiant et le Signifié ne sont pas non plus « matériels » : le signifiant n’est pas le son effectivement prononcé mais son analyse abstraite et le signifié n’est pas l’objet à dire mais son analyse abstraite. C’est cette abstraction du Signe qui fait que (par exemple) un même mot (signifié) peut avoir plusieurs sens et qu’un même sens peut être signifié par différents mots. De même, un phonème (signifiant) peut se réaliser phonétiquement de plusieurs manières.

De la même façon, la rationalité de l’Outil abstrait ce qui est à faire (la fin) en fabriqué et abstrait la manière dont on la fait (le moyen) en fabriquant, détachés de leur matérialité performancielle, c’est-à-dire ce qui est effectivement réalisé et par quels moyens concrets. Par exemple, une même machine [28] peut servir à plusieurs fins et une fin peut être réalisée par plusieurs machines différentes.

De même qu’au plan du langage le mot « note » peut signifier une note de musique, quelques mots sur un carnet, une appréciation scolaire (etc.) et que, inversement, un certain chat peut être désigné par /ce chat/, /ce chat-là/, /ce félin/, /ce minet/, /ce gros chat blanc dans la cour de l’école/…, au plan de l’Outil, visser peut servir à fixer deux planches entre elles, ou bien un cadre sur un mur, ou encore régler la vitesse d’un moteur, ou la tension de la peau sur certains tambours…, et inversement on peut écrire (fin) avec un stylo, un crayon, un bâton, son doigt, un clavier...

1.1.2 Instance et performance

Principes d’analyse abstraite, l’engin, qui analyse le moyen, se réalise concrètement en ustensile(s) et la machine, qui analyse la fin, en appareillage(s). Cette « réalisation concrète » est dite performance, alors que l’analyse abstraite est dite instance.

Pas plus que le phonème /t/ ne peut se définir par le ou les sons effectivement prononcés mais uniquement de ne pas être /d/, /p/ [29], etc., techniquement le /tournevis/ [30] ne peut pas se définir positivement, par exemple « objet constitué d’un manche et d’une tige métallique à bout plat, etc. », puisqu’on peut très bien concevoir des tournevis sans manche, à tige non-métallique, cruciforme, etc. Le tournevis ne peut se définir que de ne pas être « marteau », « crayon », « vélo », etc. et ce n’est que performanciellement qu’il sera constitué de telle(s) matières(s) et pourvu d’une certaine forme, etc. selon le contexte (le matériel disponible…) et l’expérience de l’exécutant (on peut improviser un tournevis avec une carte de crédit, son ongle, etc.)

Voici deux illustrations musicales :

Pour l’analyse du moyen : dans le cas de la touche que nous évoquerons à nouveau plus bas, l’engin n’est pas la touche elle-même mais seulement son analyse abstraite et c’est performanciellement que cette « touche instancielle » se réalise en touche matérielle, noire ou blanche, longue dans le cas du piano, étroite dans celui de la vielle à roue, ronde pour un clavier d’accordéon « touches-boutons », etc. L’engin est la « touche abstraite » (instance), ou plus exactement ce qui est analysé comme fabriquant. L’ustensile est la « touche concrète » (performance), couverte d’ivoire ou de plastique, dure ou souple, lisse ou rugueuse, rectangulaire ou circulaire, etc., mais il est aussi ce qui prolonge cette touche pour fabriquer du son, à savoir une ou plusieurs cordes associées à un marteau (piano), un circuit électronique (synthétiseur), ou n’importe quel autre matériel concret produisant la note à jouer.

Pour l’analyse de la fin : de même, la « note instancielle », analyse abstraite, se réalise concrètement (performanciellement) en « note performancielle » : un son d’une certaine fréquence, intensité, durée, timbre, etc. Nous verrons plus bas que la « note instancielle » n’est en fait qu’un partiel de la « machine musicale ». En effet, de même que le mot est constitué de sèmes, la théorie de la médiation montre que la machine est un complexe de partiels appelés tâches [31].

Analyse abstraite, la tâche /la/ ne peut se définir que comme n’étant pas les tâches /do/, /ré/, etc., non plus que n’importe quelle autre tâche, « sonore » ou « non-sonore ». La tâche /la/ ne peut se définir comme celle fabriquant un son de fréquence 440 Hz car ce n’est pas nécessairement le cas : un la faux est toujours un la ! De plus, en musique baroque par exemple, un la est plus grave que 440 Hz, la hauteur de la note la varie en effet selon les époques, les lieux, les musiciens. C’est pourquoi, inversement, un son de 440 Hz n’est pas toujours un la [32], et, sauf à hypostasier la musique, il n’est d’ailleurs pas musical en lui-même, comme par exemple la tonalité du téléphone.

Le Fabriqué s’investit en fin concrète (la performance) selon le contexte et l’expérience des exécutants et des exploitants, mais il n’est pas défini en soi : potentiellement « do-ré-mi-do-ré » peut être n’importe quoi, un fragment de mélodie, une alarme, un signal codé, etc. Performanciellement [do-ré-mi-do-ré] sera le début de « J’ai du bon tabac », ou bien le jingle séparant deux chapitres d’une émission de radio, ou bien encore le son produit par un avertisseur de voiture, etc.

1.1.3 La réciprocité des faces

Considérons d’abord le plan du langage : Du point de vue de l’instance, que la théorie de la médiation appelle grammaire, les éléments de la face Signifiant et ceux de la face Signifié ne se définissent pas positivement par le(s) son(s) effectivement prononcé(s) et par le(s) sens effectivement dit(s), qui sont de l’ordre de la performance. Grammaticalement, ils ne peuvent se définir que négativement : « un élément est ce que les autres ne sont pas ».

Considérons le Signifié : on pourrait penser que « la vache » peut se définir par un ensemble de « contenus » : un certain mammifère ruminant femelle parfois affecté de folie, un flic, une rosse (c’est-à-dire un cheval !), un cartable (c’est ainsi que nous les appelions quand j’étais collégien), ou pourquoi pas, mon professeur, et même ma copine. Mais cet ensemble de contenus est potentiellement infini : /la vache/ peut en effet potentiellement signifier n’importe quoi, une tache sur un mur, le nom d’une montagne, d’une balise en mer, etc. Et même pour exprimer la surprise, la désapprobation, etc. : « la vache ! » Le Signifié s’investit en sens (performance) selon le contexte et l’expérience des locuteurs, mais il n’est pas défini en soi.

Grammaticalement (instance), la seule façon de définir /vache/, c’est de dire que ce n’est pas /cheval/, /maison/, /petit/, /toi/, etc.

De même pour le Signifiant, la seule façon de définir le phonème /m/ c’est de dire que ce n’est pas /b/, /d/, /a/, etc.

Mais si le « contenu » ne compte pas, comment le locuteur sait-il que /vache/ n’est pas /cheval/ et que /b/ n’est pas /p/ ? Il faut bien un critère d’analyse.

Ce critère c’est le rapport réciproque des faces « -ant » et « -é ». Ce rapport entre Signifiant et Signifié est en effet constitutif du Signe : si l’un change, l’autre change. Non seulement une face n’existe pas sans l’autre mais chacune se justifie par l’autre et chacune justifie l’autre.

Partons du Signifié. Qu’est-ce qui fait que l’élément /tasse/ est reconnu comme un « élément de sens » si rien ne le définit positivement ? /tasse/ n’est pas /bol/ mais comment le sait-on ? Grammaticalement, il ne s’agit aucunement de la présence ou de l’absence d’une anse, puisqu’on parle d’un « manque de bol » ou du « bol alimentaire » et que « on boit la tasse » alors qu’il n’y a pas le moindre récipient. /tasse/ n’est qu’un élément grammatical qui s’oppose à /bol/ (mais aussi à tous les autres éléments grammaticaux) et qui sera investi d’un sens performanciel selon le contexte, et l’on saura alors si cette /tasse/ a une anse ou non.

Grammaticalement /tasse/ n’est pas /bol/ non pas à cause d’une différence de sens mais à cause de la différence attestée dans le Signifiant, parce que /tas/ n’est pas /bƆl/, et uniquement à cause de cela.

Réciproquement (et pour présenter les choses simplement), on sait que le phonème /t/ n’est pas le phonème /b/ à cause des différences de Signifié qu’ils provoquent : /ty/ (« tu ») n’est pas /by/ (« bu »), /tas/ (« tasse ») n’est pas /bas/ (« basse »), etc.

Autrement dit, chaque face « s’appuie sur l’autre » pour créer de la différence.

Pour employer les termes de la théorie de la médiation, il y a une différence de signifié entre /tasse/ et /basse/ car cette différence est marquée par une différence de signifiant : /t/ ≠ /b/. /tasse/ est sémiologiquement différent de /basse/ parce que phonologiquement /tas/ est différent /bas/.

Réciproquement, on dit que la différence entre les phonèmes /p/ et /b/ est pertinente car elle s’atteste dans des différences de couples d’éléments signifiés : /po/ (« peau ») n’est pas /bo/ (« beau »), /py/ (« pu ») n’est pas /by/ (« bu »), /apa/ (« appas ») n’est pas /aba/ (« abat »), etc.

Chaque face trouve son critère de distinction sur l’autre face, ce que l’on nomme la réciprocité des faces.

Au plan de l’Outil, le principe est exactement le même.

Les éléments de la face Fabriquant et ceux de la face Fabriqué ne se définissent pas positivement par leur « contenu », matériel, gestuel, etc., mais négativement : un élément ne se définit que de ne pas être les autres.

Mais si le « contenu » concret ne compte pas, comment « l’homme faisant » sait-il que la tâche /la/ n’est pas la tâche /si/ et que la tâche /visser/ n’est pas la tâche /clouer/ ?

Le rapport entre Fabriquant et Fabriqué est constitutif de l’Outil : si l’un change, l’autre change. Comme au plan du langage (et chacun des autres plans) une face n’existe pas sans l’autre, chacune se justifie par l’autre et chacune justifie l’autre.

Le Fabriquant n’est pas le moyen concrètement utilisé, mais son analyse, attestée par des différences dans le Fabriqué, et le Fabriqué n’est pas la fin concrètement réalisée mais son analyse, attestée par des différences dans le Fabriquant.

Considérons le Fabriqué : la tâche /ré/ n’est pas la tâche /mi/, non pas à cause de la fréquence du son effectivement joué (performance) mais parce que la /touche ré/ (du piano, de l’accordéon...) n’est pas la /touche mi/, ni la /touche sol dièse/, etc. Autrement dit, à cause de différences attestées dans le Fabriquant.

Réciproquement, considérons maintenant le Fabriquant : on sait que l’engin /touche la/ n’est pas l’engin /touche si/ parce que la tâche /la/ n’est pas la tâche /si/.

Chaque face « s’appuie sur l’autre » pour élaborer de la différence.

Pour employer les termes de la théorie de la médiation, il y a différence de Fabriqué entre /la/ et /si/ car elle est attestée par différence de Fabriquant (/touche la/ versus /touche si/). Cette différence de Fabriquant est appelée dispositif : /touche la/ ≠ /touche si/.

Fabriquant et Fabriqué se justifient l’un par l’autre, par analyse réciproque, et non par ce qu’ils réalisent concrètement.

1.2 Mécanologie

C’est l’analyse abstraite, évoquée ci-dessus, du moyen en Fabriquant. Cette analyse est double, à la fois qualitative et quantitative.

Matériaux et engins

  • Le moyen s’analyse qualitativement en matériaux
  • Le moyen s’analyse quantitativement en engins. L’engin est un complexe de matériaux qui constitue une unité, un tout.
    Dans le cas particulier de la musique, la visée est le son musical, fabriqué au moyen d’engins que je qualifierai de sonores, dans la mesure où un de leur matériau est la « sonorité » (cf. infra). Ces engins ne sont pas à confondre avec les « instruments de musique », d’une part parce que la plupart du temps ce que l’on appelle traditionnellement un « instrument de musique » associe dans une même unité matérielle plusieurs engins (cf. infra), mais surtout d’autre part parce que, nous l’avons vu, n’importe quel engin peut servir à fabriquer du son musical. Qui plus est, pratiquement n’importe quel objet matériel peut servir à faire du son, et c’est ainsi que certains frappent, rythmiquement ou non, la surface de l’eau, agitent vivement une baguette dans l’air, engendrant un sifflement, plient et déplient un journal, claquent des doigts…

Le fait de pouvoir catégoriser certains engins en « engins sonores » est dû à la covalence, qui est cette propriété qu’ont des engins différents de partager un ou plusieurs matériaux identiques. Dans le cas qui nous occupe, le matériau en question est la sonorité.

L’analyse est abstraite, elle ne repose pas sur les propriétés physico-chimiques des matières ni des ustensiles effectivement utilisés. Ceci explique pourquoi une même utilité peut être réalisée par différentes matières, et vice-versa, une matière peut réaliser différentes utilités. De même, un engin peut être réalisé par plusieurs unités matérielles et une seule unité matérielle peut réaliser plusieurs engins. C’est ce que je vais aborder brièvement ci-dessous, en privilégiant les exemples musicaux mais bien entendu tous les domaines et différentes mises en œuvre de l’Outil sont concernés.

1.2.1 L’analyse qualitative : le matériau

Le matériau n’est pas la matière [33] mais son analyse mécanologique qualitative, par différenciation : ce qui est lourd n’est pas léger, ce qui est lisse n’est pas rugueux, ce qui est translucide n’est pas opaque, etc. Le matériau n’existe pas en soi, il n’existe que de s’opposer à d’autres. Rappelons que ces oppositions se justifient dans le Fabriqué et non à cause des propriétés intrinsèques de la matière : ainsi le lisse n’est pas le rugueux en référence au ponçage (par exemple), le translucide n’est pas l’opaque en référence à l’éclairage, etc.

Pour le percussionniste ce qui est utile dans le laiton, ce n’est pas sa propriété de conduire l’électricité (conductance), ni sa couleur, (etc.), mais la propriété qu’il a de pouvoir résonner (résonance) quand par exemple il est façonné en forme de cymbale. Mais la résonance peut se concrétiser performanciellement par du cuivre, de l’acier... La résonance s’oppose à la « non-résonance » : pas de cymbales en caoutchouc ! Pour le saxophoniste ce sera son « timbre » qui fera préférer le laiton au bois ou au plastique, etc.

Pour un cuisinier, l’utilité du cuivre sera sa propriété de transmettre la chaleur (conductivité), pour un plombier, sa ductilité qui permet d’en faire aisément de longs tuyaux et de pouvoir les couder tout aussi aisément, etc. Autrement dit, du point de vue de l’Outil, le cuivre n’est pas le Cu des chimistes, doté d’un ensemble de caractéristiques physico-chimiques (densité, dureté, ductilité, conductance, couleur...), mais un « réservoir » de « traits utiles » (ou ustensilités), exploités (ou non) selon la fin visée.

Plusieurs matières mais un seul matériau (polyhylie)

Le matériau est une qualité que l’on peut réaliser performanciellement par différentes matières. Ainsi la « capacité de résonner » (résonance) est un matériau que l’on va mettre en œuvre par des matières différentes : bois, cuivre, pierre, etc.

De même qu’au plan du langage le trait (ou trait pertinent) est polyphonique car il reste le même malgré la diversité des sons (voix d’homme, de femme, téléphone…), le matériau est dit polyhylique car il reste le même malgré la diversité des matières utilisées :

  • l’anche libre de l’accordéon peut être en laiton ou en acier, exploitant une même « souplesse vibratoire » ;
  • pour les lamellophones, (instruments composés de lamelles à frapper), la résonance est produite par du bois (xylophone), du métal (vibraphone), de la pierre (lithophone)… Le marteau utilisé pour ces instruments peut-être de bois, de plastique ou de métal, produisant les mêmes matériaux : densité, dureté, solidité.
  • la flûte peut être en bois, en métal, en plastique... Le matériau est alors la facilité de façonnage en forme de tuyau.

Du strict point de vue de la « visée mélodique » (voir plus bas), les différences de timbre entre le laiton et l’acier, le métal ou le bois, etc. ne sont pas utiles : « Au clair de la Lune » reste la même mélodie, qu’elle soit jouée avec l’un ou l’autre instrument de musique.

Toutefois si le compositeur ou le musicien décide que cette différence de timbre est utile, par exemple dans une orchestration, le timbre devient alors également l’objet de la fabrication, et l’une ou l’autre matière sera choisie plutôt qu’une autre ; c’est alors un autre matériau, la « sonorité », qui sera exploité.

Une seule matière mais plusieurs matériaux (polyergie)

Une même matière peut réaliser des matériaux différents.

Dans le xylophone le bois est utilisé pour sa résonance ; dans le cas de l’archet du violon, il l’est pour son rapport rigidité/souplesse.

J’ai donné plus haut l’exemple du cuivre, dont les multiples propriétés physiques s’exploitent en matériaux différents : conductivité, résonance, conductance, ductilité…, dans des engins aussi divers que le fil électrique, le tuyau du plombier, la casserole...

1.2.2 L’analyse quantitative : l’engin

L’engin est l’unité mécanologique minimale : il a un début et une fin.

Il est un complexe de matériaux. Le tuyau en cuivre du plombier associe plusieurs matériaux : ductilité (qui s’oppose à la rigidité de tuyaux en fer), solidité (qui s’oppose à la fragilité de tuyaux en verre...), « non-toxicité » (qui s’oppose à la toxicité du tuyau de plomb, qui a fait abandonner ce métal dans l’art de la « plomberie »), etc.

La corde en acier des guitares associe solidité (qui s’oppose à la fragilité des cordes en boyaux, en nylon...), la résistance à l’étirement (qui s’oppose à la ductilité de cordes en cuivre, en or...), la sonorité métallique qui s’oppose à la sonorité douce de cordes en nylon, etc.), …

Toutefois ce qui fait l’unité du tuyau de plomberie ou de la corde de harpe, c’est leur autonomie et non pas l’addition des matériaux qui les constitue. Ainsi la corde de la harpe est autonome car il suffit de la pincer pour produire une note, mais ce n’est pas le cas par exemple de la corde de guitare, dont le musicien doit en outre ajuster la longueur en la plaquant contre le manche avec son autre main pour produire telle ou telle note. [34]

Plusieurs unités matérielles mais un seul engin (hétérohylie)

Un seul engin peut être réalisé performanciellement par plusieurs unités matérielles, que nous appellerons ustensiles. Les engins, unités abstraites résultats de l’analyse mécanologique, sont indépendants des unités concrètes et vice versa. En voici quelques exemples :

Dans un piano les notes médium et aiguës sont réalisées chacune grâce à trois cordes résonnant à l’unisson. Chaque groupe de trois cordes ne constitue qu’un seul engin.

Certaines cordes de piano et de guitare sont « filées », c’est-à-dire constituées d’un fil d’acier entouré étroitement d’un fil de laiton en spirale. Ces deux unités matérielles associées ne constituent pas pour autant deux engins distincts.

L’analyse en engins des cordes de piano, de harpe ou de guitare, etc., est indépendante de l’analyse matérielle concrète : le manche de la guitare, la touche du violon, associent des cordes et leur support, avec ou sans frettes, support sur lequel les doigts de l’instrumentiste vont appuyer pour sélectionner la note à jouer.

Une seule unité matérielle pour plusieurs engins (hylotomie)

Plusieurs engins peuvent se trouver réalisés performanciellement par une seule unité matérielle appelée ustensile.

Un couteau est un ustensile qui, même s’il est parfois constitué d’une seule pièce, associe un manche « pour tenir » et une lame « pour couper ». De même, le manche et les dents de la fourchette constituent deux engins, ainsi que le tuyau et le foyer de la pipe ; la flûte est constituée d’un corps qui permet de tenir l’instrument et d’un bec destiné à recevoir le souffle de l’instrumentiste mais ils peuvent être taillés dans la même pièce.

Les clés du saxophone ou de la clarinette sont constituées de deux engins : l’un, la « calotte » sert à boucher un trou correspondant sur le corps de l’instrument [35], l’autre (la « touche ») reçoit l’appui du doigt de l’instrumentiste.

La corde de la guitare constitue un engin destiné à être gratté et un autre destiné à être plaqué contre le manche pour sélectionner la note à jouer, soient deux engins entraînant deux manipulations différentes, main droite et main gauche.

1.3 Téléologie

C’est la double analyse, qualitative et quantitative, de la fin en Fabriqué.

Tâches et machines

  • La fin s’analyse qualitativement en tâches.
  • La fin s’analyse quantitativement en machines. La machine est un complexe de tâches qui constitue une unité, un tout.

1.3.1 L’analyse qualitative : la tâche

La tâche n’est pas l’action effectivement réalisée performanciellement, que l’on appelle opération, mais son analyse téléologique qualitative, par différenciation : couper n’est pas hacher, clouer n’est pas visser, la note do n’est pas la note ré.

Rappelons que la tâche n’existe pas en elle-même, elle n’existe que de s’opposer à d’autres tâches par des différences de dispositifs. Clouer n’est pas visser est attesté par une différence de dispositifs : tournevis + vis ≠ marteau + clou. De même, do ≠ ré est attesté par une différence de dispositifs : touche do ≠ touche ré, différence d’engins réalisés performanciellement sur le clavier du piano par des touches en plastique ou en ivoire, placées à tel endroit précis, etc.

Notons que ne sont concernées ici que les hauteurs relatives des sons fabriqués, leur durée, timbre, intensité et placement par rapport à la pulsation sont d’autres tâches (cf. plus bas : Tâches et machines « musicales »).

La même tâche pour plusieurs opérations (polytropie)

De même qu’au plan du langage un même sème peut signifier plusieurs sens (polysémie), au plan de l’outil la même tâche peut fabriquer plusieurs fins.

Le clouage peut avoir une multitude de fins : assembler des planches, permettre d’accrocher un cadre sur un mur, fixer un tissu... Et le même clou peut servir à deux choses à la fois, fixer une planche et servir de patère.

La note « la » peut être le son de référence pour accorder les instruments, servir de signal, être un élément d’une mélodie, la tonalité du téléphone...

Dans un contre-chant, une note est à la fois élément de la mélodie constituée par le contre-chant lui-même et élément de l’harmonie constituée par l’addition de la mélodie principale et du ou des contre-chant(s).

Plusieurs tâches différentes peuvent réaliser une même opération (synergie)

De même qu’au plan du langage, un même sens peut-être signifié par des sèmes différents (synonymie), une même fin peut être réalisée par différentes tâches.

Pour attirer l’attention de quelqu’un, je peux agiter le bras, l’interpeller, faire un couac avec ma clarinette... Pour faire l’accord de « la mineur » je peux jouer un « do » grave ou aigu. De même, une mélodie peut être jouée à différentes octaves. Pour accentuer le 1er temps de la valse, on peut jouer la note correspondante avec plus d’intensité, donner un coup de grosse caisse...

1.3.2 L’analyse quantitative : la machine

Je rappelle que le terme machine n’est pas à prendre dans son sens commun, non plus que engin, outil, appareillage, etc.

Pas plus que la tâche, l’engin ou le matériau, la machine ne peut pas se définir positivement, en particulier par ce qu’elle est performanciellement, que la théorie de la médiation appelle appareillage. Elle ne se définit pas plus par ce qu’elle peut servir à faire, parce que potentiellement une machine peut servir à faire n’importe quoi. Enfiler un gant, c’est s’habiller élégamment, protéger ses mains, éviter que le manche de l’outil ne glisse entre les doigts… Jouer « do-ré-mi » c’est jouer un élément de mélodie, faire du « bruit » pour réveiller quelqu’un, jouer le code pour l’ouverture de la porte automatique...

La machine, complexe de tâches, est l’unité téléologique minimale. Elle a un début et une fin.

La polytélie : une même machine pour des fins différentes

La polytélie correspond, au plan du langage, à la polyrhémie du mot : un mot signifie plusieurs choses à la fois. « la jument » signifie à la fois un cheval, de sexe femelle, et au singulier, (etc.) [36]

De même, une seule machine fabrique-t-elle plusieurs choses à la fois. Le trait de pinceau sur la toile fabrique à la fois de la forme et de la couleur. Par la suite de notes « do-ré-mi », je fais du son, je joue un élément de mélodie, je fais danser...

La périplastie : plusieurs machines pour une seule fin

De même qu’au plan du langage, la périphrase dit la même chose mais avec plus de mots, la même fin peut être réalisée par plusieurs machines.

Pour faire un portrait, je peux dessiner, puis colorier ce dessin.

Quand on joue de la musique pour faire danser, on joue une mélodie, mais on peut aussi la faire « swinguer », accentuer certaines notes pour la rendre « dansante », jouer cymbales et grosse caisse en plus de la mélodie, garder le tempo…

2 Tâches et machines « musicales »

Précisons bien que cette appellation n’est qu’une commodité de langage. Aucune machine n’est musicale en soi, pas plus qu’il n’est de mot poétique en lui-même. Toute machine peut toujours, à cause de la polytropie de la tâche, fabriquer plusieurs fins, et même potentiellement n’importe quelle fin, ne serait-ce que magiquement. Ainsi peut-on ouvrir une porte en jouant une ritournelle magique, ou concevoir un système informatisé capable de reconnaître ladite ritournelle et déclenchant alors la serrure.

Au plan du langage, les lois de la poésie excluent certains mots et en imposent certains autres. (Cf. plus haut l’exemple du poème « A Paris sur un cheval gris... »)

De même, les lois de la plastique du son, telles que le mode, la tonalité, la quasi-obligation de finir sur la tonique, les lois de l’harmonie, la mesure, la métrique, etc., excluent certaines machines et en imposent certaines autres. (Bien entendu la plastique du son ne respecte pas toujours un solfège).

Tout comme la poésie, le solfège est divers selon les sociétés. Mais nous ne pouvons appréhender la « machine musicale » qu’à travers des exemples issus de pratiques musicales effectives, de même que le glossologue (linguiste) étudie le mot ou le phonème à travers des exemples pris dans des langues effectives.

2.1 La plastique du son : multiplicité des pratiques de visée

La musicologie occidentale mais aussi l’idée commune que l’on se fait de la musique, sont très fortement influencées par l’écriture et c’est principalement à cause de la partition que l’œuvre musicale est presque toujours considérée comme un tout à faire : mélodie, harmonie, rythme, orchestration..., tout est fait à la fois.

D’autres pratiques musicales montrent que ce n’est pas vrai. Étant professeur de musique et enseignant surtout de manière orale (sans partitions, par écoute et reproduction), il m’est vite apparu que dans une œuvre musicale, mélodie et harmonie sont deux fins distinctes, même si la seconde est généralement « subordonnée » à la première. La mélodie est indépendante de l’harmonie et elle est d’ailleurs souvent jouée seule (chant a cappella, monodies…). La première chose que j’apprends à mes élèves est de reproduire une mélodie, puis quand cet exercice leur est familier, je leur apprends à l’harmoniser.

Exemple 1 : mélodie seule, puis harmonisée par la main gauche de l’accordéon, d’abord harmonie simple (2 accords différents) puis harmonie plus élaborée (4 accords différents).

Or j’ai constaté depuis fort longtemps que leurs capacités mélodique et harmonique sont très inégales. Certains sont par exemple sensibles aux lois de l’harmonie et sans l’aide d’aucune explication théorique, ils trouvent d’eux-mêmes les « bons accords » pour accompagner une mélodie donnée, c’est-à-dire des accords qui respectent ces lois, quand d’autres élèves à l’inverse y semblent plus ou moins indifférents, et certains jouent même parfois sans broncher des dissonances qui me font grincer des dents !

Exemple 2 : extrait de mélodie avec harmonie consonante puis avec harmonie dissonante.

Il est par contre beaucoup plus rare qu’un élève ne respecte pas la ligne mélodique d’une œuvre sans s’en rendre compte immédiatement.

Ces considérations n’ont certes pas valeur de démonstration.

Plusieurs pratiques [37] de visée plastique peuvent donc coexister dans une œuvre musicale, pratiques qui se combinent et sont donc interdépendantes, mais n’en sont pas moins distinctes. Parmi ces pratiques, je distingue notamment « l’harmonie », la « mélodie », le « rythme pur » et le « timbre ». Il en est certainement d’autres : « tempo », « swing », « nuance »…

L’exécutant comme l’exploitant peuvent en produire plusieurs à la fois, selon leur compétence et leur savoir, de la plus simpliste production jusqu’à des œuvres extrêmement complexes.

Je vais m’attacher ci-dessous à étudier plus particulièrement la mélodie et le rythme pur. Ces deux pratiques musicales sont parmi les plus répandues. Elles semblent même « universelles » (cela reste éventuellement à prouver). Toutefois les guillemets indiquent que si tout homme pratique (comme exploitant et/ou exécutant) la plastique du son parce que tout homme, sauf pathologie, met en œuvre la rationalité de l’Outil et ses trois visées, les formes concrètes que peut prendre la musique sont arbitraires (culturelles) et rien n’empêche en conséquence d’imaginer des sociétés où la mélodie n’existerait pas, sauf à hypostasier la musique occidentale et en l’occurrence la mélodie et à faire de cette dernière une « essence » indépendante de l’homme et qui s’impose à lui.

Quoiqu’il en soit, je prendrai ci-dessous pour corpus la seule musique dite « occidentale » et en excluant en outre de celle-ci plusieurs styles musicaux particuliers, comme la musique dite « contemporaine » et d’autres musiques atypiques, telles les musiques dodécaphoniques et atonales, le free-jazz, etc., qui, justement, s’attachent à exclure la mélodie et parfois le rythme de leur pratique.

2.2 Mélodie, harmonie, rythme pur

« Faire de la musique » consiste donc en Occident (hors free-jazz et autres musiques particulières) à réaliser au moins l’une des trois pratiques musicales suivantes :

  • mélodie
  • harmonie
  • rythme pur

Je les différencie parce qu’elles peuvent être faites (par l’exécutant) et entendues (par l’exploitant) indépendamment les unes des autres :

  • la mélodie peut être jouée (ou chantée) seule (monodie) ;
  • l’harmonie, même si sa fonction est dans la grande majorité des cas « d’accompagner » la mélodie, peut parfaitement être indépendante, par exemple une suite d’accords joués seuls pour eux-mêmes, ou bien comme support pour une improvisation, etc. ;
  • le rythme pur, très répandu dans les musiques africaines, il est moins fréquent en Occident mais néanmoins très présent : appels de tambour militaires servant de signaux, en alternative aux appels de clairon ou autres instruments, coups rythmés de klaxons pour célébrer les mariages, de trompes dans les tribunes des matches de football, solos de batterie, etc.

Ces trois pratiques peuvent se combiner à d’autres, en particulier le timbre, l’intensité et le tempo, mais ces dernières sont facultatives : la mélodie « Au clair de la Lune » peut être interprétée au piano ou à la flûte (différence de timbres), elle peut être jouée piano ou forte (intensité), lento ou presto (tempo).

2.3 Distinguer les plans de la Personne et de la Norme

Une des difficultés d’une analyse musicale indépendante de la théorie musicale traditionnelle est que les styles musicaux dominants en Occident exigent une extrême rigueur de production. Ceci est particulièrement vrai pour la musique classique, mais aussi pour la musique dite « de variété », le jazz, etc.

Hors improvisation et composition, la mélodie à faire est une suite de notes très précise et la manière dont ces notes doivent être jouées est en outre extrêmement régentée, en particulier leur hauteur absolue (leur justesse), leur durée, et même très souvent leur timbre, leur intensité, etc.

Or, que l’on chante « juste » ou (très) « faux », il s’agit bien dans les deux cas de faire une mélodie (par exemple « Au clair de la Lune »). La justesse des notes jouées ou chantées est alors une question de légalité (acceptabilité sociale), celle-ci se répercutant dans le plan de la Norme (du désir) comme notes plus ou moins acceptables, voire totalement inacceptables, selon leur degré de fausseté. J’ai vu ainsi un professeur de musique littéralement malade et devoir quitter la salle de concert à cause de la justesse très approximative d’un groupe musical amateur.

De même, la hauteur absolue des notes, conforme ou non au « diapason international » (la = 440 Hz) n’est absolument pas caractéristique de la mélodie.

Si la musique classique considère généralement qu’une œuvre doit être jouée dans une tonalité précise, choisie par le compositeur (par exemple « l’Hymne à la joie » est en ré majeur), la jouer dans une autre tonalité, ou bien à un diapason différent du « la = 440 Hz », n’empêche aucunement cette mélodie d’être parfaitement reconnaissable et n’altère en rien sa « construction » (écarts relatifs entre les notes successives, rythme interne à la mélodie, etc.) Si l’on joue « J’ai du bon tabac » avec une guitare accordée selon un diapason plus bas (par exemple 415 Hz) [38], la mélodie reste parfaitement reconnaissable et la grande majorité des auditeurs ne s’aperçoit d’ailleurs aucunement que l’instrument n’est pas accordé selon la convention du diapason international. Certains auditeurs à l’oreille absolue peuvent éventuellement être plus ou moins gênés par cette mélodie jouée légèrement plus grave que ce qu’ils ont l’habitude d’entendre et considèrent comme « juste » (en réalité légal), mais ils la reconnaissent parfaitement.

Exemple 3 : diapason 440 Hz, puis 430 Hz, puis 415 Hz.

Diapason

De même pour le timbre : que le chanteur ait une voix rauque ou au contraire particulièrement suave, « J’ai du bon tabac » reste « J’ai du bon tabac ». Certains détestent Tom Waits, d’autres l’adorent. « Des goûts et des couleurs », comme on dit.

2.4 La mélodie

Je pose l’hypothèse que la mélodie est fabriquée par une succession d’unités téléologiques (machines), que j’appelle en conséquence « machines mélodiques », ces unités s’articulant les unes aux autres par syndèse (équivalent de la syntaxe au plan du langage).

Je pose également l’hypothèse que la « machine mélodique » n’est pas, contrairement à l’évidence, la note mais un ensemble minimal de notes, ensemble que je nomme « cellule mélodique ».

Je précise d’emblée que cette « cellule mélodique » n’est pas identique à la « mesure » au sens habituel de la théorie musicale [39].

La mesure est à 4 temps (quatre pulsations). Les liaisons de la partition (lignes courbes) indiquent le « phrasé », c’est-à-dire des notes que l’on articule, lie ensemble. Elles correspondent ici à des cellules mélodiques possibles [40] (j’ai également délimité ces cellules possibles par des croix). Nous voyons dans cet exemple que les barres de mesures (barres verticales) ne coïncident pas avec les cellules : la première et la troisième (correspondant à « j’ai du bon tabac ») sont plus courtes que la mesure (seulement trois pulsations), et la deuxième et quatrième (« dans ma ta-ba-tière » et « tu n’en au-ras-pas ») sont plus longues (5 pulsations) et à cheval sur deux mesures.

Exemple 4 : J’ai du bon tabac dans ma tabatière, j’ai du bon tabac tu n’en auras pas

Exemple 5 : J’ai du bon tabac..., quatre cellules mélodiques

Par analogie avec le mot (plan du langage), je pose l’hypothèse que la note n’est que le partiel de la « cellule mélodique » : une « note » jouée (ou entendue) seule n’est pas une note mais un son qui peut avoir une autre visée que plastique, par exemple un signal, la tonalité du téléphone, le diapason pour accorder, etc.

Un son d’une certaine fréquence ne peut être note qu’en référence à d’autres sons d’autres fréquences, instaurant ainsi entre eux des écarts relatifs de hauteur. Ces écarts doivent en outre respecter une certaine « gamme », qui définit les écarts relatifs de hauteurs entre les différents sons utilisés. Tout son ne respectant pas ces écarts relatifs sera considéré comme « fausse note ». Mais la « fausse note » n’est justement pas une note, elle ne trouve pas sa place dans la mélodie (voir ci-dessous).

Exemple 6 : une fausse note...

Au plan du langage, le ou que le ne sont pas des unités mais seulement des partiels d’unités car ils ne sont pas complets, ils ne peuvent exister seuls dans un énoncé grammaticalement cohérent. De même do ou do ré ne sont que des partiels d’unités, par exemple de la suite « do do do ré mi ré », première cellule mélodique constitutive de la mélodie « Au clair de la Lune ».

Dans cette hypothèse, la note est donc un partiel de la cellule mélodique.

2.4.1 Les notes, complexes de tâches

Pour faire une mélodie, que doit-on fabriquer ? La réponse semble simple : des notes, qui se succèdent dans un ordre donné et selon un rythme donné.

Dans les traités de musicologie et les manuels de solfège, la note est définie comme étant l’élément minimal constitutif de la mélodie. Elle se caractérise par sa hauteur, son intensité, sa durée et son timbre.

Chacune de ces caractéristiques correspond à une tâche, ce qui est démontré par le changement de dispositif correspondant : pour changer la hauteur de la note, il faut changer le dispositif (changer de touche pour le piano, de case et/ou de corde pour la guitare, de position du doigt sur la corde et/ou de corde pour le violon, etc.) ; pour changer de timbre, on change d’instrument (piano, flûte…), ou de registre (orgue, accordéon, synthétiseur…) ou bien encore avec le même instrument on change la manière dont on le manipule : on pince différemment l’anche du saxophone avec la bouche, on gratte la corde de la guitare plus près du manche ou au contraire du sillet, etc. ; pour changer l’intensité on pince, on souffle, on tape (etc.) plus ou moins fort ; pour changer la durée, on garde le doigt sur la touche plus ou moins longtemps (accordéon…), etc.

2.4.2 La hauteur, « tâche mélodique »

Hauteur instancielle et hauteur performancielle

Nous avons vu que la hauteur d’une note n’est pas définie par sa fréquence ou une plage de fréquences. Les différentes notes n’existent en effet que par leurs écarts relatifs les unes par rapport aux autres, écarts définis par le solfège utilisé. Le solfège appelle ces écarts « intervalles ».

Plusieurs ensembles d’intervalles sont possibles selon les lois du solfège appliquées, ce que la musicologie traditionnelle appelle les modes et les gammes. Nous connaissons tous le mode majeur, dont la gamme type est « do-ré-mi-fa-sol-la-si-do ». Il est défini par les différents intervalles séparant les notes entre elles. Il existe de nombreux autres modes, chacun défini par un ensemble spécifique d’intervalles, mais aussi par le nombre de notes. Ainsi il existe par exemple des modes à cinq notes. Le solfège traditionnel confond fréquemment mode et gamme et parle volontiers de gamme pentatonique plutôt que de mode pentatonique. Quoiqu’il en soit, la différence entre mode et gamme n’est pas notre propos.

La hauteur effective (et donc la fréquence) que prend telle ou telle note quand elle est jouée est performancielle, elle varie selon le diapason choisi (défini par le solfège utilisé), l’adresse du musicien, les possibilités de l’instrument, etc.

Comme je l’ai dit plus haut, une note qui ne respecte pas les intervalles prescrits par le solfège est dite « fausse note », par exemple une note qui ne serait ni do ni do dièse mais se situerait entre les deux.

La « fausse note » est à distinguer de la « note fausse », qui respecte bien l’intervalle souhaité mais avec toutefois une certaine approximation ou imprécision, « légèrement » plus aiguë ou plus grave. Le degré de d’imprécision admis est variable selon les musiques, mais aussi selon le degré d’acuité de l’oreille du musicien ou de l’auditeur, ainsi que sa tolérance (Cf. l’anecdote du professeur de musique).

Exemple 7 : ...et une note fausse

2.4.3 Problème de la durée

Je ne rejoins pas Philippe Bruneau et Jean-Luc Planchet quand ils considèrent la durée de la note comme relevant de la quantité (Bruneau et Planchet, 1992, p. 38). De même que le trait court ou long du phonème n’est pas quantité mais qualité, je pense que la durée d’une note n’est pas, contrairement à l’intuition, de l’ordre de la quantité mais de la qualité, au même titre que sa hauteur ou son intensité (Cf. plus loin le « rythme pur »).

Le rythme mélodique : durée et placement

Le « rythme mélodique » (à distinguer du « rythme pur » dont je parle dans le chapitre suivant), est inhérent à toute mélodie : les notes ne se succèdent pas à intervalles de temps réguliers, ni selon des intervalles temporels aléatoires : chaque note trouve sa place temporelle par rapport à la pulsation, qui est un découpage régulier du temps.

Prenons cette fois l’exemple de « Au clair de la Lune » : une première cellule mélodique est constituée par quatre notes ainsi placées par rapport à la pulsation, ci-dessous matérialisée par des points régulièrement espacés :

Exemple 8 : cellule 1

La même succession de notes, mais placées différemment par rapport à la pulsation donnera une autre cellule mélodique. Par exemple :

Exemple 9 : cellule 2

C’est le placement temporel des notes par rapport à la pulsation rythmique qui constitue le rythme interne de la mélodie. Ainsi dans l’exemple suivant, j’ai conservé les notes de « Au clair de la Lune », dans le même ordre temporel, mais placées différemment par rapport à la pulsation :

Exemple 10 : « Au Clair de la Lune »

Contrairement à l’explication habituelle, le rythme interne de la mélodie n’est pas défini par les durées des notes qui la constituent : une mélodie est en effet reconnaissable (et jouable) avec des notes (très) courtes (staccato) et donc séparées par des silences, ou au contraire avec des notes « pleines », c’est-à-dire qui se prolongent jusqu’au début de la note suivante (legato), avec tous les intermédiaires possibles entre ces deux extrêmes.

Exemple 11 : « Au Clair de la Lune » - notes courtes (staccato)

Exemple 12 : « Au Clair de la Lune » - notes longues (legato)

Exemple 13 : « Au Clair de la Lune » - notes longues et courtes de durées aléatoires

C’est donc uniquement le placement (temporel) des notes qui constitue le rythme mélodique et non pas la durée de ces notes.

Le placement est une tâche (« mélodique »).

À noter que hauteur et placement de la note sont des rapports : le placement dépend de la pulsation et se définit par rapport à elle et vice-versa ; la hauteur se définit comme intervalle relatif aux autres notes.

Le timbre n’est pas une tâche « mélodique »

En effet la mélodie reste inchangée qu’on la joue au piano, à la flûte, etc. On peut également changer le timbre d’une ou plusieurs notes lors de l’exécution d’une même mélodie, sans que cela affecte la mélodie elle-même.

Exemple 14 : « Au Clair de la Lune » - timbres

L’intensité n’est pas une tâche « mélodique »

De même, l’intensité n’affecte pas la mélodie, qui peut-être jouée piano ou forte, crescendo ou decrescendo, etc. De plus certaines notes peuvent être jouées fortement et d’autres faiblement sans que cela change la mélodie.

Exemple 15 : « Au Clair de la Lune » - notes d’intensités aléatoires

Conclusion : la « machine mélodique » (cellule mélodique) est une succession de notes, elles-mêmes associant deux tâches, la hauteur et le placement.

Les trois autres tâches associées à la note, timbre, durée et intensité ne sont donc, du point de vue de la mélodie, que performancielles.

2.5 Le « rythme pur »

S’il n’est pas de mélodie sans rythme interne, réalisé, nous l’avons vu, par le placement des notes par rapport à la pulsation, à l’inverse il existe des rythmes indépendants de toute mélodie, que j’appelle, faute de terme spécifique approprié, « rythme pur ».

Le rythme pur est à décomposer pour sa part en « cellules rythmiques » que j’appelle (provisoirement ?) claves (d’après le terme utilisé en musique latino, « clave » désignant la cellule rythmique récurrente jouée par l’instrument du même nom, sur laquelle se basent les autres instruments pour se « caler » rythmiquement).

Ces claves sont constitués de partiels que j’appelle (provisoirement ?) taps.

Les taps sont au clave ce que la note est à la cellule mélodique.

  • Comme pour la mélodie, le placement des taps par rapport à la pulsation est déterminant. Le changement de placement d’un tap à l’intérieur du clave fait de celui-ci une cellule rythmique différente : [ ta ta ti ] ≠ [ ti ta ta ] ≠ [ ta ti ta ], etc.

Exemple16 : claves se différenciant par des placements différents des taps (chaque clave est joué quatre fois successives)

  • Comme pour les notes, la hauteur permet d’opposer les taps. Par contre, à la différence des notes, le timbre, la durée, et l’intensité permettent également d’opposer les taps.

Voici, à titre de démonstration, quelques exemples de claves très simples créés par opposition d’une seule de ces différentes qualités. J’ai choisi des cellules rythmiques où les taps de chaque cellule coïncident avec la pulsation (ce qui constitue un cas particulièrement simple de placement mais somme toute peu répandu).

* Exemple de rythme constitué par oppositions de timbres :

Le fameux « poum tchac tchac » qui symbolise le rythme à trois temps de la valse joué par la batterie : les trois taps coïncident avec la pulsation, un tap de grosse caisse (poum) sur la première pulsation, et deux taps de charley (tchac) sur les deuxième et troisième pulsation.

Exemple 17 (la grosse caisse, ici, a été remplacée par un tom)

* Exemple de rythme constitué par oppositions de durées entre les taps :

 Exemple 18 : court court long / court court long, etc.

* Exemple de rythme constitué par opposition d’intensité entre les taps :

Exemple 19 : faible faible fort / faible faible fort, etc.

* Exemple de rythme constitué par opposition de hauteurs entre les taps :

Exemple 20

Bien entendu ces différentes qualités, hauteur, durée, intensité, timbre, peuvent être utilisées conjointement pour créer des oppositions (exemple 21) :

Conclusion : la « machine rythmique » (clave) est une succession de taps, eux-mêmes associant au minimum deux tâches : le placement d’une part, toujours nécessaire, et d’autre part la hauteur, la durée, l’intensité et/ou le timbre.

Conclusion

Le même type d’analyse serait à faire pour l’harmonie. Dans ce cas seule la hauteur des notes est concernée et les contraintes de hauteur sont radicalement différentes des contraintes de hauteur des différentes notes dans la mélodie (par exemple la quasi nécessité de finir par la tonique), aspect que je n’ai pas abordé non plus. Les deux analyses ci-dessus, rythmique et mélodique, ne sont en effet qu’esquisses.

Mais surtout, elles ne sont qu’hypothèses. Elles demanderaient à être (in)validées par l’observation clinique de productions musicales de malades atechniques, si tant est que la chose soit réalisable ; les médiationnistes savent en effet combien les observations et surtout l’interprétation de celles-ci sont difficiles.

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Notes

[1Je ne peux que leur conseiller l’ouvrage de Jean Gagnepain, Huit Leçons d’Introduction à la Théorie de la Médiation, Institut Jean Gagnepain, Matecoulon-Montpeyroux, 1994-2010 – édition numérique – v.10-03. Pour la compréhension des propos qui suivent, je précise que cette théorie scientifique s’appuie sur la clinique des pathologies spécifiquement humaines, pathologies qui attestent de quatre rationalités humaines, désignées par « Signe », « Outil », « Personne » et « Norme ». Ces quatre rationalités, appelées également « plans » par la théorie de la médiation, sont autonomes et non-hiérarchisées. L’ergologie est la science qui se préoccupe spécifiquement du plan de l’Outil.

[2Ainsi parmi mille autres exemples, les fameuses « Variations pour une porte et un soupir » (1963) de Pierre Henry. https://www.youtube.com/watch?v=dud4D6PeHqQ

[3Voir aussi Helffer, 1998.

[4« La musique est un exercice caché d’arithmétique tel que l’esprit ignore qu’il compte » (Leibniz, Epistolae ad diversos, 1734).

[5Pour une critique des neurosciences « musicales », voir par exemple Vion-Dury, 2013.

[7J’utiliserai volontiers dans cet article le terme faire en italique pour désigner à la fois la fabrication (technique) et la production (industrie), qui correspondent à l’instance et la performance (cf. infra).

[8Dans cet article, les mots en italiques correspondent à des termes spécifiques à la Théorie de la Médiation, avec un sens souvent éloigné de leur sens commun habituel.

[9L’industrie ne se limite évidemment pas à la production de sensations, elle peut être également dynamique (production d’énergie, de mouvement…), schématique (industrie de la personne : habitat, vêtement…), cybernétique (industrie de la décision). Ces quatre secteurs industriels ressortissent aux quatre plans de la théorie de la médiation.

[10En fonction de la note 7 ci-dessus, artificiel est donc synonyme de fait.

[11À distinguer du « son » quand il correspond à la phonation, qui se rapporte à la rationalité humaine du langage et non à celle de l’Outil.

[12Le diapason traditionnel est constitué d’une tige métallique courbée en U, produisant un son aussi « pur » que possible, c’est-à-dire, physiquement parlant, aussi proche que possible d’une sinusoïdale et donc sans harmoniques. Mais c’est justement la « pureté » de son son qui caractérise le timbre du diapason.

[13Il ne faut bien sûr pas prendre ici les mots « science » et « scientifique » dans leur sens commun, qui confond en particulier fréquemment la science avec l’appareillage qui lui est consacré, laboratoires et appareils plus ou moins sophistiqués.

[14« Esthétique » n’étant pas là non plus à prendre dans le sens commun, ainsi le « poème » n’est pas nécessairement beau. Le beau n’est en effet que la valorisation de l’esthétique par une autre rationalité humaine, celle de la Norme (du désir) et selon les critères (ou non) de la rationalité de la Personne : c’est ainsi par exemple qu’une poésie se devait autrefois d’être en rimes, jusqu’à ce qu’on décide qu’elle pouvait également se faire en vers libres. De même, la belle musique des uns est insupportable pour d’autres.

[15Pour être plus précis, il y a également dans cet exemple rime interne, ainsi que redondance sémiologique (structure identique pour chacun des deux vers) et sémantique (noms de ville et mots de couleur).

[16Ce qu’illustre bien l’expression familière « l’art pour l’art ».

[17Voir par exemple Bréard, 2009.

[18Jean Gagnepain utilise cette expression (Gagnepain, 1990, p. 220).

[19Selon la théorie de la médiation, les lois (à ne pas prendre au sens juridique du terme) ressortissent à la rationalité de la Personne, c’est-à-dire à la société et à l’histoire.

[20En particulier dans le free-jazz. Mais celui-ci n’est en réalité jamais totalement free.

[21Tel le « Grantchester Meadows » de David Gilmour, dans l’album Ummaguma de Pink Floyd (1969) (https://www.youtube.com/watch?v=KUZimqkCsXw)

[22N’ayant rien trouvé dans la littérature, j’ai créé ce néologisme. On parle parfois de « kinesthésie », mais au sens strict ce terme désigne la perception du mouvement par le corps.

[23Certains cherchent dans ces deux modes musicaux, majeur et mineur, une justification psychologique : le majeur est réputé être gai et le mineur triste. On peut pourtant citer beaucoup de contre-exemples, en particulier dans les musiques traditionnelles (mélodies bretonnes...) Quoi qu’il en soit, la question revient à savoir si le choix d’un mode relève de la visée empirique ou de la pure plastique.

[24Qui n’a pas fait résonner un bidon, couiner une porte ou tinter un verre, simplement parce qu’ils produisent un son remarquable ?

[25Parmi les exécutants, citons le musicien, le chanteur, le compositeur. Parmi les exploitants, le mélomane, le danseur, l’illustrateur sonore...

[26L’expression est également souvent attribuée à Lévi-Strauss, sans que j’aie pu trouver une référence précise.

[27Ceci est un appel aux cliniciens.

[28Pour la définition de la machine voir infra.

[29M’inspirant de la phonologie, j’utiliserai dans la suite de l’article des /.../ pour ce qui relève de l’instance, et des […] pour ce qui relève de la performance.

[30Le tournevis est un dispositif constitué de deux engins, un pour tenir, l’autre pour visser.

[31Pour la définition de la tâche, voir infra.

[32C’est ainsi que la tonique de la cornemuse écossaise, anciennement la, n’a cessé de monter au fil du temps et de nos jours elle est bien plus proche du si que du la (selon le diapason international, la = 440 Hz). Mais les partitions de musique écossaise s’écrivent toujours en la. Voir aussi la note 38.

[33Par « matière », il faut entendre également la lumière et l’énergie (chaleur...) : tout ce qui permet de faire.

[34Pour être plus précis, le fait de pincer la corde constitue un dispositif, qui implique cet autre engin qu’est le doigt (ou le plectre, ou le bec de plume, etc.) De même les mécaniques qui servent à régler la tension des cordes constituent un autre dispositif.

[35Je pense d’ailleurs que l’ensemble calotte + trou constitue un seul engin, de même que sur le corps de la flûte, chaque trou et le doigt correspondant qui le bouche ou le débouche constitue un engin.

[36Et, à cause de la synonymie du sème, peut signifier tout autre chose encore : le surnom de quelqu’un, le nom d’un rocher, d’un phare...

[37Dans le sens de « mode », « manière ». Par simplification, je dirai « pratique musicale ».

[38415 Hz correspond au diapason dit « baroque allemand », le diapason « baroque français » était encore plus grave, jusqu’à 370 Hz.

[39La plupart des manuels de solfège définissent la mesure comme étant un découpage régulier de l’œuvre musicale basé sur une répartition régulière des temps forts. Toutefois il y a suffisamment d’exceptions pour qu’en pratique la mesure soit avant tout un repère utile pour suivre une partition.

[40Je précise cellules possibles, car rien ne prouve qu’elles ne sont pas différentes de ce que je propose ici.


Pour citer l'article

Yann-Fañch Perroches« Homo musicatus - Ébauche d’une analyse ergologique de la musique », in Tétralogiques, N°23, Le modèle médiationniste de la technique.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article88