Gilles Bellan

Ingénieur chargé de recherches à l’Institut national de recherches archéologiques préventives/Direction scientifique et technique. gilles.bellan chez inrap.fr

Archéologie sous influence : retours d’expérience

Résumé / Abstract

Si depuis une cinquantaine d’années l’archéologie traditionnelle a étendu ses domaines d’intervention jusqu’au XXe siècle, elle est cependant restée définitoirement attachée à ses protocoles d’observation des vestiges enfouis et des ruines, aux difficultés de l’enquête documentaire, à un contexte archéologique « fossile » coupé de la société contemporaine. Simultanément, à partir de la théorie de la médiation, autour de Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut, s’est constituée une autre archéologie, dite aussi « anthropologie de l’ars », se dotant d’un objet spécifique : tout produit de l’« homo faber », « l’équipement technique » de n’importe quelle société, du passé comme du présent ; admettant dès lors une archéologie avec ou sans fouille et faisant autant appel aux sources autopsiques que testimoniales et auturgiques. Mais encore, s’est construite une archéologie générale transgressant les spécialités en proposant des modèles d’analyse aussi variés que l’image, le portrait, le funéraire, le vêtement, etc. Pour un « professionnel » de l’archéologie, cette rupture demeure une expérience inégalable.

Mots-clés
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« ...avec une telle définition, on est bon pour tous les ennuis » Ph. Bruneau, À propos de l’épigraphie, Ramage, 6, p. 16.

Voici quarante ans environ que j’ai croisé, indirectement, la théorie de la médiation [1]. Je ne l’ai jamais quittée sans pour autant être un « médiationniste » patenté, loin de là. En Sorbonne, en deuxième année d’archéologie, Philippe Bruneau dispense alors un enseignement de Méthodologie ancré dans celui de Jean Gagnepain. Nous, étudiants, ignorons cette filiation, mais l’effet est immédiat : les uns adhérent avec passion, les autres, déstabilisés, fuient jusqu’à changer d’université [2]. Le mouvement s’accélère en licence avec l’accès à un certificat d’archéologie moderne et contemporaine où Pierre-Yves Balut nous initie à la théorie de la médiation. Globalement, le choc tient à cette remise en cause quasi-totale des modalités des sciences humaines, à cette fameuse « indiscipline ».

Car le partage disciplinaire s’avérait douteux, fruit d’une histoire complexe de l’élaboration du savoir, faite de compilations, de curiosités ou d’opportunités passagères, sinon de prés carrés, tandis que les domaines d’application apparaissaient mal définis, mal répartis ou mal partagés. En dépit de sa stature, la distribution académique se révélait sans solide scientificité, plus particulièrement concernant des disciplines a priori bien assises que l’archéologue en herbe se doit de fréquenter, telles que l’histoire, l’ethnologie, la géographie et, bien sûr, l’archéologie et l’histoire de l’art : « les sœurs ennemies » comme aimait les qualifier le professeur Bruneau (Bruneau Ph., Balut P.-Y. 1982, p. 29).

Après la licence et bien des années de séminaires d’« archéologie générale », relayées par une lecture assidue de Ramage [3] puis d’Artistique et archéologie (Bruneau Ph., Balut P.-Y. 1997), mon bagage universitaire, sa construction méthodologique sous-jacente, se sont trouvés en contradiction permanente avec l’archéologie traditionnelle, telle que je l’ai approchée bénévolement pendant une dizaine d’années et telle que je l’ai fréquentée professionnellement depuis plus de 25 ans. J’en retiens ici quelques réflexions et exemples.

1. Quelle archéologicité ?

Fondamentalement, invariablement, la contradiction tient à l’objet même de l’archéologie. D’un côté une archéologie indissociable d’une enquête « de terrain » (fouille, prospection) ; de l’autre, une « archéologie générale » – médiationniste donc – autrement fondée sur un objet spécifique : toute performance issue de la capacité technique de l’humain, l’homo faber, selon les modalités bien connues des médiationnistes, notamment d’incidences des « plans ». Faisant sienne les « choses » fabriquées, les objets et autres artefacts sans restriction aucune, d’ancienneté et de conservation notamment, elle va dans ses visées bien au-delà d’un acte documentaire en mettant à parité, en incidence et dans un jeu réciproque, la technique avec la logique, l’ethnique et l’éthique, une démarche bien connue des « médiationnistes ».

Aussi logique que paraisse a priori la position, elle est, disons-le, intenable professionnellement, socialement, en dépit de rapprochements plus fortuits que construits de la part d’acteurs de la discipline issus d’écoles différentes. Car communément l’archéologicité des choses ne tient pas à leur artificialité mais se détermine selon des critères multiples, plus ou moins concertés, plus ou moins explicites. Particulièrement, la mise en œuvre de l’observation « de terrain » et la procédure administrative qui l’accompagne cantonnent et restreignent l’objet d’étude archéologique à l’artefact enfoui et à son environnement, au vestige, à la ruine et à la trace. Ainsi l’objet de l’archéologie patentée est plus conditionné par ses conditions d’observation et de conservation que par sa nature même. Dès lors, en se concentrant sur un objet souvent lacunaire ou démantelé, l’archéologie se détermine spontanément selon ses méthodes et techniques d’observation, de déduction, de restitution et de reconstitution [4]. À tel point que le degré d’archéologicité semble varier selon la difficulté de l’enquête [5] : pour certains même, plutôt préhistoriens, l’archéologie des périodes dites « historiques » n’est péjorativement que du « journalisme ». Pour d’autres, elle devient une « paléo-ethnologie » ou délibérément « histoire » – fatalement sociale – lorsqu’elle franchit le cap de l’établissement des « faits », du recueil des « données ».

Pourtant, la portée de l’archéologie issue du « modèle » médiationniste est autrement plus ambitieuse. D’abord, elle s’accommode de n’importe quel état de l’objet d’étude : de rejet, de maintien, d’abandon, d’utilisation, de consommation, de destruction, etc. Que l’objet soit lacunaire n’est jamais qu’un aléa de son histoire et le rétablissement de son intégrité juste une nécessité préalable à son examen ; qu’il soit associé à son milieu d’abandon (par son observation lors de sa mise au jour) ou à son milieu d’usage (par l’observation de son fonctionnement) ne change rien à son archéologicité.

Mais encore, en prenant comme critère l’artificialité l’archéologie médiationniste est logiquement conduite à s’intéresser à tout, indépendamment de toute « valeur », autant à l’Art qu’à l’artisanat, autant au populaire qu’à l’élitaire, autant au banal qu’à l’exceptionnel. C’est une de ses vertus que de transgresser les valeurs ou plutôt de les écarter momentanément, pour les besoins de l’analyse, indépendamment de l’opinion commune, considérant que le savoir n’est pas jugement, que la connaissance se construit sans morale [6], procédant ainsi à l’inverse de l’histoire de l’Art. Point d’archéologie de la cuisine qui ne prendrait pas en compte simultanément celles du grand chef et de la ménagère, celles du bistro et des cantines, celles du fast food et du kébab : car les modalités de la gastronomie ne sont pas celles de la cuisine. De même d’une archéologie du logement qui doit autant être celle des grandes demeures que celle des bidonvilles, s’agissant d’y reconnaître les modalités d’habitation de l’individu, de cohabitation en groupe, d’isolement ou de rencontre des habitants, indépendamment de leur richesse ou de leur noblesse. Si ce n’est pas la moindre des difficultés que de ravaler ainsi au même niveau ce qui ordinairement fait consensus du bien et du mal, du beau et du laid, du privilégié et de l’opprimé, on y gagne en retour en sérénité s’agissant de rendre compte le plus finement du fonctionnement des « choses ».

2. L’archéologie du présent

Aucune restriction non plus quant à l’ancienneté de l’objet. C’est là qu’a priori était un des points les plus délicats à faire communément admettre, que l’archéologie étende son champ chronologique au plus récent. Il y a 40 ans, tandis que nos professeurs révolutionnaires installaient un enseignement d’archéologie moderne et contemporaine (entendue jusqu’au présent) en Sorbonne, l’archéologie des périodes récentes était timidement qualifiée de postmédiévale. Aujourd’hui, certes toujours selon les conditions restrictives décrites ci-dessus, notamment avec la systématisation des interventions de terrain avant destruction des sites [7], il est devenu courant d’intervenir sur des sites du XXe siècle.

Mais la plus aiguë des réticences est bien d’étendre le champ de l’archéologie au présent, tel que le propose l’archéologie médiationniste. C’est là une rupture quasi inconcevable. Les obstacles sont nombreux qui tiennent toujours aux mêmes critères définitoires d’organisation, de mise en œuvre. Pour certains la réticence tient à la crainte de marcher sur les plates-bandes des disciplines voisines, histoire, histoire de l’art, sociologie, et ce, en dépit d’une transdisciplinarité qui est devenue une scie institutionnelle d’excellence. Mais surtout, l’absence d’inconnues documentaires fait l’absence d’archéologicité, comme si, dans ces conditions, les « faits » étant connus, « l’histoire » était déjà écrite. Si l’archéologie a gagné du temps comme on gagne du terrain, pour atteindre ici et là la moitié du XXe siècle, on s’interdit encore l’étude des systèmes « vivants » : le « contexte » n’est archéologique que dans un état considéré fossile, coupé de la société contemporaine ou en voie de l’être [8].

En s’appliquant au présent, l’archéologie médiationniste s’est offert l’avantage d’une observation de la « pratique » in situ et en direct, débarrassée de raisonnements hypothético-déductifs et en outre souvent réitérable : autant l’observation de la fabrication que celle de l’usage, de l’abandon, du remploi, de tout ce qui constitue l’univers technique.

3. Une archéologie générale : modèles et expériences

Mais l’archéologie médiationniste ne s’embarrasse ni de ces contraintes ni de ces arbitraires propres au savoir-faire professionnel, aux héritages incohérents des spécialités. Sa modernité est peut-être justement de n’en pas tenir compte. D’une part en étendant son domaine à tous les « équipements », simplement en raison de leur technicité. D’autre part, en constituant des modèles d’analyse d’archéologie « générale », à partir desdits équipements, historiquement situés mais qui ont valeur d’exemples heuristiques. Ainsi, des modèles archéologiques du logement, induit par l’étude de La maison délienne (Bruneau Ph. 1995.), du cultuel à partir du Qu’est-ce qu’une église ? (Bruneau Ph. 1991 [9]), de l’agriculture (Paillet A. 2005), du textile (Portal M.-L. 2003), de l’écriture (Bruneau Ph. 1988), de la céramique(Farnoux A. 1994-1995), de la sensation (Balut P.-Y. 1992), etc.

Mais encore, des modèles archéologiques généraux, que je me risque à qualifier d’anthropologiques dans la mesure où s’appliquant à n’importe quel cas ils se révèlent anhistoriques. En particulier les modèles de l’image et du portrait (Bruneau Ph. 1986b et 1982), du funéraire (Balut P.-Y. 1986 et 1987) et du vêtement (Balut P.-Y 2013 ; amorcé par Bruneau Ph. 1983).

J’ai pour ma part pu éprouver à plusieurs reprises l’efficacité des modèles. J’en retiens plus particulièrement deux expériences que je résume ici.

D’abord, à partir du modèle de l’image j’ai reposé la problématique de « l’illustration » archéologique [10] dans le cadre de formations continues dont j’avais la charge, consacrées aux modalités de publication et d’édition. Les concepts de thème et de schème, de mime et de gramme ont été des plus performants afin d’expliciter la démarche de représentation de l’archéologique par l’image. Pédagogiquement il s’agissait de transmettre un questionnaire méthodique : thématiquement à quoi j’ai affaire, schématiquement de quel « filtre » technique je dispose, mimétiquement qu’est-ce qui se montre et grammatiquement qu’est-ce-qui se dit [11]. La « grille » pouvant s’appliquer autant à la représentation de réalités observées, le plus souvent des objets et des territoires, qu’à celle de résultats de pure logique comme des quantités statistiques et des phénomènes dynamiques (graphes, courbes, secteurs et autres infogrammes).

Finalement, la difficulté pédagogique n’était pas dans le modèle mais, implicitement, dans la mise à l’écart temporaire des habitudes professionnelles [12] qui auraient ramené la question à de « l’illustration » c’est-à-dire à des métiers déclinés en spécialités : dessinateur/dessin au trait (décliné en dessin d’objet métallique, d’os, de bois...), topographe-cartographe/plan-carte (décliné selon les échelles), photographe/photographie (décliné en photos de terrain, d’objet, aérienne...), statisticien/graphe (bâtons, secteurs, courbes...) [13]. Nonobstant, à reposer globalement le problème de la figure (terme plus approprié qu’illustration) dans une publication d’archéologie la question n’était pas d’abord de photos ou de dessins mais bien de « représentation », en l’occurrence l’imagerie, certes articulée à de l’écrit, mais autant comme un complément que comme un mode alternatif et autonome.

Ensuite, dans le cadre des Rencontres d’archéologie générale, en appliquant le modèle du portrait aux cas de portraitures dans la bande dessinée classique, plus particulièrement dans l’œuvre d’Hergé. J’ai pu montrer comment le portrait d’un personnage de papier pouvait contribuer à construire biographiquement une personne qui lui correspondrait, en dépit de son inexistence réelle. Selon les attendus fournis par le modèle, ce sont des portraits posés qui construisent le personnage et qui fonctionnent magiquement comme son substitut ; mais encore qui lui assurent son ubiquité et sa pérennité.

D’autre part, comme image du sujet animal qui demeure en chacun, le portrait n’est pas obligatoirement ressemblant, bien au contraire : contestant l’histoire biologique du sujet on parle alors de portraits-pauses qui, arrêtant le temps, figent les traits selon les modalités du moment.

Mais dans le cas de la BD c’est de représentation de portraits qu’il s’agit : c’est alors au gré des systèmes schématiques de l’auteur que les traits du sujet seront composés, d’autant que classiquement les personnages de BD ne vieillissent pas. Par ailleurs, les auteurs de BD ont développé une portraiture de leurs personnages, campés hors de leurs fictions : dès lors, par le portrait, les personnages sont devenus des acteurs de leur propre rôle. Enfin, les adaptations de la BD au cinéma, où des acteurs réels incarnent des personnages de papier, ont pu en retour donner à ces derniers une nouvelle réalité physique.

Ainsi, même dans ces cas particuliers d’images de portraits et de littérature imagée qu’est la bande dessinée, le modèle du portrait comme représentation de la personne s’est révélé particulièrement payant, autant comme outil d’analyse des mécanismes propres aux aventures des personnages, que comme révélateur de phénomènes où réciproquement réalité et fiction s’accommodent.

4. Un peu de méthode : des séries et des ensembles

Complémentairement à cette modélisation, l’archéologie médiationniste s’est dotée d’un appareil méthodologique construit à partir de l’expérience classique de Philippe Bruneau et de l’archéologie contemporaine initiée par Pierre-Yves Balut [14]. Rompant avec la tradition d’un alignement d’expérience, d’assimilation de la méthode à la technique, cette méthodologie, à l’instar des modèles, réduit à quelques principes ce qui ordinairement apparaîtrait comme une multiplicité de cas différents.

Parmi ces outils méthodologiques, j’en retiens plus particulièrement celui publié par Pierre-Yves Balut, sous le titre La méthode et les opérations de l’archéologie : séries et ensembles (Balut P.-Y. 1983). La complémentarité de ces deux axes méthodologiques, est le fondement de la relève documentaire.

Quelle que soit la période, que l’on ait affaire à des artefacts extraits du sol ou à des structures en place, ruinées ou non, ayant affaire à une infinité de « choses », l’archéologue se retrouve toujours confronté à constituer des séries volumineuses logiquement organisées en catégories, en types, permettant ordre et classement définis selon les visées posées par un sujet de recherche. Soucieuse de rendre compte du fonctionnement des équipements dont se dote l’humain, l’archéologie médiationniste organise ces visées selon « ce qui est à faire », selon les « fins industrielles » des choses, à savoir : la déictique, la dynamique, la schématique et la cybernétique, respectivement industrie de la représentation (image, indicateur, écriture), de l’activité (mécanisme, équipement du geste), de la condition (logement, vêtement, aliment) et du vouloir (automate) [15]. Idéalement, toute mise en série qui n’est pas qu’inventaire descriptif doit s’inscrire dans ces objectifs ; il va de soi que l’archéologie contemporaine est à même de les atteindre en raison de l’absence d’inconnues documentaires.

Pour l’archéologie traditionnelle, la mise en série donne lieu à plusieurs genres : outil de datation auxiliaire avec la chrono-typologie, outil de gestion de biens patrimoniaux et de « données » scientifiques ; un genre hésitant entre l’inventaire et le catalogue raisonné. Le critère directeur de mise en série le plus courant est celui du matériau (céramique, métal, lithique, etc.) qui, séparant des objets similaires (cuillère de bois et cuillère de fer) et regroupant des objets disparates (un fer à repasser et un fer à cheval), n’est pas ainsi sans présenter quelques inconvénients. Surtout, le classement par matériau émane d’une répartition professionnelle des observateurs selon des critères quasi naturalistes, et s’avère finalement une commodité de rangement et de conservation qui s’éloigne d’une « archéologie des usagers ».

Quant à la techno-typologie des préhistoriens – particulièrement celle propre au Paléolithique moyen (300 000-30 000 BP) – qui vise à constituer des référentiels de modes de façonnage associés à des types d’outils de pierre, c’est la mise en série la plus proche de l’archéologie médiationniste. Elle repose sur des expérimentations et surtout sur une connaissance fine des modes de débitage et de taille de matériaux lithiques pour la production d’outils de différents types. C’est là que la démarche rejoint l’ergologie de l’archéologie médiationniste selon les principes de l’ergotropie, de la synergie et de la polytropie (Bruneau Ph., Balut P.-Y. 1997). Ce terrain commun n’a rien de fortuit : à l’instar d’une archéologie du récent bien documentée, le mobilier lithique est abondant, bien conservé. Par sa variété il renseigne parfaitement sur les modes de fabrication : produits finis, mais encore ébauches, ratés, essais, chutes, outils de façonnage. Prises à bras le corps, ces séries ont permis de caractériser autant les gestes que l’appréhension des qualités du matériau projetées dans les attendus de l’outil fini : coupant, tranchant, perforant, etc. Notons que ces résultats ne sont possibles qu’en raison de solide référentiels chrono-sédimentaires et de la qualité d’observation des ensembles que constituent les sites dits « de plein air » du Paléolithique moyen où s’associent vestiges d’atelier, de consommation et d’abandon.

Car à parité, la reconnaissance des ensembles constitue l’autre principe de l’observation archéologique. La couche stratigraphique révélée par la fouille est le vestige d’un ensemble où les artefacts « fonctionnaient en système ». L’archéologie sans la fouille, qui caractérise souvent l’archéologie des périodes récentes et plus spécifiquement l’archéologie contemporaine, doit pratiquer de même et reconnaître ces fonctionnements ; ainsi, tels que les a abordés Philippe Bruneau, des ensembles monumentaux catholiques et républicains qui caractérisent les agglomérations à partir du XIXe siècle : Mariannes, Vierges, arbres de la Liberté, calvaires, églises, mairies, monuments aux morts communaux et paroissiaux, etc., révélant autant le conflit que la cohabitation, autant la singularité que la pluralité de chaque communauté. On notera que, pour l’archéologie traditionnelle, la mise en ensemble a d’une certaine façon triomphé sur la mise en série, dans la mesure où la fouille l’emporte sur la collection, au plus simple et où, au mieux, l’observation stratigraphique a constitué un réel progrès dans la reconnaissance des phases et leur datation [16]. Mais le pas reste difficile à franchir de transposer la notion de strate – l’ensemble – au non enfoui, malgré, depuis 25 ans environ, un nouvel intérêt de l’archéologie fouilleuse aux ruines en élévation [17].

5. Questions de métiers

J’ai déjà à plusieurs reprises en quelques pages souligné combien l’archéologie se pratique plus à l’aune de ses métiers qu’à celle d’une question posée à un objet d’étude défini. Faute d’avoir été raisonnée, la distinction pourtant évidente dans d’autres secteurs de la recherche entre la « science » et les métiers de ceux qui la mettent en œuvre n’est pas de mise en archéologie où il est au contraire revendiqué d’être dans le « concret », dans la « pratique ». Explicitement lorsque s’écrit que « l’archéologie ne produit pas de modèle, elle n’est pas une science, elle est une pratique », implicitement lorsque dans leurs domaines respectifs archéologues et historiens se répartissent selon les modalités de découverte et de traitement de ce que seraient leurs sources respectives : archives dites historiques des uns, archives dites « du sol » des autres [18]. Cette distribution, qui ne vaut que par des sommes de savoir-faire, des spécialités professionnelles, reste pourtant définitoire.

L’archéologie médiationniste n’associe pas chaque catégorie de source à une discipline particulière : on peut tout autant faire l’archéologie que l’histoire d’une faïencerie à partir de sources communes, simplement les questions seront différentes et la rentabilité des sources aussi. On trouvera peu de réponses quant à l’âge des potiers à partir des tessons tandis que le catalogue du faïencier restera un mystère si on ne dépouille que des comptes d’exploitation.

Aussi, à partir d’un questionnement archéologique ou historique, s’agit-il plus de stratégie d’observation ou de dépouillement.

L’archéologie médiationniste distingue trois types de sources. Les sources autopsiques que sont les artefacts, du plus simple au plus complexe, de l’épingle en os à la cathédrale, du plus petit au plus étendu, du dé à coudre au paysage bocager, du plus ancien au plus récent ; idéalement observables s’ils demeurent en activité. Les sources dites testimoniales comprennent tout ce qui littéralement est témoignage, autant de l’écrit (textes, inscriptions) que de l’image (gravures, peintures, affiches, cartes...) [19]. Enfin, les sources dites auturgiques qui sont le produit d’expérimentations qui visent à reproduire des procédés disparus. Tout est évidemment bon à prendre : il serait absurde de remettre en cause l’archéologicité de quelque chose au motif que c’est à grand renfort d’iconographie et d’inventaires après décès qu’on s’en approche.

De fait, les archéologues n’en doutent pas et exploitent largement les sources testimoniales mais le plus souvent dans une perspective contributive à une histoire sociale, économique et politique où les sources autopsiques demeurent anecdotiques et illustratives. Mais la réalité est aussi plus politique : dès que s’agissant de se définir professionnellement dans les jeux institutionnels de collaborations multi, pluri et inter-disciplinaires, les archéologues sont implicitement réduits à des producteurs de « données » issues du « terrain », en dépit de l’élargissement progressif de leurs compétences en rapport avec l’extension chronologique de leurs champs d’application.

Pour ma part, il y a quelques années, dans une esquisse de ce que pourrait être une archéologie du voyage aux Temps modernes, j’aurais pu m’en tenir à l’exercice attendu d’un panorama des vestiges routiers qui aurait servi d’illustration à une « histoire » des voyageurs. Mais, outre avoir reconnu quelques vestiges essentiels de cette activité, j’ai tenté d’en reconnaître les équipements dans toutes ses modalités (Bellan G., Lhour M. 2001) : à partir des témoignages écrits, comme les journaux de voyage, à partir de l’iconographie aussi, peintures, gravures, chacun évoquant ou représentant voitures, routes et chemins, gués, ponts, etc. D’autre part, s’agissant de déplacements, considérant les questions de délais et de distances, de moment et d’endroit comme constitutives du voyage, encore fallait-il prendre en compte la carte, l’itinéraire publié, le cadran solaire de poche, la montre, etc., chacun dès lors devenant objet d’archéologie. Enfin, les traités d’ingénierie, confrontés aux vestiges, étaient à même d’approcher l’art des voitures comme celui des chaussées pour comprendre selon quelles conditions le transport et la vitesse en sont le produit : il s’agissait entre autres de comprendre le système technique du « roulage » (la roue et la chaussée) comme condition restrictive ou expansive du voyage au gré de la vitesse produite.

Quoiqu’il en soit, globalement, le poids des métiers est tel qu’il fige la réflexion et force est de constater une quasi absence de débats épistémologiques en archéologie, moins par crainte d’une remise en cause que par indifférence, par routine : c’est ainsi qu’on fait, c’est ainsi qu’on doit faire. Concernant l’archéologie médiationniste les divergences sont trop fortes et natives ; mieux vaudrait peut-être changer l’étiquette du tiroir sans changer son contenu : avec son « anthropologie de l’art » Pierre-Yves Balut ne s’y est peut-être pas trompé, quitte à se positionner dans cette sorte de science élastique ou totale de l’humain qu’est l’« anthropologie ». Assurément, on y gagnerait face aux coutumiers défenseurs d’une stricte archéologie du détruit.

6. Au quotidien...

En définitive, frotté de théorie de la médiation celui qui accomplit sa carrière au sein de l’archéologie dite « professionnelle » devra renoncer à la question de l’objet de l’archéologie : praticienne, l’archéologie prend pour objet ce qu’elle met au jour, c’est entendu ; à la marge il signalera quelques contradictions, quelquefois, au mieux, on le trouvera astucieux à trouver le mot juste. Plus flatteur, lorsqu’on dira qu’il est conceptuel. Mais le plus souvent il faudra limiter son temps de parole, surtout s’il reformule une question en mettant le doigt sur une contradiction rédhibitoire : alors il devient « compliqué ».

Car si le transfert méthodologique de l’enseignement – la façon de s’y prendre quel que soit le sujet – mis au service de la gestion de la recherche ou de l’expertise peut s’avérer solitairement efficace, vouloir en partager les bénéfices est difficile, voire décourageant. Dans un groupe de travail, même en tant que responsable de projet, n’est pas si simple de convaincre qu’une réponse aux trois questions « de quoi parle-t-on ? », « comment va-t-on s’y prendre ? » et « quel est notre objectif ? » permettrait d’avancer méthodiquement. La réticence n’est pas rare, surtout à répondre aux deux premières questions, perçu comme inutile, comme une perte de temps, parce que le sujet va de soi et « qu’on se comprend » ; pire, que déconstruire l’objet du projet le... compliquerait ! L’argument récurrent étant qu’il faut rester dans le « concret » et que finalement la pratique l’emporte sur la théorie.

Ainsi, par exemple, alors que je participais à l’élaboration d’un manuel d’archéologie de terrain et que nous étions dans l’impasse, j’avais cru bon de proposer qu’à chaque chapitre soient clairement distingués discours descriptif et discours prescriptif, car d’évidence les rédacteurs s’apprêtaient à mêler le « comment on s’y prend » au « comment on vous conseille de vous y prendre ». Après avoir réagi sur le couple descriptif et prescriptif certes bien trouvé mais très et trop « théorique », on m’expliqua qu’on devait rester dans la pratique, que les rédacteurs auraient du mal à respecter cette distinction tandis que ce serait trop « scolaire » pour les utilisateurs. On en resta là.

Une autre difficulté socio-professionnelle tient plus couramment aux mots, à leur usage polysémique incompatible avec le minimum de rigueur qu’exigerait l’échange dès lors que doit se construire une recherche et que doit s’organiser la recherche. Pourtant, quotidiennement, la polysémie des mots ne semble gêner quiconque, le malentendu est entériné : ainsi de « l’opération archéologique » qui désignera autant le site étudié que le chantier de fouille qu’il nécessite ; de l’archéologie urbaine qui désigne régulièrement l’archéologie de la ville et l’archéologie en ville, ce qui génère toujours un débat classificatoire lorsque le rural sous-jacent de la cité est mis au jour ou lorsqu’une agglomération se révèle sous les labours.

Plus profonde encore la confusion récurrente entre les vestiges et leur description et représentation, sous le terme ambigu de « données » [20], comme si les vestiges nous attendaient, disposés à s’offrir à la connaissance, à l’image de La Grèce antique se dévoile à l’archéologie [21] dans une logique, nous y revoilà, d’archives du sol déjà porteuses des mots de leur description et des pixels de leur image. À tel point que la loi déclare désormais que « Les données scientifiques d’une opération archéologique sont constituées des vestiges archéologiques mis au jour et de la documentation archéologique de l’opération » [22].

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Philippe Bruneau l’avait prédit à ses étudiants : tandis qu’avec Pierre-Yves Balut ils resteraient des « réguliers [23] » nous étions destinés à devenir des « séculiers » en nous intégrant dans le monde du travail, plus particulièrement dans les métiers du patrimoine, de la recherche en sciences humaines, y compris donc ceux de l’archéologie. Il a donc fallu s’adapter, quelquefois la mort dans l’âme, mais toujours en connaissance de cause. C’est à cela que nous préparaient aussi nos professeurs, moins soucieux d’un savoir érudit de dictionnaire, de dates, de types et de statistiques que de façon de s’y prendre, de méthodologie pour sereinement changer de point de vue, et surtout comprendre... autrement. Au-delà, assister comme témoin ou participer à la construction de cette autre archéologie, plus particulièrement l’archéologie contemporaine comme laboratoire phénoménologique, demeure une expérience sans pareil, source de lucidité et de bien être personnel. Qu’ils en soient ici remerciés.

Références bibliographiques

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Notes

[1Cet article est avant tout un témoignage, quelque peu autobiographique, et un hommage à Philippe Bruneau et à Pierre-Yves Balut.

[2Passant souvent de Paris-Sorbonne à Panthéon-Sorbonne : un étage de l’Institut d’art et d’archéologie séparant les deux universités depuis 1968.

[3Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale (1982-2001). Voir plus particulièrement les éditoriaux et notamment celui qui ouvre la série : Bruneau Ph., Balut P.-Y., ibid.

[4Ces démarches ont été développées par Balut P.-Y., 1982.

[5J’ai récemment développé cette question dans Bellan G. 2016.

[6Philippe Bruneau (1986a) à propos d’Archéologie du catholicisme récent invitait à « ne pas confondre savoir et adhésion » et « connaissance et conviction » (p. 127).

[7C’est-à-dire l’archéologie dite préventive anciennement dite de sauvetage.

[8Une position délibérément défendue par Desachy Br. 2009, p. 49.

[9Cf. aussi sa longue série d’articles d’archéologie du catholicisme récent (Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale, passim). La question du culte s’est encore largement renouvelés avec Bruneau Ph. 2017.

[10Plus généralement, cette question s’articulait avec celle de la « description » comme alternative à l’image : sur ce sujet je disposais heureusement de la mise au point de Balut P.-Y. 1990 et de nombreuses remarques présentes dans Bruneau Ph. 1993. D’autre part le triptyque image, écrit, indicateur s’est avéré providentiel s’agissant de déconstruire tout projet éditorial (Bruneau Ph., Balut P.-Y. 1997 chap. V.). Mais l’analyse serait à reprendre et achever.

[11Ici encore a été d’un grand secours l’article de Balut P.-Y. 1982.

[12Où l’on retrouve la même difficulté que décrite supra pour l’archéologie en général : limiter un sujet à une somme de performances.

[13Remarquons que le tout numérique a rendu techniquement caduque cette répartition. Mais d’autres distributions professionnelles ont vu le jour, calquées sur les précédentes.

[14Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale, passim, et surtout Bruneau Ph., Balut P.-Y., 1997, chap. XII.

[15Le modèle est proposé notamment dans Bruneau Ph. 1986a, mais son application est transposable.

[16La pratique de la mise en série, si elle n’est plus définitoire, c’est historiquement parce qu’elle évoque ce temps des archéologues dits antiquaires ne prélevant que des objets de valeur. Aujourd’hui, la profession veille toujours à ce que l’archéologue ne soit assimilé ni à un marchand ni à un collectionneur.

[17Ce que la profession appelle « l’archéologie du bâti ». Très justement Florence Journot 1999 y a reconnu une « stratigraphie des élévations ».

[18Il y aurait beaucoup à commenter sur cette très fréquente assimilation des vestiges enfouis à des archives mises en réserve. Cf. la mise au point dans Burnouf J., Journot Fl. 2009.

[19À l’instar de la critique de texte, l’archéologie de l’image est obligatoire et préalable à l’archéologie par l’image ; cf. Bruneau Ph. 1986b.

[20Dont il est plaisant de rappeler qu’elles ne sont que des obtenues, tel que le rappelle Laisis J. 2006.

[21Peinture (1898) de Léon Commère conservé dans l’amphithéâtre Guizot de la Sorbonne.

[22Code du patrimoine, Livre V chap VI art. R546-1. Ici prend tout son sens l’épigraphe du présent article.

[23... de l’ordre des médiationnistes !


Pour citer l'article

Gilles Bellan« Archéologie sous influence : retours d’expérience », in Tétralogiques, N°23, Le modèle médiationniste de la technique.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article84