Dominique Pené
Psychologue Clinicien, EPMS Belna, Plémet, France. d-pene chez orange.fr
Les états-limites chez l’adolescent et le jeune adulte. Contribution à une déconstruction du concept
Résumé / Abstract
Les pathologies limites font l’objet de nombreux travaux en psychopathologie et selon l’approche psychodynamique. Elles interrogent un cadre nosographique construit à partir des positions freudiennes. La clinique permet de repérer à partir des manifestations pathologiques les processus morbides. Si les concepts psychanalytiques permettent une élaboration à partir de cette clinique ainsi que de sortir d’un cadre nosographique s’étayant grandement sur les manifestations symptomatiques, ils présentent néanmoins des limites. L’article propose de déconstruire, à partir de situations cliniques, les processus sous-jacents et les concepts psychanalytiques liés. Il tente de mettre en évidence que dans ce cadre des pathologies limites, c’est l’advenue du sujet qui est en question et conséquemment sa participation au social.
Borderline pathologies are subject to numerous studies in psychopathology and in the psychodynamic approach. They question a nosographic framework built from the Freudian positions. The therapeutic clinic can identify from the pathological manifestations morbid processes. If psychoanalytic concepts allow elaboration from this therapeutic clinic and out of a nosographic framework dependent greatly on the symptomatic manifestations, they nevertheless present certain limits. This article proposes to deconstruct, from clinical situations, the underlying processes and psychoanalytic concepts and attempts to highlight that within this framework of the borderline pathologies it’s individual’s befallen that is altered and consequently its participation in social.
Mots-clés
État-limite | holding | identification | névrose | perversion | psychanalyse | psychose | séparation | somasie | sujet |
Introduction
La notion de Borderline ou d’État-Limite, bien que très imprécise et ambiguë, est galvaudée ces dernières années, au point de voir son sens encore dilué. Ce terme a toujours été utilisé pour rendre compte d’un ensemble de manifestations symptomatiques difficiles à positionner dans le cadre d’une nosographie déjà définie. Si, dans une analyse médicale, une valeur borderline correspond à une « zone grise », cette valeur étant trop basse pour rendre compte d’un état et trop élevée pour l’exclure, en psychopathologie, il s’agirait de rendre compte de pathologies qui ne relèveraient ni de la psychose ni de la névrose mais emprunteraient des traits à l’une et à l’autre. L’imprécision et l’ambiguïté de cette notion ont augmenté avec son introduction à partir du DSM IV. C’est devenu une notion refuge regroupant des entités morbides labiles dont la symptomatologie peut se moduler ou se déplacer.
L’existence d’une forme de pathologie aux manifestations psychopathologiques variées interroge médecins et thérapeutes. Eugen Bleuler formule en 1926 le concept de schizophrénie latente. Henri Ey formule, en 1951, celui de schizonévroses. D’autres auteurs participeront à cette tentative de rendre compte de cette partie de la réalité clinique sous différentes dénominations.
Aussi la pathologie borderline constitue une entité clinique dans les classifications en vigueur. Les manifestations caractéristiques selon le DSM IV sont le plus souvent une grande instabilité comportementale et émotionnelle, des projections d’affects violents sur l’entourage (l’accusant ainsi d’une agressivité qui n’est autre que celle du patient), des passages à l’acte violents et souvent auto-agressifs, des conduites à risque génératrices d’émotions fortes, des tendances à l’addiction, des rapports difficiles à l’autre, mélangeant dépendance, rejet, idéalisation, besoin d’identification, associés à des moments d’insatisfaction et d’angoisse. Il s’agirait de rendre compte de manifestations pathologiques dans lesquelles existeraient des mécanismes dits dissociatifs se distinguant pourtant de la pathologie schizophrénique, et des troubles de l’humeur assez proches de ceux rencontrés dans certaines névroses.
C’est à partir de la seconde moitié du XXe siècle que le concept de borderline [1] s’impose pour rendre compte de formes cliniques atypiques à l’évolution très instable. Le travail thérapeutique est à l’origine de cet intérêt et de nombreuses tentatives de conceptualisation, pour lesquelles le positionnement comme trouble évolutif intermédiaire — ni névrotique, ni psychotique ou entre les deux perdure.
La variation des élaborations conceptuelles paraît venir du fait que certains auteurs introduisent le concept d’états intermédiaires entre structures névrotiques et psychotiques, alors que d’autres posent plutôt une forme de hiérarchisation par l’emploi du terme de prépsychose qui suggère de fait l’existence d’un mécanisme évolutif. Par ailleurs, l’opposition névrose-psychose ne vient-elle pas du cadre conceptuel qu’est la psychanalyse et notamment de l’opposition faite par Freud en 1927 ? « Cette notion de borderline ou état-limite témoigne de la difficulté d’une séparation nette entre les domaines névrotiques et psychotiques », écrit ainsi Ey (1974, p. 433). Si certaines théorisations divergent, ceci provient aussi de la population étudiée. Selon qu’il s’agit d’enfants ou d’adultes, la pathologie borderline paraît en effet plus ou moins labile, et favorise certaines positions plutôt que d’autres. Le point commun est que les manifestations symptomatiques sont très proches entre la forme de l’enfant et celle de l’adulte.
Peut-on envisager la pathologie borderline comme une entité clinique autonome ? Le sujet sera abordé sous deux angles. Le premier présentera des travaux d’auteurs ayant cherché à appréhender les manifestations pathologiques dans un cadre de compréhension nosographique. Le second tentera de saisir les mécanismes opérant chez des patients que nous avons suivis au sein d’un établissement médico-social.
Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une clinique auprès d’adolescents et de jeunes adultes fréquentant un établissement médico-social, et antérieurement auprès d’enfants et adolescents. Leur séjour est de 6 ans en moyenne et doit s’achever par une insertion dans le monde du travail, mission de l’établissement.
1 Approche de la spécificité des état-limites
La symptomatologie de la pathologie borderline s’avère vaste et peut paraître confuse du fait de sa diversité. La vulgarisation du terme et son état polymorphe ne font qu’amplifier cette situation. En effet, au final, serait borderline tout ce qui ne serait pas précisément ni immédiatement identifiable dans une nosographie ou tout ce qui serait multifactoriel a priori. Cet état de fait est aussi en lien avec l’intégration de cette catégorie dans la classification médico-sociale qu’est le DSM à partir des années 1980.
Les thérapies de patients dits borderline permettent toutefois de repérer quelques mécanismes. Elles mettent ainsi en évidence une forme de continuum enfant-adulte, alors que les travaux de classification tendent à scinder ces deux types de population.
A l’imprécision due à la dilution du terme dans le langage courant, s’oppose la recherche d’une précision clinique en lien avec les thérapies mises en œuvre.
De nombreux travaux prennent comme point de départ les troubles thymiques. Au-delà des manifestations, et de leurs variations individuelles, il est important d’essayer de discerner le ou les mécanisme(s) opérant(s) et sous-jacent(s). La clinique psychanalytique permet des repérages, mais certains concepts et l’utilisation, très certainement excessive et inappropriée, de certains termes ne favorise pas la déconstruction dans la perspective de mieux appréhender le trouble.
L’anthropologie clinique, dite également théorie de la médiation, permet une autre analyse. Elle sera utilisée afin de déconstruire tant les formalisations conceptuelles que les travaux thérapeutiques. Grâce à la diffraction de la rationalité à quoi elle engage, il sera possible de rendre compte de ce qui a trait d’une part à la genèse du social chez l’individu, de sa construction, et d’autre part à son accès aux règles, à sa capacité à se normer et à sa thymie.
1.1 Les état-limites, un positionnement nosographique difficile
Pour Jean Bergeret (1976), les appellations « cas-limites », « états limites » ou « borderline » correspondent aux mêmes entités morbides. Selon lui, le terme de borderline a été employé pour la première fois en 1949 par Victor W. Eisenstein. Les tableaux cliniques ne correspondant ni à la lignée psychotique classique, ni à la lignée névrotique classique sont cependant apparus bien avant cette date, puisque Émile Kraepelin avec les « formes atténuées de schizophrénie » (1883) et Karl Ludwig Kahlbaum avec la héboïdophrénie (1885), voulurent déjà rendre compte de ces états.
Selon Bergeret, ils viennent désigner des formes pathologiques mal répertoriées et en marge autant des états névrotiques que psychotiques. Ainsi, certains termes (personnalités psychopathiques, personnalités « as if »,…) mettent l’accent sur la notion de personnalité pour marquer une différence avec la notion de structure [2], ou bien ils insistent sur l’aspect caractériel.
Bergeret montre la difficulté à rendre compte de ce qui se manifeste dans les états-limites, non seulement conceptuellement mais aussi cliniquement. S’inscrivant dans ces vues, Julian de Ajuriaguerra (1975), reprenant Birte Høeg Brask concernant les enfants, décrit un grand nombre de situations, les unes avec des variantes peu sévères, d’autres se confondant avec des psychoses juvéniles. Il note qu’il y aurait une phénoménologie commune reflétant une structure psychopathologique, et insiste sur le fait que la notion de « borderline » n’est pas que nosographique et qu’elle doit être appréhendée sur le plan psychodynamique. Il y aurait, selon lui, un développement défectueux, fragmentaire du moi qui se manifeste dans une fragilité des relations avec la réalité, des contacts pauvres et narcissiques avec les autres, des discordances marquées entre les capacités et les performances intellectuelles et l’affleurement d’impulsions primitives dans les comportements ou l’imagination. Concernant ces états pathologiques, de Ajuriaguerra privilégie le terme de prépsychose.
L’enfant prépsychotique présenterait une faiblesse du moi, des élaborations pauvres, des mécanismes de défense et la persévération de processus primaires se manifestant dans des déséquilibres des conduites, accompagnés de manifestations à caractère obsessionnel, et de l’impulsivité. De Ajuriaguerra, reprenant cette fois Melitta Schmideberg, souligne que certaines manifestations d’enfants ou d’adolescents borderline peuvent suggérer une psychopathie mais qu’elles ne doivent pas être confondues avec elle, à cause de ce rapport spécifique à la réalité.
Les positions de Bergeret sont caractéristiques d’une conceptualisation psychanalytique qui oppose psychose et névrose, « les états-limites se trouvent ainsi de plus en plus cernés économiquement comme des organisations autonomes et distinctes à la fois des névroses et des psychoses. » [3]
Daniel Widlocher [4], André Green [5], John G. Gunderson [6] préciseront les différentes formes cliniques de ces désorganisations avec leurs aspects caractériels ou pervers, qui aboutissent à ces tableaux d’instabilité relationnelle et émotionnelle avec tendance marquée à l’impulsivité, à l’agressivité, aux passages à l’acte, à la dépression et aux conduites addictives ; autant de présentations qui rendent difficile toute description typique, mais qui mettent en avant des symptômes et des manifestations caractéristiques de patients éprouvant d’importantes difficultés à se contrôler, à se restreindre dans un cadre social donné. Ces développements laissent envisager une défaillance de la thymie, une impossibilité du patient à se réguler de façon adaptée.
James F. Masterson [7] estime que les sujets présentant de tels symptômes peuvent s’ajuster aux exigences du milieu pour ce qui est du comportement conventionnel, mais que des crises de type psychotique peuvent apparaître dans des situations de stress important. Selon lui, la mère de l’enfant borderline serait elle-même borderline, elle ne tolèrerait ni n’encouragerait la « séparation-individuation » de son enfant.
1.2 Perspectives psychodynamiques
Otto Kernberg s’inscrit dans une perspective clinique psychodynamique de type psychanalytique, et préfère utiliser le terme « organisation limite de la personnalité » plutôt qu’« état limite ». Ce terme d’organisation est aussi privilégié par Heinz Kohut et Widlocher qui insistent sur la labilité des symptômes. Pour Kohut « La causalité de la pathologie relève essentiellement du traumatisme, de la blessure narcissique, de l’inadéquation des soins parentaux, du défaut de réponse des self objets, c’est-à-dire, en définitive, des autres. C’est la logique des besoins du self, et non celle des pulsions, qui organise les diverses configurations pathologiques (…). » [8]
Kernberg pose cette organisation psychopathologique comme une forme stable et spécifique de l’organisation pathologique du moi, et non des « états transitoires sur le chemin allant des névroses aux psychoses ou des psychoses aux névroses » [9]. Cette stabilité ne concerne pas les manifestations, qui peuvent être variées, mais l’organisation, sans que celle-ci soit pour autant figée. Il repère que de nombreux patients se présentent avec des symptômes névrotiques typiques comme une angoisse diffuse, des phobies multiples, des symptômes obsessionnels « qui deviennent dans un second temps syntones au moi » [10], qu’ils tentent de rationaliser ensuite, de telle sorte qu’ils puissent continuer à s’inscrire dans la réalité. Il repère aussi des symptômes de conversion, une tendance à satisfaire les besoins pulsionnels de façon quasi-compulsive, pouvant entraîner des addictions, de l’hypocondrie, mais aussi des tendances paranoïdes ou schizoïdes. Selon l’intensité de la pathologie, il note une labilité affective avec une forte dépendance, c’est-à-dire un fort besoin d’attirer l’attention, d’être apprécié, mais ce trait est moins sexualisé que dans l’hystérie. Kernberg considère « l’identification projective comme une forme précoce du mécanisme de projection et une conséquence […] est l’estompage des limites entre le soi et l’objet (une perte des frontières du moi) puisqu’une partie de la pulsion projetée continue à être reconnue dans le moi et qu’ainsi soi et l’objet se fondent d’une façon plus chaotique » [11]. Il montre ainsi une grande fragilité du moi et de sa frontière pouvant entraîner une confusion des pulsions et des affects.
Il propose l’existence de deux niveaux d’organisation du moi. Le « « système d’identification » évoque la séquence introjection-identification-identité du moi comme une séquence au cours du processus de l’internalisation des relations d’objet [et] constitue la base du fonctionnement du moi » [12]. Si la dissociation primitive ou clivage est le mécanisme premier de défense, le refoulement devient ensuite le mécanisme central. Mais dans le cas des personnalités limites, le clivage persiste et montre une fixation pathologique à une organisation du moi considérée comme de niveau inférieur. Cette fixation entraverait le développement normal et l’intégration des systèmes d’identification. Ainsi il y aurait une « entrave dans le processus de formation de l’identité et de l’individuation » [13].
Il observe que dans la psychose, la différenciation entre l’image de soi et l’objet n’occupe pas une place suffisante, de sorte que les frontières du moi manquent en grande partie. Dans le cadre d’une organisation limite de la personnalité, la différenciation est suffisante et elle permettrait à une frontière stable du moi d’exister. La différenciation du soi et de l’objet externe existerait mais « l’alternance rapide de projection d’images de soi et d’images d’objets qui traduisent les relations d’objet internalisées pathologiques précoces, produit une confusion de ce qui est « en dedans » et « en dehors » (…) » [14]. Si les mécanismes de clivage, d’idéalisation primitive, d’identification projective, de déni, d’omnipotence et de dévalorisation sont présents dans la cure, ils opèrent aussi au quotidien.
Kernberg observe que le pronostic est fonction du caractère dominant de l’organisation de la personnalité limite et de la technique thérapeutique utilisée en lien avec cette organisation.
1.3 Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux
Dans le DSM IV, il est noté que « la caractéristique essentielle de la personnalité borderline est un mode général d’instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects avec une impulsivité marquée qui apparaît au début de l’âge adulte et qui est présent dans des contextes divers » [15]. Ainsi la personnalité borderline serait définie par neuf critères que sont :
- les efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés.
- les relations instables et intenses avec une idéalisation des partenaires.
- la perturbation de l’identité caractérisée par une instabilité marquée et persistante de l’image ou de la notion de soi, des bouleversements des objectifs, des valeurs et des désirs professionnels.
- l’impulsivité potentiellement dommageable dans au moins deux domaines, le jeu, la dépense de manière irresponsable, les crises de boulimie, les drogues, les pratiques sexuelles dangereuses ou conduire de manière imprudente.
- la répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires ou de comportements automutilatoires.
- l’instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur.
- les troubles par des sentiments chroniques de vide.
- les rages intenses et inappropriées ou des difficultés à contrôler leur colère.
- l’idéation persécutoire où des symptômes dissociatifs transitoires peuvent survenir pendant des périodes de stress extrême.
Ces manifestations répertoriées ne concernent que l’adulte et se retrouvent dans le DSM V. Son équivalent dans la CIM-10 est Personnalité émotionnellement labile, type borderline.
Ces critères rendent compte d’une difficulté à la contention pulsionnelle, d’une forte propension à la compulsion mais aussi d’une forte dépendance relationnelle du fait de ce qui est nommé comme trouble de l’identité, symptômes dissociatifs même transitoires et idéation persécutoire.
Les fondements de la construction d’une classification sont à interroger afin d’en cerner les perspectives. Le DSM est né en 1952 à l’initiative de médecins psychiatres nord-américains, influencés par la psychopathologie psychanalytique, consécutivement à la Seconde guerre mondiale afin d’améliorer le choix des traitements médicaux des anciens soldats. Sa troisième révision (1980) a été dirigée par Robert Spitzer, médecin psychiatre qui voulait un système purement empirique, prétendument athéorique, mais surtout détaché des théories psychanalytiques. Il voulait une classification biomédicale des troubles mentaux avec des critères quantitatifs, proche de celle des pathologies somatiques, sans considération pour l’étiologie. Ainsi, il fait disparaitre des pathologies ou les démantèle et fait apparaître de nouvelles catégories. Bien qu’ayant suscité des réactions négatives chez les cliniciens, cette classification s’est imposée du fait de son utilisation par les instances administratives de santé suivant les recommandations de l’OMS. Spitzer, adhérant aux positions de Wilhelm Reich puis déçu par la psychanalyse, se tourne vers le béhaviorisme dans les années 1970. Ses travaux s’inscrivent dans le mouvement de l’époque et notamment de Philip Henry Nicholls Wood [16]. Ses positions perdurent dans les versions ultérieures du DSM.
1.4 Les états-limites, nécessité d’une diffraction
La reconsidération de l’importante littérature sur le sujet, ainsi que la clinique, support du présent travail, et dont quelques situations seront décrites dans la seconde partie de l’article, incitent à s’éloigner de la position posant les états limites entre névrose et psychose. Cette nouvelle position n’induirait-elle pas de poser ce processus morbide comme une entité spécifique ? Ces mêmes travaux n’incitent-ils pas à envisager un continuum enfant-adulte à partir de la constance des mécanismes ou processus en question, et ce indépendamment des manifestations ou de leurs réaménagements ? Ces deux questions méritent d’être posées.
Le questionnement concernant un continuum enfant-adulte ou l’existence de deux formes distinctes dans la pathologie limite ne vient-il pas de ce qui est isolé chez les patients ? Est-on dans une position descriptive ou bien psychodynamique ?
Parmi les symptômes, il y a chez l’enfant borderline des crises clastiques associant agressivité et provocation pour des raisons pas toujours identifiables et labiles, des périodes d’ennui, de désintérêt général, d’inactivité. On trouve aussi une inhibition et un conformisme liés à la dépendance envers au moins un des parents, des manifestations de type anxieux face à des situations inhabituelles. L’enfant borderline est immature, timide ; il se dévalorise, ce qui entraîne des conduites d’échec notamment dans la scolarité. Dans un cadre habituel, il peut être avenant. Le passage à l’acte, plus ou moins important, est une tendance proportionnelle au degré de mentalisation et de tolérance aux frustrations. L’acte semble avoir pour fonction d’éviter l’émergence de l’angoisse, de la culpabilité sur le moment. Il semblerait que l’enfant, par crainte de perte de l’objet au sens psychanalytique le désinvestisse par avance, le désaffecte. Il y a projection d’agressivité sur l’autre, niées immédiatement, puis attribution à l’autre de sa propre agressivité persécutoire. Ainsi l’autre seul est méchant et lui en veut. L’enfant borderline peut présenter en outre une incertitude dans la sexuation, peut être à la recherche de relations de type fusionnel et avoir des conduites addictives notamment alimentaire qui se réaménagent ensuite vers d’autres supports.
Des éléments de ce tableau clinique se retrouvent chez l’adulte. Les manifestations thymiques, l’hyperémotivité, l’instabilité émotionnelle, les réactions excessives aux contrariétés, les addictions et les compulsions seraient de prime abord les plus invalidantes. La perturbation de l’identité, le sentiment de vide, la grande dépendance à l’autre, la crainte de l’abandon, les idéations persécutoires avec parfois l’impression de sortir de son corps, l’instabilité relationnelle et chez certains les idées ou gestes suicidaires, largement rapportés dans la littérature pourtant, semblent être moins interrogés.
Si les observations notent une éventuelle réorganisation de certains patients vers une pathologie de type psychotique, il n’est jamais fait référence à une réorganisation dans une dimension névrotique ou psychopathique.
Kernberg comme Green constatent chez ces patients une faiblesse du moi, son inconsistance, d’où une forte dépendance vis-à-vis de l’environnement. Certaines descriptions sont proches de celles qui concernent des sujets considérés comme psychotiques. De Ajuriaguerra note quant à lui un développement défectueux, fragmentaire. Jacques André rapporte ce commentaire de Margaret Little : « la sexualité, dit-elle (et l’analyse entendue comme interprétation du conflit psychique lié à la sexualité infantile), ne peut qu’être hors de propos et sans signification aucune quand on n’est pas assuré de sa propre existence, de sa survie et de son identité » [17]. André rapporte ces propos pour insister sur la difficulté, pour le patient borderline, à être, exister, à se construire et maintenir une identité. C’est ce qui conduit à ce que la sexualité soit « sans signification » dans ce processus morbide. Ce propos vient-il aussi questionner l’incertitude quant à la sexuation ? Force est de constater que des similitudes existent entre les processus opérant chez les patients enfants et chez les patients adultes.
La question d’une nouvelle entité nosographique se pose-t-elle, ou sont-ce les limites de l’analysable qui opèrent ici, étant donné que la personnalité borderline, comme toute entité clinique, n’est pas isolable « des conditions de l’expérimentation qui la font surgir ? » [18]. Ce questionnement explicite chez André est implicite chez d’autres, et il interroge les concepts psychanalytiques. Cette façon de poser la pathologie limite, ou plutôt cette impossibilité à poser la pathologie limite, n’est-elle pas aussi conséquence du découpage psychopathologique ? « On aurait pu s’attendre, avec l’article de 1914 [de Freud], à ce que l’accès du narcissisme à la normalité, au psychiquement générique, se traduise par une interrogation du découpage psychopathologique. Ce ne sera pas le cas. Paradoxe freudien d’introduire une nouvelle donnée essentielle (le moi est aussi une instance libidinale), de l’introduire via la psychopathologie sans que l’ancien découpage (névrose, psychose, perversion), lequel ne doit pourtant rien au narcissisme, ne s’en trouve modifié. (…) L’une des conséquences de l’introduction du narcissisme est de faire choir hors du champ de la théorie analytique la question du vital (…). Ce qui est délaissé ici par Freud ressurgit là, après lui, précisément sur fond de borderline (…). Le problème de l’être, du being de Winnicott, si prégnant dans le fonctionnement limite, gagnerait (…) à préciser ce qui le distingue du couple freudien auto-conservation-narcissisme », écrit ainsi André [19].
La question de l’être, de la participation au social et à sa genèse, surgit ou ressurgit ici, mais le modèle psychanalytique est-il armé pour y répondre ? Qu’il s’agisse de l’approche psychodynamique ou de celle du DSM, la pathologie borderline est caractérisée par deux dimensions. L’une concerne le traitement des affects sous la forme de symptômes tels que l’impulsivité, l’instabilité, les rages intenses et inappropriées, les addictions, et l’autre, la genèse de l’individu et du social se manifestant par des perturbations de l’identité, des efforts pour éviter les abandons réels ou imaginaires, des symptômes dissociatifs, des troubles de la sexuation. D’autres troubles peuvent questionner également, comme les sentiments chroniques de vide, l’idéation persécutoire. Les concepts psychanalytiques permettent-ils de concevoir d’une part ce qui concerne le traitement des affects indépendamment de la genèse de l’individu, et d’autre part la genèse de l’individu indépendamment du traitement des affects ? L’étiologie ne permettrait-elle pas de répondre à cette question ?
2 De nouvelles pistes suggérées par l’examen clinique
Il est fréquent que l’adolescent borderline dise « on a fait… », « chez nous on », « avec mon père (ou ma mère), on… ». Dans ce qui apparaît comme le meilleur des cas, au moi sont associés des membres de la famille. S’il y a distinction, l’adolescent manifeste une forme de confusion quant au matériau [20]. En plus de l’association indispensable, il lui est difficile de différencier ce qui lui est propre lorsqu’il agit, pense ou ressent. Il n’exprime pas de pensées ou de réflexions personnelles et il ne peut se concevoir comme seul. Il ne semble pas avoir de matériau personnel ou d’action personnelle ; il est toujours ou presque accompagné. Afin de raisonner, d’exprimer une position, d’agir, il lui est nécessaire de se concevoir dans une forme d’unité avec un autre. Il faut que cet autre ait une ascendance réelle ou imaginaire sur lui. Si l’autre associé est un pair, il lui attribue un statut de dominant, même si ce dernier n’est pas en mesure de l’assumer.
Sans cet autre personnage, ces adolescents paraissent désœuvrés. Ils expriment un désintérêt général ; il n’ont pas d’envie, pas d’idée, pas de projet. Lors de ces moments de désœuvrement, ils consomment entre autres beaucoup d’émissions télévisuelles tels que téléfilms d’action et téléréalité. La restitution de ces visionnages, le plus souvent, consiste à rapporter les séquences ayant suscité des moments d’excitation. Elle ne suit pas la chronologie mais dépend de l’intensité décroissante des excitations ressenties. L’histoire racontée ou la thématique abordée ont peu d’importance. En l’absence de ces stimulations, une forme d’abattement domine ; le corps a peu de tonus, les praxies sont moins précises, les échanges verbaux plus laborieux et le « je » vient remplacer le « on ». L’ensemble des symptômes présents peut faire penser à un épisode mélancolique.
Lorsque ces adolescents se tournent vers un congénère reconnu comme susceptible de résonner avec leurs excitations, le « on » peut ré-exister ou le « avec…, on ». De ce fait, un contenu est exprimable, mais le plus souvent il s’agit d’actes à caractère transgressif, de taquineries immodérées, de jeux qui dégénèrent en situations conflictuelles. Lorsqu’on leur demande les raisons de ces actes, fréquemment la réponse est « c’est pas moi qui a commencé… » et il est en effet impossible de différencier qui est organisateur, car le plus souvent c’est ce « on » ou bien « j’ai fait… oui, mais avant il a fait… ». Le plus remarquable est ce besoin de générer, chez ces adolescents, un ensemble, une unité permettant d’échapper à une forme de vide, de solitude identifiée comme angoissante. Colmater l’angoisse est primordial. C’est toujours l’autre, le congénère associé, qui est considéré comme porteur de l’initiative et qui remplit le moment présent. Ils peuvent s’accuser, se dénoncer, mutuellement et ce sans aucun machiavélisme ; chacun est persuadé de ce qu’il dit. À chaque fois et pour chacun, le besoin de ressentir de l’excitation est primordial.
2.1 Jérémy, Johann et Christophe
Jérémy a 18 ans et il est scolarisé dans une institution médico-sociale depuis 5 ans. Il fume beaucoup et, il y a peu, a traversé une période de forte alcoolisation. Dans l’institution, Jérémy a besoin de trouver un interlocuteur sinon il fume. À son arrivée, il était de toutes les péripéties mais, disait-il, « c’est pas grave, c’était pour rire si on a vidé les extincteurs avec Nathan » puis à un autre moment alors qu’il venait de casser une baie vitrée, hilare : « t’as vu, avec Nathan, qu’est-ce qu’on rigolait ! Mais on l’a pas fait exprès je te jure » puis « je ne sais pas comment on a fait ça… je te jure, on lançait des cailloux… pas dans la vitre, on voulait faire chier Kévin… on l’aime pas… je sais pas pourquoi mais on l’aime pas ». Le surlendemain « on a fait un truc en classe avec Kévin, c’était génial, la maîtresse a dit que c’était bien ».
En atelier d’apprentissage, Jérémy est en mesure de tracer, souder, mesurer. La qualité de son travail est correcte, sauf lors du sciage manuel car le geste exige une certaine maîtrise de l’outil et une posture qu’il n’arrive pas à acquérir. Écouter, mettre en œuvre la consigne ne lui pose pas de difficulté lorsque le professionnel est proche de lui. Si ce dernier, alors qu’il est sur un autre poste de travail, l’enjoint de prendre un trusquin et de tracer un cercle de 300, par exemple, il met beaucoup de temps à mettre en œuvre la consigne et le résultat est imprécis. L’éloignement du professionnel ou son attention portée à un autre adolescent rendent toute tâche laborieuse. Jérémy demande un changement d’atelier pour aller en maraîchage. Les tâches à réaliser dans ce type d’atelier ne nécessitent pas toutes la même précision. Brouetter ne pose pas de difficulté ; mais bêcher, désherber engagent dans le temps, exigent une constance. Brouetter donne l’impression de ne pas être routinier, car Jérémy circule, côtoie des pairs lors des déplacements et ceci lui permet, durant ce temps, de les invectiver « eh, t’as vu comme il bosse le fainéant ?! ». Jérémy ne saisit pas d’emblée la situation comme pouvant être désobligeante : « c’était pour rire ».
Travailler en binôme lui est difficile. Cela dégénère car il s’associe avec son binôme pour taquiner les autres ou faire des commentaires sur leur travail. Lorsque l’éducateur intervient, il rétorque : « de toute façon vous êtes tous contre moi, de toute façon moi non plus je l’aime pas [en parlant de l’adolescent taquiné], je faisais rien de mal. ». L’intervention supposée la plus bénigne peut être prise pour une agression. Ainsi, un professionnel de l’atelier lui demande de retourner à son exercice, il éructe, vocifère des insultes et se dirige vers lui comme pour l’agresser. Celui-ci évite l’agression tandis que d’autres interviennent afin d’éloigner les autres adolescents. Jérémy quitte l’atelier, va d’abord à l’infirmerie pour parler, puis va voir le psychologue. Il lui explique qu’il a été contrarié dans son souhait d’aider un camarade. L’éducateur serait devenu menaçant, l’aurait coincé contre un mur avec la table, Jérémy aurait alors pris une chaise pour se défendre et deux autres éducateurs seraient intervenus pour essayer de le calmer. En riant, il s’écrie : « ah ! mais je suis plus fort qu’eux ». Jérémy ne se souvient que des interventions des autres, il a occulté ses actes dans son récit et a reconstruit la séquence. Le psychologue le revoyant dans l’après-midi puis le lendemain, constate que son récit comporte un nouvel élément : il culpabilisait d’avoir sans doute blessé son éducateur : « j’ai lancé la chaise mais je ne voulais pas lui faire de mal… c’était pour me défendre ». Les éducateurs eurent besoin de récapituler la séquence afin de repérer ce qui avait déclenché l’événement. Ils décrivent un contexte d’agitation et d’amusement de trois adolescents autour d’une machine dangereuse à nettoyer. Après plusieurs jours, Jérémy peut expliquer au psychologue qu’il n’a pas accepté que l’éducateur technique lui demande de s’éloigner car il trouvait cela injuste, puisqu’il aidait. Pris dans le contexte d’excitation qu’il n’identifia pas comme tel, Jérémy oublia alors la dangerosité de la situation qu’il connaissait pourtant.
Certains actes de Jérémy font penser à des transgressions, des dérapages, des agressions. S’agit-il vraiment de cela ? Lorsqu’il est avec un adulte, Jérémy peut être prévenant, il peut être dans la collaboration et soucieux du travail bien fait et il peut être moralisateur envers ses pairs face à certaines conduites. S’il peut donner l’impression de transgresser, il est en mesure d’interroger ses valeurs, les valeurs de son entourage, les valeurs sociales et les éventuels décalages ou contradictions entre elles.
Au fil des mois, il devient en mesure de se positionner sur son avenir professionnel et un mode de vie personnel. Il affirme davantage ses choix, mais il arrive qu’il se décourage, car il éprouve des difficultés à mettre en œuvre ces souhaits, et manifeste de l’inconstance. Ces variations sont soumises à de nombreuses influences personnelles et environnementales comme s’interroger sur l’attachement de ses parents à son égard suite à des conflits, un probable déménagement, des décès, la naissance d’une petite sœur. Avant tout il s’interroge sur sa place au sein de son environnement.
Par le biais du travail thérapeutique notamment, Jérémy doit réinterroger certaines de ses constructions sociales, ses positionnements et conduites empruntés. Ce travail doit l’obliger à s’envisager comme individué, à s’approprier et se désapproprier des matériaux.
La situation de Johann est assez proche de celle de Jérémy. Il y a six ans, à son arrivée dans notre établissement, Johann recherchait les relations de maternage et privilégiait les figures masculines. Les parents de Johann sont divorcés et l’autorité, la fonction maternelle est assurée par la grande sœur. Sa mère est toujours d’accord avec la prise en charge de ses enfants, mais elle leur accorde peu d’intérêt, elle n’a ni avis ni envie à leur égard ; ils sont simplement là. Johann a mis beaucoup d’espoir dans des retrouvailles avec son père. Mais ce lien a cessé au bout d’un an suite à la réapparition de tensions entre les parents, proches des anciens conflits conjugaux. Johann a été aussi en relation avec un oncle maternel chez qui il passait beaucoup de temps. Cette relation a aussi cessé suite à des tensions entre cet oncle et sa sœur. À cette même période, dans le cadre d’un atelier, une adolescente a pris beaucoup de place et Johann s’est senti entravé dans la relation qu’il avait commencé à construire avec l’éducateur technique. Il a alors présenté des manifestions de type dépressif. Il ne peut travailler seul, ne peut mobiliser seul ses connaissances, est inconstant dans ses productions et recherche inlassablement un pair pour des joutes oratoires, physiques, etc. Avec ou en collaboration avec son éducateur ou un pair ne souffrant pas du même problème, Johann est en mesure de scier, souder convenablement, et a des conduites sociales adaptées lors des sorties en ville. Le travail thérapeutique a pu se faire durant la période où il était en relation avec son père et son oncle, puis il s’est étiolé sans pour autant cesser : « à quoi bon », soupirait-il. Johann a traversé une longue période d’encoprésie diurne et/ou nocturne qui a cessé grâce à un important travail avec une éducatrice. Durant cette période ont été construites avec elle des modalités d’intervention de type maternant, rassurantes. Elle passait d’assez longs moments à discuter avec lui, notamment. Cette action proche du holding avait des limites puisqu’il s’agissait d’un adolescent de dix-sept ans. Mais ces symptômes ne se sont plus présentés les années suivantes, et l’attachement de cet adolescent à cette professionnelle est resté. A une période, certaines des manifestations présentées par Johann pouvaient laisser entrevoir une décompensation vers une pathologie de schizophrénique. Un fort étayage a été réalisé auprès de lui, visant à le rassurer sur ses connaissances et ses compétences, mais aussi concernant les personnes auxquelles il était attaché — notamment son père et son oncle — afin que l’éloignement, l’absence de rencontres régulières, ne soient pas assimilé à de l’abandon. Le travail a aussi porté sur la fragilité de sa mère concernant ses modes relationnels avec ses proches. Peu à peu Johann a pu comprendre que les conflits qu’instaurait sa mère ne le concernaient pas, et qu’il n’avait pas à se les approprier ni à y participer. Johann a réussi à être embauché dans une unité de travail dans laquelle le travail collaboratif est important.
Christophe, 9 ans, était scolarisé dans une école primaire avant son entrée dans un établissement médico-social. Toujours avenant, il était très proche des éducateurs, serviable. S’il lui était demandé de faire un choix, de donner un avis même sur des choses très ordinaires il était décontenancé, son visage exprimait une forme de panique et il lui était impossible de parler alors qu’il était autrement très loquace, commentant tout ou presque de ce que faisaient les professionnels. S’il n’était pas concerné directement, Christophe pouvait énoncer des préférences pour les autres. Au bout de plusieurs mois, il perdit beaucoup de ses compétences scolaires malgré l’engagement de l’enseignant, et se désintéressa des apprentissages, La qualité de sa formulation se dégrada alors ; mais son trouble resta identique à ce qu’il était lors de son arrivée. Les compétences scolaires qu’il perdit concernaient les mathématiques et quelques règles grammaticales qu’il appliquait de façon automatique dans le cadre d’exercices — il fut impossible de lui faire récupérer toutes ses connaissances scolaires par la suite, mais celles qu’il conserva purent être exploitées avec efficience. Le travail fut de l’amener à être moins dépendant des professionnels mais aussi de ses parents, de sa mère surtout, et à pouvoir exploiter ses compétences. Il pouvait être colérique lorsqu’il était contrarié, mais de façon modérée. Ces colères surprenaient ; il était malaisé de repérer ce qui les déclenchait, mais elles apparaissaient davantage quand Christophe se sentait éloigné des professionnels. Ces situations produisent un sentiment d’abord identifié comme un abandon, mais qui s’est avéré être de néantisation. Le tableau clinique présenté par Christophe ne s’inscrivait pas dans celui d’une psychose précoce ou à expression tardive.
Dans ces trois situations, le travail thérapeutique a donc porté sur l’être, les interactions, l’individuation et l’appropriation d’un matériau.
2.2 Des manifestations encombrantes
La situation de Jérémy peut laisser penser que le trouble majoritaire est dans le traitement des valeurs. Cette analyse est valable dans certains contextes seulement, alors que dans d’autres il se montre en mesure de revenir sur des événements, d’évaluer certains de ses agissements, de raisonner dessus et d’éprouver de la culpabilité ou de l’empathie envers ses pairs plus démunis que lui. Son cas peut faire envisager des troubles de la thymie. Mais l’observation montre que ces troubles se manifestent en fonctions des lieux, des personnes présentes, des événements récents. Jérémy éprouve de la culpabilité concernant les conséquences de ses agissements, qu’il est en mesure d’exprimer spontanément ou lorsqu’il récapitule une histoire passée. Il y a des périodes durant lesquelles il exprime des symptômes dépressifs, puis des périodes avec des symptômes de type maniaque. Ses troubles sont contextuels et fortement dépendants des interactions sociales.
Cette dépendance à l’environnement, cette forte corrélation entre troubles thymiques et stimuli externes oblige à poser ces manifestations bien trop variables et labiles comme symptômes d’un processus autre que celui de troubles de l’humeur. Des troubles de type psychopathique semblent également à écarter car Jérémy ne vise pas à s’opposer au cadre social, ses troubles ne s’inscrivent pas dans le PPI [21] ou le PCL [22]. Il montre de l’attachement à des membres de sa famille et à des professionnels de l’institution. Ces troubles de l’humeur sont davantage des symptômes d’un processus morbide mettant en œuvre les interactions sociales, sa place dans un environnement. Jérémy peut dire dans certaines circonstances qu’il n’est pas aimé ou apprécié. Ceci est particulièrement vrai en cas de crise. Dans de telles circonstances, il peut dire par exemple que son éducateur technique ne l’aime pas ; mais en dehors de ces moments il peut le décrire comme gentil, rassurant. Il peut exprimer les affects qu’il a pour les membres de sa famille. Ces affects ne sont pas labiles, dépendants du contexte. Lors des crises clastiques, Jérémy peut vivre les situations de contrariété comme une perte du lien affectif, une annihilation de ce qu’il est, de cette construction personnelle. La contextualisation des troubles comme l’annihilation, la persécution, le sentiment de vide qui l’amènent à fumer ou à regarder des émissions télévisées durant des heures, oblige à poser ces troubles bien trop variés et labiles comme différant de pathologies de type schizophrénique ou paranoïaque. Ces troubles viennent plutôt rendre compte de difficultés dans les interactions, d’une fragilité dans sa construction comme individu.
Depuis son arrivée dans l’établissement, Jérémy fait moins de crises. Elles ont diminué en fréquence, et il arrive davantage à se contrôler. Leur intensité est aussi moindre en partie du fait de la mise en place d’un traitement médicamenteux. Jérémy arrive à repérer qu’il est envahi par les événements extérieurs, qu’il se sent menacé même s’il n’est pas concerné par la situation. Il réussit alors parfois à se soustraire à un contexte déstabilisant, le plus souvent en quittant les lieux. Les types de menaces sont variés : il peut s’agir de situations conçues comme des injustices, d’événements qu’il ne comprend pas. Jérémy peut éprouver des difficultés à accepter les variations de l’environnement, ou que ce qu’il imaginait ne puisse se réaliser. Ainsi il s’était mis en tête d’aider un adolescent à nettoyer une machine alors qu’il était préférable que cet adolescent, qui en avait les compétences, soit seul, pour le faire. Jérémy ne pouvait envisager autre chose qu’aider ce pair d’où sa réaction violente lorsque l’éducateur est intervenu. Certes la contrariété, la frustration peuvent être évoquées ; mais avant tout Jérémy explique qu’il n’est pas normal qu’on ne le laisse pas aider. Dans cet événement il y a de l’affect, du plaisir d’être avec un pair, mais l’élément de rupture réside dans le fait qu’il avait construit un espace d’intervention qui n’a pu trouver à se réaliser. Jérémy n’est intéressé par les exercices d’apprentissages que dans la mesure où ils sont le support à des interactions avec un professionnel. Ces interactions sont pour lui primordiales, même si à certains moments il s’emporte car la tâche lui paraît fastidieuse. C’est sa lecture de la réalité sociale ou sa construction d’une situation qui doivent prédominer. Il peut se décentrer, d’où les possibilités d’empathie, de culpabilité, mais ce n’est pas systématique. Lors des situations durant lesquelles il se sent menacé, cette capacité s’estompe. Lors du travail thérapeutique, le questionnement concerne la façon dont l’autre, le différent de lui est posé mais aussi comment il s’envisage lorsqu’il est avec des pairs. Il est important de cerner les ruptures, les failles, les limites de cette organisation individuelle comme de cette façon de poser le différent, et ceci même s’il arrive que de la culpabilité envahisse cet espace de travail, fasse écran afin d’éviter de mettre en forme le malaise existentiel.
Le travail avec Jérémy consiste très souvent à réinterroger le matériau apporté lors des séances à savoir ré-identifier ce matériau, le redéfinir, cerner sa place dans les interactions. Poser des affects sur ces matériaux ou les réinterroger ne vient qu’après. Il s’agit véritablement d’une incorporation car il s’agit toujours de situer l’autre ou les autres et Jérémy dans un contexte.
Chez ce patient ne sont en cause ni les capacités cognitives ni celles éthico-morales, puisqu’il est en mesure, selon les circonstances, de raisonner sur ses agissements et les valoriser ou dévaloriser. Le travail thérapeutique, avec lui comme avec d’autres patients similaires, concerne l’appréhension de la réalité, des contextes, mais aussi la relation aux autres et ce qui est en lien avec l’altérité. Ainsi, par exemple, faut-il régulièrement amener Jérémy à s’interroger sur le sens de ce qu’on lui dit : « à ton avis s’il t’a dit « réfléchis », penses-tu que c’était pour t’embêter ? » — l’éducateur lui avait demandé de rassembler les outils nécessaires à la réalisation d’une tâche déjà apprise et de lui exposer la façon dont il allait l’effectuer — et sa réponse fut « ben non, mais je ne trouvais pas ».
La dépendance à l’autre, le sentiment de vide sont très fréquemment masqués par des réactions mettant en œuvre a priori des affects. Jérémy a des connaissances et des compétences difficilement mobilisables spontanément. Dans une situation telle que décrite précédemment, Jérémy était seul face à l’éducateur, ne réussissait pas à s’organiser dans la tâche. Aussi cette situation a généré une impression de vide accompagnée d’une forme d’annihilation. Dans de telles circonstances, le plus souvent, sa réponse consiste à utiliser des positions stéréotypées acquises avec le temps, dont la finalité est de masquer, de faire cesser la situation dérangeante ayant suscité cette annihilation et quelques angoisses.
Dans le contexte similaire d’un travail à décrire, cette fois en binôme, chacun des jeunes émet une idée puis une autre, en s’appuyant sur le comparse ; ce qui conduit à ce que tout soit dit ou presque mais pas dans l’ordre de la séquence à réaliser. Ainsi chez ces patients du matériau est acquis, incorporé, mais le récapituler, restaurer, exploiter est difficile et dépendant des circonstances.
Cette problématique renvoie à celle baptisée Moi-peau [23] par Didier Anzieu. Cette notion permet de rendre compte de l’existence d’une frontière et de délimiter un intérieur d’un extérieur. Frances Tustin utilise, elle, les termes de Skin-Container et de Skeleton-Container [24]. Ces métaphores peuvent induire des réductions préjudiciables. Les travaux de Edouard-T. Hall sur la proxémie, bien que s’inscrivant dans une autre perspective [25], permettent d’appréhender « l’espace en tant que produit culturel spécifique ». Il détermine des zones, des distances physiques conditionnées culturellement. Les éléments culturels opérant sont la culture du pays, la position sociale du groupe familial, le groupe familial. Edouard-T. Hall montre qu’il n’y a pas une barrière, un frontière fixe, entre le sujet et son environnement, mais variable, s’ajustant aux situations.
2.3 Les pathologies limites, un trouble du sujet ?
Ces adolescents connaissent les règles sociales, ils ont la notion du bien et du mal à partir de situations vécues, et peuvent faire preuve de compassion, de générosité, tout autant que de culpabilité. Ils sont en mesure de gérer leurs pulsions, leurs affects dans un cadre social commun, peuvent être joviaux, souriants. Mais cela n’est possible que si le cadre n’est pas organisé par eux-mêmes. Ceci met en évidence que le processus sous-jacent est donc présent. Le même phénomène est observable avec les apprentissages ou les connaissances scolaires. Il perd beaucoup de son efficience dès lors que le cadre n’est plus organisé : ce qui est le cas avec Jérémy.
La perméabilité de ces patients borderline aux contextes sociaux environnants est importante, et leurs conduites ou comportements peuvent changer subitement. Ils ne peuvent l’expliquer, et ne se rendent pas nécessairement compte de ces changements. Leur propension à identifier, désigner, dénoncer un comparse est plus forte lorsqu’il s’agit d’évoquer des situations transgressives. Comme le « on » prédomine, sans qu’ils veuillent se défausser, il leur est plus aisé de projeter, d’identifier l’excitation mobilisatrice chez l’autre. Leur dépendance à l’excitation et à l’environnement est telle, que la répétition est quasi-systématique. Jérémy est cependant en mesure d’évaluer son comportement : « t’as vu là j’ai pas déconné ». Car avec le temps il est parfois en mesure de repérer que « ça partait en cacahuète ».
C’est l’intensité des excitations mobilisées qui l’emporte et qui génère le comportement. C’est ainsi qu’une situation d’excitation non violente dégénère.
Nombreux sont les patients laissant transparaître une forte propension à se sentir menacés. Certains luttent afin de ne pas ressentir de vide, de maintenir une pensée, des percepts personnels, et de se sentir exister parmi les autres. D’autres semblent se satisfaire de cette sensation, même s’ils privilégient les moments durant lesquels ils se sentent exister grâce à des excitations exogènes. Quoi qu’il en soit, l’impression d’être menacé, voire agressé est fréquente : tout peut devenir envahissant, intrusif, persécutant, qu’il s’agisse d’une parole, d’un bruit, d’un effleurement. La situation est complexe car il leur est nécessaire de lutter contre deux formes d’annihilation, le vide et les menaces.
Ces oscillations ne peuvent que faire penser aux travaux de Mélanie Klein sur la position schizo-paranoïde et au processus de séparation-individuation décrit par Margaret Mahler.
Si l’on suit la conception de Klein, l’enfant a dès la naissance un moi capable d’éprouver de l’angoisse (angoisse et/ou néantissement), d’employer des mécanismes de défense, d’établir des relations primitives d’objets dans le fantasme et dans la réalité. Elle pose que le moi du début de la vie est en grande partie inorganisé et tend à l’intégration. Le moi immature du nourrisson serait exposé à l’angoisse suscitée par la polarité des pulsions (pulsion de vie et pulsion de mort). Il serait aussi confronté à des réalités angoissantes et rassurantes (chaleur, nourrissage reçus de la mère). Le moi projetterait sur l’objet extérieur originel (représenté par le sein), premier objet partiel, la partie de lui-même qui contient la pulsion de mort et diverses sensations désagréables. L’intrusion de la pulsion de mort dans cet objet serait souvent ressentie comme un clivage en beaucoup de morceaux, si bien que le moi serait confronté à une foule de persécuteurs. Cette déviation de la pulsion de mort consisterait pour Klein en partie en une projection, et en partie en la transformation de la pulsion de mort en agressivité. En même temps, l’enfant établirait une relation avec l’objet idéal, l’objet rassurant. Simultanément la pulsion de mort serait projetée pour tenir à distance l’angoisse qu’elle éveille et les éléments de contentement seraient projetés pour créer un objet satisfaisant. Ces parties projetées seraient relativement inaltérées dans le processus de projection, et lors de la réintrojection consécutive elles pourraient être réintégrées dans le moi. L’enfant se défendrait contre ces persécutions en attaquant l’objet persécuteur par des attaques sadiques orales, anales. Les attaques redoutées de la part de l’objet persécuteur s’effectueraient en symétrie des attaques portées par l’enfant contre lui. La façon dont est abordée cette position par l’enfant serait un indicateur pour distinguer l’évolution normale ou pathologique selon Klein.
Klein décrit ensuite une position où l’enfant construit l’espace, le temps, son environnement. René Spitz [26] décrit l’univers du nouveau-né comme aléatoire, inconsistant et non-organisé, dans lequel l’enfant doit installer une continuité. Jean Piaget, dans le cadre de ses travaux en psychologie du développement, écrit que le nourrisson perçoit initialement le monde dans lequel il vit comme une succession de tableaux sans lien entre eux « (…) dont chacun peut être plus ou moins connu et analysé mais qui disparaissent et réapparaissent de façon capricieuse » [27]. L’enfant doit pouvoir installer une continuité, un lien, entre des tableaux, des moments an-organisés, contigus. Ceci n’est possible que si l’enfant est en mesure de faire et si l’environnement dans lequel évolue l’enfant est favorable.
Si le mode interactionnel avec l’entourage est satisfaisant, le nourrisson sentira que son objet idéal est plus fort que l’objet mauvais et ses pulsions mauvaises. Il deviendra capable de s’identifier à son objet idéal et aura aussi une plus grande tolérance aux pulsions de mort à l’intérieur de lui-même et, par conséquent, moins de craintes paranoïdes. Le clivage et la projection s’amoindrissent, permettant l’intégration du moi et de l’objet. Klein nomme position dépressive cette période à partir de laquelle les processus d’intégration deviennent plus stables et plus continus. Ainsi au début du second semestre, l’enfant découvrant que sa mère peut exister en dehors de son champ perceptif, organise et traite les traces mnésiques parcellaires sur un nouveau mode. L’opposition entre absence et souvenirs de présence serait le point de départ d’une activité psychique permettant l’introduction de la continuité psychique. L’enfant deviendrait capable de construire l’objet total et de contenir les objets partiels subsistant de la période antérieure. »
Si la psychanalyse porte son attention sur les affects, les descriptions réalisées par Klein ou Spitz mettent en évidence qu’il s’agit avant tout du début de l’individuation de l’enfant, permettant l’unification de l’activité psychique. Les développements piagétiens sont proches. Traitement des affects et construction de l’individu dans sa relation au parent sont associés dans le mouvement psychanalytique. N’y aurait-il pas intérêt à différencier ces deux mécanismes même s’ils sont intriqués ?
Si la difficulté de l’enfant à élaborer l’absence entraîne une invasion des affects désagréables et le désorganise, la conséquence est aussi qu’il se trouve en difficulté pour produire des représentations satisfaisantes et unifier des espaces jusque-là contigus. Face aux manifestations douloureuses (cris, pleurs, etc.), le représentant de la fonction maternelle se sentirait obligé de ne pas quitter le bébé, seul moyen de calmer son angoisse. Selon Mahler cette situation pourrait engendrer dans certains cas des situations pathologiques.
2.4 Une étiologie des pathologies limites
Les propositions d’étiologie de ce processus morbide s’inscrivent dans le mouvement psycho-dynamique avec de nombreux emprunts à la psychanalyse. La CIM ou le DSM étant des classifications descriptives et n’étant pas conçues pour cela, elles ne peuvent être exploitées dans ce cadre. Une position autre sera développée ultérieurement dans le cadre de l’anthropologie clinique.
Green [28] pense que le moi est marqué par des angoisses de séparation et d’intrusion. Il note effectivement une importante porosité du moi chez les patients, et envisage deux possibilités. Soit il y a des angoisses d’intrusion et de séparation, soit du fait de la porosité, les intrusions ou leurs menaces génèrent une déstabilisation, une annihilation du moi provoquant de l’angoisse. Dans ce cas, les expériences désastreuses engendrent et confortent l’existence de ces angoisses.
La reprise des concepts de séparation-individuation et de position schizo-paranoïde est à déconstruire. Le processus de séparation-individuation se met en place dans la durée en quatre phases, entre le 5e et le 36e mois, selon Mahler. Ce n’est qu’après la 4e phase que l’enfant instaure une réalité plus stable. Si elle insiste sur la véritable image mentale de la mère qui permet à l’enfant de se réconforter en son absence, c’est aussi tout l’espace-temps qui est concerné avec son pendant qu’est la genèse de l’autre et d’un espace social, mais surtout un espace personnel incluant différents matériaux.
Par ces processus de séparation-individuation, de position schizo-paranoïde, de position dépressive, l’enfant se construit une frontière qui permet de délimiter le moi du non-moi puis de discerner de l’autre dans ce non-moi [29]. La construction de la mère comme objet total devient le prototype de la genèse des autres.
Une trop grande porosité ou labilité de la frontière fait perdurer chez l’enfant la difficulté de localisation du matériau, dont les objets partiels comme le décrit Klein. Internes ou externes, la confusion perdure. De par la qualité des interactions il n’arrive pas à incorporer, les projections/introjections sont incessantes. Ceci inhibe la possibilité pour l’enfant de prendre possession. Le maintien de la porosité ou de la labilité de la frontière atteste une défaillance quant à la différenciation et à l’unification.
Les positions de Green, comme les développements de Mahler ou de Klein, confirment l’intérêt de différencier conceptuellement ce qui concerne d’une part la genèse de l’individu, du sujet, notamment par le processus d’individuation, et d’autre part le traitement des affects, le processus éthico-moral. Continuer à associer le sentiment de vide, les manifestations somatiques, l’absence d’idées spontanées, le malaise corporel, l’absence d’intérêt, le sentiment de ne pas avoir de valeur, les sentiments d’injustice et des réactions violentes pouvant parfois être de type maniaque ne peut que faire perdurer confusion et ambiguïté concernant ce processus morbide.
3 Perspectives anthropologiques
Les interrogations perplexes sur les pathologies limites viennent donc de la complexité des situations rencontrées, de leur hétérogénéité apparente et d’un positionnement nosographique flou. Les manifestations symptomatiques bruyantes et invalidantes, pour le patient et l’entourage, focalisent l’attention d’autant plus qu’elles sont fortement labiles comme cela a déjà pu être évoqué.
3.1 Limites des positions psychodynamiques et psychiatriques
Les positions psychodynamiques et psychiatriques concernant les états limites sont développées à partir des névroses, des psychoses et des perversions. Comme le souligne André, l’introduction du narcissisme, avec l’article de Freud en 1914, n’a pas interrogé le découpage psychopathologique, ni la question du vital, le problème de l’être, du being.
A partir d’une communication de Karine Rannou-Dubas et Bénédicte Gohier [30] il est possible de synthétiser en un tableau les différences entre les états-limites et d’autres pathologies :
Névrose | Etat limite | Psychose | Psychopathie | |
---|---|---|---|---|
Symptômes |
▶ hystérie
▶ obsession ▶ phobie |
▶ dépression
▶ mise en acte ▶ appétences morbides ▶ états psychotiques aigus |
▶ déréalisation
▶ apragmatisme ▶ autisme ▶ délire |
▶ mise en acte,
▶ hétéroagressive répétitive ▶ désinsertion sociale ▶ absence d’affects ▶ utilité immédiate |
Angoisse | ▶ liée à la castration avec culpabilité |
▶ de perte d’objet,
▶ de dépendance ou d’intrusion ▶ de vide, de solitude, non élaborée |
▶ de morcellement
▶ de néantisation ▶ d’éclatement ▶ de destruction ▶ fusionnelle ▶ dépersonnalisation |
▶ peu d’angoisse
▶ angoisse de surface |
Relation d’objet |
▶ génitale
▶ érotisée |
▶ anaclitique
▶ dépendante ▶ ambivalente ▶ incomplétude narcissique |
▶ dyadique avec la mère |
▶ ne parvient pas à réparer l’objet
▶ introjection conservatrice impossible |
Moi | ▶ unifié sous le primat du génital | ▶ avec un secteur adaptatif et un secteur anaclitique | ▶ clivé d’emblée, morcelé définitivement | ▶ double secteur |
Mécanismes de défense |
▶ refoulement
▶ annulation ▶ déplacement ▶ isolation |
▶ clivage
▶ déni ▶ régression prégénitale ▶ identification projection ▶ manipulation agressive de l’autre |
▶ clivage
▶ scission ▶ déni de la réalité ▶ identification projective ▶ désinvestissement |
▶ clivage |
Conflits et instances |
▶ oedipien
▶ conflit entre pulsions et interdictions ▶ conflit Moi/Surmoi |
▶ stades intermédiaires
▶ prégnance de fantasmes de différents niveaux ▶ conflit Moi/Idéal du Moi |
▶ précoces
▶ originaires ▶ problématique entre le Moi et le Ca |
▶ idéal du Moi archaïque
▶ Surmoi insuffisamment intériorisé avec carence |
Ainsi les crises clastiques, les agressions, le sentiment de vide du patient borderline seraient consécutifs à des angoisses. Mais ces angoisses sont-elles similaires de celles du patient névrosé ou du patient psychotique ? Chez le névrosé, les angoisses sont décrites comme chargées de culpabilité et en lien avec la castration selon la terminologie psychanalytique. Chez le psychotique, elles seraient en lien avec l’unité de l’individu puisqu’il s’agirait de lutter contre le morcellement, le néantissement, la fusion, la dépersonnalisation. Le même terme d’angoisse vient donc rendre compte des effets de processus morbides distincts. De facto, n’induit-il pas des confusions ou amalgames néfastes à la problématisation clinique ? Le patient borderline ayant un moi sectoriellement adapté, dépendant des autres, aurait des angoisses en lien avec cette dépendance, l’intrusion, et le vide. Le terme d’angoisse paraît alors plus adapté aux pathologies névrotiques, au traitement de l’affect dans un cadre moral. Certes, certaines manifestations de patients psychotiques ressemblent à certaines manifestations de névrosés, mais les enjeux ne sont pas les mêmes puisque c’est de leur existence comme individu qu’il s’agit ; leur individualité étant menacée.
Les crises, les réactions du patient borderline s’inscrivent-elles davantage comme symptômes d’angoisses ou comme menace de disparition de ce qu’il a et de ce qu’il est ? Perte d’objet, dépendance, crainte d’intrusion, crainte de vide, chez le patient borderline, attestent une dépendance vis-à-vis d’un entourage que le patient psychotique ne peut poser si ce n’est que de façon parcellaire.
L’angoisse d’intrusion (ou peut-être plus vraisemblablement les craintes d’intrusion) venant déstabiliser l’unité du patient borderline, permettent de postuler une fragilité concernant cette frontière différenciant l’individu de son entourage. Selon Frédérique Marseault [31] : « Le souci à parler d’angoisse d’intrusion dans les états limites tient au fait que ce seul argument peut suffire à induire une confusion avec le plan de la psychose et en particulier précisément la schizophrénie. La mise à distance de l’autre ne paraît se justifier selon nous que d’un effet de lassitude chez nos sujets envers des relations à trop faible valence anaclitique ». Ceci vaut aussi pour le patient plus jeune, et les deux effets ne sont nullement antinomiques.
Nombre de termes exploités dans les conceptualisations psychodynamiques sont susceptibles de ne pas distinguer suffisamment ce qui a trait au traitement de l’affect dans un cadre moral, le traitement des valeurs d’une part et à la genèse de l’individu avec son pendant, la participation au social d’autre part. Si la problématique du patient borderline paraît présenter des similitudes avec celle du patient névrosé ou du patient psychotique, le processus morbide paraît cependant bien distinct.
Marseault énonce que « le sujet au moment du passage à l’acte semble en accord avec sa conduite, ne la critique pas et peut même la ressentir comme une source de satisfaction (…) ; dans un second temps, le sujet peut reconnaître les méfaits causés à son entourage et les critiquer. Bergeret vient à sa façon formuler la nécessité de dissocier la violence de l’agressivité en rappelant l’étymologie de violence […] La violence peut ainsi se définir, selon Bergeret, comme l’effort déployé pour se maintenir en vie, et pourquoi pas, pour nos troubles de la libido, promouvoir un élan vital ». C’est cette dissociation que nous allons questionner plus précisément.
3. 2 La conception de l’Anthropologie Clinique
L’anthropologie clinique distingue la rationalité du social (plan 3) de la rationalité éthico-morale (plan 4). Ainsi, l’agressivité, qui fait appel selon Marseault à la destruction, se réfère au 3e plan (où l’on observera les psychoses et les perversions), tandis que l’angoisse relève du 4e plan, autrement dit du traitement moral de l’affect. Dans cette idée, l’angoisse d’intrusion ou celle liée à l’abus de pouvoir observée dans la schizophrénie par exemple serait un effet de l’incidence du plan 3 sur le plan 4.
Marseault fait l’hypothèse que les patients borderline donnent à voir l’expression d’un trouble « naturel » situé au plan 4, c’est-à-dire « une incapacité à métaboliser les émotions, à réguler les pulsions qui les assiègent pour les mettre au service de leur désir ». Elle va à l’encontre de la littérature qui a tendance à renvoyer ce tableau clinique au plan 3, ce qui apparaît conséquent avec la façon dont « ça » (comme dirait Freud) s’adresse à l’autre, dans quelle histoire, dans quelle rencontre. Cette auteure pose l’hypothèse que la relation anaclitique [32] relève de l’incidence du plan 4 sur le plan 3 car « dans le domaine relationnel ces sujets peuvent montrer une certaine soumission ou obéissance à l’image d’une relation parent-enfant ». Ce qui s’apparente à une soumission ne semble-t-il pas davantage en lien avec la crainte de néantissement ? Sans pair, en effet, Jérémy est désœuvré car il n’est plus, il se sent vide, vide d’idées, vide d’affects. L’alcool, la cigarette, la nourriture lui permettent de se rassurer car ils lui donnent l’impression d’avoir un contenu. L’occupation, la présence d’un personnage rassurant permet de faire diminuer ces consommations mais elles ont aussi un impact sur le tonus, la prestance.
Selon Marseault et ses collègues, la douleur narcissique (l’abattement, la douleur d’anéantissement) est réactionnelle ; elle se réfère au plan 3. Pour eux, « le basculement dans la dépression avec prévalence des affects de vide, d’inertie, de futilité (Winnicott, repris par Green) persiste souvent de façon prolongée voire chronique ». Ils s’appuient sur Marcelli (1981) pour qui, rapportent-ils, « ici, le vide est un état permanent : le sujet a le sentiment d’être différent des autres, de ne rien pouvoir éprouver, et au maximum de ne pas être vraiment vivant ». On peut observer, poursuivent-ils avec Green, « une dépression pouvant aller jusqu’à des formes plus graves que la simple dépression névrotique, dépression de structure plus narcissique, plus proche de la mélancolie, où dominent l’autoaccusation et les idées d’indignité (le lien entre la mélancolie (plan 4) et le narcissisme (plan 3) est fréquent). »
Mais plusieurs termes utilisés pour caractériser les pathologies limites prêtent à confusion. Dans la phrase « Le basculement dans la dépression avec prévalence des affects de vide, d’inertie, de futilité (…) persiste souvent de façon prolongée voire chronique », s’agit-il d’un basculement dans la dépression ou plutôt d’une façon d’essayer de rendre compte d’un état dont quelques symptômes ressemblent à des manifestations d’aspect dépressif. Les propos de Marcelli « le sentiment de vide, le sentiment d’être différent des autres, de ne rien pouvoir éprouver, et au maximum de ne pas être vraiment vivant » renvoient-ils à des sentiments ou s’agit-il d’une façon de rendre compte de l’état dans lequel est le patient ? Ce qui est considéré comme un sentiment de vide n’est-il pas plus proche du néantissement ? La fin de cette phrase peut être rapprochée de celle de Little rapportée par André : « la sexualité […] ne peut qu’être hors de propos et sans signification aucune quand on n’est pas assuré de sa propre existence, de sa survie et de son identité ».
Etre vivant n’est pas seulement se différencier en tant qu’individu, ou être en mesure de traiter des matériaux de toute nature, c’est incorporer ces matériaux fondant la spécificité, l’identité de chacun. C’est aussi s’inscrire dans un cadre social avec des interactions, autrement dit être sujet capable d’imprégnation, d’incorporation. Le raisonnement proposé par Marseault et ses collègues n’aborde pas l’existence d’autres symptômes qui concernent les connaissances, les praxis, et qui se retrouvent dans la clinique. Jérémy, par exemple, éprouve des difficultés à récapituler, à s’organiser de façon adaptée. La littérature psychanalytique met l’accent sur une faille dans le processus de maturation de l’enfant en lien avec un mécanisme de séparation/individuation, d’une porosité du moi. Mais n’y a-t-il pas une faille dans l’incorporation ?
3.3 Le sujet en question
La clinique auprès de jeunes enfants dits autistes ou psychotiques, mais aussi borderline, nous a éloigné des formalisations conceptuelles de type psychanalytique, bien que celles-ci prédominent depuis le début dans notre propos, et nous a rapproché des conceptions de la théorie de la médiation, notamment des travaux de Charles Quimbert. L’intérêt de sa position [33] est de poser les pathologies autistiques comme naturelles sous la forme d’une asomasie dans le cadre de la rationalité sociologique. L’enfant autiste, dit Quimbert, ne peut sujétiser. Notre pratique clinique nous a amené à cerner des mécanismes assez proches entre certaines formes d’autisme, notamment de type Kanner, et certaines formes de psychoses infantiles précoces. Se retrouvent dans les deux situations, entre autres, le sameness behavior, l’aloneness behavior mais avec des manifestations différentes. Si dans l’autisme l’immuabilité opère par une réification de l’environnement, dans l’autre l’immuabilité opère par la reproduction inlassable d’une longue séquence identique dans l’environnement, mais nullement confuse [34]. Dans les deux situations, la non reproduction du même, de cet identique, génère des crises, des manifestations proches de celles de l’angoisse.
Ces deux formes d’asomasie se distinguent sur le plan axial de la différence et de la séparation. Cette bi-axialité naturelle diffère du mécanisme structural opérant au sein de chaque rationalité. « De manière générale, il semble que l’élément gestaltique se définisse par son contenu – il n’y a pas de définition immanente -, graduellement en plus ou en moins – la différence ou la séparation n’est pas totale -, et en présence de ce dont il se distingue – le reste le modifiant » [35].
D’autre part, devraient être différenciées de ces formes d’autisme et de psychose précoces des pathologies d’aspect autistique ou d’aspect psychotique telles que les travaux psychanalytiques — comme ceux de Frances Tustin ou de Malher — les mettent en évidence et qu’on retrouve dans la nosographie psychiatrique classique française. Pour ce second groupe, il serait préférable de ne plus utiliser les termes d’autisme ni de psychose afin d’éviter toute confusion. Dans le cadre de ce travail, je suggère que l’on parle de pathologie d’aspect autistique et de pathologie d’aspect psychotique. Dans ce second groupe, les manifestations peuvent être proches ou identiques des premières évoquées, mais peut-on toujours les considérer comme une forme d’asomasie ?
Si dans l’autisme de Kanner ou dans les psychoses infantiles précoces il y a une déficience du processus naturel au plan 3, concernant les pathologies d’aspect autistique et d’aspect psychotique, ne s’agit-il pas d’une inhibition de ce processus sous l’effet d’un processus morbide endogène et/ou exogène [36]. Le terme endogène recouvre ici l’hypothèse de Malher concernant l’existence de prédispositions chez l’enfant à développer des traits autistiques. Elle a pu aborder l’effet conjugué de ces prédispositions avec les modes relationnels parents-enfant instaurés et un cadre environnemental défaillant nommé ici exogène.
Qu’il s’agisse de pathologie d’aspect autistique ou d’aspect psychotique, l’enfant, avant le travail thérapeutique, n’est pas en mesure de s’individuer, d’être sujet. Il lui est difficile de poser une frontière permettant de différencier un moi d’un non-moi, et de discerner de l’autre dans ce dernier. Eprouvant des difficultés à différencier un intérieur d’un extérieur, il n’est pas en mesure d’incorporer, d’introjecter, de projeter, d’accéder à l’éducation, de s’imprégner.
De Guibert et Laurence Beaud [37] trouvent surprenante la dissolution jusqu’à la disparition de la différenciation de l’autisme de Kanner et de la « psychose infantile » dans le DSM IV et la CIM 10 au profit des notions de spectre autistique et de « troubles envahissants du développement » car « l’expérience clinique montre pourtant de manière régulière des tableaux cliniques bien spécifiques et autonomes ». Cette distinction clinique, selon de Guibert et Beaud, est mise en valeur par les travaux de Michel Lemay [38] qui préfère substituer le terme « autisme atypique avec envahissement par l’imaginaire » à celui de psychose. Ils posent que « le trouble autistique concernerait l’unité et la cohésion de la situation (celle-ci étant appréhendée en « îlots », par fragments isolés) ; alors que la « psychose infantile » serait un trouble de l’identité et de la cohérence de la situation, appréhendée de manière cette fois confuse et dispersée ». L’hypothèse proposée, indépendante de la question de l’étiologie, est centrée sur la différence unité/identité s’inscrivant dans une biaxialité naturelle telle que présentée antérieurement [39]. « Cette hypothèse de déficits de l’unité vs identité de la situation nous semble faire écho aux propositions de M. Lemay », écrivent-ils.
La proposition de de Guibert et Beaud ne permet pas de rendre compte de la différence d’une part entre autisme de Kanner et psychose et d’autre part ce qui se laisse appréhender comme pathologie d’aspect autistique ou pathologie d’aspect psychotique dont les « psychose symbiotique » (Mahler, 1973) et « psychose confusionnelle » (Tustin, 1986). Pour intéressante qu’elle soit puisqu’elle permet de restaurer des formes d’entités cliniques disparues du DSM, la proposition d’« autisme atypique avec envahissement par l’imaginaire » ne permet pas de différencier la psychose « asomasique » et la pathologie d’aspect psychotique. La clinique permet de repérer des différences au niveau de la biaxialité naturelle du fait de l’existence de patients présentant un autisme de Kanner et ce qui était appelé une psychose infantile précoce. Mais la clinique permet de repérer aussi un trouble de l’opérativité de la biaxialité naturelle sous l’effet de facteurs endogènes ou exogènes, notamment les interactions précoces parents-enfants, nommés par des cliniciens comme des pathologies psychogènes, et se manifestant sous la forme de pathologie d’aspect autistique ou d’aspect psychotique. De Guibert et Beaud incluent dans ce trouble au niveau de la biaxialité l’état prépsychotique et la dysharmonie psychotique, mais un autre positionnement est possible car leur symptomatologie est proche de ce qui est appréhendé dans les pathologies limites.
Les positions de Quimbert invoquant l’impossibilité pour l’enfant asomasique d’accéder à la culture obligent à reconsidérer l’éducation, la socialisation et toute la phase d’imprégnation. Ceci n’empêche pas l’enfant d’accéder à des connaissances, de réaliser des tâches mais l’exploitation des compétences dans un cadre social ordinaire se trouve perturbée car sectorisée et pas ou peu transposable d’un secteur d’activité à un autre.
La situation de Jérémy ne s’inscrit pas dans la problématique des asomasies ni dans celle des pathologies d’aspect asomasique, puisqu’il y a frontière même si elle est excessivement labile et poreuse. Jérémy est en mesure de se définir, de poser du différent et de l’autre. Il ne présente pas de manifestations de type aloneness ou sameness behavior. Il est en mesure d’incorporer, de faire l’objet d’une éducation, de s’inscrire dans une histoire familiale et dans un cadre social. Il peut transposer en différents lieux les acquisitions réalisées. Jérémy est parfois en mesure d’avoir des positions adaptées à des contextes. Il en éprouve une certaine satisfaction et il est en mesure d’expliquer cet ajustement. S’il a réalisé des acquisitions de différentes natures (scolaires, professionnelles) et s’il a des compétences, ce matériau peut ne pas être mobilisable par moments. Il n’y a aucune volonté que ceci se présente, le ressenti de néantisation est bien trop fort. Chez Jérémy, le matériau acquis, incorporé, ne semble pas bien contenu et son maintien semble conditionné par des facteurs exogènes. Il est perméable à l’éducation, d’autant qu’il la conteste parfois, et il identifie les apports spécifiques de ses parents. Il lui arrive d’évoquer l’incohérence, l’instabilité, l’incongruité de leurs positions. Parfois il en sourit mais à d’autres moments il est insécurisé s’il ne se perçoit pas inclus dans le propos, ce qu’il assimile à un abandon, à ne plus être, ou si la variation de la situation est telle qu’il perd ses repères.
La clinique psychanalytique repère l’existence d’un traumatisme psychique désorganisateur précoce. L’enfant serait mis face à une somme d’excitations supérieure à ce que le moi peut métaboliser. Le moi serait trop tôt et trop brutalement confronté à une réalité qu’il ne pourrait assumer. À cela s’ajouterait fréquemment le fait que la mère n’ait pas ce rôle de pare-excitation [40], tant par rapport au moi de l’enfant que par rapport à l’environnement. Ce trauma multifactoriel serait donc le premier désorganisateur, et il bloquerait l’évolution libidinale et identitaire puisque le moi serait encore trop inorganisé et trop immature sur le plan de l’équipement, de l’adaptation et des défenses. L’enfant resterait ainsi soumis aux risques de débordement par des excès de tension interne venant perturber les ébauches d’organisation de la vie mentale. Ainsi « l’émergence d’un appareil psychique n’est pas interdite mais altérée. Et l’élaboration mentale, le traitement des affects, comme la construction personnelle, sont défaillants du fait de la prégnance de mécanismes de défense dits archaïques, comme le clivage » [41]. Ceci permet de cerner des inhibitions dans le processus de construction du sujet.
Le rôle de la mère est décrit comme primordial. Une altération de la fonction maternelle, un maternage notamment de type depriving, rejecting, peut générer chez l’enfant des réactions l’obligeant par lui-même à trouver une solution de compensation, de réassurance. La répétition des interactions, naturellement nécessaire, peut être néfaste dans de telles circonstances et les conséquences peuvent être importantes. « L’externalisation des dangers intérieurs renforcés par des dangers externes internalisés entraîne une anxiété considérable car le moi doit faire face à une tâche très au-dessus de ses forces : la réplique sera une projection de type paranoïde […] » [42].
Le maternage,le holding, intéresse toutes les rationalités chez l’enfant, car le parent introduit l’enfant dans un bain de langage, de manipulations, d’interactions. Le parent a ce rôle de pare-excitation en rassurant, soit par rapport à des événements extérieurs comme des bruits intenses, soit par rapport à des percepts intéroceptifs. Mais avant tout, par le holding, l’enfant est institué. Par le maternage, la répétition des séquences de soins permet leurs identifications comme telles, l’instauration d’interactions. Cette permanence des interactions, considérée comme rassurante, incite à poursuivre l’internalisation et ce indépendamment de la qualité du matériau. S’il y a depriving ou rejecting le parent reconnaît l’enfant mais il l’instaure insuffisamment. Les interactions sont réduites et les réponses données peuvent être instables, incongrues ; les productions langagières accompagnant ces interactions seront moindres, comme les manipulations ou les jeux. De plus l’enfant doit surmonter seul certaines tensions ressenties.
Klein et les post-kleiniens soulignent l’importance de l’introjection des objets partiels, puis des objets totaux, qui oblige normalement l’enfant à se différencier totalement de l’environnement, à s’individuer, ce qui lui permet de résister à un renouveau d’angoisse et de culpabilité consécutivement à la projection de pulsions destructrices dirigées contre l’objet aimé. La psychanalyse insiste sur l’angoisse, la culpabilité mais le contenu introjecté est varié et il s’agit autant d’affects que de postures, de percepts, de langage puisque le matériau introjecté est tout ce qui est présent durant la séquence de maternage, de holding. Tustin décrit la genèse d’un état pathologique si la disposition innée de l’enfant à discerner des modèles, des ressemblances, des répétitions et des continuités, à partir desquelles s’échafaudent des fonctions mentales telles que la reconnaissance et la classification, la création d’objet et l’empathie, est exagérément perturbée. Ne faire référence qu’à des fonctions cognitives paraît insuffisant, tout comme trop se centrer sur l’angoisse, mais ce qui importe ici est de mettre en évidence qu’il s’agit de processus permettant l’incorporation de matériaux, altérés dans leur mise œuvre.
L’histoire de Jérémy est celle d’un enfant placé en famille d’accueil assez jeune, mais sur une courte période, du fait de défaillances familiales comme des conduites incohérentes, des réponses inadaptées. Encore récemment sa mère, appuyée par son père, expliquait qu’il est plus difficile d’élever un garçon qu’une fille. Son propos laisse percevoir qu’elle éprouve des difficultés à penser ce qui est différent d’elle. Au fil de l’échange, elle décrit les mêmes difficultés et appréhensions concernant ses filles mais le fait que ce soient des filles, du différent mais de même sexe, lui semble moins problématique. Si le père confirme, il est davantage centré sur les difficultés relationnelles fréquentes avec Jérémy. La mère peut évoquer, mais succinctement, le mode relationnel avec Jérémy, à savoir qu’il est simplement là. Tout en affirmant son amour pour lui, ses propos et sa posture laissent entrevoir qu’il est un fardeau pour elle. Les parents peuvent parler de son enfance et de leurs attitudes durant cette période. S’ils disent que c’était plus facile avant, ils décrivent des situations presque identiques à une différence près : la peur qu’ils ont de leur fils est beaucoup plus importante maintenant. Les deux parents travaillaient dans la même entreprise de 8h à 16h et ils se décrivent comme fatigués par ce travail, ce qui les amenait à se coucher vers 18h, laissant les enfants se débrouiller seuls avec la consigne de ne pas aller se coucher trop tard. S’il y avait trop de bruit le soir, ils pouvaient les réprimander de leur chambre. Ils disent que Jérémy leur manquait de respect, qu’il n’écoutait pas. Ils parlent de lui, mais pas des autres enfants.
Jérémy peut parler de la façon dont il construisait auparavant l’environnement, les gens, ses « valeurs », son quotidien et ne se rendait nullement compte de l’incongruité dans laquelle il vivait. Mais il arrive peu à peu à exprimer des craintes en lien avec l’instabilité, la labilité, l’inconsistance parfois, de son environnement. Il s’agit d’une véritable insécurité qu’il tente de compenser le plus souvent par l’absorption de substances ou par des actes de type violent, transgressif. Il peut décrire les colères qu’il faisait lorsqu’il était plus jeune. Ses descriptions laissent percevoir que l’analyse des contextes sociaux en s’y incluant n’est pas aisé, et lui demande des efforts. Le plus souvent il tente d’installer une organisation avec des repères rassurants pour lui, mais qui sont inadaptés socialement. En effet il tente d’annihiler ce qu’il considère comme de l’instabilité environnementale, mais aussi de facto les autres.
L’instabilité du sujet, la labilité de certains matériaux, parfois le flou de leur localisation – interne ou externe – sont sources de sensations d’annihilation. Parmi ces matériaux il y a par exemple des percepts intéroceptifs comme les flatulences, les borborygmes, etc. Adolescents comme enfants provoquent fréquemment le questionnement : « c’est toi ou c’est moi ? ». D’autres situations moins anecdotiques sont sources d’instabilité, notamment celles où ils n’arrivent plus à affirmer une position, un propos, à différencier leur position de celle de l’autre au bout d’un moment. Une forme de confusion apparait. Ceci contraste avec d’autres moments où ils sont en mesure de saisir convenablement la situation. Dans des situations considérées par lui comme instables, générant des tensions et des risques de débordements comportementaux, Jérémy a trouvé comme solution d’aller fumer dans un coin. Il peut expliquer que la chaleur de la fumée se diffuse dans son corps, le remplit et lui fait du bien. Une fois apaisé, il peut revenir sur les situations. Jérémy montre qu’il est en mesure de traiter des matériaux internes ou externes ; mais l’appropriation reste problématique.
3.4 Conclusion : les pathologies limites, une entité nosographique isolable ?
Le propos développé a visé à différencier les pathologies limites d’autres formes de pathologies en lien avec la rationalité axiologique et certaines appartenant à la rationalité sociologique, même si elles en empruntent des symptômes. L’existence de symptômes variables selon le contexte environnemental et plus ou moins invalidants selon l’âge du patient sur trois rationalités incite à poser l’hypothèse d’un trouble au niveau de la rationalité sociologique. Si les pathologies limites se différencient des névroses ou des perversions, l’hypothèse d’un trouble naturel au niveau de la rationalité axiologique ne paraît pas satisfaisante car les patients sont en mesure de traiter de façon variée des affects selon le contexte environnemental. Elles sont aussi à différencier des troubles de la rationalité sociologique comme la schizophrénie ou la paranoïa, même si quelques manifestations peuvent induire une ressemblance, les situations cliniques ont pu faire apparaître des symptômes schizoïdes ou paranoïdes, voire les deux chez un même patient, selon le contexte environnemental, mais aussi des asomasies et des pathologies d’aspect asomasique.
L’hypothèse d’un trouble au sein de la rationalité sociologique lors de la période d’imprégnation est envisageable. Ce trouble, en lien avec des interactions parent-enfant insuffisamment bonnes, concernerait le matériau incorporé lors de cette période et fragiliserait le processus de somasie sous l’aspect de ce qui est évoqué en termes de porosité sans pour autant être une a-somasie. Ces éléments incitent à concevoir les pathologies limites comme une entité pathologique autonome au sein de la rationalité sociologique et à concevoir un continuum enfant-adulte, même s’il y a une forme de réaménagement des symptômes au cours de la vie du patient. La dépendance, la néantisation, etc. se retrouvent même si elles se réaménagent et en conséquence réaménagent les manifestations symptomatiques. Le modèle de l’anthropologie clinique permet de préciser ce que la clinique psychodynamique conceptualise comme une défaillance dans le processus de séparation-individuation car ce mécanisme n’est pas le seul en jeu.
A partir de la proposition développée, on devrait pouvoir inclure dans les pathologies limites qui apparaissent comme plus spécifiques des troubles comme les dysharmoniques cognitives pathologiques [43] ou certaines formes de R.O.R. [44] mais aussi ce qui a été nommés les prépsychoses [45] ou dysharmonies psychotiques [46].
Contribuant à cette imprécision, depuis quelques décennies, sous l’égide des instances internationales de santé comme cela a été développé, l’aide au patient et à l’entourage est pensée sous la forme de réduction de symptômes et de compensations. Il ne s’agit plus de prise en charge clinique mais d’accompagnement médico-social. Ainsi des associations symptomatiques nouvelles, promues en entités nosographiques, sont réalisées sur le critère de symptômes forts envahissants susceptibles d’être réduits. Aussi, c’est la conformation du patient au cadre social qui est avant tout attendue. Dans le cadre des pathologies limites, le symptôme phare est constitué par les troubles thymiques car ils viendraient déstabiliser l’environnement. Ces associations symptomatiques nouvelles viennent inhiber la clinique avec son effet sur la singularité du patient.
Ces hypothèses de travail nous semblent déjà largement justifiées par rapport aux réalités cliniques, mais elles restent encore à affiner. Ce processus morbide que constituent les états-limites montre à quel point la nature de l’homme à s’inscrire dans une culture peut être contrariée, de façon durable.
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Notes
[1] Pené, 2002, p. 284-290.
[2] Notion que Bergeret entend dans le sens psychanalytique.
[3] Op. cit., p. 187.
[4] Widlocher, 1979, p. 70, p. 7-11.
[5] Green, 1990.
[6] Gunderson, 2001.
[7] Cité dans Orcutt, 1996.
[8] Cité dans Denis, 2015.
[9] Kenberg, 1979, p. 100.
[10] Ibid., p. 31.
[11] Ibid., p. 49.
[12] Ibid., p. 61.
[13] Ibid., p. 111
[14] Ibid., p. 116.
[15] DSM IV, 1996, p. 763-764.
[16] Constant, 1993.
[17] André et al., 1999, p. 2.
[18] Ibid., p. 3.
[19] Ibid., p. 6-7.
[20] Le matériau consiste ici en tout contenu qu’il s’agisse de pensées, d’affects, de ressentis intéroceptifs ou proprioceptifs, de conduite, de praxis, etc. La nature des matériaux est ce que tout individu acquiert par éducation, apprentissage, expérimentation…
[21] PPI (Psychopathic Personality Inventory) est l’inventaire de personnalité psychopathique. Il s’agit d’une échelle d’auto-évaluation comportant trois rubriques (Domination, impulsion anti sociale, sang-froid) et des sous-rubriques pour chacune d’elle.
[22] PCL (Psychopathy Checklist) est une échelle d’évaluation de la psychopathie. Cette échelle consiste en des mesures de l’impulsivité, de l’agression, du machiavélisme, de l’empathie et de l’affiliation. Chaque catégorie comporte des sous-catégories.
[23] Anzieu (1989) conceptualise le moi-peau comme une enveloppe à deux couches. La couche périphérique sert de pare-excitation face aux stimulations en provenance du monde. La couche interne a une fonction réceptrice à deux faces et sépare les deux mondes et les met en relation. Anzieu pose qu’elle peut être fermée, ouverte ou en bande de Moebius comme dans les états-limites. Le moi-peau n’est pas un moi mais un pré-moi corporel.
[24] Pené, 2002, p. 225-238.
[25] Hall, 1971, p. 13.
[26] Spitz, 1984.
[27] Piaget, 1937, p. 9.
[28] Green, 1995, p. 221-228.
[29] Pené, 2002, p. 128-129.
[30] Rannou-Dubas, Gohier (2002).
[31] En collaboration avec Robert Le Borgne et Hubert Guyard, séminaire sur la pathologie borderline à l’université Rennes 2 (mai 2009, non publié), dont les propos cités ici sont tirés.
[32] Le terme de relation d’objet anaclitique a été introduit par Spitz pour rendre compte d’un arrêt pour l’enfant de « s’appuyer sur » sur sa mère. Il est souvent mis en avant la perte de la mère comme perte d’une relation d’amour. Il s’agit de fait d’une disparition d’un « connu », d’un ensemble de tableaux ne contenant pas seulement des affects mais qui concerne toutes les rationalités. Cette disparition prolongée, situation de carence, entraîne la dépression anaclitique selon Spitz.
[33] Quimbert, 1998.
[34] Pené, 2002, p. 219 et suiv.
[35] Guibert, Clerval, Guyard, 1993, p. 248.
[36] Pené, 2002, p. 274
[37] de Guibert et Beaud, 2005
[38] Lemay, 2004
[39] de Guibert et al., 2002
[40] Freud, 1920, p. 296-303
[41] Pené, 2002, p. 295.
[42] Lang, 1979, p. 188.
[43] Besses, 1994.
[44] « Retard d’Organisation du Raisonnement », Gibello, 1984.
[45] de Ajurriaguerra, 1974.
[46] Misès, 1977.
Dominique Pené« Les états-limites chez l’adolescent et le jeune adulte. Contribution à une déconstruction du concept », in Tétralogiques, N°22, Troubles de la personne et clinique du social.