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Anne-Christine Frankard, Jean-François Delforge

Anne-Christine Frankard : psychothérapeute d’orientation analytique ; docteur en sciences psychologiques (Université Catholique de Louvain). Responsable des psychologues et paramédicaux au Centre Psychothérapeutique de Jour Charles-Albert Frère, Marcinelle, Belgique. anne-christine.frankard chez ghdc.be ; Jean-François Delforge : éducateur et art-thérapeute au Centre Psychothérapeutique de Jour Charles-Albert Frère, Marcinelle, Belgique.

La co-intervention, angle d’approche d’un atelier thérapeutique musical mené avec de jeunes enfants autistes

Résumé / Abstract

L’article se propose de reprendre le processus de construction d’un atelier thérapeutique à médium musical au sein d’un Centre Psychothérapeutique de Jour. L’axe principal repose sur le repérage des enjeux de la co-intervention auprès d’un public de jeunes enfants autistes. En partant de la psychopathologie et particulièrement du trouble de l’unité tel que défini par de Guibert et Beaud (2005), nous déployons plusieurs vignettes cliniques éclairées par les processus « Trans » et « Méta » (Kinable, 2015) qui dépassent les oppositions individuel versus collectif, pareil versus pas pareil.

This article investigates the process of construction of a therapeutic workshop with musical mediation in a Children’s Psychotherapeutic Day Center. The main focus is the identification of pertinent elements in order to enhance effectiveness in co-intervention strategies with very young autistic children. We build on initial assessments of psychopathology and particularly the unity deficit as defined by de Guibert and Beaud (2005) to illustrate several cases in selected clinical case studies. These are analysed by the processes “Trans” and “Meta” (Kinable, 2015) which aim to overcome dualistic oppositions such as “ individual versus collective”, “similar versus dissimilar”.

Mots-clés
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Introduction

Engager une réflexion sur l’intervention à deux au sein d’un atelier, c’est avant tout déterminer les déclencheurs de cette histoire commune. Dans notre institution psychothérapeutique de jour, bon nombre d’ateliers de courte à moyenne durée ont vu le jour sous diverses formes avec un ou plusieurs intervenants. La question principale qui nous anime dans ce travail de co-écriture porte sur les facteurs qui ont présidé à l’élaboration d’un petit dispositif d’ateliers thérapeutiques qui se pérennise depuis quatre ans. Les ateliers se situent dans un espace qui articule l’individuel et le collectif, le rapport au semblable (place des rituels, régularité des séances, disposition du matériel…) et au différent (différence de formation des deux intervenants, différence homme-femme, différence des générations....). Ils nous conduisent à une réflexion stimulante sur l’apport du binôme comme levier thérapeutique de l’intermodalité sensorielle chez l’enfant autiste. Celle-ci sera référée aux recherches de Clément de Guibert et Laurence Beaud (2005) qui soulignent que « L’enfant autiste semble appréhender tout, il semble sensible à tout ce qui se passe. Mais ce ʺtoutʺ est une totalité amorphe, non organisable en ensemble et parties, sans composition. Il n’y a pas de délimitation, donc d’unité cohésive » (p. 400). Notre hypothèse de travail au sein de l’atelier se fonde sur la capacité du dispositif à appréhender une situation comme une entité dont les éléments sont séparables mais liés et intégrés. Ce que nous allons déployer de façon spécifique dans le cadre d’un atelier dont le médium est la musique. Le travail de liaison et d’intégration soutient la position occupée par les deux intervenants dans un cadre où l’exploration sonore vient toucher des niveaux archaïques des registres du rapport à soi et à l’autre comme ceux des vibrations ou des mouvements. Le potentiel offert par le travail en binôme rejoint la position de Geneviève Haag autour de la dynamique du « pareil et du pas pareil » (au sens de Haag, 1987, et des auteurs qui se sont inscrits dans la suite de ses propos, tels Simone Urwand, 1995, 2001, 2002 et Eric Jacquet, 2010). Selon l’auteur, les intervenants doivent d’abord pouvoir se mettre dans une peau commune, dans « le pareil ». L’art sera celui du dosage progressif du « pas pareil » que nous essayons de faire expérimenter à l’enfant pour aboutir à suffisamment de moments « d’ajustement » autorisant une potentielle ouverture psychique intégrant « le pareil » et « le pas pareil ».

Ces premiers repères théorico-cliniques se sont enrichis des avancées introduites par Jean Kinable [1] que nous remercions ici chaleureusement. Ses suggestions, propositions et questionnements durant toute la phase d’élaboration de ce travail d’écriture ont permis de consolider le fil conducteur de notre réflexion et d’y ajouter son éclairage autour de la place du jeu, en particulier les processus de transformation, de transmission, de transfert (préfixe « Trans ») ainsi que les différents déplacements (préfixe « Méta ») qui opèrent entre intervenants, entre enfants, entre intervenants et enfants (Kinable, 2015). Les deux auteurs de cet article forment ce « binôme-atelier » depuis quatre ans.

1 Présentation de l’institution

Notre institution accueille 35 enfants âgés de 2 à 6 ans lors de leur admission. Ils présentent essentiellement des troubles envahissants du développement dont les troubles autistiques, les troubles psychotiques et les troubles de l’attachement. Les enfants sont accueillis dans un groupe de vie de sept enfants où deux éducateurs, un homme et une femme, assurent une permanence tout au long de la journée. Au sein de cette dynamique groupale, des temps individuels sont réfléchis au sein des réunions de synthèse régulièrement organisées au cours de l’année afin d’évaluer les progrès et le développement de l’enfant. Le projet thérapeutique s’est construit en référence à la notion de « Constellation Transférentielle » développée par François Tosquelles (1967) et reprise par Jean Oury (2001). Elle est, dans notre institution, un opérateur très utile dans l’accompagnement de l’enfant. Il s’agit de rassembler et de partager son engagement, particulier à chacun des professionnels de l’équipe (éducateurs, infirmiers, thérapeutes du développement, logopèdes, psychologues, pédo-psychiatres, assistants sociaux…), dans un lien de parole, dans un climat qui le permet et dans une forme adaptée au collectif. Ce qui donne du sens, dans ce travail d’élaboration, va changer la manière dont chaque membre de l’équipe va considérer l’enfant. Ce qui est fondamental, c’est la qualité d’accueil et d’accompagnement du patient. Accompagner, c’est être aux côtés de l’enfant et de sa famille, repérer ses centres d’intérêts si petits soient-ils, être dans un travail d’attention pour repérer les émergences, les élans à l’interaction, l’ouverture relationnelle. C’est garantir que quelque chose se passe (Frankard et Schonne, 2015). Jean Kinable, à ce propos, explique que « ʺCe quelque choseʺ ne se produit pas ʺdans le videʺ, sans devenir, mais, bien au contraire, au contact avec l’entourage qui accompagne. C’est l’opportunité d’une rencontre interhumaine dialogale ».

C’est donc un choix de sécurité par le lien, ceci dans un cadre où la notion psychanalytique de « fonction contenante » (Mellier, 2005 ; Kaës, 2012) est essentielle. Celle-ci est proposée comme référence soutenant les pratiques et utilisée pour analyser et élaborer ce qui se passe. Il nous paraît important de veiller au maintien d’une permanence de personnes, de lieux et de rythmes pour l’enfant.

2 Être deux co-intervenants : mise en perspective

Dans le cadre d’une complémentarité entre deux fonctions où la dynamique de « l’inter » est particulièrement précieuse, deux ateliers ont vu le jour depuis quatre ans. Nous avons choisi, pour cette publication, de présenter plus particulièrement l’atelier musique dans ses particularités sensorielles, tant sur le plan corporel que sur le plan sonore. Nous y intervenons en tandem depuis sa création. La complémentarité des fonctions était voulue afin de permettre un croisement dans les regards, une ouverture dans les approches, un enrichissement mutuel.

Chacun, par son expérience antérieure dans d’autres institutions, fut interpellé par le caractère de la relation qui pouvait s’établir avec l’enfant par le biais de différents médiums sensoriels comme la peinture, la terre, le sable ou encore sensoriels et culturels comme la musique, les contes, les marionnettes... Ces objets médiateurs, ou « medium » comme les qualifie René Roussillon (1991), servent d’interprète, de transformateur, entre la réalité psychique et la réalité externe. En partant de la transformation, le matériau devient soudainement une création et, par là, une mise à distance. Cette malléabilité offre donc le début d’une « mise en jeu ». Nicolas Amann et Anaïs Devaux l’expliquent :

« Une des conditions préalables pour que la co-animation puisse être possible est sans doute l’envie que les deux professionnels ont de vouloir utiliser la médiation auprès de patients, d’y rattacher des fondements théoriques, de pouvoir l’articuler dans une pratique et d’en observer les enjeux, qu’ils ʺjouent le jeuʺ eux aussi afin qu’une réflexion puisse s’engager autour de ce qui est observé dans une approche plurielle. » (Amann et Devaux, 2012, pp. 120-121)

Au sein des ateliers, nous nous sommes donnés du temps pour nous préparer. Cette temporalité a été nécessaire pour dépasser le désir premier de travailler ensemble en approfondissant, par une mise en commun, nos expériences et nos grilles de lecture réciproques. Nos temps d’échange, avant la mise en place concrète des ateliers, ont offert la possibilité de poser les bases du travail à deux. Chacun a pu signifier ses attentes, ses questions, ses limites, ses référentiels, ses expériences antérieures. La capacité à s’énoncer dans ces premiers moments a permis, nous en sommes à présent persuadés, de diminuer les attentes imaginaires de l’un vis-à-vis de l’autre, d’expérimenter un premier cadre d’élaboration commune. En outre, notre projet a rencontré la demande de l’équipe multidisciplinaire. Cette articulation entre notre élaboration et l’attente de l’équipe a apporté une certaine contenance au projet et aussi, bien plus tard, avec le groupe pris en charge.

Être deux en co-intervention permet une double écoute. Elle limite les risques d’arbitraire, d’impulsivité, les sentiments de toute-puissance ou les dangers de séduction. Nos fonctions dans l’institution, nos formations respectives, la différence homme-femme (jouant à la fois sur les fonctions maternelle et paternelle ainsi que sur nos regards, nos ressentis, nos perceptions tout en soulignant que chacun peut occuper l’une ou l’autre position), la différence d’âge (laquelle esquisse la différence des générations) sont prises en considération afin de mener un projet commun.

Cette dynamique d’entre-deux, entre ce qui nous différencie et ce qui nous réunit, a été fortement mobilisée dans l’élaboration de l’atelier. Elle est toujours actuellement au travail dans chacune des rencontres avec les enfants et dans le temps d’écriture qui suit chaque séance. Elle conditionne notre façon d’intervenir et de nous réunir autour du projet. Nous allons à présent la déplier de façon plus concrète en prenant comme fil conducteur la problématique de l’enfant et l’articulation avec le contenu de l’atelier.

Le projet de réunir quatre enfants présentant un autisme sévère, dans un cadre pensé et organisé autour de la musicalité, s’inscrit dans une réflexion soutenue par l’ensemble de l’institution autour des difficultés rencontrées par ces enfants à relier les différentes modalités sensorielles qui participent à leur appréhension de l’environnement.

3 L’atelier musique

3.1 Les enfants accueillis à l’atelier et trouble autistique de l’unité

Notre grille de lecture s’appuie sur les avancées théoriques de de Guibert et Beaud (2005) à propos de la problématique autistique ; elle nous permettra de relier dans un cadre théorico-clinique à visée thérapeutique la psychopathologie de l’enfant aux modalités de notre dispositif et en particulier à l’analyse de l’atelier musique. Trois temps logiques participent à ce processus.

3.1.1 Le temps du diagnostic

Les enfants concernés s’inscrivent dans les troubles du spectre autistique qui se marquent par d’importantes difficultés au niveau relationnel et communicationnel ; la construction psychique du sujet est ainsi entravée.

De Guibert et Beaud, dont le travail s’inscrit dans le cadre d’une anthropologie clinique, ont une hypothèse spécifique centrée sur la différence axiale unité/identité. Cette biaxialité a été transposée analogiquement aux agnosies de la perception et aux troubles développementaux de la personnalité. Les troubles en question ne sont pas de même nature, mais ils présentent dans leur rapport interne une similarité intéressante.

Les agnosies semblent se répartir en agnosie de l’unité (simultagnosie) et agnosie de l’identité perceptives. En ce qui concerne l’appréhension de soi et de l’environnement (la situation), les arguments sont importants pour répartir les troubles développementaux de la personnalité en trouble de l’unité (autisme de Kanner) et trouble de l’identité (psychose infantile). Les auteurs apportent un éclairage important sur la distinction entre autisme de Kanner et psychose infantile qui aujourd’hui sont nosographiquement dilués dans le « spectre autistique » (DSM V). Ils invitent à prendre en compte ce que l’enfant nous montre et à distinguer ainsi une symptomatologie propre à l’autisme ou propre à la psychose infantile.

Selon eux, si les deux troubles manifestent un déficit de la situation vécue (de la permanence et de la constance du sujet et de l’environnement au-delà des aléas internes et externes), le trouble autistique concernerait l’unité et la cohésion de la situation (celle-ci étant appréhendée en « îlots », par fragments isolés), alors que la psychose infantile serait un trouble de l’identité et de la cohérence de la situation (appréhendée de manière cette fois confuse et dispersée). Dans la simultagnosie, déficit d’unité que l’on retrouve analogiquement dans l’autisme :

« (…) le patient manifeste une perception focalisée, par isolation, ne pouvant percevoir deux choses à la fois, d’où l’appellation du syndrome. (…) devant une scène, il isole un détail qu’il identifie, qu’il perçoit comme un tout, et perd son lien à l’ensemble. Il semble ainsi ne plus pouvoir qu’identifier des éléments et rester figé à une identification possible − on parle de difficultés de ʺdésengagementʺ − sans pouvoir appréhender un ensemble composé et y intégrer ses éléments. » (de Guibert et Beaud, 2005, p. 397)

Ainsi l’enfant autiste présente une propension à préserver l’uniformité. Il tente de maintenir ce qui est identique, est en recherche d’immuabilité. S’il peut accepter le changement, c’est d’une seule chose à la fois.

Jean Kinable poursuit en ajoutant qu’ « il s’agit d’un trouble de l’unité et de soi et de son être-au-monde, à l’égard d’autrui, et de ce qui fait la différence respective de chaque ʺunʺ ; il y va d’une unité-unification à instaurer-restaurer sans que la différence ne porte atteinte à la mêmeté. »

3.1.2 Le temps du pareil et du pas pareil, de l’ipséité et de l’altérité dans et par le groupe

Les différents auteurs qui nous ont servi de point d’appui pour la constitution des ateliers thérapeutiques situent la recherche du caractère parcellaire, restreint, simplifié des situations comme un fond de sécurité pour l’enfant autiste, au risque cependant que cette recherche soit exagérément maintenue dans une forme de maintien à l’identique, d’immuabilité, de comportements stéréotypés. L’apport des travaux de Haag sur la constitution des groupes thérapeutiques d’enfants autistes nous permet d’introduire la dynamique « pareil-pas pareil » comme un levier thérapeutique potentiel. L’adhésivité, décrite par Esther Bick et reprise par Haag (1987) et Urwand (2001), est le substrat sur lequel repose une substance commune à tous dans le groupe. C’est un premier niveau d’identité (identité adhésive) marqué par le collage, l’adhérence. Le besoin d’un objet qui soit contenant engendre une recherche frénétique pour un objet lumière, voix, odeur, ou autre objet perceptible par les sens qui puisse maintenir l’attention, et par là donner le vécu de maintenir les parties de la personnalité, momentanément au moins. Il constitue l’appui sur lequel se fonde l’identité des membres du groupe en s’étayant sur le sentiment du même et de l’identique, comme dans tous les rituels. Dès son premier article sur des cliniques groupales, Haag est d’abord frappée par « l’intensité de l’effet-groupe même avec des enfants si perturbés » (Haag, 1987, p. 74). « Tout se passe sans langage, seulement au travers d’indices (sur les images) et de mise en jeu de manipulations d’équivalents symboliques ; c’est tout un apprentissage de la lecture de ces équivalents symboliques primitifs qui est à faire » (1987, p. 80).

Elle s’interroge en particulier sur la résonance, dans ces groupes, des premiers contenants et leur rapport avec l’enveloppe du groupe : « Les enfants autistes semblent faire ressortir la composante adhésive de la matrice des groupes » (1987, p. 82). C’est également dans cet écrit qu’elle élabore la question du « pareil-pas pareil » au sein des petits groupes d’enfants autistes.

« (…) ne faut-il pas savoir se mettre aussi dans la peau commune, dans le pareil, dans la traduction plus que dans l’interprétation, dans les moments de l’adhésif normal. Peut-être y aurait-il à chercher, techniquement, un art du dosage progressif du pas pareil que nous essayons de faire expérimenter au patient vitalement accroché à la recherche adhésive, mais le plus important semble d’aboutir tout en déblayant les défenses destructrices ou limitantes, à suffisamment de moments élationnels ʺd’ajustementʺ où semble finalement au mieux se produire ce phénomène d’enrichissement de substance psychique pouvant se dédoubler, et semblant aussi imprimer quelque chose, sorte de fusion introjectante, aussi bien du pareil que du pas pareil. » (Ibid.)

Le besoin de continuité entre soi et l’autre n’est pas suffisamment symbolisé et rejoint la nécessité du retour au même dans un mouvement perpétuel d’enfermement et de gel des émotions. Cette observation rejoint les positions de de Guibert et Beaud (2005) concernant l’immuabilité, la recherche chez l’enfant d’un maintien à l’identique. Le clivage s’impose alors entre les différentes modalités sensorielles (visuelle, auditive, tactile, etc.), clivage que Donald Meltzer (1975) a défini comme un démantèlement, avec un agrippement à un seul canal sensoriel : c’est le passage d’objet en objet pour leur caractéristique sensorielle et sensuelle (regard accroché à un point lumineux, écoute d’un bruit, puis concentration sur une odeur ou sur une perception tactile). Cette domination du monde des formes sensorielles et sensuelles apparaît comme une modalité défensive contre une trop grande émotionnalité qui déborderait la capacité de pare-excitation et de contenance (Urwand, 2002, p. 54).

Jean Kinable met en évidence le fait suivant :

« les ateliers, du fait même déjà qu’ils s’accomplissent en groupe, coopèrent à des processus d’unification de/avec soi en même temps que de/avec autrui : tissage de rapports de cohésion et d’intégration (notamment des différences entre modalités sensorielles du sentir et du ʺse mouvoirʺ) en une même entité distincte à part entière, donc à part : séparée et séparément autant que reliée et se reliant ; engendrement de l’accès à soi et à l’entourage ainsi qu’à autrui, l’accès relevant d’une communauté de partage et d’appartenance. »

3.1.3 Le temps fécond de la co-intervention

Selon Urwand, être deux dans ces niveaux archaïques facilite l’établissement d’une fonction contenante et permet, par ailleurs, de travailler les notions du pareil et de l’identique, du double et des clivages, ainsi que celles de couple, de tiers et de triangulation. Les commentaires s’adressent au groupe entier, comme un tout, en utilisant le « on » globalisant qui évite des perceptions différenciatrices trop précoces, vécues comme trop violentes et trop intrusives, donnant rapidement des tableaux de rivalités meurtrières au sein du groupe (Urwand 2002, p. 55).

La compréhension de la problématique autistique, l’ajustement thérapeutique du dispositif dans et par le groupe ainsi que l’apport de la co-intervention ouvrent des perspectives fécondes sur « l’entre-deux » dans ces modalités « Trans » et « Méta » développées par Kinable (2015) à propos du jeu. Le préfixe « Trans » (au sens de par-delà : soit « au-delà de », soit « à travers ») définit un passage, de traversée ou de changement voire de modification de soi-même. Le préfixe « Méta » n’exprime pas seulement le déplacement, voire le remplacement, le changement de lieu, ou de condition, ou d’état, ainsi que la modification de soi. En effet, une signification supplémentaire spécifique à « Méta », en quoi ce préfixe n’est pas simplement synonyme de « Trans », est de correspondre aussi à la préposition « avec ». « Avec », tant au sens des interactions entre plusieurs, ensemble les uns avec les autres, qu’au sens du recours à quelque médiation tel un instrument grâce auquel mener son action et jouer en propre sa partie personnelle. « Être avec » autant que « faire avec » expriment qu’il y va d’un processus de mise ensemble (ré)unificateur. « Méta » marque donc la communauté, la participation, la coopération, l’entretien durable d’un contact (Kinable, 2015). Ils sont, l’un et l’autre, conviés à la dynamique qui se déploie dans les ateliers.

« Il n’y a de jeu que sous condition, laquelle est double : d’un côté, celle d’entrer dans le champ à la fois spatial et temporel, espace et durée spécifique, ʺsui generisʺ, espace d’écart, de décalage, à part que le jeu ouvre, instaure et crée cela afin de s’y soumettre et d’y prendre part ; d’un autre côté la condition de se mettre soi dans les dispositions mentales voulues en adoptant une attitude proprement ludique, gagnée à l’esprit du jeu. » (Op. cit., p. 7)

Être co-intervenant, c’est entrer en scène en y invitant les enfants, entrer sur et dans une scène « espace externe intramondain et site intrapsychique […], lieux à investir et à occuper pour que puisse y survenir ce qui est appelé à s’y produire et à se passer » (Ibid.). Tout au long des analyses cliniques, nous nous proposons de revenir sur cette double perspective du « Trans » et du « Méta » dans un mouvement d’allers-retours entre intervenants, entre enfants, entre intervenants et enfants.

3.2 Elaboration et concrétisation

Le projet de l’atelier musique a été présenté lors de deux réunions réunissant l’ensemble de l’équipe thérapeutique. Plusieurs modalités ont été mises par écrit :

  • Les objectifs de l’atelier : travail sur le rythme, sur la résonance (résonner avec les enfants, travailler les vibrations) ; un des objectifs important de l’atelier est également de faire lien avec ce qui est chanté, écouté en famille.
  • La temporalité de chaque atelier : une petite comptine pour commencer l’atelier (autour du « bonjour »), la fin de l’atelier aménagée comme un moment plus calme.
  • Les ateliers d’une durée de trois quarts d’heure, organisés une fois par semaine durant une année scolaire.
  • Les objets prévus dans le local : une malle contenant plusieurs instruments rythmiques, de souffle, mélodique et de percussion ; des instruments plus volumineux : un piano, des boomwhackers [2], un sound wave [3], un ocean drum [4], des xylophones, un conga, des djembés.
Figure 1. Le local de l’atelier
Figure 2. La malle d’instruments
Figure 3. Les boomwhakers
Figure 4. Le sound wave
Figure 5. L’ocean drum

Avant le démarrage de l’atelier, nous nous étions arrêtés sur la question de la transition entre le groupe de vie et le local atelier. Nous avions pensé à une liane en forme de fleur dont les pétales sont des poignées faciles à saisir. Six poignées permettent ainsi aux enfants et aux deux intervenants de se rassembler autour de cet objet-lien.

Les groupes de vie ont réfléchi aux enfants pressentis pour cet atelier lors de leur réunion « Fil Rouge » [5]. Quatre enfants ont ainsi émergé des cinq groupes de vie pour constituer le premier petit groupe « atelier musique ». Ils vont nous inspirer plusieurs vignettes cliniques que nous allons à présent déplier pour étayer notre réflexion sur le travail en co-intervention.

3.3 Présentation des quatre enfants accueillis dans l’atelier

Les quatre enfants participant à l’atelier présentent un autisme modéré à sévère (les scores à la CARS [6] s’échelonnent entre 36 pour Damien à 43,5 pour Nathan). L’échelle VINELAND [7] les situe à un âge de développement de moins d’un an six mois en communication et socialisation et moins de deux ans en autonomie ; la motricité est moins atteinte mais ne dépasse pas un âge de développement de trois ans et quatre mois.

Depuis le début de son hospitalisation, l’évolution de Nathan, six ans et demi, est très limitée. Deux pistes sont toutefois importantes à souligner : celle d’un début d’attention à l’autre via le pointage ainsi qu’un début de réactions émotionnelles dans des moments de changement.

Claudia, six ans, fait également partie de ce premier groupe. L’équipe observe que l’enfant évolue peu malgré des ouvertures sur le plan relationnel. Elle recherche la relation exclusive de l’adulte. Par ailleurs, elle prononce davantage de petits mots et varie quelque peu ses activités. Claudia a présenté des moments de crise (cris, hétéro et autoagressivité) très importants qui se sont atténués et espacés en cours d’hospitalisation.

Alexandre est un enfant de cinq ans et demi. Depuis le début de son hospitalisation, une très légère amélioration est observée principalement au niveau des réponses émotionnelles, de l’utilisation des objets et de la communication non verbale.

Damien est un enfant de cinq ans et onze mois. L’équipe thérapeutique met en évidence que l’enfant évolue peu malgré des ouvertures sur le plan relationnel. Un test d’intelligence non verbale (WNV) montre que Damien construit son raisonnement à partir de la répétition. Les domaines du langage et des relations sont altérés. Malgré une certaine lenteur de compréhension, les supports visuels accompagnés des consignes verbales et de gestes sont très aidants.

4 Le parcours des enfants sur un an

L’inscription de Nathan à l’atelier musique participe d’un mouvement de relance du projet thérapeutique. Lorsque nous adressons aux parents la demande de comptines chantées à la maison, la mère nous apporte un CD en pointant en particulier une petite comptine qu’elle lui chante régulièrement. Les « pictos » (petites images réalisées par l’équipe des logopèdes de l’institution) des comptines chantées à la maison sont, lors de chaque atelier, déposées sur une petite table ; Nathan ne les utilise pas mais il connaît les gestes. Avec notre participation attentive, la comptine initiée par Nathan a pu être reprise par les autres enfants.

Une petite séquence, dès le premier atelier, montre combien l’enfant s’appuie sur la différence de position entre les deux intervenants. Nous choisissons de présenter cette séquence en « je » pour dans un deuxième mouvement reprendre le processus qui nous relie.

En tant que psychothérapeute, je (Anne-Christine Frankard) rencontre également la mère et l’enfant pour des séances hebdomadaires dans lesquelles les comptines ont été à l’origine d’un premier engagement de cette dame dans ce travail conjoint.

Lors des premiers ateliers Nathan semble faire le lien entre les entretiens mère/enfant et le cadre de l’atelier musique. Nathan me regarde mimer les gestes. Il est assis en face-à-face et scrute ma gestuelle. Il amorce un début d’imitation.

En tant qu’art-thérapeute, je (Jean-François Delforge) rencontre régulièrement l’enfant dans son groupe de vie et suis partenaire de petits moments d’échange autour de son intérêt pour les brindilles qu’il manipule de façon stéréotypée. Imitant l’enfant dans un premier temps et apportant de légères transformations à ses manipulations, l’enfant s’intéresse à mon imitation et du lien se construit progressivement.

Dès le deuxième atelier, Nathan ira s’installer contre mon ventre en cherchant un appui-dos ; sa position contenue lui permet une vision à juste distance et en sécurité des gestes de ma collègue, qu’il peut ensuite reproduire.

Nathan nous fait vivre de véritables moments de partage où il relie les adultes à sa présence, véritables moments à trois. Tout au long de l’année, Nathan a élargi ses centres d’intérêt ; partant de la comptine, il a découvert plusieurs instruments de musique pour expérimenter tout d’abord le souffle, le rythme. Ces instruments ont été l’occasion de nombreuses interactions triadiques où Nathan, au fur et à mesure des ateliers, généralise ses découvertes.

Nous nous questionnons, avec Jean Kinable, sur les transformations qui ont opéré non seulement au sein de l’atelier mais également dans les différents lieux fréquentés par l’enfant. Une question essentielle porte sur les processus de généralisation et d’introjection à l’œuvre. « Les évolutions et métamorphoses observables dans la dramatique relationnelle au sein de l’atelier se traduiraient-elles introjectivement en l’auto-appropriation de modifications inscrites dans la dramaturgie interne, personnelle, dès lors transposables en d’autres situations et contextes ? »

Les observations faites par les éducateurs, la logopède référente du groupe et les enseignantes semblent autoriser une réponse positive à la question. La petite comptine gestuelle, importée de la maison et devenue notre rituel d’accueil, est répétée systématiquement par l’enfant dans le cadre connu de l’atelier. Nathan prend plaisir à l’amorcer, à regarder les autres enfants qui s’y exercent, à venir chercher le regard de l’un et l’autre intervenant. Il introduit parfois de petites variations : sourit en se cachant un œil, varie ses positions sur le tapis d’accueil… Après quelques semaines, les deux éducateurs référents nous informeront de leur surprise d’avoir observé Nathan esquisser en début de journée quelques gestes de la comptine. Par la suite, les gestes de cette comptine, puis de nouvelles comptines apprises par l’enfant ponctueront ses journées ; un peu comme s’il souhaitait attirer l’attention de l’adulte autour de gestes familiers qui peuvent facilement être repris en duo ou en petits groupes. Les enseignantes découragées face à l’inertie de l’enfant dans ses moments « classe » vont également, sur base de nos observations à l’atelier musique associées à celles des éducateurs, lui proposer la comptine au début du temps classe. Nathan montre, par des sourires, que cette invitation lui convient. Les petites périodes scolaires se réaniment, quelques petits intérêts apparaissent : il montre du plaisir à associer des objets, des images, des mots et des chiffres identiques, à réaliser des encastrements simples, des puzzles, enfiler des perles, à insérer des jetons dans une fente. Par la suite, les institutrices ont remarqué que dans le cadre d’une chanson, « Mon sapin de Noël », Nathan a pu réaliser de petits mouvements de frappe avec les claves et il a également pu émettre des « hé », ce qui semblait lui procurer du plaisir. Progressivement, les sons vont se diversifier, se généraliser pour ouvrir à l’utilisation de mots et de phrases. Les expérimentations de l’enfant font trace ; il peut les exporter en les transposant, en les généralisant. Nous l’accompagnons dans une construction unificatrice dégagée progressivement de l’adhésivité et se modulant dans un rapport à l’autre et à l’environnement plus souple, moins parcellaire, restreint et simplifié (de Guibert et Beaud, 2005).

Les sonorisations rythmiques de Claudia dans son groupe de vie, ses mouvements corporels assez saccadés et très toniques ont conduit l’équipe à proposer l’enfant pour l’atelier musique.

Lors du premier atelier, Claudia est très agitée en sortant de son groupe, elle reste en tension tout au long, mais peut cependant explorer différents instruments de musique. Elle passe très rapidement d’un instrument de musique à l’autre, cherche à grimper sur les instruments qui le permettent comme le soundwave ou le tabouret du piano, nous montre qu’elle veut rentrer dans la caisse. La consigne « tous les instruments doivent être en dehors de la caisse » permet une temporalité plus ouverte autour d’une rencontre de sa demande.

J’accompagne (A.-C. F.) Claudia en enlevant de la caisse les instruments, elle attend à mes côtés. Elle entre dans la caisse, referme le couvercle et montre clairement qu’elle veut y rester seule. Elle garde la maîtrise de l’ouverture et de la fermeture du couvercle. Juste après être sortie de la caisse, elle accepte la proposition que je lui adresse d’une petite danse. Le rythme est saccadé et limité à des mouvements d’éloignement et de rapprochement très tendus mais dans un regard et une relation qui tient compte de l’autre.

Dès le second atelier, le rituel d’entrée l’apaise. Claudia se balance au rythme lent de la musique. Durant la comptine, elle vient chercher le regard de l’adulte qui la contient, elle est détendue et souriante. Selon Jacquet (2010, p. 464), « (…) à partir d’une activité que l’on jugera, dans une première approche, répétitive, destinée à fabriquer du même, à caractère donc défensif, on peut donc aussi considérer qu’il y a une évolution, que la même activité n’acquiert pas au fil du temps la même valeur en dépit de ses apparences d’immuabilité. »

Le rythme est le premier contenant disponible, le plus facilement accessible. Le rituel d’entrée est pour ces enfants un premier contenant que nous leur proposons. Il est composé de façon invariable des mêmes objets dans un même dispositif. Le caractère répétitif offre un statut de rituel voire de tradition collective.

Dès la fin de la comptine, elle se rend vers la caisse, enlève les instruments et me (A.-C. F.) les donne. Une fois entrée, tout en gardant à nouveau la maîtrise du couvercle, elle accepte en souriant un jeu de coucou que j’initie. Une fois sortie de la malle, elle me rejoint en me tendant les bras. Je reprends la danse de la semaine précédente. Les mouvements sont moins tendus, plus harmonieux.

Jean Kinable explique :

« L’invitation de la part de l’accompagnante offre aussi une possibilité de muer (tant transitionnellement que transférentiellement, d’un seul et même coup) ce geste si symptomatique d’auto-défense (autarcique et anobjectal) de renfermement sur soi et de fermeture au monde, en un jeu où le même geste s’ouvre à de tout autres significations en s’y articulant dialectiquement avec des mouvements contraires d’ouverture à autrui, d’engagement dans l’échange et de (re)trouvailles réjouissantes tant avec soi qu’avec l’autre. Jeu à deux en vue duquel l’accompagnatrice s’est proposée en partenaire potentiel. Et c’est bien pareille transmutation que l’on voit s’opérer et se prolonger ensuite en un ʺpas de deuxʺ dansé. »


Dans la suite de l’atelier, elle s’intéresse plus longuement aux instruments de musique et en particulier au piano.

J’installe (J.-F. D.) une mélodie rythmique au piano par le biais d’un air pré-enregistré. Claudia se met à danser. Une alternance entre ses pas de danse et la mélodie a permis d’instaurer des séquences ; je propose à Claudia une petite gestuelle qui accompagne ses pas de danse. Claudia se l’approprie assez facilement, la reproduit plusieurs fois. Elle pourra finalement l’anticiper tout en restant en lien avec la mélodie du piano. Elle peut aller d’elle-même chercher un cerceau, se mettre à l’intérieur et ensuite venir me chercher et se balancer au son de la musique du piano. L’évolution de cette musique nous conduit à initier des jeux de « dedans-dehors » du cerceau.

Bien qu’au fur et à mesure des ateliers, les tensions s’apaisent, Claudia étant de plus en plus curieuse et réceptive à ce qu’elle y expérimente, des moments de grande tension ponctuent cependant chaque atelier. Claudia semble chercher dans le dispositif mis en place des supports pour contenir ses tensions. Lors d’un atelier où elle est particulièrement en tension, elle ira d’elle-même enlever les instruments de musique et s’installer dans la caisse comme pour s’y sentir contenue.

D’autres éléments du cadre ont des effets organisateurs permettant de rassembler des éléments épars. Ce fut le cas avec le cerceau. Celui-ci devient un médiateur intéressant. D’elle-même, dans des moments de tension, Claudia va le chercher et se met par terre à pousser avec ses pieds sur le rebord du cerceau.

Elle accepte petit à petit que je (A.-C. F.) m’introduise dans son jeu (jeu de dedans/dehors, sur les tensions de part et d’autre). Puis progressivement, d’un atelier à l’autre, le cerceau sera repris par l’enfant. Je pourrai ainsi, lors des derniers ateliers, introduire la comptine « Bateau sur l’eau » en étant ensemble dans le cerceau et en introduisant un doux balancement régulier.

Avec Claudia, nous sommes constamment dans une relation de proximité/distance qui assure des moments de contenance. Cependant, les interpellations de Claudia vont aller chercher l’un et l’autre des intervenants de façon différente. La capacité de l’adulte à recevoir ses tensions, à rester solide et à transformer cette tension de façon plus ludique (danse, cerceau, comptine avec balancement) est l’axe central qui traverse les différents ateliers. De plus en plus, Claudia s’inscrit dans du rythme, que ce soit à travers l’utilisation de l’instrument et également dans la relation à l’autre. Elle expérimente de façon positive de petites scansions, de petits arrêts et des reprises relationnelles. Néanmoins, tout au long des ateliers, Claudia nous a également fait vivre des moments d’impuissance, d’épuisement et de débordement. « Le côté primitif de la relation fondée sur le sensoriel donne au contre-transfert une tonalité tout à fait particulière : vécu très intense d’impuissance, de désespoir, d’inaccessibilité. En effet, le contre-transfert est rempli de découragement et d’ennui ou rage lorsque l’enfant renvoie un sentiment d’impuissance. » (Krauss, 2010, p. 209)

Les tensions intenses qu’il a été indispensable de trianguler en se passant le relais, les moments d’attention et de présence active que nous ne pouvions soutenir que quelques minutes, toutes ces sollicitations nous renvoient aux caractéristiques de la co-intervention. Durant les ateliers et pendant les moments de prise de notes qui suivaient chaque atelier, nous avons énormément travaillé la juste distance qu’il convenait d’instaurer avec l’enfant pour rester dans une attention bienveillante, une relation suffisamment contenante et une position qui soutienne la construction psychique de l’enfant dans le lien à l’autre.

La participation de Damien à l’atelier de musique est liée à sa capacité de jeux rythmiques observée par les éducateurs dans le quotidien et amplifiée à l’occasion d’une activité musicale pendant les vacances d’été. <br /
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Ma (J.-F. D.) présence dans cet atelier d’été m’a permis d’observer que Damien pouvait restituer une expérience vécue précédemment. Dans cette nouvelle rencontre avec les instruments, Damien reprend rapidement les boomwhackers utilisés antérieurement et se les réapproprie dans un jeu rythmique identique à ce qui fut proposé pendant les vacances. Je choisis de l’accompagner. L’intensité monte jusqu’à la rencontre physique de nos boomwhackers. Cette frappe évolue vers la transformation par l’enfant en un jeu de combat avec les instruments. Le cri rauque de l’enfant se fait alors entendre dans cet échange avant d’imiter une chute accompagnée du même cri. Allongé alors sur le sol, il sourit et me regarde un instant. Je reprends alors un boomwhacker et souffle en douceur à l’intérieur en sa direction. Il s’approche et porte sa bouche aussi sur l’instrument ; un jeu s’installe dans l’alternance des expirations.

Contrairement à mon collègue, je (A.-C. F.) n’ai croisé que quelques fois Damien dans les couloirs avant notre premier atelier musical. Je n’ai jamais pu capter son regard lors de ces brèves rencontres. Lors des premiers ateliers, je me sens inexistante. Les regards de mon collègue à mon intention, lors des jeux de rythme et de souffle qui s’installent progressivement, me rendent présente, tout d’abord comme observatrice, puis petit à petit dans des rythmes partagés. Lors du 5e atelier, Damien me regarde lors d’un jeu rythmique à trois. Au cours de l’atelier suivant, c’est au piano qu’un lien s’instaure autour d’une petite mélodie. Damien montre alors le lecteur CD en exprimant « huit ». Je cherche avec lui la 8e comptine et nous écoutons « Frère Jacques ». Damien amorce la gestuelle de la comptine et me regarde en souriant tenter de l’imiter. Il redemande alors plusieurs fois cette comptine et nous reprenons ensemble la gestuelle.

L’ambiance sonore rythmique offre une communauté de partage où la position d’observation est déjà un engagement dans la scène, dans le partage d’un éprouvé vécu à trois. C’est une forme de contact médiatisé (au sens du terme « Méta ») par le mouvement d’entre-deux réalisé par un intervenant vers l’autre. L’enfant s’est appuyé sur du connu pour oser apprivoiser un peu d’inconnu. Chacun, avec nos expériences antérieures auprès de l’enfant, avons participé à un mouvement de transformation et de passage (préfixe « Trans ») permettant, nous semble-t-il, à Damien de passer d’une position qui aurait pu sembler passive, en retrait, vers une forme d’agentivité qui ne fixe pas les places d’acteurs et de spectateurs mais qui les dialectise.

Même si la question qui nous occupe, dans notre réflexion sur les ateliers, porte essentiellement sur la position des deux intervenants dans leur complémentarité et leurs différences, la dynamique qui se crée entre les enfants s’inscrit également dans une lecture possible du « pareil et du pas pareil » qu’il nous semble intéressant d’esquisser.

Dès le troisième atelier, une relation s’est instaurée entre Claudia et Damien autour des xylophones (deux instruments identiques). L’investissement du même instrument par les deux enfants amène beaucoup de tensions chez Claudia qui vit la présence de Damien comme insupportable. Elle n’investit les instruments que lorsque Damien se retire. Claudia est en tension, cherchant par tous les moyens à réunir les xylophones. Ce qu’elle fera en enlevant toutes les lamelles et en reconstituant un seul instrument. Lors des ateliers suivants, elle va s’intéresser autrement aux xylophones. Elle s’installe, assise devant les instruments et se met à frapper avec les mailloches, de façon très énergique sur chacun d’entre eux. Elle fera, par la suite, une place à Damien qui viendra taper ponctuellement sur un des deux xylophones. Elle nous acceptera dans des petites mélodies que nous esquisserons avec elle. Progressivement, nous allons accompagner les enfants dans ces explorations. Pour Damien, notre enveloppe corporelle autour des xylophones lui permet de se mettre en sécurité face aux débordements de Claudia. Et d’autre part, l’accompagnement par l’intervenant de la frappe énergique de Claudia induit peu à peu la possibilité de séparation des instruments. Ces deux enfants, même s’ils ne se rencontrent pas totalement, vont, dans la manipulation des xylophones, trouver un intérêt commun et une certaine acceptation mutuelle tout au long des séances. « La transmutation semble opérer, à partir des manipulations observées chez Claudia, comme une métamorphose de ce qui, au départ, se produit telle une interférence étrangère qui parasite l’activité unilatérale d’un seul en une intervention interactive à plusieurs où s’ébauche une communauté en partage entre deux participants devenant membre d’un même groupe » suggère Jean Kinable.

Dans son groupe de vie, l’intérêt porté par Alexandre aux sons produits par les objets qu’il lance répétitivement et aux sons gutturaux qu’il émet en permanence, en font un candidat pour l’atelier musique. Dès le premier atelier, l’enfant découvre les boomwhackers dans la caisse des instruments de musique. Il les sort systématiquement tous les sept avant de les manipuler de façon stéréotypée : il en prend un dans chaque main, les fait tourner avec ses doigts, les lance pour observer leur rebond sur le sol. Il les fait ensuite rouler devant lui. Alexandre montre clairement qu’il refuse toute intervention proposée et accepte difficilement que nous nous introduisions dans ses manipulations (les notes des premiers ateliers montrent que les tentatives d’interaction sont équivalentes pour chacun des deux intervenants). L’enfant investit également le soundwave pour expérimenter le mouvement des boomwhackers : il en fait tomber un sur une corde, ce qui attire l’attention de Claudia qui va expérimenter les vibrations ; elle pince les cordes de différentes façons. De plus en plus, Claudia et Alexandre se font mutuellement une place sur le soundwave. Cet instrument leur permet également d’expérimenter des jeux d’équilibre. Claudia se met debout sur l’instrument, les orteils dépassant le bord extérieur. Elle est très attentive à ne pas se mettre en danger mais nous restons également vigilants à ses côtés.

Lors du troisième atelier, je (A.-C. F.) prends un des boomwhackers avant qu’Alexandre ne les rassemble tous et le fais rouler vers lui. Il le renvoie. Un petit jeu plus relationnel peut se mettre en place. Je lui propose alors des jeux de souffle par l’intermédiaire des boomwhackers. Il s’intéresse à cette proposition et me les tend en visant parfaitement l’embout de l’instrument sur ma bouche pour que je poursuive cette activité.

Si, le plus souvent, Alexandre est à distance des autres enfants, très occupé avec les boomwhackers, des interactions sont observées lorsqu’un enfant prend un des tubes qu’Alexandre s’évertue à récupérer.

Lors du troisième atelier, Alexandre commence directement ses manipulations par un rassemblement des boomwhackers pour les avoir tous en main. Je (J.-F. D.) m’introduis dans son jeu et j’en prends un qu’il va vouloir venir récupérer. Des interactions s’installent entre le boomwhacker qu’il reprend et celui que j’ai en main. Un jeu de « c’est à moi » lorsqu’il se trouve dans la main de l’adulte et « c’est à toi » lorsqu’il le reprend, s’installe. Alexandre est preneur du jeu, il reste dans l’échange et peut prendre l’initiative de me proposer un boomwhacker.

Les enfants nous montrent également qu’ils recherchent une synchronie par les imitations. Nous assistons à une véritable mise au diapason après la cacophonie de l’orchestre qui tente à s’accorder (Jacquet, 2010, p. 483).

Lors du dixième atelier, je (A.-C. F.) frappe sur l’ocean drum avec Alexandre ; Claudia se met tout d’abord à sourire, elle place le xylophone sur ses jambes et frappe au même rythme sur les xylophones.

Alexandre investit le soundwave comme support pour les boomwhackers. Il les fait rouler sur l’instrument qui par son incurvation lui permet de récupérer l’objet envoyé.

Lors du quatrième atelier, il expérimente l’éloignement et le rapprochement que j’accompagne verbalement par un « ici » et « là ». Je poursuis en prenant une mailloche et en rythmant le loin et le près sur les lattes du soundwave. Il vient chercher ma mailloche pour mettre fin à l’activité, s’appuie sur moi pour descendre de l’instrument.

Tout au long de l’atelier, nous avons été très attentifs en acceptant les répétitions instaurées par Alexandre tout en les inscrivant, quand nous le pouvions, dans des échanges, même limités, qui se sont généralisés dans des moments triadiques. Alexandre pouvait attendre son tour, suivait le boomwhacker des yeux, se concentrait pour l’envoyer dans la bonne direction. Il a lâché petit à petit ses comportements très stéréotypés de rassemblement des objets en s’inscrivant ainsi dans une relation d’échange avec les intervenants. Laurent Danon-Boileau (2004) montre ainsi comment il est possible parfois de transformer les stéréotypies en jeu avec des enfants autistes à condition de ne pas être trop effractant dans les échanges et grâce à la prime de plaisir que le jeu suscite dans ses effets de séduction, en quelque sorte bien tempérée. C’est également en reprenant la dialectique « Trans » et « Méta » que Jean Kinable évoque cette prime de plaisir instaurant un écart, un entre-deux, une ouverture à l’esprit de/du jeu : « Gagner l’enfant à l’esprit de/du jeu de telle sorte qu’il en adopte, passagèrement peut-être mais avec plaisir, les dispositions mentales caractéristiques de manière à accomplir ses activités spontanées si stéréotypées sur un mode cette fois ludique où s’engendre un partenariat inédit avec autrui, voilà qui s’avère un pas et un écart décisifs et prometteurs sur la voie de la transitionnalité. »

Conclusion

Nathan, Claudia, Damien et Alexandre, ce petit quatuor nous a solidement mis au travail. Le dispositif de l’atelier musique a inauguré une belle expérience de collaboration, dans une recherche constante d’élaboration de notre position respective, de repérage de ce qui se passe entre les enfants et nous. Tout ce cheminement a fait avancer notre conception de la co-intervention. Comme nous l’introduisions en début d’article, le préfixe « co- » renvoie directement à ce que nous enseignent Amann et Devaux lorsqu’ils expliquent que le fait d’être deux intervenants au sein d’ateliers thérapeutiques à médiation permet « de garantir plus sûrement la contenance des mouvements psychiques liés à la dynamique de groupe » (Amann et Devaux, 2012, p. 118). Cette contenance, nous l’avons retrouvée à différents niveaux : celui du cadre que nous avions réfléchi (liane, rituel d’entrée, setting des instruments…) mais également au niveau des effets de surprise qui y ont surgi à l’initiative des enfants. Des objets ont pris, pour ceux-ci, des utilisations improbables et détournées (caisse, cerceau) dans une ambiance ludique bordant leur impulsivité et assurant une sécurité de la relation. Dans cette transformation du temps (des stéréotypies au jeu) et de l’espace (écarts, attentes, décalages…), le concept d’intertransfert de René Kaës (1982) nous a semblé particulièrement pertinent pour mettre en perspective les divers processus de transmission à l’intérieur de notre tandem. Les affects à l’état brut dont nous avons été souvent dépositaires nous renvoient à ce que les enfants viennent toucher chez chacun d’entre nous. Les ateliers nous « heurtent de front ». Parfois confrontés à un sentiment de chaos ou d’éclatement, nous nous sommes autorisés à déposer nos questions, difficultés, envahissements… dans un espace et un temps qui les contiennent et qui dans l’après-coup ont eu souvent un effet d’élaboration et de transformation. Intertransfert, transmission, transformation marquent un passage, une traversée, un changement (Kinable, 2015, p. 8). Les quatre enfants accueillis durant une période régulière et répétitive (le même jour à la même heure) et dans un lieu constant ont montré combien leur problématique autistique est un trouble de l’unité (de Guibert et Beaud, 2005). L’immuabilité de Nathan, son errance dans le groupe, sa focalisation sur une source lumineuse décourageaient l’équipe soignante. Le processus de liaison s’est amorcé autour d’une petite comptine venant de la maison et utilisée comme rituel d’accueil lors de l’atelier musique. La position différenciée des deux intervenants (en particulier leur fonction respective au sein de l’institution) semble avoir favorisé, chez cet enfant, un travail de liaison en partant du connu (la comptine amenée par la mère dans les entretiens mère-enfant et retrouvée à l’atelier) vers un peu d’inconnu (découvrir la comptine dans un autre lieu, la partager en groupe). L’enfant a répété de multiples fois les mêmes gestes avant de pouvoir les exporter dans d’autres lieux (groupe de vie, séances logopédiques, moments en classe…).

C’est également notre position différenciée auprès de Damien mais reliée dans une ambiance sonore rythmique qui est au cœur de la dialectique « pareil/pas pareil ». Un espace entre-deux s’est construit au départ du lien qui unit les deux intervenants. L’enfant s’est appuyé sur du connu pour oser apprivoiser un peu d’inconnu.

Chez Alexandre, les stéréotypies (prendre un boomwhacker, le faire tourner entre ses doigts, le lancer, attendre le rebond, le récupérer, le faire tourner entre ses doigts, le lancer, attendre le rebond…) rendaient impossible les processus d’exploration (« Le patient ʺidentifie bien mais n’explore pasʺ » : de Guibert et Beaud, 2005, p. 397). Le fait d’aller rejoindre l’enfant dans son activité répétitive où « le pareil » domine (même boomwhacker, même type de lancer) pour y apporter un peu de « pas pareil » (retenir quelques instants un boomwhacker pour lui relancer, chercher des surfaces différentes et des inclinaisons différentes pour faire varier les retours…) a introduit un autre type de rapport à l’objet inscrit dans une dynamique relationnelle (temps d’attente, regards soutenus, gestes de demande…). Le rapport au boomwhacker s’est transformé progressivement en jeu : jeux de souffle, jeux de séparations/retrouvailles. Comme nous l’avons noté, pour Danon-Boileau (2004), la transformation des stéréotypies en jeu avec des enfants autistes est possible en dosant la position prise auprès de l’enfant et grâce à la prime de plaisir que le jeu suscite.

L’éclatement de Claudia, son manque d’unité corporelle nous ont rapidement conduit à nous engager, avec elle, dans un travail autour de la contenance (la malle d’instruments de musique a été rapidement investie par la petite fille). En partant des jeux de séparations/retrouvailles à l’intérieur d’un contenant sécurisant et enveloppant, un jeu de répétitions rythmiques a été possible. Progressivement, des effets de reliance, de rassemblement, de cohésion, voire de généralisation (internalisation des éprouvés qui, dès lors, sont transposables dans d’autres lieux et contextes) ont été possibles.

Des processus de déplacement, de remplacement, de changements, si petits soient-ils, ont opéré au sein de notre collectif. La communauté que nous avons formée, au sens du préfixe « Méta », a assuré un partage d’expériences. À de nombreuses reprises, l’agitation de Claudia, l’impulsivité d’Alexandre, l’immuabilité de Nathan et de Damien ont été contenues par une comptine, un rythme initié par un de nous deux sur le conga ou le djembé permettant de petits décalages. Notre fonctionnement d’intervenants a régulièrement opéré comme un miroir sonore primitif autorisant une juste distance dans une ambiance sécurisante et apaisante. D’atelier en atelier, tant au niveau de l’ambiance sonore, qu’au niveau de la façon dont les instruments étaient explorés par les enfants, un travail de liaison s’est tissé entre les modalités sensorielles intervenant dans cette exploration ; un processus de liaison a également été à l’œuvre entre les enfants, ainsi qu’entre les enfants et nous, rejoignant ainsi la construction, selon l’expression de de Guibert et Beaud, d’une unité cohésive (2005, p. 400).

Est-ce l’apport du medium musical, de nos personnalités, de nos complémentarités et de nos différences professionnelles qui a estompé le risque d’une relation dominé-dominant, telle que décrite dans la littérature (Côté, 1990) ? Les désaccords ont été bien présents mais ne se sont jamais manifestés en tant que frein à l’intérieur du tandem.

Nous avons également, à plusieurs reprises, médité le message transmis par Kaës (1982) lorsqu’il invite à la prudence en mentionnant que le travail en duo peut revêtir un caractère défensif face aux angoisses véhiculées dans et par le groupe. Cette mise en garde renforce la nécessité d’un espace d’interanalyse (Donnet, 1995), d’une nécessaire mise et remise en question permanente, d’un point d’appui sur le projet thérapeutique institutionnel.

L’ouverture de l’espace atelier à une élaboration plus poussée via un travail de recherche dans le cadre d’une observation participante est actuellement en cours (Botte, 2016). Nous poursuivons nos réflexions autour de la co-intervention avec des collègues dont la pensée stimulante et les avancées théorico-cliniques participent à notre élaboration. Plusieurs institutions nous ont déjà contactés pour mettre en commun les expériences et élaborer ensemble nos outils de travail.

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Notes

[1Professeur émérite de psychologie et criminologie cliniques à l’Université Catholique de Louvain. Communications orales. L’ensemble des propos de Jean Kinable sans mention de date font référence à ces échanges.

[2Ces sept tubes sonores sont de couleurs et de tonalités différentes.

[3Il s’agit d’un instrument de musique sur lequel l’enfant peut s’allonger. Le principe de l’instrument est de transmettre des vibrations sonores par des cordes et des lamelles à percussion.

[4Instrument à percussion, le tambour d’océan imite le son profond des vagues et des roulis.

[5Le Fil Rouge est une réunion d’une heure, tous les 15 jours, réunissant éducateurs et paramédicaux du groupe concerné autour des enfants à propos de la dynamique de groupe, de l’organisation, des activités prévues, etc.

[6La CARS (Childhood Autism Rating Scale) est l’instrument standardisé le plus utilisé dans le cadre du processus d’évaluation lié au diagnostic de l’autisme.

[7L’échelle d’évaluation du comportement adaptatif de VINELAND (Sparrow, Balla, & Cicchetti, 1984) permet d’évaluer les capacités personnelles et sociales des enfants dans quatre domaines, à savoir la communication, l’autonomie dans la vie quotidienne, la socialisation et la motricité.


Pour citer l'article

Anne-Christine Frankard, Jean-François Delforge« La co-intervention, angle d’approche d’un atelier thérapeutique musical mené avec de jeunes enfants autistes », in Tétralogiques, N°22, Troubles de la personne et clinique du social.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article61