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Benoît Didier

Haute École Léonard de Vinci, ILMH, Bruxelles ; Haute École Bruxelles Brabant, IESSID, Bruxelles ; Cliniques de l’Europe – St Michel, service de psychiatrie, Bruxelles benoit.didier chez scarlet.be

La flèche du développement au cœur du genre. Généalogie des troubles dans le genre

Résumé / Abstract

L’actualité nous rappelle régulièrement que la question de l’identité de genre n’est pas troublée que pour les individus « trans ». Elle fait symptôme social. Les discriminations liées au genre semblent se nicher insidieusement dans tous les interstices du vivre ensemble. Ces discriminations interrogent, bien au-delà d’un militantisme féministe, sur la construction de l’identité masculine et féminine et sur les rapports entre ces identités. Le « marché cognitif » sur ces questions de genre est largement dominé par l’hypothèse du genre comme résultant d’un construit social. Or, si le genre n’était qu’un construit social, alors comment expliquer que cette construction s’impose parfois, je le montre en détail dans ce texte, contre le désir et la bonne volonté des « constructeurs » à le fabriquer autrement. Je propose, pour en rendre compte, de faire appel à quelques considérations développementales et d’adjoindre, au cœur des conceptions sur le genre, la flèche du développement. La théorie de la personne de Jean Gagnepain est construite, on le sait, par analogie sur les autres rationalités. Cependant, le « retard » d’émergence, et la constitution binaire du sujet au niveau naturel donnent à cette théorie de la personne des caractéristiques singulières. Je propose de penser la problématique du genre à partir de cette singularité propre à la théorie de la personne.

The news regularly reminds us that the issue of gender identity is not disturbed only for « trans » individuals. It is a social symptom. Gender discrimination seems to be nesting insidiously in all the interstices of coexistence. These discriminations question, far beyond feminist militancy, the construction of masculine and feminine identity and the relationship between these identities. The « cognitive market » on gender issues is largely dominated by the gender assumption as a result of a social construct. Now, if gender was only a social construct, then how to explain that this construction is sometimes necessary, it’s exposed in detail in this paper, against the desire and goodwill of « builders » to make it differently ? I propose, in order to account for it, to appeal to some developmental considerations and to add, at the heart of conceptions on gender, the arrow of development. Jean Gagnepain’s theory of person is, as we know, constructed by analogy over other rationalities. However, the « delay » of emergence, and the binary constitution of the subject at the natural level, give this theory singular characteristics. I propose to think about the problem of gender on the basis of this singularity peculiar to the theory of person.



Introduction

Mon intérêt pour le genre est en partie issu d’un travail de recherche réalisé à l’occasion d’une spécialisation en sexologie clinique [1]. Cette recherche portait sur les rôles de genre chez les adeptes des pratiques dites de BDSM [2], et en particulier des relations de pouvoir (domination/soumission) à la croisée des sexes et des genres. Par ailleurs, depuis plus de dix ans, j’enseigne, dans le cadre d’un cours de psychologie sociale, les processus de formation des catégories sociales, des préjugés et des discriminations. Année après année, je suis amené à poser le même constat. Celui, devenu presque banal, de la domination masculine et de la discrimination au détriment des femmes. Ces faits sont connus, dénoncés, condamnés par la grande majorité de la population. Ces faits font l’objet, dans notre monde occidental, de mesures législatives répressives. Malgré cela, de manière têtue, quelque chose semble s’obstiner à maintenir ce schéma discriminatif. Il semble s’imposer au-delà ou en deçà de la bonne volonté des acteurs tant masculins que féminins. Si cela heurte mes convictions citoyennes, cela m’interroge, plus rationnellement, sur le ressort caché de cette insistance.

Le modèle dialectique ethnico-politique de la personne implique de concevoir les différences et les rapports entre les genres de manière absolument abstraite (par exemple sous la forme : A ≠ B). Au niveau premier, naturel, de cette dialectique, il y a bien de la différence entre mâle et femelle, mais pas de hiérarchie pour autant à concevoir. « C’est l’être entier qui est marqué par la moitié à laquelle, en tant que mâle ou femelle, naturellement il appartient sans qu’on puisse entre les partenaires justifier, sinon projectivement, une quelconque hiérarchie. Il reste que, si distincts que nous soyons, la relation nous fait bilatéralement solidaires » [3]. Si naturellement, il n’y a pas de hiérarchie, comment comprendre que politiquement, les rapports de genre soient à ce point marqués par cette dimension hiérarchique et comment comprendre en particulier que le rapport de domination s’établisse généralement dans le même sens ?

1 Définir le genre

Définir le genre n’est pas une opération conceptuelle très ardue. Au point que l’on pourrait aisément passer à côté d’une compréhension implicite plus riche. Derrière le concept de genre se découvre un réseau conceptuel cohérent de significations diverses que je propose d’explorer. Comprendre ce qui entraîne la discrimination de genre, le fait que cette discrimination est systématiquement en défaveur du genre féminin et les raisons de la résistance au changement, en dépit de législations favorables, en dépit de nombreuses bonnes volontés, passe peut-être par une clarification du concept. Nous aurons l’occasion de constater que les modèles sociologiques, féministes, ou issus de la psychologie sociale ne nous permettent qu’un accès partiel à la compréhension du phénomène. Il n’est pas très habituel de convoquer la question du développement psychique lorsque l’on aborde la question du genre. C’est pourtant ce que je propose de faire ici. Je ne pense pas que cet abord particulier des choses soit de nature à se substituer à l’abord traditionnellement sociologique. Je pense plutôt qu’il en constitue une dimension complémentaire.

Mais d’abord, essayons de dire ce qu’est le genre. Partons de cette définition : « un système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin) » [4]. Nous percevons d’emblée que ce terme de genre englobe toute une série de choses, que cette définition n’est pas irréprochable, et qu’elle appelle quelques commentaires. Je vous propose de décomposer les différents termes et de les analyser.

Le genre est un principe différentiel qui permet non pas de distinguer des sexes, mais bien des genres. Le genre est une construction sociale qui se détache de la naturalité du sexe génotypique, gonadique, hormonal ou phénotypique. Lorsque que l’on « genre » quelqu’un en « masculin » ou en « féminin », cette opération ne passe ni par un caryotype, ni par un dosage hormonal, pas plus que par l’examen de son entrejambe. Le genre est donc au sexe ce que la culture est à la nature. C’est le nom que l’on donne à la construction sociale qui dichotomise un certain nombre d’attitudes et de comportements considérés par un groupe humain comme caractéristiques de la masculinité et de la féminité. Le fait que le genre soit une construction sociale implique donc qu’il soit désarrimé de la biologie de la « sexualité – reproduction ». Ce désarrimage ne signifie pas automatiquement qu’il y ait contradiction entre les données naturelles et la construction sociologique. En réalité, pour la grande majorité des humains, il y a quand même une grande convergence entre les deux. Le rapport entre la dimension naturelle, sexuelle et biologique d’une part, et la dimension sociale et culturelle du genre d’autre part est rarement pensé comme un rapport dialectique. Nombreux sont ceux pour qui le genre est une sorte de prolongement évident de la naturalité du sexe. Certains puisent même dans cette naturalité des arguments justifiant les rapports de pouvoir. Peu de dynamique dialectique, donc, dans la pensée du genre. Et pourtant, la relativité dans le genre pourrait être interprétée comme la marque dans le moment performantiel d’un moment de pure négativité instantielle.

On ne se « genre » pas homme ou femme de la même manière en Océanie ou en Occident, dans la bourgeoisie ou parmi les ouvriers, en 1789 ou en 1968. Le genre est donc un principe de distinction, certes, mais relatif à une communauté humaine située dans le temps, l’espace et le milieu. On pourrait préciser que : « Parmi les caractéristiques du genre, on trouve les traits de personnalité, les comportements, les attitudes, les activités pratiquées, les centres d’intérêt et les rôles sociaux qui définissent socialement ses deux dimensions, la masculinité et la féminité. L’hypothèse théorique fondamentale associée à la catégorie de genre est que chaque culture oriente et encourage ces conduites, traits et activités » [5] .

La définition que nous avons empruntée à Bereni et al. (2013) ne dit pas que cette bicatégorisation est, la plupart du temps, une réalité structurale ; cela signifie que si l’on n’est pas l’un, on est forcément et exclusivement l’autre (dichotomie) et que l’un se définit de ne pas être l’autre (structural). La définition ne dit pas non plus que cette dichotomie n’est vraie que pour un certain nombre d’acteurs et donc n’est en définitive qu’une caractéristique majoritaire. Il existe en effet des communautés pour lesquels la question du genre n’est pas binaire et dichotomique. Certains transsexuels (ou transgenres) considèrent en effet qu’ils n’ont pas à choisir une assignation fixe et durable dans une alternative binaire : ou masculin ou féminin, mais trouvent plus ajusté à ce qu’ils sont de pouvoir naviguer de manière fluide sur un continuum qui va de la masculinité à la féminité [6]. Ce faisant, ils réitèrent et imitent le geste, pour l’identité de genre, qu’avait posé en son temps Kinsey [7] sur le choix d’objet sexuel en sortant l’homosexualité et l’hétérosexualité du binarisme pour en faire deux pôles aux extrêmes d’un continuum [8]. De même que le genre grammatical en français est composé de deux catégories, nous avons cette notion que d’autres catégories de genre sont possibles dans d’autres langues.

Ceci n’est pas une simple remarque au passage. En effet, sortir de la binarité de genre demande un effort parfois considérable, et l’évocation de cette pensée provoque chez certains des mouvements violents de rejet. Les personnes qui soutiennent l’idée d’un genre fluide s’opposent au travail des équipes de genre et à la législation précisément sur ce point. Il s’agirait toujours de pouvoir assigner quelqu’un à un genre. Les opérations chirurgicales en cette matière s’appellent précisément « opération chirurgicale de réassignation de genre » (Gender Reassignment Surgery), comme s’il était inconcevable de ne pas être assigné à l’un ou l’autre genre. Que l’on change de genre [9], à la limite pourquoi pas, mais que ce soit alors nécessairement pour l’autre genre, et pas pour quelque chose d’indéterminé. Logique binaire d’assignation ou de réassignation donc. Mais je vous invite à poursuivre encore un peu le commentaire et l’analyse de la définition du genre.

Car le genre est également, en plus de tout ce qui vient d’être évoqué, un principe de hiérarchisation ou de différenciation inégalitaire. La différenciation de genre n’est pas qu’une opération abstraite, elle produit des effets de discriminations bien réels. Il y a bien un passage entre le stéréotype de genre et la discrimination de genre. Face à cela, lorsque l’on s’inscrit dans une politique issue des droits de l’homme et de l’idéal démocratique, nous sommes convoqués à réduire cette inégalité de genre. Et c’est ici que l’on rencontre la résistance au changement que nous avons déjà évoquée plus haut. Peut-être que, comme c’est un idéal, nous devons nous résigner ce qu’il ne corresponde jamais à la réalité. Il faudrait donc ne pas trop se désespérer de ne jamais vraiment y arriver.

Il est possible que l’on observe cette résistance au changement en matière de discrimination de genre parce qu’il existe des divergences sur la question des valeurs d’égalité, divergences qui se distribuent sur toute une gamme de nuances, entre l’affirmation d’une spécificité sans hiérarchie des genres jusqu’à l’affirmation de la domination féminine, voire de la gynarchie et aux revendications « masculinistes ». Il reste, pour moi, à expliquer pourquoi la lutte contre les discriminations de genre rencontre des résistances au sein même de sociétés qui y sont pourtant majoritairement favorables.

L’histoire du concept de genre montre qu’il est encore plus qu’un concept distinctif, dichotomique et structural. Il est un principe de hiérarchisation et l’indicateur d’un rapport de pouvoir. Le genre se formule alors en terme de patriarcat, ou de domination masculine, ou encore comme l’énonce très justement Françoise Héritier : une valence différentielle des sexes (il me semble qu’en toute rigueur nous devrions dire valence différentielle des genres). « On ne trouve, écrit-elle, aucun système de parenté qui, dans sa logique interne, dans le détail de ses règles d’engendrement, de ses dérivations, aboutirait à ce qu’on puisse établir qu’un rapport qui va des femmes aux hommes, des sœurs aux frères, serait traduisible dans un rapport où les femmes seraient aînées et où elles appartiendraient à la génération supérieure » [10]. Il y a dans cette citation une compréhension de la hiérarchie en termes de droit issu de l’ordre des naissances ou de la différence des générations. On a l’impression que la source de la hiérarchie est à trouver dans la différence entre l’aîné et le cadet ou dans la différence entre la génération qui est antérieure par rapport à la postérieure. C’est une différence hiérarchique qui s’alimente à la fois d’un rapport de force, de taille et d’antécédence chronologique. Elle nous invite à penser que la dimension inégalitaire dans le genre est en réalité une transposition d’une inégalité qui trouve son fondement ailleurs que dans le système « sexe-genre ». Je veux montrer par le recours à la dimension du développement que l’on peut trouver à l’intérieur même du système « sexe-genre » les sources infantiles de cette aperception inégalitaire des genres.

J’aimerais comprendre ce qu’implique cette hiérarchisation. Je partage avec beaucoup de mes contemporains la conviction que les humains naissent libres et égaux en droit. Et cela n’empêche pas que, collectivement, nous acceptons que tous les humains ne fassent pas la même chose, qu’ils ne soient pas égaux du point de vue de leurs activités professionnelles et de leurs salaires par exemple. Comme on dit, il faut de tout pour faire un monde, et il n’y a pas de sot métier. Nous nous accommodons plutôt bien de la division et de la spécialisation nécessaire du travail. Le problème n’est pas le fait que les femmes s’orientent préférentiellement vers tel métier, et les hommes préférentiellement vers tel autre. C’est la valorisation de cette division qui est problématique. Les tâches et les formations moins valorisées socialement et financièrement sont associées au féminin avec une causalité circulaire. On associe le féminin à une tâche moins valorisée et une tâche moins valorisée est associée au féminin. Que signifie, en fin de compte, le fait de remarquer qu’une profession se féminise, si ce n’est implicitement dire qu’elle se dévalorise ? C’est précisément cela qui pose problème.

2 Une asymétrie fixée : la domination masculine

Insistons sur ce point. Ce n’est pas tant l’asymétrie des places et des positions qui est en soi choquante ou problématique, mais bien le fait que les genres sont toujours à la même place dans ce rapport asymétrique. C’est ce constat récurent de l’infériorisation systématique des femmes et de la valorisation concomitante des hommes qui heurte notre idéal d’égalité. À temps de travail, à ancienneté, à compétences et formation égale, il est insupportable pour beaucoup d’entre nous qu’une femme soit payée moins qu’un homme. On fera remarquer que cette situation est possible dans le secteur privé et pas dans le secteur public où les salaires sont établis par un barème qui ne distingue pas un genre par rapport à un autre. Il est facile de deviner que dans ce cadre de salaire négocié du secteur privé, les dirigeants, « plafond de verre » oblige, sont principalement des hommes et donc qu’ils sont dans une position où ils peuvent reproduire cette inégalité en leur faveur. Pourtant, même si elles sont rares, il existe des entreprises à la tête desquelles siègent une majorité de femmes. Et, à ma connaissance, on ne rapporte pas de cas où dans ces entreprises, à travail, ancienneté et compétences égales, les hommes gagneraient moins que les femmes parce qu’ils sont des hommes.

Le mouvement militant en matière d’égalité de genre porte sur cette domination, sur cette hiérarchie, et vise à l’abolir. Cette manière de penser s’incarne dans la revendication de la parité totale des deux genres dans toutes les formations, emplois et fonctions. Cette position de parité, si elle semble très rationnelle et mathématiquement équitable, rencontre une opposition dans les faits. De nombreuses femmes ne souhaitent pas s’engager dans les activités traditionnellement réputées masculines, et de même pour les hommes. Les hommes, comme les femmes, hésitent à s’engager dans des comportements (professionnels ou autre) qui brouilleraient leur identité de genre. Ce faisant, ils reproduisent leurs stéréotypes de genre et perpétuent la hiérarchie des genres et l’asymétrie en faveur des hommes. Il y a là quelque chose d’étrange et peut-être de désespérant.

En 2006, Christine Ockrent publiait Le livre noir de la condition des femmes. Ce recueil d’articles était impressionnant en ceci qu’il montrait la dimension planétaire de cette domination masculine, de cet effet du genre. Cette compilation permettait de prendre conscience que l’explication par la religion, ou par le poids de la tradition ne permet pas de saisir l’ampleur du phénomène. Il est évident que la tradition et la religion ont contribué à produire cet effet de genre. Mais la diversité des traditions, des religions, des us et coutumes, des cultures, des contextes, des formes mêmes par lesquelles cette domination masculine se manifeste invite à penser que des facteurs plus profonds et plus universels contribuent à produire ce phénomène protéiforme. En effet, quel est le trait commun entre l’excision des filles en Afrique, l’inégalité des salaires en Europe, les avortements des fœtus féminins en masse en Asie, en Inde, en Chine, la culture machiste, le féminicide à Ciudad Juárez, la persistance des stéréotypes de genre dans la littérature jeunesse, le voilement des femmes, la violence conjugale, la question du choix de profession des filles et des garçons en fonction des stéréotypes ? Dans cette énumération, hétéroclite et non exhaustive, le seul point commun est que le positionnement hiérarchique de la domination de genre est systématiquement identique.

Comment expliquer cette fixité du positionnement de genre ? La psychologie sociale peut nous donner quelques pistes. La menace du stéréotype mis en évidence notamment par Steele et Aronson (1995) est un de ces éléments de réponse [11]. Si l’on présente une même tâche à un groupe de filles et à un groupe de garçons et que l’on présente cette tâche comme mathématique ou comme un jeu, on verra les résultats varier en fonction du stéréotype. Les filles vont mieux réussir si l’on présente l’exercice comme un jeu, et être moins performantes que les garçons si cette même tâche est présentée comme un exercice mathématique. Ce mécanisme contribue vraisemblablement au maintien et à la reproduction de l’effet de genre. Il est remarquable, à ce propos, que ce mécanisme n’implique pas de prise de pouvoir d’un groupe sur l’autre et cela constitue un aspect déroutant de réalité que nous questionnons ici.

En effet, à l’examen des différents lieux d’expression de cette domination masculine, l’on s’aperçoit d’une chose étonnante à première vue. Dans un certain nombre de cas, l’explication féministe de la domination des hommes par l’usage de la force et de la contrainte physique ne tient pas la route. Il faut bien constater que la dévalorisation des femmes est également le fait des femmes. Cette dévalorisation se transmet également par les femmes. Car, si les femmes refusaient de contribuer à la reproduction du stéréotype, ce que font les féministes, alors on devrait penser qu’elles devraient changer la société progressivement, générations après générations, selon un modèle de croissance linéaire. Chose étrange, il semblerait que les combats du féminisme soient à mener en permanence et à reprendre à chaque génération. J’ai eu l’occasion de participer récemment à des groupes d’éducation à la vie affective et sexuelle auprès de jeunes lycéens et lycéennes à Bruxelles, et j’ai été frappé par la présence dans les propos tenus par ces jeunes de représentations de genre très caricaturales. Comme si ces jeunes filles et ces jeunes garçons n’avaient jamais entendu parler des combats du féminisme et du coup ne bénéficiaient pas de cette réflexion, comme s’ils devaient effectuer ce travail de prise de conscience pour leur génération et pour chacun d’entre eux. Comme s’ils ne pouvaient pas capitaliser sur les acquis des luttes passées. Par ailleurs, un peu d’attention aux mouvements politiques récents dans le monde suffit à faire naître l’idée que les droits acquis, et en particulier les droits acquis par le féminisme, ne le sont pas à titre définitif, mais toujours en passe d’être à nouveau battus en brèche [12].

La psychologie sociale nous renseigne sur les comportements de groupe. On sait qu’une différence minuscule et arbitraire entre deux groupes est suffisante pour provoquer des biais discriminatoires pro endogroupe [13]. On sait également que des sujets expriment plus de préjugés et de discriminations lorsqu’ils sont placés dans une situation expérimentale de domination sociale, que lorsqu’ils sont dans une situation expérimentale non dominante. La théorie de la dominance sociale [14] nous a appris que les idéologies visent à reproduire et à maintenir la hiérarchie, que domination rime avec conservatisme. Ces mécanismes sociaux expliquent la perpétuation de la domination masculine.

En Occident, le combat féministe a obtenu des droits et une législation contraignante en matière de discrimination de genre. Certaines femmes ont accédé à des postes de pouvoir. Or, comme on a pu le voir à propos de l’inégalité salariale, les femmes au pouvoir n’induisent pas et ne reproduisent pas une préférence de genre. On peut aussi penser ici au contre-exemple des très rares sociétés matriarcales comme les Na (Moso) du Yunnan (Chine). À notre connaissance, le pouvoir des femmes n’implique pas la domination des hommes. Les sociétés matriarcales organisent la filiation et la possession par la logique matrilinéaire et matrilocale. Cette société n’est cependant pas une gynocratie, alors que les sociétés patriarcales sont plutôt phallocrates.

Est-ce que la menace du stéréotype, le paradigme des groupes minimaux, la théorie de la dominance sociale, nous renseignent sur les raisons pour lesquelles l’exclusive domination masculine ne change pas, alors que rien ne vient la justifier ? Ces théories nous permettent de comprendre que les positions caricaturales en matière de genre ont une fonction défensive pour protéger et construire une identité fragile. On voit bien comment la question du genre est propice à la définition stéréotypique de soi et de l’autre, et comment ces stéréotypes se transmettent avec la complicité de celui qui est l’objet du stéréotype, dans une logique plutôt conservatrice. Ces différentes théories nous donnent de bons modèles pour comprendre la reproduction et le maintien de l’asymétrie inégalitaire des genres.

Pour autant, nous n’avons pas encore d’éléments pour comprendre pourquoi l’asymétrie est presque systématiquement en faveur du masculin et au détriment du féminin. Les théories ci-dessus sont absolument symétriques et ce que l’on dit pour un genre devrait théoriquement valoir pour l’autre, or ce qui nous fait problème est précisément que la réalité de la hiérarchie de genre nous montre que ce qui vaut pour l’un ne vaut pas pour l’autre, et qu’il n’y a pas de symétrie entre la domination masculine et la domination féminine. Quelle explication pourrait-on donner à cette asymétrie dans les rapports de pouvoir en fonction du genre ? Mais avant de faire deux propositions pour tenter de rendre compte de cette asymétrie, je veux encore la tester dans un domaine un peu « underground [15] ».

3 La scène BDSM : un contre-exemple ?

Une manière d’explorer cette absence de symétrie est d’explorer un terrain particulièrement propice à révéler les attendus de ma question, celui des pratiques dites BDSM [16] et plus particulièrement les relations de domination et de soumission (D/s) sachant que toutes les configurations du genre et du pouvoir sont réalisées au sein de cette communauté. Dans cet univers ludique, l’utilisation du concept de genre est l’occasion de questionner la dimension de la hiérarchisation implicitement à l’œuvre dans la division en genres. Du fait même de cette hiérarchisation, on comprend l’intérêt d’aller explorer les implicites d’une relation D/s, puisque nous avons là, à première vue, un groupe de personnes qui précisément axent leurs pratiques sur cette dimension. L’hypothèse selon laquelle la relation D/s du couple femme dominante (fd) – homme soumis (hs) doit être d’une nature différente de celle pratiquée par le couple homme dominant (hd) – femme soumise (fs), se déduit assez naturellement de ce qui vient d’être dit. L’un accentue les stéréotypes de genre et l’autre en prend l’exact contrepied.

On voit bien l’intérêt qu’il y a à se pencher sur ces pratiques puisque les protagonistes BDSM considèrent que la mise en scène BDSM n’est pas la reproduction de la domination masculine effective et socialement acceptée [17]. Les femmes choisissent leurs rôles et ne sont pas contraintes à reproduire la « valence différentielle des sexes » (Héritier, 1996). Certaines d’entre elles vont dominer des hommes et des femmes. De même, les hommes peuvent, quant à eux, se complaire dans la soumission et/ou la féminisation. Il existe une réelle inventivité dans les déplacements subversifs opérés par la scène BDSM. Toute la question étant de savoir ce qui s’engage comme subversion, comme contestation de l’ordre établi, comme jeu, comme parodie des mécanismes du pouvoir et de la domination dans les configurations réalisées par les pratiquants du BDSM.

Chercheuse à l’Université de Strasbourg, Véronique Poutrain a étudié les rapports de pouvoir dans les relations BDSM. Elle a travaillé à partir de 94 entretiens : 57 hommes dont 27 rencontrés directement, 37 femmes dont 20 rencontrées directement. Les autres entretiens ont eu lieu de manière virtuelle sur internet. Elle a travaillé aussi sur l’analyse de 900 petites annonces BDSM.

Son analyse de quelques fragments de discours à propos de vidéos pornographiques BDSM souligne que la subversion des rôles de genre n’est que de façade. « Les jeux de rôles ne cessent de reprendre les identités bipartites, le masculin et le féminin, la virilité et la féminitude. L’imagerie BDSM présente un corps de femme surinvesti par la féminité. Qu’elle soit soumise ou dominatrice, qu’elle soit entravée ou qu’elle tienne le fouet, son corps est érotisé : cuissardes, talons hauts, vêtements de cuir ou de latex, maquillages, provocations, suggestions. Ce qui ne veut pas dire que le corps masculin ne soit pas, lui aussi érotisé. Cependant, il ne l’est pas de la même manière. Il demeure toujours plus accessoire » [18]. Il n’y a donc pas inversion symétrique des codes de genre.

Cela se constate dans le rapport à l’argent, dans l’aspect prostitutionnel. Elle souligne qu’il est valorisant pour une femme d’être dominatrice plutôt qu’identifiée à la prostitution ; c’est plus rémunérateur, elles n’ont pas de rapport sexuel, elles reçoivent sur rendez-vous. Il y a aussi des fantasmes de prostitution chez les hommes soumis. Le fantasme du soumis est de se prostituer pour une maîtresse qui récolte de l’argent. En d’autres termes, il arrive qu’un soumis paie une dominatrice afin de se prostituer à son tour. Les hommes ne vivent pas de cette activité. Et, quelles que soient les configurations genrales du rapport de pouvoir, l’argent va toujours des hommes vers les femmes.

Autre exemple de cette dissymétrie profonde, « si l’homme qui se soumet caricature l’image de la femme (par le travestissement ou le maquillage), la femme qui domine ne déprécie jamais l’image de l’homme » [19]. En ce qui concerne la domination des hommes, elle semble simplement accentuer et surinvestir la virilité. Alors que la domination des femmes passe par le désir et l’imaginaire de l’homme soumis, la domination des hommes réside essentiellement dans ses qualités : la maîtrise de soi, la possession de ses moyens, et nous pourrions ajouter, sa créativité.

Donc, dans le cas où l’homme domine et la femme se soumet, « nous sommes dans la traduction du sexe par le genre : la domination conforte l’homme dans une position masculine, la soumission conforte la femme dans une position féminine » [20]. Par contre, lorsqu’un homme se soumet en se féminisant par exemple, il est dans une illusion de soumission « parce que, en jouant à être une femme dans l’humiliation, l’homme réaffirme sa virilité : il joue à être une femme parce qu’il n’en est pas une et que le jeu vient l’attester » [21]. De même une femme dominante est dans l’illusion de cette subversion du stéréotype, car « la caricature demeure conjuguée au féminin. Les hommes savent qu’elles ne dominent pas réellement, elles ne font que participer à un jeu dont elles connaissent visiblement les règles » [22].
Poutrain arrive à la conclusion que sous des apparences d’inversion ou de jeu avec le pouvoir, il y a, en réalité, une confirmation des stéréotypes : la domination féminine et la soumission masculine seraient une illusion alors que la domination masculine et la soumission féminine sont réaffirmées.

J’en reviens donc à notre problématique de départ. Même dans un domaine réputé ludique, ni les hommes ni les femmes n’arriveraient à inverser ou symétriser un rapport de pouvoir qui semble, pour le coup, très ancré. Comment s’expliquer cela ? Pour sortir de l’impasse, constatons d’abord que les modèles explicatifs que nous avons convoqués relèvent tous d’une approche sociologique qui met en présence des adultes. Je propose de prendre au sérieux les effets que peut avoir la condition de prématuration (néoténie) de l’espèce humaine, ce qui se traduit dans le modèle de la théorie de la médiation par la singularité du retard d’émergence sur le plan de l’acculturation de la personne. Gagnepain semble considérer que ce timing retardé dans l’émergence à la personne n’est qu’anecdotique, et qu’en tout cas, il n’impacte pas le principe de transposition analogique ni le fonctionnement de la dialectique. « Je ne nie pas ce délai entre d’une part la naissance biologique et d’autre part la naissance sociale, qui nous constitue comme personne, mais au point de vue du fonctionnement rationnel, délai ou pas, la personne « fonctionne » analogiquement comme le signe, comme l’outil, comme la norme » [23].

Deux conceptions vont nous permettre d’avoir quelques indices sur ce qui fait résistance au changement concernant le genre. Ces deux conceptions sont la protoféminité et les théories sexuelles infantiles.

4 La protoféminité

Claude Crépault est le fondateur de l’Institut international de sexoanalyse. Il a proposé l’idée d’une « protoféminité » : le trajet développemental que doit accomplir un garçon ou une fille est bien différent et entraîne des conséquences différentes. Les psychologues de la petite enfance s’accordent à dire que le nourrisson est nécessairement fusionné avec sa mère [24], il serait donc originairement « psychiquement féminin » (pré-identité féminine) [25]. L’identité sexuelle de base serait féminine pour les deux genres, puis se différencie pour le petit garçon par la mise en veilleuse de ces composantes féminines et l’émergence des pulsions agressives. La petite fille n’a pas à remettre en question cette identité protoféminine. L’hypothèse de la protoféminité se dégage à partir d’un faisceau de présomptions :

  • L’embryologie permet de poser que le programme de base du développement est féminin. Il est nécessaire qu’une action hormonale [26] intervienne pour masculiniser le fœtus. Cet argument n’est que partiellement correct, puisque des actions génétiques [27] sont également nécessaires pour féminiser le fœtus.
  • Les premiers temps de l’existence sont des périodes où le psychisme de l’enfant est fusionné avec le psychisme maternel féminin. Il y a un large consensus des psychologues du développement précoce sur cette question.
  • L’identité de genre masculin est plus fragile, car elle doit passer par la féminité, selon le témoignage d’hommes et de femmes. La masculinité semble plus être « quelque chose à atteindre » que la féminité. Il y a cependant des témoignages dans le sens inverse.
  • L’existence de dysphorie de genre précoce dans le sens Mtf [28]. Il y a cependant des dysphories précoces FtM [29].
  • Certains hommes, lorsqu’ils sont euphoriques ou vulnérables, montrent des signes de féminité que l’on pourrait comprendre comme une régression partielle au stade de protoféminité. L’inverse semble moins vrai.
  • Les stratégies et les comportements parfois caricaturaux de certains hommes pour affirmer leur masculinité pourraient être compris comme une défense contre les traces de la protoféminité.

L’enfant, pour devenir un garçon, doit parcourir un chemin qui comporte deux éléments : une désidentification de la figure féminine (maternelle) et l’identification à une figure masculine. L’agressivité phallique est le moteur de ce double mouvement. L’enfant féminin, sur la question de l’identité de genre, est d’emblée plus assuré. Ces différences dans le développement de l’identité de genre se cristallisent dans ce que Crépault appelle le complexe fusionnel. Nous avons besoin de fusionner avec l’autre. Mais nous craignons cette fusion, car elle nous menace d’anéantissement par indifférenciation. Du coup, nous instaurons de la distance avec l’autre. Mais nous avons besoin de l’autre et nous craignons qu’il nous abandonne, car perdre les liens avec les autres est également un risque d’anéantissement de soi.

Les conséquences de ce complexe fusionnel sur l’identité personnelle et sur l’identité de genre vont se différencier en fonction des genres : le garçon détaché de la fusion maternelle quant à son identité de genre, craint l’abandon. S’il fusionne trop, il y risque son identité masculine. Il y gagne en individuation et en autonomie et l’on va retrouver ces caractéristiques dans le stéréotype de genre masculin. La fille fusionne avec sa mère quant à son identité de genre. Elle est sécurisée sur ce point, mais elle y risque son identité personnelle. On pourrait résumer ce complexe fusionnel en disant que le masculin a toujours besoin de prouver qu’il l’est. Il y a une forme de fragilité de l’identité de genre chez le garçon. Le féminin quant à lui est toujours dans la problématique de se définir autrement que comme (sa) mère. La fragilité du féminin porte sur l’identité personnelle.

Ce petit passage par le développement nous indique que l’identité de genre est un construit sociologique marqué par les conditions singulières, mais universalisables de notre croissance. Cette hypothèse de la protoféminité fait apercevoir que les caractéristiques stéréotypiques du masculin et du féminin trouvent en partie leurs racines dans le développement personnel. L’identité de genre masculine est plus fragile et donc plus à protéger que l’identité féminine. La domination masculine serait alors le reflet d’un enjeu identitaire défensif.

On pourrait légitimement se poser la question du développement de genre des individus dans des sociétés qui inversent les stéréotypes de genre. Par exemple, chez les Chambuli observés par Margaret Mead en 1935 [30] ou chez Peuls Woodabe du Cameroun – Niger [31]. Est-ce que le problème se pose autrement du fait que le stéréotype est globalement inversé par rapport à ce que nous connaissons en Occident ? Il ne me semble pas. Il est toujours question de performance pour le garçon, même si le type de performance nous apparaît comme peu viril, il n’empêche que de l’intérieur de la culture, la virilité est bien affirmée et donc le raisonnement proposé par Crépault reste valide.

5 Les théories sexuelles infantiles

Les théories sexuelles infantiles vont montrer que l’identité de genre est traversée par des logiques de hiérarchisation qui ne dépendent pas de la culture ou de la société, mais bien des conditions universalisables [32] du développement des humains du fait de l’importante prématuration de l’espèce.

Confronté à certaines énigmes de l’existence, comme, par exemple, la question de la différence des sexes et des générations, le petit humain va s’inventer des histoires, des théories (sexuelles ou générationnelles) infantiles qui vont généralement s’organiser en complexe de représentations. Dans les différents stades de développement sexuels de Freud, il n’y a pas de différenciation selon le genre avant le stade phallique. Ce stade est typiquement le produit d’une théorie sexuelle infantile. Constatant la différence anatomique des sexes, l’enfant ne peut vraisemblablement la théoriser que dans la polarisation « absence de pénis ≠ présence de pénis », ou « A ≠ non A » et pas en terme de différence complémentaire A ≠ B, ou ♂ ≠ ♀ . Cette théorie a dû être un jour refoulée pour laisser le champ libre à une organisation sexuelle plus adulte avec une reconnaissance d’une différence complémentaire.

J’ai là un modèle pour comprendre la domination masculine. Je peux penser avec la psychanalyse et la psychologie du développement, que nous avons tous, hommes et femmes, été confrontés à l’énigme de la différence anatomique des sexes. Je peux aussi penser que face à cette énigme, dans l’immaturité cognitive de notre enfance, nous n’avons pu y répondre qu’en formulant infantilement les perceptions en termes « d’avoir ou non » un pénis. S’expliquer la différence anatomique des sexes par une différence « d’avoir » implique nécessairement des sentiments valorisants pour celui qui a et dévalorisant pour celle qui n’a pas. Si l’on accepte que l’enfance soit toujours présente dialectiquement dans l’organisation psychique de l’adulte, alors nous pouvons penser la domination masculine comme une survivance ou comme la trace dans la pensée et la vie adulte d’une première impression infantile qui ne se laisse pas si facilement périmer. Cette théorie sexuelle infantile produit ses effets dans la vie psychique adulte, mais aussi dans l’organisation sociale ; c’est ainsi que l’on peut trouver un lien entre le stade phallique freudien et l’organisation phallocentrique du pouvoir et dans l’infériorisation sociale du féminin. Cette manière de concevoir la constitution du genre présente quelques avantages sur toutes les explications sociologiques et féministes :

  • Elle permet de rendre compte du fait que les femmes participent activement à la transmission de la hiérarchie des genres.
  • Elle permet de rendre compte que les combats féministes (menés par des femmes adultes) semblent devoir se rejouer de génération en génération puisqu’un adulte aura toujours été un enfant au préalable.
  • Elle permet de rendre compte du caractère universalisable de cette asymétrie. Cette donnée d’universalité n’est pas très compatible avec la très grande diversité culturelle. Rappelons que la « valence différentielle des sexes » dit précisément que, quoi qu’elle fasse, parce qu’elle est une femme, ce qu’elle fait a moins de valeur que ce que fait un homme.
  • Elle a l’avantage de concevoir les rapports entre sexes de manière non agonistique. La question n’est plus de savoir comment abattre « l’ennemi » et prendre sa place, ni même de compter toutes choses pour mesurer l’équilibre masculin/féminin. Elle devient la question de savoir comment identifier et dépasser, pour l’un et l’autre genre, une logique infantile.

Conclusion

Il ne m’a pas échappé, bien que je n’y aie pas fait explicitement référence, que toute cette problématique est profondément travaillée par la rationalité du traitement dialectique de la valeur. En effet, cette question de hiérarchie et de pouvoir est bien une histoire de ce qui vaut ou ne vaut pas. Mais je pense que si cette dialectique est bien présente, puisque « le genre » n’est pas déconstruit selon les rationalités, elle n’est néanmoins pas centrale dans la problématique que je tente de faire émerger. De ce point de vue, effectivement le pouvoir est bien un concept-écran [33]. Je constate que dans ses commentaires sur « la paternité » et « la castration » des psychanalystes, Gagnepain les théorise d’une autre manière que ce que j’ai pu le faire ici avec une théorie de la séduction (généralisée) qui n’implique pas la dimension du rapport (adulte/petit) ni son acculturation par le père et par le munus [34].

La problématique du genre est liée à son asymétrie hiérarchique toujours en faveur du masculin. Comment expliquer que l’on ne trouve pas de traces (sauf mythiques, comme celles des amazones) d’organisations sociales fondées sur une asymétrie de genre inversée ? Que rien ne vient symétriser la phallocratie ? Comment devrait-on l’appeler d’ailleurs : vaginocratie, clitocratie ? Le caractère incongru de ces néologismes témoigne une fois de plus de l’impact et de l’insistance de cette asymétrie dans l’ensemble des rapports de genre. Rien, en effet ne vient symétriser le phallus et comment pourrait-il en être autrement puisque cette absence de symétrie est pour la psychanalyse définitoire du phallus ?

Lorsque l’on regarde, par exemple, la sphère professionnelle, on peut constater que certaines femmes accèdent à des fonctions ou elles exercent le pouvoir. Mais ce pouvoir est toujours perçu comme une composante masculine de leur personnalité et l’on serait bien en peine de décrire ce que serait un pouvoir véritablement « féminisé ». « Pouvoir féminin » est presque un oxymore puisque la définition du masculin comprend intrinsèquement l’exercice du pouvoir.

Je pense que la conception agonistique des genres [35] ne rend pas compte de la domination masculine. Cette conception agonistique n’explique pas pourquoi les femmes au pouvoir ne favorisent pas d’autres femmes au détriment des hommes. Elle n’explique pas pourquoi les femmes participent au maintien de l’asymétrie en leur défaveur. L’éducation des filles et des garçons est partout et depuis longtemps majoritairement aux mains des femmes. La théorie agonistique n’explique pas pourquoi les femmes n’ont pas éduqué les enfants dans une perspective au minimum égalitariste en matière de genres. Elle n’explique pas pourquoi les acquis issus des combats féministes ne semblent pas devenus intangibles, mais nécessitent une remobilisation génération après génération. Elle n’explique pas pourquoi dans les jeux de pouvoir au sein du couple, la domination des femmes est une illusion de domination de même que la soumission des hommes est une illusion de soumission.

Une attention à la constitution de l’identité de genre ainsi qu’aux conditions de découverte de la différence anatomique des sexes permet de mieux expliquer les différentes impasses que je viens d’énumérer. La protoféminité est un cadre qui permet de comprendre que les éléments du stéréotype masculin et féminin ne sont pas la résultante du hasard, mais trouvent au contraire leurs racines profondes dans la préhistoire du sujet. C’est également dans cette préhistoire du sujet que l’on trouvera la théorie infantile qui formule la différence anatomique des sexes en terme « d’avoir ». Cette formulation embarque avec elle la valorisation asymétrique des genres entre eux, valorisation que nous avons retrouvée systématiquement à l’âge adulte, dans l’universalité de « la valence différentielle des sexes ».
Si l’on considère l’universalité du fait que tous les adultes ont été préalablement et nécessairement des enfants, alors nous avons le moyen de rendre compte de l’universalité de cette valence différentielle. Pour moi, politiquement, comprendre n’est pas justifier. L’éclairage analytique et développemental de ces questions n’a pas d’autres implications que d’inviter à dépasser ces logiques infantiles. C’était, me semble-t-il, le sens de la métaphore freudienne de l’assèchement du Zuyderzee [36].

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Notes

[1Didier et Vaeremans, 2015, Les relations domination/soumission et le genre, au moins cinquante nuances dans les rapports de pouvoir et de genre.

[2Acronyme pour « Bondage, Discipline, Domination, Soumission, Sadisme, Masochisme ». C’est un vaste ensemble de comportements et de pratiques hétéroclites. Cet acronyme regroupe des pratiques comme le shibari (bondage japonais), les jeux avec des sex-toys, les jeux avec les fluides corporels, les tenues imposées, les contentions et les enfermements, les exhibitions en public, les humiliations, l’endurance à la douleur, des pratiques de chasteté imposée, d’attitudes protocolaires, des jeux de pouvoir, d’obéissance et de servitude, de pratiques multipartenaires. L’univers BDSM est associé dans l’imaginaire collectif à un lieu particulier : le donjon et le décorum d’instruments qui vont avec — croix de St André, martinets, fouets, cravaches, colliers, bracelets, cordes, chaînes, pinces, godes-ceinture, cagoules, bougies… tout est fait pour évoquer une salle de torture. On peut y trouver des cages, des carcans, et des dispositifs pour pratiquer des suspensions. Il peut y avoir des variations thématiques sur le monde médical ou scolaire.

[3Gagnepain, 1991, Du vouloir dire, tome II, p. 29.

[4Bereni, Chauvin, Jaunait et Revillard, 2013 « Présentation », Revue française de science politique, p. 359.

[5Clément-Guillotin et Fontayne, 2011, « Adaptation française d’une version courte de l’Inventaire des rôles sexués de Bem pour enfants (Child Sex Role Inventory) », Psychologie Française, vol 56, n° 1, p.59.

[6Cette position est défendue, par exemple, par l’ASBL « Genres pluriels » à Bruxelles : http://www.genrespluriels.be

[7Kinsey Heterosexual–Homosexual Rating Scale décrite dans Sexual Behavior in the Human Male (1948).

[8On trouve quelque chose de semblable chez Harry Benjamin qui en 1966 dans son ouvrage The Transexual Phenomenon décrit une échelle progressive en six points de l’orientation de genre (Sex Orientation Scale).

[9Et pas « de sexe », contrairement à ce que semble penser le Pape François.

[10Héritier, 1996, Masculin/Féminin 1, Penser la différence, p 67.

[11Steele et Aronson, 1995, Stereotype Threat and the Intellectual Test Performance of African Americans.

[12Que l’on pense ici à la question de l’avortement en Pologne, en Espagne, aux États-Unis de Donald Trump.

[13Le paradigme des groupes minimaux décrit par Tajfel, Billig, Bundy et Flament, 1971, Social categorization and intergroup behaviour. La discrimination pro endogroupe est le fait expérimentalement démontré qu’une petite différence peu significative entre deux groupes est suffisante pour induire des comportements discriminatoires vis-à-vis des membres de l’exogroupe.

[14Sidanius et Pratto, 1999, Social dominance. An intergroup theory of social hierarchy and oppression. Cette théorie de la dominance sociale montre expérimentalement que lorsque l’on compare deux groupes entre lesquels on introduit une différence de hiérarchie sociale, ce sont les « dominants » qui produisent le plus de comportements discriminants.

[15Clandestin, non officiel, caché, hors normes.

[16Précisons que les acteurs-protagonistes considèrent ces pratiques comme des pratiques de jeu (play bien plus que game). L’humour, la distanciation, la sécurité et le respect des partenaires sont omniprésents. Et, dans le même mouvement, ce jeu est clairement identitaire, il témoigne et exprime des facettes parfois cachées, profondes de la personne. Bref, c’est un jeu très sérieux.

[17Poutrain, 2003, Sexe et pouvoir, enquête sur le sadomasochisme, p119.

[18Op. Cit., p. 122.

[19Op. Cit., p. 128.

[20Op. Cit., p.131.

[21Ibid.

[22Op. Cit., p.132.

[23Gagnepain, 1994, Leçons d’introduction à la théorie de la médiation, p. 124.

[24Il considère que la première présence secourable du nourrisson sera celle qui lui a donné la vie ou très généralement une femme, ou tout du moins un être humain avec des caractéristiques genrales « maternelles » et « féminines ».

[25C’est une idée que l’on retrouve sous une autre forme dans la conception de la séduction généralisée de Jean Laplanche. L’idée est bien que l’enfant se trouve au contact d’un adulte sexué et que la sexualité (on pourrait dire ici plus justement « la genralité ») de l’adulte imprègne le psychisme de l’enfant avec des signifiants qui sont pour lui énigmatiques.

[26L’AMH ou Anti-Müllerian Hormone produite par les cellules de Sertoli.

[27Activation du gène Wnt 4 sur le premier chromosome.

[28Male to Female, c’est à dire transition d’un homme vers une femme.

[29Female to Male, c’est à dire transition d’une femme vers un homme.

[30« Les Chambuli, en revanche, nous ont donné une image renversée de ce qui se passe dans notre société. La femme y est le partenaire dominant. Elle a la tête froide, et c’est elle qui mène la barque ; l’homme est, des deux, le moins capable et le plus émotif. […] Les Chambuli ont inversé les rôles, tout en conservant officiellement des institutions patrilinéaires. » (Mead, 1963, Mœurs et sexualité en Océanie, pp. 251-252).

[31En particulier, la cérémonie du « Geerewol » qui a lieu lorsque ces groupes d’éleveurs nomades se réunissent au printemps. Lors de cette cérémonie, les hommes se maquillent, dansent et chantent, dans une sorte de concours de beauté. Les femmes sont les arbitres de ce concours et elles sont à l’initiative de liaisons amoureuses et sexuelles plus ou moins durables.

[32Et pas seulement « généralisables », car je tiens que le fait d’être un enfant prématuré avant de devenir un adulte est bien une condition universelle de notre humanité.

[33Gagnepain, Séminaires Discours et droit II, 1982-1983.

[34« Ce sont les analystes qui ont dégagé le concept de paternité symbolique de celui de génitalité avec l’histoire du phallus ; mais pourquoi baptiser cela comme ça ? Cela a toujours un petit côté « zizique » qui traîne dans la théorie qui prétendait séparer le symbolique de la génitalité ; c’était une théorie de l’acculturation, mais qu’on n’a cessé de réinsérer dans ce dont elle était supposée être partie pour l’expliquer ; finalement, on l’a embrouillée, car — si vous acceptez que la paternité, au sens symbolique, soit l’acculturation de la génitalité — vous vous rendez bien compte que le père symbolique n’a ni âge, ni sexe, ni race, ni couleur de peau. Ni âge, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune raison de supposer au père castrateur une antériorité sur le castré ; d’où vient-il celui-là qui vous précède ? D’où sort-il, ce père Fouettard à phallus ? S’il s’agit de fonder le social, le social s’origine à partir de nous ; s’il faut supposer avant nous le flic qui nous oblige à marcher dans les clous, une antériorité du castrateur, déjà cela « foire ».
Mais il y a plus que cela ; il est bien certain que si vous dégagez la paternité symbolique des conditions biologiques de la génitalité, le père est épicène, ni masculin, ni féminin, on est dans un autre registre, c’est-à-dire nous sommes au niveau — qu’ils appellent symbolique et que j’appelle culturel — d’une paternité épicène qui n’est pas plus le propre du porteur de phallus que de celle qui est supposée en manquer. » (Ibid.)

[35J’appelle « conception agonistique des genres » la théorie féministe d’une domination masculine imposée aux femmes par la force et la violence.

[36Freud, 1984 [1933], Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, p. 110. La métaphore est plutôt désespérante, si l’on y pense, en ces temps de réchauffement climatique et de promesse de montée des eaux côtières.


Pour citer l'article

Benoît Didier« La flèche du développement au cœur du genre. Généalogie des troubles dans le genre », in Tétralogiques, N°22, Troubles de la personne et clinique du social.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article57