Accueil du site > N°20, Politique et morale > Politique et morale : présentation du numéro

Jean-Michel Le Bot (responsable scientifique du numéro)

Politique et morale : présentation du numéro


Une revue de sciences humaines qui, « loin de prétendre opposer une école à d’autres, entend bien les contester toutes au nom d’une autre façon de penser ». Tel était le programme que Jean Gagnepain, son fondateur, assignait à la revue Tétralogiques dans la préface du tout premier numéro, paru en 1984. Comme ce premier numéro, sous le titre Problèmes de glossologie, rassemblait des articles portant sur la théorie du signe, la syntaxe, l’infinitif, le verbe impersonnel ou encore l’anaphore, la revue pouvait apparaître, au premier abord, comme une revue de linguistique supplémentaire. Il ne fallait cependant pas s’y tromper. Il s’agissait en réalité de dissocier systématiquement dans la globalité du phénomène langagier « ce qui grammaticalement le spécifie de ce qui, en tant que langue, écriture ou discours, le fait respectivement ressortir à la sociologie, à l’ergologie ainsi qu’à ce que nous nommons « l’axiologie ». C’est dire que la revue s’autorisait d’emblée, pour ses prochaines livraisons, dans « le total irrespect des champs », à traiter de questions qui n’avaient rien de linguistique. Il s’agissait cependant, dans tous les cas, « de cerner les propriétés de l’analyse qui, par l’investissement du discret qu’elle instaure, nous permet non seulement de passer logiquement du symbole au concept, mais techniquement aussi de l’instrument au produit, ethniquement de l’espèce au contrat, éthiquement enfin de la valeur à l’acte libre, autrement dit à la vertu ». Les thèmes et contenus des dix-huit numéros qui ont suivi montrent que la revue, sur ce point, a tenu ses engagements. Si elle est périodiquement revenue sur les questions de glossologie – c’était encore le cas dans le numéro 19 entièrement consacré aux travaux d’Hubert Guyard sur l’aphasie – les autres raisons n’ont pas été oubliées. Il y a eu ainsi des livraisons spécifiques sur l’outil et l’ergologie, sur l’enfant et la paternité, ou encore sur l’éthique et la souffrance maniaco-dépressive ou névrotique, sans même parler des numéros plus éclectiques – actes des colloques d’anthropologie clinique par exemple – où ces différentes thématiques étaient présentes conjointement.

Dès la préface du premier numéro, Gagnepain rappelait également que la revue ne se résignait pas à vivre dans le ghetto qui lui était assigné. Elle entendait plus exactement le partager en s’ouvrant à d’autres contributions, sous réserve de ne pas transiger sur les principes que nous venons de rappeler. De ce point de vue, la réussite, il faut bien l’admettre, n’a pas été à la hauteur des espérances. Mais la nécessité dans laquelle se trouvait la revue, après trente ans d’existence, d’adopter une nouvelle formule, en tirant parti des possibilités de diffusion au format numérique qui n’existaient pas au moment de sa naissance, pouvait être aussi l’occasion de reprendre cette politique d’ouverture. C’est le pari qui a été fait par le comité de rédaction qui m’a confié la responsabilité scientifique de ce numéro 20 sur le thème Politique et morale.

Ce thème, en lui-même, n’a rien de bien original. Il est au cœur de la philosophie politique occidentale, au moins depuis Platon, qui s’interrogeait, par exemple dans Protagoras, sur ce qui fonde la « vertu politique » (hê politikê aretê). Chez Émile Durkheim encore, le projet sociologique était indissociable d’un projet de réforme sociale passant par l’intégration des individus dans des collectifs dotés d’une autorité morale. Politique et morale, pour Durkheim, étaient donc étroitement liées. Attentif quant à lui au fait que l’action politique peut avoir des conséquences très éloignées de l’intention initiale, y compris quand cette dernière apparaît moralement bonne, Max Weber, à qui l’on doit aussi une théorie de l’action qui distingue notamment l’action rationnelle en finalité (zweckrational) de l’action rationnelle en valeur (wertrational), aidait en revanche à concevoir que l’ordre politique ne se confond pas avec l’ordre moral, quand bien même ces deux ordres interfèrent. C’est en tout cas la lecture que nous pouvons en faire dans le cadre de la méthode que nous avons héritée de Gagnepain – celle de la théorie qu’il a désignée comme « théorie de la médiation » – et qui nous conduit à insister sur la dissociation des modalités de la raison humaine.

C’est précisément l’objectif que poursuivent les contributions que nous publions dans ce vingtième numéro : explorer ce qui distingue la raison politique de la raison morale tout en étant attentives à la façon dont ces deux modalités de la raison agissent l’une sur l’autre, tantôt pour légaliser – c’est-à-dire codifier – ce qui semble moralement légitime, tantôt pour légitimer ou délégitimer des usages jugés sinon coupables du moins moralement inacceptables. Cela ne va pas de soi et peut même avoir un certain parfum de scandale tant la tradition de la pensée occidentale, comme le souligneront plusieurs contributions, et avec elle la grande majorité des théories des sciences humaines contemporaines tendent, rappelons-le encore une fois, à confondre les deux ordres de phénomènes. Mais c’est justement en cela que le présent numéro de Tétralogiques, fidèle à la ligne éditoriale dessinée par Gagnepain il y a un peu plus de trente ans, vient, une fois de plus, contester toutes les autres écoles au nom d’une nouvelle façon de penser.

Dans la première contribution, « Du Social et de l’éthique, de la politique et de la morale au regard de la théorie de la médiation », Jean-Claude Quentel et Patrice Gaborieau reviennent précisément sur la façon paradoxale qu’a eu la tradition occidentale de distinguer le social et l’éthique – une distinction attestée par la présence de deux mots – sans jamais parvenir à identifier les deux ordres de déterminisme correspondants. Qu’il s’agisse d’Émile Durkheim et de Marcel Mauss, insistant sur la nature sociale de la morale, ou de Sigmund Freud, pour lequel la conscience morale – le surmoi – résultait de l’introjection d’un interdit parental, les fondateurs des sciences humaine de la fin du 19e et du début du 20e siècle ne différaient pas fondamentalement sur ce point de leurs lointains prédécesseurs de l’Antiquité. Il faudra la démarche de déconstruction clinique adoptée par Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud – démarche consistant « à n’accepter de dissociation théorique qu’articulée à un clivage clinique, seul à même d’introduire une résistance à l’ingéniosité logique du descripteur » (Laisis, 1991, p. 48) – pour montrer que si le langage a comme déterminisme spécifique celui du signe, il n’est par ailleurs que le « lieu de manifestation » d’autres processus rationnels dont celui qui rend compte de la capacité humaine à produire de la singularité d’une part et celui qui rend compte de la capacité tout aussi humaine à maîtriser ses pulsions de l’autre, la différence et l’indépendance de ces deux registres de rationalité étant attestées, entre autres, par la différence et l’indépendance des psychoses et des névroses. C’est précisément l’identification de ces deux registres indépendants de rationalité – que la théorie de la médiation nomme respectivement sociologique et axiologique – qui permet de ne plus aller chercher dans le social les origines de la morale. Le registre du social – qui est aussi celui de la politique – rend certes compte de la diversité des morales particulières, c’est-à-dire de ce que les auteurs, après Gagnepain, appellent la légalisation du légitime, mais il n’est pour rien dans la capacité humaine à juger moralement la totalité des comportements, y compris donc ceux correspondant à des usages politiquement établis, dans le cadre cette fois d’une légitimation du légal. Les auteurs peuvent alors conclure sur la question du gouvernement, qui pose à la fois la question de la délégation politique du pouvoir, dans le cadre d’une division sociale des fonctions et des rôles différente selon les sociétés et les régimes dont elles se dotent, mais aussi la question de l’autorité, indissociable de la capacité des gouvernants à réguler leurs propres désirs.

Une deuxième contribution, celle de Florent Cadet (« La Rencontre d’une personne à tendance psychopathique : un citoyen amoral malgré lui »), permet d’entrer de façon plus précise dans la démarche clinique qui est celle de la théorie de la médiation. L’auteur est psychologue dans une association départementale de gestion des structures intermédiaires (ADGESTI), chargée de l’insertion de personnes en situation de handicap d’origine psychique. Il nous présente sa rencontre professionnelle avec un jeune homme dont le comportement caractérisé par une certaine désinhibition le conduit à formuler plusieurs hypothèses avant de retenir finalement celle d’une morale psychopathique, c’est-à-dire caractérisée justement par un défaut de régulation pulsionnelle. La nécessité de l’accompagnement et les difficultés d’insertion sociale de ce jeune homme amènent alors à interroger les retombées sur le social d’un défaut de régulation du désir : comportements donnant l’apparence d’une attitude de défi ou de contestation systématique des codes établis faute de capacité à leur donner une légitimité et à s’en faire en quelque sorte complice, acceptation des sanctions sur la base de leur légalité mais absence de sentiment de culpabilité, tendance à rechercher chez l’autre une limite comportementale que l’on ne trouve plus en soi-même. Le partage politique des rôles n’est pas en cause, mais bien ce qui permet d’en légitimer les attentes. L’article est aussi l’occasion de souligner les spécificités d’une clinique qui s’attache avant tout à comprendre le fonctionnement psychique des sujets adressés aux praticiens comme aux chercheurs, dans une conception de la compréhension qui a quelque chose de commun avec la conception wébérienne. Il faut rappeler en effet que la compréhension, pour Weber, n’avait rien d’immédiat, mais passait par un travail d’interprétation et de reconstitution intellectuelle des motivations des agents. Il demeure cependant une différence importante entre les deux démarches : là où la sociologie wébérienne cherchait à reconstituer des motivations qui, bien que n’étant pas nécessairement apparentes aux yeux des agents au moment de l’action, restaient toutefois explicites au sens où ces agents auraient pu eux-mêmes les retrouver aux prix d’un effort minimum d’introspection (voir à ce sujet ce que dit Boudon, 1986, p. 25), la théorie de la médiation recherche sous le nom de raisons des processus mentaux qui demeurent dans tous les cas inconscients – ou plus exactement « implicites », pour reprendre le terme utilisé par Gagnepain – et que l’on ne saurait confondre avec des motivations. Ce qui est certain, comme le souligne l’auteur, c’est que la démarche médiationniste est très éloignée des procédures actuelles d’évaluation qui reviennent toujours à mesurer un écart par rapport « à une manière d’être standard » en oubliant de surcroît le plus souvent qu’il n’est jamais de description a-théorique.

La troisième contribution, celle de Jean-Claude Schotte (« Pour une critique de l’Œdipe de Freud »), revient sur la question de l’universalité du complexe d’Œdipe, en mettant plus particulièrement l’accent sur le problème du refoulement, celui du désir incestueux pour le parent de l’autre sexe d’une part, celui du meurtre du parent de même sexe de l’autre. Cela le conduit à souligner le rôle de l’auto-analyse freudienne dans cette théorisation. Découvrant chez lui-même comme chez ses analysants de tels désirs refoulés, Freud en venait non seulement à conclure que la compréhension de chaque névrose singulière passait par la mise à jour en chaque cas des « avatars de l’Œdipe » mais aussi que le refoulement de ces deux tendances était un élément central du processus d’humanisation et la condition de toute vie en société. Freud aboutissait ainsi à une « sociologie » très largement fondée sur le concept de refoulement, à la fois produit (par le biais des interdits parentaux et notamment paternels) et condition de l’établissement des liens sociaux. Pour reformuler autrement ce que dit ici Schotte nous pourrions dire, en reprenant les formulations de Pierre Bourdieu au sujet de l’habitus [1], que le refoulement serait à la fois « structure structurée » (en tant qu’il résulte de l’introjection de figures parentales) et « structure structurante » (en tant qu’il détermine en retour la façon dont chaque être humain se positionne par rapport à ce qui lui est permis ou non). Mais c’est aussi sur ce point que va porter la critique de Schotte qui s’appuie pour cela sur les travaux des Ortigues montrant que le refoulement n’est pour rien dans ce qui structure la vie sociale. La thèse de Freud, fondant l’ordre social sur la réglementation du plaisir, et plus particulièrement du plaisir sexuel, apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une thèse d’emblée névrotique, qui doit beaucoup à ce que Pierre Legendre a appelé l’amour – nécessairement ambivalent – du censeur. Complétant à sa façon l’exposé de Quentel et Gaborieau, Schotte peut alors conclure sur ce qui est au cœur de ce numéro de Tétralogiques : la distinction nécessaire entre la question de la loi, d’une part, qui fonde le décompte politique des membres du groupe comme la répartition entre eux des différents rôles et la question du refoulement, de l’autre, qui est celle de la régulation de la jouissance, et seulement cela, quand bien même la jouissance porte sur ce qui nous vient des autres.

Là où Schotte a proposé une lecture de travaux classiques de la psychanalyse, à commencer par ceux de Freud lui-même, Malo Morvan, dans le quatrième article (« De l’Usage d’un vocabulaire axiologique en sociologie. Un exemple de tension entre « interférence des plans » et « principe de clôture » dans le modèle théorique de la médiation »), propose quant à lui une lecture de travaux qui, bien que plus récents, figurent incontestablement déjà parmi les classiques de la sociologie. Nous voulons parler de ceux de Pierre Bourdieu et de Luc Boltanski associé à Laurent Thévenot. La question qu’il leur pose est celle qu’il est coutume de désigner, dans le parler de la théorie de la médiation, sous le nom d’« interférence des plans ». La distinction entre la raison sociologique et la raison axiologique est ici tenue pour acquise. L’attention de l’auteur se porte alors sur la possibilité théorique de poser l’existence d’une interaction de ces deux modes de rationalité, à propos plus précisément de ce que Quentel et Gaborieau, dans l’article présenté ci-dessus, ont appelé la légitimation du légal. Cela le conduit à se demander ce que signifie « légitime » dans la définition par Bourdieu de la « langue légitime ». L’identité de mot pourrait laisser croire que la sociologie de Bourdieu, parce qu’elle parle sans cesse de « légitimité », comporte une forte dimension axiologique en mettant l’accent sur les jugements moraux à l’égard des usages, y compris donc linguistiques. La réponse de l’auteur est toutefois différente : une lecture un tout petit peu attentive de Bourdieu montre en effet que le mot « légitime », chez ce sociologue, peut facilement être remplacé – et l’est de fait fréquemment – par des mots comme « officiel » ou « dominant ». La question de la « légitimité », pour Bourdieu, est donc une pure question sociologique d’institution des usages. Mais la lecture que Morvan propose des travaux de Bourdieu sur la langue ne conduit pas seulement à ce constat, somme toute prévisible. Elle souligne également la relation réciproque existant entre la question de la communauté d’usage et celle du caractère officiel ou socialement autorisé de ce même usage. Bref, si la sociologie de Bourdieu ne nous apprend finalement pas grand-chose au sujet de l’interférence des plans, elle fournit quelques bases pour aborder une question que le modèle de la théorie de la médiation invite à poser, mais qui reste encore largement en suspens : celle de la « réciprocité des faces » de la personne conçue, par hypothèse, sur le modèle de la réciprocité des faces du signe linguistique. De même que le concept de légitimité chez Bourdieu, les concepts de grandeur et de justification chez Boltanski et Thévenot pourraient donner l’impression d’une perspective axiologique. Mais ici encore, l’auteur est amené à conclure au fait que l’analyse de Boltanski et Thévenot est purement sociologique, centrée sur l’identification des différents cadres institués permettant de parvenir à des accords. Pour ne pas rester sur ce seul constat, nous pouvons toutefois faire remarquer, et l’auteur le suggère déjà, que la question des échelles de grandeur, dans les différentes cités ou les différents mondes distingués par Boltanski et Thévenot, peut être retravaillée dans la perspective de la stratification sociale, telle que nous l’avons définie à la suite de Jean-Luc Brackelaire (Brackelaire, 1995 ; Le Bot, 2010).

Ma propre contribution à ce numéro (Jean-Michel Le Bot, « Julien Freund et l’essence du politique ») se veut une invitation à réfléchir à des questions que l’on préfère souvent éviter, en raison de leur caractère déplaisant : celle de l’ennemi et de la violence. Voilà pourtant deux réalités inséparables de l’histoire humaine – ce n’est pas l’actualité internationale ou même nationale de ces derniers mois qui va me démentir – dont les sociologues ne sauraient se désintéresser. Pour initier la réflexion, j’ai choisi de présenter de façon très synthétique la thèse défendue dès les années 1960 dans un livre intitulé L’Essence du politique par un sociologue, Julien Freund, sans doute peu connu des lecteurs de Tétralogiques, sinon peut-être de ceux qui connaissent son introduction à l’œuvre de Georg Simmel dans laquelle il insiste notamment sur la dialectique simmélienne du pont et de la porte (Brücke und Tür) qui n’est pas sans rapport avec la dialectique ethnico-politique de Gagnepain [2]. La présentation de la thèse de Freund au sujet du politique (qu’il distingue de la politique), caractérisé selon lui par trois « présupposés » (la relation de commandement et d’obéissance, la relation du public et du privé, la relation de l’ami et de l’ennemi), est suivie de la discussion de deux points particuliers, la question du gouvernement (ou de l’hégétique, pour reprendre le terme que propose à ce sujet Gagnepain) et la question de la violence. Cette discussion qui ne prétend aboutir à aucune conclusion définitive cherche au fond à préciser à partir d’une lecture de Freund ce que dit Gagnepain mais aussi à partir d’une lecture de Gagnepain ce que dit Freund. Elle m’amène parfois à mettre en doute certaines affirmations de Gagnepain lui-même. Mais ce dernier ne nous a-t-il pas dit, à plusieurs reprises, lors de ses séminaires, qu’un maître qui se respecte est foutu [3] ? Par delà Freund et Gagnepain, c’est la célèbre définition de l’État que nous devons à Weber que cet article me permet encore de discuter. Nous ne pouvons plus en effet parler d’un « monopole de la violence physique légitime » (Monopol legitimer physischer Gewaltsamkeit) sans interroger chacun des termes de cette expression. Or l’anthropologie clinique, en nous donnant notamment les moyens de distinguer la violence psychotique et la violence psychopathique permet, je pense, d’éviter de nombreuses confusions sur ce point.

Avec l’article de Jean-Pierre Lebrun (« Le naufrage du religieux ») nous ne quittons pas le domaine anthropologique, puisque l’auteur se réfère au modèle psychanalytique, mais nous sommes invités à nous interroger sur une époque [4] historique particulière, l’époque contemporaine. Le récit par l’armateur Raynal de la façon dont lui et ses compagnons d’infortune parvinrent à survivre au naufrage sur les îles Auckland, en janvier 1864, de leur navire le Grafton y est pris à la fois comme une métaphore de la fin d’une période qui était fondée sur le primat de la religion – l’auteur reprend à son compte, sur ce point, la célèbre thèse de Marcel Gauchet exposée une première fois dans Le désenchantement du monde et sans cesse retravaillée depuis – et comme l’exposé d’une sorte d’expérience sociale involontaire nous indiquant à quelles conditions il est possible de continuer à faire société dans ce monde désenchanté et privé d’autorités indiscutables. La solution indiquée par Raynal reposait sur l’acceptation du fait que le naufrage avait complètement modifié la répartition des rôles. Il n’y avait plus de capitaine Musgrave mais un naufragé comme les autres. Le risque était alors celui d’une atomisation du petit groupe, sous l’effet de la tendance anthropologique à la division, alors que la cohésion était absolument nécessaire à la survie. Pour éviter cela, Raynal proposa que la fonction du capitaine soit remplacée par celle d’un « chef de famille » dont le principal devoir serait justement d’aplanir les divergences et de veiller au maintien de la cohésion. Cette nouvelle fonction revint à Musgrave, l’ancien capitaine. Mais il ne s’agissait pas moins d’un rôle bien différent de celui de capitaine : le « chef de famille », contrairement au capitaine, était élu et pouvait être destitué au cas où il abuserait de son autorité. La thèse de Lebrun, à partir de là, qui doit beaucoup à la lecture de Gauchet, est que nous autres, Occidentaux du début du 21e siècle, sommes aujourd’hui dans une situation comparable à celle des naufragés des îles Auckland. Les autorités de droit divin ont disparu depuis longtemps, mais elles avaient été remplacées par un État construit sur le même modèle. Or, dans le cadre de ce que l’auteur appelle, avec Gauchet, la crise de croissance de la démocratie, l’autorité de l’État elle-même se trouve remise en cause. Le risque est grand, là aussi, d’un éparpillement au gré des humeurs et des revendications égalitaires. Pourtant, comme les naufragés, nous avons besoin de maintenir un collectif et ce collectif ne peut tenir sans que quelqu’un y occupe une place d’exception. Toute la question est donc celle de l’équilibre difficile à trouver entre, d’un côté, la revendication d’égalité et d’autonomie des personnes – plutôt que des « individus » – et, de l’autre, l’acceptation du fait qu’il n’est pas de société sans différenciation des rôles et attribution à certains de places exceptionnelles, dans un contexte où ceux qui se voient attribuer ces places ne peuvent plus prétendre les détenir d’un quelconque principe transcendant.

L’article précédent s’appuyait sur une réflexion historique et anthropologique pour déboucher sur des questions relevant du domaine de l’action politique. Que faire face à la crise de croissance de la démocratie ? Dans quelle direction chercher des solutions ? Le témoignage de Raynal suggérait quelques pistes. Avec l’article de Thierry Collaud (« La réification du monde commun, une forme d’immoralité politique »), nous restons dans le domaine de l’action politique, mais à partir, cette fois, des soins aux personnes âgées. Le point de vue de l’auteur est celui de la théologie morale de tradition catholique. Sa thèse principale, avec laquelle il est difficile de ne pas être d’accord, est que la moralité en politique, par-delà même les affaires de mœurs ou de corruption sur lesquelles se concentre l’intérêt des médias, passe par un refus de réduire l’humain à ce qui est quantifiable. Une politique morale se doit donc de respecter la dimension non quantifiable de la personne humaine. La question des choix politiques en matière de soins aux personnes âgées dépendantes fournit une sorte de cas d’école pour développer une réflexion à ce sujet qui ne soit pas purement théorique. Sans dévoiler tout le contenu de l’article nous pouvons en retenir ici quelques enseignements. Ainsi la façon dont la prise en charge par l’État de ces soins va exiger une standardisation qui sera le prélude à leur marchandisation. Ou encore le rappel du sens initial de la notion de subsidiarité, trop souvent ramenée, comme dans la législation européenne, à une simple affaire de répartition des compétences entre les différents échelons administratifs. En tant que sociologue, j’ai été particulièrement intéressé par les critiques que l’auteur adresse à Weber. Cela n’est pas si fréquent en effet, tant Weber est devenu une référence absolue en sociologie [5]. L’auteur s’attaque en effet à la distinction wébérienne entre éthique de responsabilité et éthique de conviction, qui aurait contribué selon lui à favoriser des politiques privilégiant la dimension quantitative au détriment de ce qui n’est pas mesurable. Remarquons que c’est sans doute attribuer à la conférence de Weber sur la vocation de politique, dans laquelle est exposée cette distinction, une influence politique bien supérieure à son influence réelle. Le capitalisme et avec lui la domination de la pensée économique et le primat du quantitatif n’ont pas eu besoin de Weber pour s’imposer. Héritier de l’école historique allemande dans le domaine de l’économie, Weber fournissait en revanche des outils conceptuels indispensables pour construire l’économie comme une science de l’homme, dans une approche très différente de l’approche naturaliste qui a prévalu sous l’influence des auteurs anglais puis américains (voir à ce sujet Hennis, 1996 ainsi que Lallement, 2013). Parmi ces outils, la distinction entre rationalité formelle et rationalité matérielle, formulée dans Économie et société, n’était sans doute pas si éloignée que cela de la distinction que fait l’auteur entre une approche strictement quantitative des questions sociales et une approche sensible aux éléments non quantifiables ainsi qu’à la construction d’un monde commun [6]. Weber n’y prenait pas position pour la rationalité formelle au détriment de la rationalité matérielle. Il constatait seulement que le développement du capitalisme réduisait un peu plus chaque jour le domaine dans lequel pouvait s’exercer la seconde et observait ce faisant que l’Église catholique avait « échoué à maintenir dans le capitalisme son éthique de fraternité universelle » (Le Velly, 2006, p. 327). Je n’ai pas trouvé chez Weber ni chez ses commentateurs de référence à l’encyclique Rerum Novarum. Il est bien possible, donc, comme le suggère l’auteur, que Weber n’en ait pas pris connaissance. Il était en revanche très lié, politiquement et intellectuellement, malgré des divergences de vues parfois importantes, au christianisme social du pasteur Friedrich Naumann (voir sur ce point Mommsen, 1985, p. 164 et sq.). Nul doute en tout cas que la réflexion que propose Collaud n’ait toute sa place dans une revue fondée par un chercheur pour qui la vocation des sciences humaines est aussi de « guérir l’homme », « former l’homme » et « sauver l’homme » (Gagnepain, 1995).

Enfin, nous ouvrons, avec ce numéro 20, une rubrique Varia. Elle fait place, dans cette livraison, à une réflexion du psychologue et psychanalyste Regnier Pirard qui, tout en dénonçant le positivisme qui sévit en psychopathologie sous l’influence des DSM successifs, dessine les conditions de poursuite d’un dialogue à partir de la psychanalyse et de la notion de négativité entre l’approche de Szondi, réinterprétée par Schotte, et l’anthropologie clinique de Gagnepain. La réflexion de Regnier Pirard est suivie d’une réponse fraternelle de Jean-Luc Pirard, lui-même psychiatre et psychanalyste.


Bibliographie

BOUDON R., 1986, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Éditions du Seuil, Point Essais.
BRACKELAIRE J.-L., 1995, La personne et la société. Principes et changements de l’identité et de la responsabilité, Bruxelles, De Boeck Université, Raisonnances.
GAGNEPAIN J., 1995, Du vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines. III. Guérir l’homme. Former l’homme. Sauver l’homme, Bruxelles, De Boeck Université.
HENNIS W., 1996, La problématique de Max Weber, Paris, PUF (édition originale 1987)
LAISIS J., 1991, Apport méthodologique de la linguistique structurale à la clinique (neurologique et psychiatrique), Thèse de doctorat d’État, Université Rennes 2, non publiée.
LALLEMENT M., 2013, Tensions majeures. Max Weber, l’économie, l’érotisme, Paris, Gallimard, NRF Essais.
LE BOT J.-M., 2000, « « Structure structurante » et « structure structurée », « histoire incorporée faite nature » : l’habitus entre sujet et personne », Tétralogiques, p.57-78. En ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00007168 (consulté le 9 décembre 2014).
LE BOT J.-M., 2010, Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Le sens social.
LE VELLY R., 2006, « Le commerce équitable : des échanges marchands dans et contre le marché », Revue française de sociologie, 47-2, p. 319-340.
MOMMSEN W., 1985, Max Weber et la politique allemande. 1890-1920, Paris, PUF, coll. Sociologies.
URIEN J.-Y., 1989, « De l’arbitraire saussurien à la dissociation des plans », Tétralogiques, n° 5, p. 31-61.


Notes

[1Voir à ce sujet Le Bot, 2000.

[2Julien Freund était cité pour cette introduction à l’œuvre de Georg Simmel, à propos de la notion de « forme sociale », par Urien, 1988, p. 45 et sq.

[3Une idée similaire est exprimée dans les Leçons d’introduction (p. 233) : « Ceux qui confèrent à une théorie le statut de doctrine, ce sont les suiveurs, qui réifient la pensée d’un maître », ainsi que dans Du vouloir dire 2 (p. 153), au sujet du « respect fidéiste des maîtres ».

[4Pour reprendre le terme de Charles Péguy, qui, un peu comme Thomas Kuhn opposant la science révolutionnaire et la science normale, distinguait, dans Notre jeunesse, les époques et les périodes : « Mais enfin, en temps ordinaire, le peuple d’Israël est comme tous les peuples, il ne demande qu’à ne pas entrer dans un temps extraordinaire. Quand il est dans une période, il est comme tous les peuples, il ne demande qu’à ne pas entrer dans une époque. Quand il est dans une période, il ne demande qu’à ne pas entrer dans une crise » (Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 16 et 51).

[5Un sondage effectué en 1997 auprès de sociologues du monde entier par l’International Sociological Association au sujet des livres de sociologie les plus importants du 20e siècle faisait entrer deux livres de Weber dans le Top Ten. Le livre de Durkheim le mieux classé n’apparaissait qu’en treizième position. Cf. https://www.isa-sociology.org/en/about-isa/history-of-isa/books-of-the-xx-century (Consulté le 7 janvier 2015)

[6Voir l’usage que fait Ronan Le Velly de cette distinction wébérienne entre rationalité formelle et rationalité matérielle (dont la dénomination, il est vrai, n’est pas très explicite et peut prêter à confusion) dans ses recherches sur le commerce équitable (Le Velly, 2006).


Pour citer l'article

Jean-Michel Le Bot (responsable scientifique du numéro)« Politique et morale : présentation du numéro », in Tétralogiques.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article5