Thierry Collaud
Professeur de théologie morale, Chaire d’éthique sociale chrétienne, Université de Fribourg. thierry.collaud chez unifr.ch
La réification du monde commun, une forme d’immoralité politique. L’exemple des soins aux personnes âgées
Résumé / Abstract
À partir de quelques exemples tirés des politiques de santé publique à l’égard de la vieillesse, nous essayerons de montrer : 1) qu’il y a une moralité de l’action politique en tant que telle ; 2) que cette moralité se découvre dans la capacité du politique de faire droit aux éléments proprement humains c’est-à-dire non quantifiables et non maîtrisables dans sa gestion de la communauté ; 3) que la séparation proposée par Max Weber entre l’éthique de conviction et de responsabilité favorise la prééminence du quantitatif sur le qualitatif et que par conséquent elle devrait être abandonnée au profit d’une revitalisation de la notion classique de prudence.
Mots-clés
bien commun | communauté | Hannah Arendt | intervention médico-sociale | morale | politique | santé publique |
« En Thaïlande, des investisseurs planifient un EMS [maison de retraite médicalisée] pour des personnes atteintes d’Alzheimer venant de Suisse. Selon les promoteurs, ce projet permettrait une prise en charge attentionnée 24 heures sur 24 à un prix raisonnable, un modèle financièrement irréalisable en Suisse » [1].
Il y a quelques mois, l’Association Alzheimer Suisse mettait en garde contre l’illusion de pouvoir régler la croissance des frais de prise en charge des personnes souffrant de maladie d’Alzheimer en les « exportant » vers des pays où le coût des soins serait nettement inférieur. Dans le débat qui a suivi, la réprobation de ce type de pratiques a été quasi unanime chez les professionnels et très fort également dans la population. On a cependant entendu des voix dans les milieux économiques pour soutenir des opérations de ce genre qui diminueraient par trois le coût de la prise en charge de ces malades. Les politiques ont été plus discrets, mais les réactions de certains laissent penser qu’ils pourraient envisager ce type de solution bien qu’ils ne le disent pas haut et fort, estimant qu’il faut encore un peu de temps pour que l’opinion mûrisse.
Il vaut la peine de considérer les arguments amenés dans le débat par les partisans et les adversaires de cette pratique de soins [2] : pour les premiers, le principal argument est économique en termes de coûts d’hébergement et de dotation en personnel ; viennent après le lieu exotique qui donne l’impression d’être en vacances toute l’année ainsi que le respect attentionné que montre la population thaïe pour les vieillards. Les opposants font valoir le déracinement imposé à ces personnes, le fait de les couper de leur histoire qui est imprimée dans des lieux et des objets, la distance qui est mise avec leurs proches ainsi que le défaut de solidarité que cela exprime avec en particulier le manque de reconnaissance d’une société prospère vis-à-vis de ceux qui ont été les artisans de cette prospérité. Deux types d’arguments que l’on peut nommer quantitatif et qualitatif ou, plus justement, finis et infinis. Il y a le fini du coût monétaire face à l’infini des liens familiaux, mais aussi le fini d’une reconnaissance chiffrable (le montant d’une retraite à dépenser où bon nous semble) et l’infini d’une reconnaissance qui passe par un ne-pas-rejeter-l’autre, celui aussi de l’enracinement dans un lieu que n’épuiseront jamais le soleil, les palmiers et un personnel si attentionné soit-il.
Nous aborderons la thématique « politique et morale » par cette clé de lecture que représente l’opposition fini-infini que nous relierons, à la suite de Kant, à l’opposition personnes-choses pour dire que la moralité en politique passe par le refus de se laisser enfermer dans le fini, c’est-à-dire dans le quantifiable, dans le monde des choses et donc dans celui des personnes réifiées. Autrement dit, le monde commun que le politique contribue à construire est un monde de personnes dont les interactions non-maîtrisables surgissent toujours de manière imprévisible. L’immoralité politique va alors se nicher dans tout ce qui contredit cette interpersonnalité. Nous verrons avec l’exemple des personnes âgées comment l’oubli de l’infini mystérieux d’autrui et de sa place dans une histoire commune le transforme en chose et comment alors, dans les termes d’Hannah Arendt, le rapport qui est établi quitte le domaine de la parole et de l’agir propres aux humains pour se réduire au faire, au fabriquer, au produire [3].
On pourra penser qu’on est loin ici de ce qu’habituellement on entend par l’immoralité du politicien, loin de celui qui cache discrètement son argent en Suisse, qui s’invente des CV prestigieux ou loin encore de celui qu’on accuse de profiter de sa position pour obtenir, de manière plus ou moins consentie, des faveurs sexuelles. Mais, que ce soit la somme amassée sur un compte bancaire, le titre universitaire rajouté sur le CV où la conquête qui ne vaut que parce qu’elle est une de plus à rajouter à la liste des précédentes, on est, dans ces exemples également, dans un mouvement qui privilégie le quantifiable et qui par ce fait ignore et refuse à l’autre le statut de personne porteuse d’une valeur infinie c’est-à-dire non-quantifiable. D’autre part, le mensonge des deux premiers cas va être reproché moins comme transgression morale en tant que telle, que comme élément destructeur de la confiance qui, elle, est un élément de l’ordre de l’infini.
Je vais d’abord rester dans le cadre de la politique de la vieillesse pour montrer comment l’agir politique peut donner plus ou moins de poids à des éléments non quantifiables du vivre-ensemble comme l’insertion communautaire ou le rôle de la famille, etc. j’essayerai à partir de ces exemples de développer trois hypothèses : 1) qu’il y a bien une moralité de l’action politique en tant que telle ; 2) que cette moralité se découvre dans la capacité du politique de faire droit aux éléments proprement humains c’est-à-dire non-quantifiables et non-maîtrisables dans sa gestion de la communauté ; 3) que la séparation proposée par Max Weber entre l’éthique de conviction et de responsabilité favorise la prééminence du quantitatif et que par conséquent elle devrait être abandonnée au profit d’une revitalisation de la notion classique de prudence ou sagesse pratique (phronesis).
Ces postulats et les options que je vais tenter de défendre sont bien entendu influencés par ma posture de théologien moraliste de tradition catholique. Disons d’emblée que cette posture n’implique pas la défense d’une soi-disant « morale chrétienne », que ce soit au plan individuel ou politique, mais que, d’une manière beaucoup plus fondamentale, elle marque ma lecture anthropologique et ma représentation de l’humain. Elle me pousse à utiliser un modèle à trois entrées ayant chacune un fort enracinement théologique. Selon celui-ci, l’humain va être décrit comme un être de liberté et d’ouverture, de finitude et de vulnérabilité et finalement de communion. Le respect qu’on lui doit dans le lieu de la politique doit alors passer par le respect de ces trois dimensions indissociablement liées. Je reviendrai sur ces éléments dans la deuxième partie du texte.
1. Politique de la vieillesse et danger de réification du monde commun
Avec Hannah Arendt on considérera la politique comme le souci de l’émergence fragile, de la gestion et de la préservation d’un monde commun, c’est-à-dire de cet espace qui se crée entre les humains quand ils agissent spécifiquement en tant qu’humains [4]. Par réification du monde commun on entendra alors la disparition de cet agir spécifique, surgissant, inattendu et non-maîtrisable, de l’entre-nous, et, dans le même mouvement, le refuge dans le produire maîtrisable, quantifiable et calculable quant à lui, mais ayant perdu de ce fait les caractéristiques de l’agir humain. Le mouvement décrit va aussi entraîner l’affaiblissement voire la disparition de relations intersubjectives riches spécifiques de l’humain pour faire place à des relations pauvres, dépersonnifiantes et objectivantes parce qu’elles ne prennent pas en compte l’autre dans l’infini de ses dimensions, mais aussi parce qu’elles ne font pas droit à la complexité du corps social.
Réification des protagonistes de l’inter-agir où l’interaction devient une transaction, une prestation, une fourniture. Cela est particulièrement bien visible dans le domaine du soin où la dimension riche du prendre soin est évacuée au profit d’une prestation à fournir, le soignant devenant alors un fournisseur de prestations.
Réification du monde commun dans le sens où elle dépasse l’inter-individuel pour atteindre le monde commun que nous co-construisons ensemble, monde hétérogène formé de groupements d’individus vivant des histoires et une densité de relations particulières (familles, communautés locales, etc.). La non-reconnaissance de ces relations particulières stérilise les communautés intermédiaires qu’elles animent, un peu comme si on pensait pouvoir remplacer impunément les cellules d’un organisme par des briques de Lego.
On montrera en particulier comment la communauté familiale perd sa spécificité lorsqu’elle ne devient que le lieu d’un soin monnayable par l’État alors qu’elle peut être au contraire le lieu de surgissements inattendus quand on favorise ses interactions spécifiques.
Cette oscillation entre ces deux pôles du fini et de l’infini dans la relation a été thématisée par plusieurs philosophes comme Martin Buber dans le passage de la relation Je-Tu à la relation Je-Cela [5], Hannah Arendt dans la différentiation de l’action et de la fabrication [6] ou Emmanuel Levinas montrant deux possibilités de dialogue inter-humain, le premier de bas niveau s’arrêtant à l’échange d’information, le second laissant surgir la transcendance, c’est-à-dire l’insaisissable, le mystère, entre les partenaires [7].
1.1 De la communauté à l’État, de l’État au marché : le processus de marchandisation du soin
En Occident à partir du XVIe siècle, l’État va progressivement reprendre à son compte des initiatives soignantes initiées dans la communauté par des œuvres religieuses ou des privés. Ainsi en 1535, à Genève, le Magistrat regroupe dans l’Hôpital général sept institutions hospitalières créées et gérées par l’Église ou différentes fondations [8]. Au XIXe siècle, le développement de la médecine dans les institutions hospitalières gérées par l’État focalise le prendre soin sur le combat contre la maladie. Les soins se concentrent sur les maux physiques, qui vont être isolés des autres aspects de la prise en charge globale. On observe par exemple l’expulsion de l’hôpital des incurables, des malades psychiques, des vieillards ou des orphelins qui jusque-là y avaient trouvé indistinctement refuge. Dans la première moitié du XXe siècle, les soins, devenant de plus en plus sophistiqués, vont poursuivre leur mouvement de professionnalisation. La prise en charge du soin par l’État trouve alors sa limite en raison de la surcharge financière induite par ce mouvement. Formaté, professionnalisé, évalué, le soin progressivement s’objectivise et se transforme en une prestation à fournir par le système de santé. Transformé en pur produit dans le système de santé public, « remarchandisé » [9], rien ne s’oppose à son externalisation, à sa privatisation, au sens économique du terme. On touche dès les années 80 à la fin du mouvement de prise en charge du soin par l’État. Celui-ci est de plus en plus forcé de renoncer à son monopole sur le soin et il le rend, pour ainsi dire, à la communauté d’où il était issu. Ce qui est cependant rendu à la communauté n’est pas le soin d’origine, mais un soin marchandisé, appauvri et neutralisé qui ne rend plus compte des spécificités des communautés intermédiaires.
Dans la maison de retraite thaïlandaise évoquée au début de cet article, la prise en charge des vieillards souffrant de démence, comme prestation à fournir, est coupée de tout le soutien que devraient apporter les communautés intermédiaires (famille, communauté locale ou autres communautés d’appartenance). Ces dernières sont privées de la capacité d’exercer leur rôle propre et les vieillards qu’on leur soustrait sont privés de leur apport spécifique et difficilement remplaçable. Il est tout à fait interpellant de voir que, dans ce genre de business, un des arguments pour « vendre » la Thaïlande et d’autres pays asiatiques soit la piété filiale qui reste là-bas une valeur forte et qui pourrait influencer positivement la prise en charge des personnes âgées [10].
L’exemple de la Thaïlande reste pour le moment anecdotique, mais il est significatif de l’introduction dans le soin du paradigme marchand qui implique la déconnexion du produit et de son fournisseur c’est-à-dire l’interchangeabilité des prestataires. Un pansement fait par l’infirmière A vaut un pansement fait par l’infirmière B : il devient un simple acte technique et non plus une relation de soin impliquant un savoir-faire professionnel, mais aussi un contact entre deux personnes, contact qui par définition échappe à toute formalisation et reste toujours insaisissable et mystérieux. Le soin marchandisé est transformable alors en un équivalent monétaire. On voit cela dans les pays occidentaux et le mouvement émergent de privatisation des soins à domicile : le politique ne conçoit plus sa tâche comme celle d’organiser le prendre soin, mais de fournir des soins. Ceci passe par la fourniture du soin lui-même ou bien, ce que l’on va considérer comme totalement équivalent, par l’allocation d’une certaine somme d’argent à la personne malade pour qu’elle puisse acheter librement les soins dont elle a besoin auprès de ses proches ou auprès de fournisseurs privés, professionnels ou non [11]. Même si cette stratégie comporte de nombreux avantages, symboliquement elle est extrêmement parlante puisque l’État rend le soin à la famille, mais sans du tout tenir compte de la spécificité de celle-ci. Le soin est ainsi réduit à une somme d’argent pouvant indifféremment être acheté à un proche ou à toute autre personne disponible. On passe du public au privé, mais ce n’est plus le privé originel duquel est issu historiquement le soin, c’est le privé marchand objectivé et formalisé. Dit d’une autre manière, le privé fraternel a été remplacé par le privé contractuel [12].
Il y a bien sûr du matériel et des marchandises (appareils, médicaments, plateaux techniques, etc.) ainsi que des prestations de service (aides-ménagère, repas à domicile, etc.) qui peuvent faire l’objet de transactions marchandes. Ils ne sont pas à négliger et peuvent être considérés comme la participation spécifique et positive du marché à la fonction soignante globale de la communauté. L’erreur commise est d’y voir l’essentiel du prendre soin. Or comme le souligne l’éthicien de la santé E. Pellegrino : « des marchandises peuvent être utilisées dans le fait de fournir des soins, mais la totalité du soin ne peut être une marchandise » [13].
1.2 Le contre-modèle : le respect d’une spécificité non marchandisable dans les relations familiales
Le mouvement de prise à son compte par l’État du prendre soin a été suivi d’un mouvement d’institutionnalisation, de professionnalisation puis finalement de marchandisation. Ceci a appauvri le soin en le coupant de la fonction soignante globale de la société qui ne s’exprime qu’en respectant et favorisant la fonction soignante spécifique de chacune des communautés intermédiaires. Le défi n’est pas de savoir à qui redistribuer un soin que l’État ne veut ou ne peut plus assumer seul (aux soignants thaïs, aux proches, à des professionnels compétents, à un sous-prolétariat soignant, etc.). Le défi est de savoir comment ce soin marchandisé et neutralisé peut retrouver sa vraie place dans la fonction soignante globale et dans la traduction spécifique de celle-ci par chacune des communautés intermédiaires.
Il faut ici faire intervenir la riche notion de subsidiarité qui est un des éléments clés développés par la réflexion théologique sur l’éthique sociale. Contrairement à une simplification caricaturale fréquente, elle ne consiste pas à redistribuer des tâches de haut en bas de l’échelle organisationnelle, mais à permettre à chaque communauté intermédiaire, jusqu’au niveau de la personne, de se déployer dans sa spécificité propre, c’est-à-dire de donner tout ce qu’elle est capable de donner pour atteindre son telos, son plein épanouissement et ainsi contribuer au bien commun. Si on prend l’exemple de la famille, les paiements directs cités plus haut renvoient à une subsidiarité ratée, car ils ne font pas droit à la spécificité familiale qui est autre chose qu’un réservoir de main-d’œuvre dont on peut acheter les services. Trois exemples montreront ce que pourrait être une meilleure prise en compte de cette subsidiarité dans le cas de la famille :
Levande, Herrick et Sun ont comparé les systèmes sud-coréens et américains de soins aux personnes âgées [14]. En Corée du Sud, l’idéal traditionnel de piété filiale est encore très présent. Pour éviter qu’il ne s’affaiblisse, le gouvernement fait de grands efforts pour le valoriser et le soutenir. Dans ce sens, il permet aux familles de jouer leur rôle spécifique. Par contre, par rapport au modèle américain, le système de prise en charge publique est insuffisamment développé en Corée, ce qui risque à terme de surcharger les familles fragilisées par les changements liés à la démographie ou à l’urbanisation et de mettre en péril le système de prise en charge familiale. On peut dire ici que la subsidiarité fonctionne correctement dans le cas de la famille, mais pas dans celui des communautés publiques. En effet, la fonction soignante est transférée majoritairement sur la famille alors que d’autres acteurs sociaux s’en déchargent. La subsidiarité impliquerait une coopération entre le prendre soin qu’une famille peut offrir en tant que famille et le prendre soin qu’une communauté publique peut offrir en fonction de sa spécificité propre. La fonction soignante globale dépend de ces deux apports (et d’autres encore).
Cette spécificité de la famille est illustrée par un travail de Kautz et Van Horn en 2009 [15] étudiant les stratégies à développer dans le cadre de la réhabilitation post-traumatique pour que les personnes accidentées puissent retourner dans leurs familles dans les meilleures conditions possibles. Premièrement, on relèvera l’intérêt manifesté de faire retourner les patients dans leur famille quitte à travailler sur la structure familiale pour que cela soit possible. On ne propose pas de les envoyer ailleurs, ce qui signifie que la famille est vue comme un lieu spécifique que l’on ne peut pas remplacer par un autre. D’autre part, contrairement au modèle du paiement direct, cette équipe montre qu’il ne suffit pas d’offrir des moyens financiers, mais que la réhabilitation dépend de la capacité de la famille d’accueillir la personne blessée en tant que famille et non pas en tant que groupe d’individus pouvant chacun offrir une partie des soins nécessaires. Dans ce sens, l’équipe soignante doit adopter des stratégies qui permettent à la famille de préserver et d’améliorer sa communication et sa cohésion. Cela commence par l’inciter à faire corps autour du patient à l’hôpital déjà. Ce que l’on propose est différent de ce que l’on voit parfois quand des tâches spécifiques de l’équipe soignante (toilette, aide au repas) sont partiellement transférées à certains membres de la famille pour les impliquer dans le processus de soin. Kautz et Van Horn ont bien compris qu’il s’agit pour la famille non pas de copier ce que font les soignants, mais d’apporter son prendre soin propre, ce que justement les soignants ne peuvent produire. On propose par exemple non pas d’aider à donner à manger, mais d’amener dans l’unité des plats familiers et de les manger en famille, ce qui permet dans les repas pris ensemble de réactiver les mémoires familiales et d’ouvrir la possibilité d’envisager un futur ensemble. Il ne s’agit donc pas d’apprendre à la famille à s’occuper d’un de ses membres désigné comme malade, mais de réintégrer ce membre dont la santé est plus fragile dans la dynamique d’un groupe qui va pouvoir co-évoluer en prenant soin les uns des autres.
Une dernière étude montre comment la communauté familiale bénéficie en retour du déploiement de sa fonction soignante propre. Diane Beach, une chercheuse californienne, a observé, chez des adolescents, les modifications induites par les soins à des grands-parents souffrant de maladie d’Alzheimer [16]. Sans cacher les difficultés et les lourdeurs inhérentes à ce genre de situations, elle a cherché si on pouvait malgré tout trouver des éléments positifs. Ses conclusions sont intéressantes parce qu’elles montrent comment ce que certains s’obstinent à appeler le « travail intrafamilial » – alors qu’il faudrait parler plutôt d’un agir, au sens où l’entend H. Arendt, qui justement se différencie du travail – va transformer toute la famille. Elle a noté entre autres les changements suivants : 1) Intensification des interactions et du partage entre frères et sœurs ; 2) Empathie vis-à-vis des adultes âgés avec un contact plus facile et une meilleure acceptation des différences ; 3) Intensification des liens avec la mère ; 4) Modifications des relations avec les pairs hors de la famille. On voit bien qu’on n’est pas du tout ici dans une optique de soin marchandisé où une prestation neutre est à fournir, peu importe par qui. Les adolescents prenant soin de leurs grands-parents ont aidé ceux-ci, mais en retour ils ont été aidés eux-mêmes à se construire, la dynamique familiale en a été influencée ainsi que les rapports avec d’autres membres de la communauté sociale hors de la famille. On pourrait dire que dans cet exemple, la fonction soignante de la communauté familiale a joué son rôle en apportant du soin ponctuellement, mais aussi en permettant à ces familles de progresser vers leur telos c’est-à-dire de se déployer mieux en tant que famille et par là de participer mieux au déploiement de leur communauté locale et ultimement de la communauté politique.
Ces exemples au sujet de la manière dont le politique gère le problème du soin dans le cas des personnes âgées sont illustratifs de ce que j’essaye de décrire où le politique oscille entre deux voies. L’une est en l’occurrence la voie de la marchandisation, c’est-à-dire la voie du purement quantitatif, ici le quantitatif marchand, qui est celle du désengagement par rapport au fonctionnement du corps social. Le politique se désengage d’un soin qu’il n’arrive plus à gérer, mais ce faisant il se désengage aussi de sa tâche d’organisateur de la fonction soignante de la communauté. L’autre voie serait alors celle où, bien que les éléments quantitatifs ne soient pas négligés, l’infini du qualitatif occupe la place centrale. La fonction soignante n’étant plus alors déconstruite, mais soutenue par le politique dans une juste compréhension de la subsidiarité, elle retourne dans la communauté, ce qui lui permet de se déployer dans toutes ses dimensions y compris celles de compassion, de gratuité, de charité, de joie et d’ouverture spirituelle. Ces dimensions que la professionnalisation et la marchandisation avaient évacuées, le binôme Marché-État est incapable de les prendre sérieusement en compte. Or elles sont l’apport spécifique d’autres logiques qui ne se posent pas en opposition, mais en complément des logiques professionnelles et marchandes. Ces éléments ne peuvent jamais être délégués à l’État ni au Marché. L’État ne peut que créer les conditions communautaires dans lesquelles elles peuvent émerger.
2. La réhabilitation du phronimos comme figure de la moralité politique
À partir des exemples évoqués ci-dessus, il s’agit de s’interroger sur les critères nous permettant de juger la moralité de l’agir politique. Par exemple, qu’est-ce qui va nous permettre de critiquer l’immoralité (et non pas l’a-moralité) du politicien qui favorise sciemment un système construit sur l’externalisation de la prise en charge des personnes âgées souffrant de démence.
Parler d’immoralité et refuser le terme d’a-moralité, c’est se distancer d’une position clivante où la moralité serait d’ordre privée et concernerait le comportement individuel du politicien alors que son agir politique serait jugé à l’aune d’autres critères. Je postulerai ici que l’influence de Max Weber et de sa distinction entre éthique de conviction et éthique de responsabilité n’est pas étrangère à cette dichotomie de l’ordre moral et de l’ordre politique que je conteste.
Il va s’agir dans un premier temps de réfléchir sur la moralité de l’action politique et de montrer en quoi elle est du même ordre que la moralité de l’agir individuel, puis nous tenterons de contourner cette opposition problématique en réorientant le regard sur la notion de prudence dans son sens classique de vertu morale [17]. Cette notion est à mon avis beaucoup plus opératoire dans la mesure où elle permet de concilier une réflexion sur la fin, sur les circonstances et sur les moyens qui sont au cœur du clivage wébérien.
2.1 La moralité de l’action politique
Les réflexions que nous avons menées jusque-là ont toujours tenté de placer la réflexion sur l’agir politique dans le cadre d’entités préétablies : la personne, la famille, la communauté intermédiaire ou l’État. Penser la moralité de cet agir avons-nous dit implique de questionner le respect qu’il a de ces entités. Il est intéressant ici de se rapporter à la notion de pratique que l’on trouve chez le philosophe américain Alasdair MacIntyre qui la définit « comme toute forme cohérente et complexe d’activité humaine coopérative socialement établie » [18]. Dans cette optique, ce qui est à respecter, ce ne sont pas des entités statiques avec un certain nombre de caractéristiques, mais des entités actives et qui sont ce qu’elles doivent être dans l’activité même qui les constitue. Une équipe de foot n’est pleinement ce qu’elle est que quand elle est en train de jouer. C’est alors à ce moment dit MacIntyre que les « biens internes » à cette activité sont réalisés. Il entend par là des biens qui ne peuvent provenir que de l’activité elle-même, comme le plaisir du jeu ou le perfectionnement du joueur.
Pour réfléchir sur la moralité du politique il faut alors réfléchir au type d’activité que celle-ci représente, à son but, à sa finalité, à son telos. Immédiatement surgit la difficulté de la pluralité des visées. Il ne faut cependant pas se laisser exagérément troubler par l’idée d’une pluralité des valeurs dans nos sociétés multiculturelles qui empêcherait toute perspective téléologique. Il existe à mon sens un telos minimal à toute réflexion sur l’organisation politique et celui-ci ressort bien des réflexions d’Hannah Arendt sur l’action. Il s’agit avant tout de savoir ce que font des humains ensemble en tant qu’humains. Or ce qu’ils font nécessairement pour que leur interaction soit une interaction spécifiquement humaine c’est de parler et d’agir en laissant surgir un monde commun.
2.1.1 Qu’est-ce que la politique ?
« La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents » [19] de manière à « construire, préserver et prendre à cœur un monde qui puisse nous survivre et demeurer un lieu vivable pour ceux qui viennent après nous. » [20].
Arendt va insister fortement sur cette notion de monde à construire et à préserver, qu’elle qualifie de commun parce qu’il dépend de l’interaction d’êtres libres et différents, d’une interaction toujours imprévisible, c’est-à-dire non-maîtrisable. Il n’y a pas d’espace politique sans cet agir commun. La tâche du politique devient alors la création et la préservation du monde commun en tant qu’espace pour les humains, un espace qui leur soit propre et où chacun puisse se dire dans sa différence et sa liberté, c’est-à-dire dans son unicité ouverte sur l’infini. Agir en tant qu’humain, dit la philosophe, c’est accomplir constamment « de l’improbable et de l’imprévisible » [21], c’est-à-dire être dans une capacité d’ouverture libre et créative qui cependant a besoin d’être préservée contre la « dégradation » qui menace toujours le monde si celui-ci n’est pas constamment réensemencé par l’agir des humains.
Nous rejoignons là les deux caractéristiques fondamentales de l’humain évoquées plus haut : l’ouverture et la finitude.
À partir de cette double détermination de l’humain, on dira que pour construire l’espace politique, deux lieux sont à articuler simultanément. Il y a d’abord ce qu’on appellera le lieu du fini, c’est-à-dire le lieu de la matérialité, le lieu de la limite et de la vulnérabilité. Paul Ricœur parle de « la tristesse du fini » [22] pour signifier que ce lieu est inhabitable seul et que tenter de n’habiter que lui conduit au désespoir. Pour pouvoir être dans le fini, il faut trouver l’autre lieu, celui de la vraie liberté c’est-à-dire celui de « la Joie du Oui dans la tristesse du fini » [23], le lieu d’une ouverture infinie où les personnes, mais aussi les communautés, déploient leur humanité, font constamment naître du neuf. Ainsi, le fini et l’infini, la nécessité et la liberté, l’ouverture et la limite sont toujours liés lorsque l’on parle des affaires humaines.
La politique ne peut pas se donner pour tâche de gérer uniquement le lieu du fini et du contingent. Si nous revenons aux exemples cités plus haut, nous devons distinguer les notions de soin et de prendre soin. Le prendre soin est une action au sens où l’entend Arendt, c’est-à-dire un agir ouvert sur l’infini qui se déploie dans des situations de vulnérabilité, de maladie ou de blessure. La partie finie de ce prendre soin est constituée par l’application d’un savoir-faire appris et formalisé, c’est ce qu’on appelle le soin. Certains croient que ce soin peut être isolé et travaillé pour lui-même en laissant de côté la part que l’on va faussement qualifier de sentimentale et affective du prendre soin [24]. On rejette l’élément infini parce qu’il n’est pas possible de le gérer dans une logique marchande ou dans une éthique formalisée [25]. Mais la question qu’il faut alors se poser est de savoir si les interactions humaines peuvent faire l’économie d’une dimension d’infini, si on peut acheter et vendre du soin, en renonçant au prendre soin (au care des Anglo-Saxons).
On pourrait bien prétendre que ce lieu du fini existe et qu’il est justement celui de la politique, or dit Arendt dans ce passage très connu, « la vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l’action » [26]. Défaire le lien qui unit le fini à l’infini, dans notre exemple le lien qui unit le soin au prendre soin, reviendrait à s’installer dans le lieu de la « destruction » et de la « ruine » ou, dit encore la philosophe, à laisser les affaires humaines « obéir à la loi de la mortalité ». Mortalité comme séparation de l’humain que nous avons appelée réification et qui, nous l’avons vu, va frapper les personnes elles-mêmes, mais aussi les communautés qu’elles forment et jusqu’à l’espace politique lui-même, les figeant et les empêchant d’agir.
La responsabilité morale du politique doit être au contraire d’empêcher la stagnation ou la régression dans l’espace calculable et mesurable du fini [27] en créant l’espace pour l’infini qu’il ne maîtrise pas, mais qu’il a la responsabilité de laisser advenir. Cet agir politique moral se voit dans l’exemple sud-coréen quand le gouvernement exerce une action positive pour maintenir le prendre soin en tant que composante de la vie familiale. Même si cet agir n’est pas univoque et peut être critiqué sous d’autres aspects, le fait pour le politique de favoriser le maintien de la piété filiale, c’est-à-dire d’une relationnalité et d’une réciprocité intergénérationnelle dans le cadre familial, signifie l’abandon d’un contrôle total sur ce processus, un laisser advenir, un laisser naître qu’on ne peut qu’observer et recevoir. À l’opposé, le gouvernement qui paye une certaine somme pour une prestation de soin codifiée et tarifée à fournir par telle catégorie de personnel pourra garder le contrôle du processus d’un bout à l’autre (ou au moins, en avoir l’impression).
2.1.2 Comment juger de la moralité de la politique ?
Si on évite le piège consistant à confiner la morale dans une gestion de l’obligation et de la transgression, on peut partir à la recherche de la moralité en adoptant la définition de Paul Ricœur qui est une des plus opératoires : ce en quoi consiste la morale/éthique [28], c’est-à-dire ce qu’il convient de faire pour des humains vivant ensemble, c’est de rechercher « la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » [29].
On comprendra la notion de « vie bonne » dans son sens aristotélicien d’excellence d’une vie humaine, c’est-à-dire la manière de faire au mieux ce que font les humains quand ils vivent ensemble (avec et pour) en reconnaissant que pour cela ils doivent se donner un cadre institutionnel en cohérence avec la « visée de la vie bonne » (des institutions justes).
La question problématique est toujours de savoir ce que chacun met derrière la notion de vie bonne. Malgré les diversités, il y a cependant un minimum commun qui est le caractère humain de cette vie visée, minimum qui nous semble devoir au moins se décliner dans ces éléments que nous avons mis ensemble dès le début, à savoir la capacité d’ouverture à l’infini où se déploie la liberté, la limite et la vulnérabilité disant à jamais la non toute-puissance et disant aussi la nécessité des institutions que mentionne Ricœur.
Ce qu’il va falloir s’attacher à rechercher et à préserver c’est l’en-plus par lequel une organisation collective est une communauté humaine et non un rassemblement inhumain d’individus. Aristote, peu après avoir caractérisé l’homme comme animal politique, indique que ce qui le différencie d’un essaim d’abeilles ou d’un troupeau c’est la parole en tant que, dans sa plus haute expression, elle est la recherche collective du bien et du juste [30]. Arendt parle de la parole et de l’action, accentuant cette possibilité d’émergence imprévue et non contrôlable, « cette improbabilité infinie qui se produit régulièrement » [31], qu’elle relie à la « natalité », à la faculté de toujours naître à nouveau.
Tout ceci peut finalement être redit en terme de respect des personnes dans la mesure où la personne désigne en l’humain à la fois ce qui en fait un être unique, insaisissable et hors de prix [32] et en même temps cet être « capable d’autrui » [33] qui n’est vraiment qu’en tant qu’il est participant d’une histoire en commun, en tant qu’il s’adresse à d’autres dans un véritable dialogue [34] et que d’autres s’adressent à lui dans les mêmes conditions. Le théologien est particulièrement sensible à ces deux éléments dans la mesure où une grande partie de la richesse sémantique de la notion de personne lui a été apportée par le fait qu’elle a été utilisée dans la tradition théologique pour les trois membres de la Trinité qui sont des individualités propres et pourtant ne sont jamais sans les autres.
L’immoralité du politique va alors se reconnaître dans l’oubli ou le non-respect de ces éléments synthétisés par la catégorie de personne. Les politiciens mentionnés au début de ce texte et qui font la une des journaux sont immoraux parce qu’ils ne respectent pas les personnes, mais les soumettent à leurs propres intérêts. S’ils le font dans les histoires anecdotiques qui leur valent l’éclairage momentané des médias, on est légitimement amené à penser qu’ils le feront aussi dans leur gestion de la chose publique. En effet, celui qui, dans ses relations personnelles, ne met pas toute son énergie et peut-être même n’est pas convaincu de l’importance de créer des conditions pour qu’émerge comme dit Levinas le dia du dialogue, cet entre-les-deux qui va être le fondement de toute socialité [35], celui-là se laissera prendre par l’inertie réifiante que nous avons décrite et qui est beaucoup plus forte au niveau de la vie publique. La construction du corps social passe bien par le respect des personnes, mais plus encore par la recherche active, inventive et créative des voies personnalisantes c’est-à-dire des voies qui suscitent l’action pour la création d’un monde commun et non celles qui l’étouffent.
2.2 La prudence (sagesse pratique) comme résolution de la tension entre conviction et responsabilité
L’idée répandue, et que je combats, que le politique pourrait se borner à gérer le fini et qu’il n’a pas à tenir compte de l’infini, l’idée qu’il est comptable et géomètre et qu’il n’a pas à être poète pour le dire dans les termes de Heidegger [36], l’idée surtout qu’il n’est pas possible de tenir ensemble ces deux dimensions me semble être sinon dépendante, du moins fortement entretenue par la distinction opérée par Max Weber entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction dans sa conférence de 1919, Politik als Beruf [37]. Dans ce texte, Weber opère un clivage entre la fin et les moyens ou ce que nous pourrions mieux appeler l’horizon ou encore le telos et le réel pratique. Ce clivage se décline en une quantité d’autres : Dieu et le diable, la paix et la violence, l’irrationnel et le rationnel, le saint et le bourgeois, le privé et le public, etc.
L’opposition irréconciliable que voit Weber entre l’appel à la perfection morale et les contingences de la vie dans le monde n’est pas nouvelle. Aristote déjà la notait et tentait de répondre à ceux qui exigeaient pour la morale une certitude du même ordre que celle des mathématiques. La complexité des affaires humaines, disait-il, entraîne une autre forme de rationalité que la rationalité scientifique. Et c’est là qu’intervient la notion très riche de phronesis [38] que l’on traduit par prudence [39] ou sagesse pratique. Celle-ci est une forme de connaissance morale pratique adaptée au traitement des réalités contingentes du monde où, comme le dit Aristote, « des choses qui peuvent être autrement qu’elles ne sont » [40]. On est dans le lieu de la responsabilité proposée par Weber et, comme chez ce dernier, il s’agit de trouver l’attitude rationnelle devant des éléments variables. Pour le philosophe grec cependant, la phronesis ne cherche pas la solution adéquate indifféremment car elle est orientée dans une direction donnée, « accompagnée d’une règle vraie » [41], dit-il, portant sur « ce qui est beau, juste et utile pour l’homme » [42]. C’est dire que, dans le processus prudentiel, la décision concrète sera dépendante de manière indissociable de l’horizon et des circonstances, et qu’elle renverra donc de manière indissociable aux convictions et à la responsabilité.
Si on revient à la politique de la vieillesse, celle-ci dépend de nombreuses contingences : l’inversion de la pyramide des âges, la pression sur les retraites liée à l’augmentation de l’espérance de vie, la capacité du système de santé, les places disponibles en institution, les finances publiques, etc. L’action politique marquée par la responsabilité va tenter de trouver une solution faisant jouer au mieux ces éléments matériels, finis, du système. L’action prudente va y intégrer en plus le telos, c’est-à-dire ce qui est beau, juste et utile pour l’homme ou pour les communautés que forment ces hommes en tant qu’hommes. On peut mentionner la relationnalité riche, l’ouverture à la dimension spirituelle, à la beauté, la possibilité de conserver une identité signifiante en relation avec des histoires vécues à plusieurs, etc. S’il y a une responsabilité effective du politique, elle doit intégrer ces éléments qui appartiennent à la moralité. Il sera alors de sa responsabilité d’être inventif et créatif en tenant compte de ce qui peut surgir d’inattendu quand des humains agissent ensemble.
Weber semble tenir cette synthèse opérée par la prudence pour impossible parce qu’il est dans une logique d’opposition entretenue par une lecture très particulière de l’éthique chrétienne d’une part et de la politique d’autre part, qui le conduit à une double radicalisation, du christianisme prêchant une morale « du tout ou rien » et de la fuite du monde et de la politique comme : « l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir » [43] en usant légitimement du « moyen décisif » de la violence. Pour ce qui est du politique, l’erreur est sans doute d’associer violence et autorité. Là encore, nous sommes renvoyés à la différence qu’établit Arendt entre le fini du faire, du fabriquer et du produire qui est pour elle le lieu de la violence nécessaire pour affronter une matière rétive, et l’infini de la parole et de l’action dans lesquelles la violence fait place à l’autorité. « Ce n’est, dit-elle, que lorsqu’on aura cessé de ramener la conduite des affaires publiques à une simple question de domination que les caractères originaux des problèmes de l’homme pourront apparaître. » [44].
Pour ce qui est de sa vision de l’éthique chrétienne, Weber se focalise sur une morale des purs ou des saints qui a certes été une réalité dans l’histoire de l’Église, mais une réalité constamment critiquée comme une tentation de repli ne correspondant pas aux intuitions du message chrétien. On mentionnera des Pères de l’Église des premiers siècles comme, parmi de nombreux autres, Jean Chrysostome (347-407) et ses interpellations pour que l’idéal évangélique soit vécu dans la vie réelle, en particulier au niveau économique, mais aussi Augustin et ses deux cités, la cité de Dieu et la cité terrestre qui sont inextricablement liées en ce monde (permixtae), et finalement le concile Vatican II qui lui aussi résiste à une morale à deux étages comme la présente Weber en réaffirmant l’unité de la mission de tous les croyants. D’ailleurs, le tableau que fait Weber de la morale catholique dans ce texte de 1919 avait été explicitement contredit trente ans plus tôt déjà par l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII, un texte fondateur pour l’éthique sociale catholique contemporaine, qui justement montre comment « l’homme d’État prudent » (§25), nous pourrions dire le phronimos aristotélicien, doit articuler les deux niveaux du fini et de l’infini, par exemple le niveau fini de la fixation d’un juste salaire (§34) et celui infini de la dignité humaine ou de la famille, dans un agir politique qui est très judicieusement défini comme « prendre soin de la communauté et de ses parties » (§28).
La réification du monde commun est la forme peut-être la plus grave d’immoralité politique parce qu’elle nie la spécificité des personnes et des multiples communautés humaines dont le politique doit justement avoir le souci. Je l’ai décrite comme un choix de repli sur le fini, pour ne pas avoir à intégrer un infini qui est trop incertain, donc trop dangereux pour le pouvoir politique parce qu’il met constamment en question sa volonté de maîtrise. Ce repli dans le fini et le maîtrisable, hors de ce qui fait le propre de l’homme, peut conduire au totalitarisme, comme le montre abondamment Arendt. Dans ce sens, la responsabilité morale du politique est de contrer l’entropie qui cherche à se reposer dans le fini pour permettre ces naissances continuelles qui sont la marque de l’humanité. Il s’agit d’une responsabilité de veilleur pour que ne s’éteigne pas la pensée, la parole et l’action. Car, dit de manière très dérangeante la philosophe, l’immoralité présente dans le monde n’est pas majoritairement le fait de « grandes canailles », mais de ce « monsieur-tout-le-monde, qui n’est pas méchant ni motivé, et qui pour cette raison, est capable de mal infini » [45]. L’ouverture de la porte à l’infini du mal se trouve alors dans le renoncement, volontaire ou paresseux, à tenir compte de l’infini du bien humain, compris dans le sens de l’ouverture infinie d’une vie bonne que nous avons évoqué. Le mal pour saint Augustin est une absence de bien (privatio boni) : il ne surgit que quand on a renoncé à chercher le bien, c’est-à-dire à chercher la manière dont les humains peuvent agir ensemble en tant qu’humains et non en tant que rouages d’une mécanique bien huilée.
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Notes
[1] Association Alzheimer Suisse, Yverdon-les-Bains, communiqué de presse, 13 mai 2013.
[2] Voir par exemple le débat du 4 avril 2014 à la Radio Suisse Romande : http://avisdexperts.ch/videos/view/2520/1 [15.6.2014]
[3] Voir ci-dessous.
[4] Arendt H., 2001, Qu’est-ce que la politique ?, pp. 58-59. Sur l’action et sa spécificité cf. Arendt, 2002, Condition de l’homme moderne, ch. V. La lecture d’Arendt va être importante dans les analyses qui suivent et je la dois beaucoup à l’ouvrage de Véronique Albanel, Amour du monde : christianisme et politique chez Hannah Arendt (Albanel V., 2010).
[5] Buber M.,1969, Je et Tu.
[6] Arendt H., 2002, Condition de l’homme moderne.
[7] Lévinas E., 1992, « Le dialogue, conscience de soi et proximité du prochain » dans Lévinas E. (Éd.), De Dieu qui vient à l’idée, pp. 211-230.
[8] Donzé P.-Y., 2003, Bâtir, gérer, soigner : histoire des établissements hospitaliers de Suisse romande, p. 12.
[9] Domin J.-P., 2013, « Quand l’hôpital se moque de la charité son compromis fondateur est rompu » dans Batifoulier Ph., Caillé A. et al., « Marchandiser les soins nuit gravement à la santé », Revue du MAUSS, 1, p. 35 et suivantes.
[10] Toyota M., Xiang B., 2012, « The emerging transitional “retirement industry” in Southeast Asia », International Journal of Sociology and Social Policy, 32, n° 11/12, pp. 708-19.
[11] Knijn T., Verhagen S., 2007, « Contested professionalism : Payments for care and the quality of home care », Administration & Society, 39, n° 4, pp. 451-75 ; Stajduhar K. et al., 2010, « A critical analysis of health promotion and “empowerment” in the context of palliative family care-giving », Nursing Inquiry, 17, n° 3, pp. 221-30.
[12] Collaud T., 2014, « Au cœur de l’économie de communion : le rapport de la fraternité et du contrat » in Gay-Crosier V. et Burlacu M. (Éd.), L’économie de communion, une utopie ? (à paraître).
[13] Pellegrino E. D., 1999, « The commodification of medical and health care : the moral consequences of a paradigm shift from a professional to a market ethic », Journal of Medicine and Philosophy, 24, n° 3, pp. 243-66, p. 247.
[14] Levande D. I. et al., 2000, « Eldercare in the United States and South Korea Balancing Family and Community Support », Journal of Family Issues, 21, n° 5, pp. 632-51.
[15] Kautz D. D., Van Horn E., 2009, « Promoting Family Integrity to Inspire Hope in Rehabilitation Patients : Strategies to Provide Evidence Based Care », Rehabilitation Nursing, 34, n° 4, pp. 168-73.
[16] Beach D. L., 1997, « Family caregiving : the positive impact on adolescent relationships », Gerontologist. 37(2), pp. 233-8.
[17] Pellegrin P., « Prudence », in Canto-Sperber M., 1996, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale.
[18] Macintyre A., 1997, Après la vertu. Étude de théorie morale, p. 183.
[19] Arendt H., 2001, Qu’est-ce que la politique ?, p. 40.
[20] Arendt H., 2012, « Qu’est-ce que l’autorité ? », Chap. III dans La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, pp. 121-85, p. 126.
[21] Arendt H., Qu’est-ce que la politique ?, p. 72.
[22] Ricœur P., 2009, Philosophie de la volonté I Le volontaire et l’involontaire, p. 558 et suivantes.
[23] Ricœur P., 2009, Philosophie de la volonté II, Finitude et culpabilité, p. 192.
[24] Pirard V., 2006, « Qu’est-ce qu’un soin ? Pour une pragmatique non vertueuse des relations de soin », Esprit, n° 1, pp. 80-95.
[25] Voir ce que dit Rawls de la fraternité qui n’est intégrable dans sa théorie que si on la débarrasse des « liens sentimentaux » qui la rendent « peu réaliste » : Rawls J., 1987, Théorie de la justice, Paris, Seuil, p. 136.
[26] Arendt H., Condition de l’homme moderne, p. 313.
[27] L’expression est utilisée par Heidegger dans un article où il montre que la juste manière d’habiter le monde est de l’habiter « en poète » et que ce qui confine l’homme dans une habitation « sans la moindre poésie », autrement dit dans la simple « organisation de son séjour sur la terre », c’est notre « fureur de mesure et de calcul ». Cf. « ...L’homme habite en poète ... », 1980, Essais et conférences, pp. 224-45, p. 243.
[28] Contre Ricœur, je maintiendrai l’équivalence de ces deux termes.
[29] Ricœur P., 1990, Soi-même comme un autre, p. 202.
[30] Aristote, 1995, La politique, p. I,2, 1253a 15 ; p. 29.
[31] Arendt H., Condition de l’homme moderne, p. 314.
[32] Kant E., 1986, Fondement de la métaphysique des mœurs, p. 149, 62.
[33] Mounier E., 1949, Le personnalisme, p. 32.
[34] Dialogue en vérité, ouvert sur l’infini où surgit la transcendance et que Levinas, dans « Le dialogue, conscience de soi et proximité du prochain » (1992), différencie de ce qu’il appelle « le dialogue de l’immanence », que l’on caractérisera alors de dialogue fini et qui consiste dans l’échange fonctionnel d’informations.
[35] Ibid., p. 226.
[36] Cf. note 28.
[37] Weber M., 1996, Le savant et le politique, p. 206.
[38] Éthique à Nicomaque livre VI.
[39] Le terme peut prêter à confusion en raison de son emploi contemporain limité à la gestion des risques. Pour la notion dans sa pleine dimension et son histoire voir l’article de Pellegrin cité plus haut (note 17).
[40] Éthique à Nicomaque VI, 1140a, 35.
[41] Ibid., 1140b, 5.
[42] Ibid., 1143b, 23.
[43] Weber M, op. cit, p. 125.
[44] Du mensonge à la violence cité par V. Albanel, Amour du monde : christianisme et politique chez Hannah Arendt, p. 72.
[45] Arendt H., 2003, Considérations morales, p. 70.
Thierry Collaud« La réification du monde commun, une forme d’immoralité politique. L’exemple des soins aux personnes âgées », in Tétralogiques, N°20, Politique et morale.