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Jean-René Gouriou

Psychologue clinicien, chargé de cours à l’Université Rennes 1 et Rennes 2
gouriou.psy chez gmail.com

Des violences conjugales à une anatomie de la conjugalité

Résumé / Abstract

Les violences conjugales sont identifiées aujourd’hui comme un problème de société majeur avec des conséquences graves en termes de santé publique. La fécondité du modèle de la théorie de la médiation permet :

  • d’une part de déconstruire ces faits de société en produisant une analyse clinique dans les champs thérapeutique, judiciaire et du travail social, afin d’éviter de céder aux facilités réductrices.
  • d’autre part de construire des modes d’intervention pertinents et efficients qui s’approprieraient le modèle de l’anthropologie clinique médiationniste.

Domestic violence is clearly identified today, domestic violence is clearly identified as a major societal problem, with serious consequences in terms of public health. The fruitfulness of the Mediation theory model makes it possible :

  • On the one hand to deconstruct these social facts by producing a clinical analysis in the therapeutic, judicial and social work fields, in order to avoid giving in to reductive facilities ;
  • On the other hand, to build relevant and efficient intervention methods that would appropriate a clinical anthropology that is always in motion.


Préambule

Robert Leborgne

Jean-René Gouriou, dont le propos suit, fait partie d’un groupe de travail clinique constitué actuellement de Frédérique Marseault (psychologue), Gilles Clerval (Professeur de philosophie retraité) et moi (psychologue retraité). Il émane de mes rencontres régulières, dès 1985, avec Hubert Guyard (linguiste clinicien, professeur de Sciences du Langage à l’Université de Rennes 2). Se sont joints à nous en 1994 Frédérique Marseault (alors psychologue au Mans) et, dans les premiers temps, Michel Morin (psychiatre au Service Médico-psychologique Régional de Rennes, en milieu pénitentiaire). Nous travaillions alors sur les perversions et des psychoses. La disparition d’Hubert Guyard en 2009 nous a obligés à recomposer notre groupe de discussion en bénéficiant des apports de Clément de Guibert (psychologue clinicien, enseignant à Rennes 2 et auteur notamment, sous la direction d’Hubert Guyard, d’une thèse sur les troubles bipolaires appelés autrefois troubles maniaco-dépressifs), ainsi que de Gilles Clerval. Les thèmes de nos échanges portaient principalement sur l’autisme, la psychose infantile et les états dit limites ou borderline (que nous avions, Frédérique Marseault et moi, exposés dans deux séminaires du LIRL, Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches sur le Langage). En 2016, Jean-René Gouriou, « contaminé » par le virus de la théorie de la médiation dans les années 1980, est alors venu nous rejoindre. Il faut bien quatre éléments pour entrer en dialectique et espérer quelque chose d’une réunion de coupeurs de cheveux en quatre.

Jean-René Gouriou a travaillé dans le domaine de la réinsertion de détenus puis dans celui du milieu du travail social et psycho criminologique. Il travaille actuellement en libéral comme psychothérapeute. Frédérique Marseault est aujourd’hui psychologue dans le service de psychiatrie adulte au sein du CHGR de Rennes et, depuis 2016, au SMPR (Service Médico Psychologique Régional, en milieu pénitentiaire). Elle se nourrit des approches psychanalytiques (théoriques, thérapeutiques) et des enseignements de Jean Gagnepain autant que ceux de ses disciples. Quant à Gilles Clerval, il a suivi les séminaires de Jean Gagnepain dès 1985 ainsi que les cours sur les pathologies du langage dispensés par Marie Claude Le Bot et Hubert Guyard. Il a également assisté durant un an aux consultations d’aphasiologie au C.H.U de Rennes avec Hubert Guyard le plus souvent, Attie Duval parfois, arguant d’« une gymnastique essentielle pour qui s’intéresse aux sciences humaines ». Pour ma part, je travaillais en psychiatrie adulte, au C.H.G.R et en Consultations Médico-Psychologiques à Vitré, après une maîtrise de linguistique générale à Rennes, où j’ai trouvé, en Hubert Guyard et Marguerite Kerfriden (psychanalyste et psychodramaticienne), des aides précieuses dans la construction de mon chemin de soignant, et parfois de chercheur. Retraité, j’arpente avec sérieux l’inutile et acharnement le superflu : c’est dire l’importance des instances pour toujours éviter les trop pleins !

Je rappellerais en conclusion que nous n’avons pas, comme soignants, de postures ou de positions de chercheurs en recherche fondamentale. Comme thérapeutes, nous portons tous des lunettes construites par nos professions et leurs conditions d’exercice : dans des services – des pôles aujourd’hui – ; en des lieux précis, dénommés pavillons ou unités ; en des périodes déterminées, donc datées, et toujours avec des partenaires définis. Si diverses théories de référence nous valent de produire des concepts différents, nos pratiques professionnelles de terrain, parfois toutes autres d’un établissement à l’autre, parfois bien divergentes d’un service à un autre, d’un pavillon à un autre, ne peuvent donc produire, sur le terrain même des soins prodigués, que des cliniques également singulières ou particulières, obligatoirement circonstanciées.

Je rappellerais enfin que dans trop de colloques, les vignettes cliniques ne sont que des illustrations en adéquation avec les théories de référence ainsi confortées. Jean Gagnepain n’aurait pas du tout aimé que nous ne questionnions pas la validité de certaines de ses hypothèses. Rester aussi fidèle à Hubert Guyard, c’est par ailleurs rester curieux et attentifs aux minuscules choses qui pourraient construire des « faits » (à condition d’avoir un angle pour, justement, les mettre en perspective !). Jean-René Gouriou va s’adresser à vous dans cette double perspective.

***

La clinique des violences conjugales dont je vais vous faire part n’est pas une clinique expérimentale mais expérientielle. Elle s’inscrit dans une logique de service, de métier. Mon exposé est le produit d’une formalisation de pratiques professionnelles plus qu’une présentation d’une théorie scientifiquement construite à partir d’une clinique expérimentale.

Cette clinique est issue des champs thérapeutique, judiciaire, et du travail social. Ces champs construisent ainsi du patient, du justiciable et de l’usager. Chaque cadre d’intervention construit également un objet d’intervention : un dispositif psychosocial pour des usagers confrontés aux crises et aux violences conjugales ; une prise en charge d’auteurs de violences conjugales ; des consultations psychothérapeutiques pour des conjoints confrontés à la crise ou à la conjugalité violente.

La théorie de la médiation est un modèle d’anthropologie clinique particulièrement fécond pour « aborder » des faits de société, les déconstruire et aussi contribuer à la création de modes d’intervention qui peuvent prendre forme dans une ingénierie sociale.

C’est dans cette logique d’appropriation, qui permet de construire de l’exercice professionnel, que se développera aujourd’hui mon propos, fruit également des échanges de notre groupe évoqués précédemment par Robert Leborgne.

1. Les violences conjugales comme faits de société

L’évolution socio-juridique de la fin du XXe siècle a produit un basculement du système juridique français en passant de la préservation de l’institution familiale à la protection des membres de la famille. L’objectif principal du droit était de préserver l’unité du mariage, de la famille. La conception patriarcale de la famille mute durant la seconde moitié du XXe siècle en une conception égalitaire qui permet une protection des personnes. De la fin de la notion de «  chef de famille » (1973) à la reconnaissance jurisprudentielle du viol entre époux (1992), la société va, en termes de droit civil comme de droit pénal, se donner les moyens d’intervenir dans l’intimité du couple. Cette mutation est le préalable à la caractérisation des faits de violences conjugales dans notre société.

Cette conception personnaliste, au sens juridique du terme, va permettre de concevoir l’objectivation des violences comme n’étant plus seulement une atteinte au corps (« la femme battue » / « l’homme violent ») mais une atteinte à la personne [1].

C’est à l’orée des années 2000 que notre société se met à mesurer ces « faits de violence » [2]. Ce phénomène est à l’intersection des champs sanitaire, judiciaire et du travail social et il reste bien difficile pour la Cité et les responsables politiques d’articuler ces champs pour élaborer des dispositifs efficients dans un territoire donné.

Face à la complexité des problématiques concernées se manifestent des discours réducteurs. Ils sont nombreux mais le plus fréquent, le plus prégnant, reste que les violences conjugales peuvent être comprises à partir d’un vecteur unique d’explication qui construit son ordonnancement à partir du genre. Les violences conjugales sont alors comprises comme l’expression ultime d’un rapport de domination. Cette construction genrée (« l’homme violent » / « la femme battue ») peut se comprendre dans l’après coup des combats légitimes des femmes pour l’égalité des droits. Mais, entre essentialisme et substantialisme, cette approche réductrice empêche toute déconstruction de la singularité des situations conjugales violentes, toute construction d’un objet épicène : le conjoint. Cette approche constitue surtout un obstacle épistémologique à la construction d’objets heuristiques et un obstacle à la construction d’objets d’intervention efficients.

L’OMS a défini en 2002 ce que sont les violences conjugales ainsi : « Tout comportement au sein d’une relation intime qui cause préjudice ou des souffrances physiques, psychologiques ou sexuelles aux personnes qui sont parties à cette relation. »

L’explication de ces « faits de société » est aussi trop souvent réduite au « cycle de la violence conjugale » ou encore à des entités cliniques : « paranos », « immatures », « alcoolos », « pervers narcissiques », etc. sans interroger les modes de fonctionnement conjugaux et les principes anthropologiques sous-jacents. Sa représentation sociale médiatique tératologique, monstrueuse, est d’ailleurs contre-productive. Elle met à distance des conjoints les faits de violence, les banalisent : « Je ne suis pas comme les dingues de la télé ! Je ne suis pas Fourniret ! » entend-on souvent dans les groupes d’auteurs de violence conjugale.

Les médias portent la responsabilité de cette construction représentative. Tout comme les cliniciens, les médias sont d’autant plus pertinents qu’ils approchent le banal. Une patiente me dit lors d’une consultation qu’elle vient de réaliser qu’elle vivait une conjugalité violente en écoutant une émission de radio simple, banale [3].

La théorie de la médiation permet de construire le concept épicène de conjoint à partir d’une sociologie clinique qui dépasse les constructions performancielles genrées tout en ne réduisant pas les violences conjugales au paradigme explicatif des rapports de pouvoir entre les genres.

2. La clinique

Les sociologues François de Singly, dans son ouvrage bien connu Le soi, le couple et la famille, et Jean-Claude Kaufmann, avec sa Sociologie du couple entre autres, avaient élaboré des analyses de la conjugalité et montré l’importance de celle-ci comme élément de validation, de construction identitaire des conjoints.

Mais nous, les cliniciens, avons affaire à la déconstruction du couple, aux moments critiques où surviennent des crises potentiellement violentes quels que soient les champs d’apparition. Un mariage, une naissance, une reconversion professionnelle, de nouvelles appartenances sont autant de moments de réaménagements identitaires qui sollicitent la «  danse du couple  » comme dirait Serge Hefez [4] (que nous pourrions appeler la cinétique du couple).

De même, nous, les cliniciens, sommes confrontés aux violences lors des séparations où se produisent des passages à l’acte homicidaires, suicidaires, des atteintes à l’intégrité des membres d’une famille, des effondrements psychiques, des traumatismes, etc. Toutes ces épreuves constituent autant de « scalpels » (pour reprendre le terme de Jean Gagnepain) qui nous permettent de percevoir cliniquement des modes de fonctionnement psychiques différenciés.

A – Il nous arrive de rencontrer des situations où des conjoints présentent un trouble de la capacité à faire couple dans son versant ontologique : un trouble de la parité, que certains psychologues ou psychiatres appellent parfois la « conjugopathie ». Ils appartiennent aux troubles de la perversion dans la théorie de la médiation.

Notre clinique nous confronte ainsi à des conjoints manifestant une difficulté à créer de l’intimité (pudeur, intimité conjugale, familiale, amicale…) qui se retrouve dans toutes les déclinaisons du principe d’exclusion qui crée l’appartenance et l’identité [5].

L’identité, l’appartenance, est au principe de différenciation ce que l’intimité est au principe d’exclusion, de la frontière (par segmentation) que l’humain instaure continuellement avec l’autre [6].

B – Tout aussi remarqués sont les troubles de l’altérité (les psychoses). Ils regroupent des conjoints qui ont été en proie au délire, qui peuvent avoir un rapport fusionnel à autrui et parfois un rapport de propriété à l’autre conjoint plus qu’une relation paritaire d’appartenance.

Quel sens les participants à un groupe de parole d’auteurs (ou autrices) de violences donnent-ils à l’expression : « ma femme » ou « mon mec » ? Appartenance ou propriété ? Les discussions sont bien souvent intéressantes à ce sujet. « Ce sont mes amis ! »  : suis-je le propriétaire de mes amis ou suis-je dans l’affirmation d’une appartenance d’amitié ? « La France est mon pays » : suis-je propriétaire de la France ou ne suis-je français que d’appartenir à la France ?

  • Mme F. vint me consulter parce qu’elle ne comprenait pas que son conjoint si agréable, si prévenant, si serviable devint complètement différent à partir du moment où ils se marièrent. Il devint alors autoritaire, dominateur voire brutal. Elle ne fut plus libre de ses mouvements comme des moments passés avec sa famille, ses amis, son club de sport… Son sentiment de désappropriation prit sens lorsqu’elle identifia le mariage comme une validation d’un rapport de propriété.
  • M. G. et Mme D. me consultèrent alors qu’ils se séparaient et Mme D. ne comprenait pas lors d’une séance de couple que son conjoint lui demande la restitution de cadeaux, notamment de bijoux, qu’il lui avait offert durant leur vie commune.
    • « Tu vas me rendre les bijoux que je t’ai achetés »
    • « Mais tu me les as offerts ! »
    • « Je les ai achetés. Des bijoux qui m’ont coûté cher ! »
      Mme D. me confia plus tard qu’elle avait saisi à ce moment de l’entretien de couple le rapport de propriété qu’entretenait le mari à son endroit.

Certains patients ne supportent pas que leur conjoint se différencie ou s’autonomise. L’état fusionnel de leur conjugalité ne permet pas que la « danse du couple » se fasse c’est-à-dire autorise ce réaménagement perpétuel que permet la négativité propre à la Personne comme processus dialectique. La violence apparaît alors bien souvent comme un recours quasi panique, plus ou moins déterminé par des vulnérabilités, à un état hypostasié de la conjugalité telle que certains se la représentent. Ces faits de violence ne sont pas toujours des volontés de contrôle ou l’expression d’un rapport de domination culturellement construit mais la manifestation d’une construction pathologique déterminée par un trouble de la parité ou de l’altérité.

Ainsi, beaucoup de féminicides (nous devrions dire conjugocides) trouvent du sens dans le fait que des conjoints ne supportent pas que le ou la partenaire s’autonomise ou se différencie. La rupture de l’unité ou de l’identité dyadique est vécue comme impossible, voire une menace de disparition. Ne pouvant supporter cette épreuve psychique, certains conjoints ont recours à la violence (pour reprendre l’expression du psychiatre et psychanalyste Claude Balier [7]). Cette violence leur semble légitime puisque l’autre constitue leur prothèse existentielle ou leur appartient [8].

De ce fait, il peut apparaître dans la configuration domestique soit une confusion des places et des espaces tout comme il peut apparaître également des « périmaîtres » : non pas une métrique de l’espace domestique mais une maîtrise totalitaire où toute velléité d’autonomie, de divergence peut être vécue comme une agression de l’unité du maître des lieux. Des discours amoureux fusionnels tels que « Tu es tout pour moi, je suis tout pour toi ! » viennent souvent légitimer cette disposition tyrannique. Cette tyrannie domestique est tout à fait différente des rigidités (devrait-on dire raideurs ?) obsessionnelles de certains conjoints dans l’espace domestique comme nous le faisait remarquer Robert Leborgne.

L’emprise ou plus exactement la relation d’emprise [9] ne se réduit pas à l’expression pathologique ou culturelle d’un rapport de pouvoir parce que les enjeux peuvent se placer sur le plan ontologique auquel cas certains conjoints font apparaître une ligature au lieu d’un lien conjugal et celle-ci apparaît en période de crise, de déstabilisation de l’homéostasie conjugale voire d’une séparation. Paul-Claude Racamier exprimait bien l’enjeu de cette relation d’emprise : « ramener l’autre à la fonction et au statut d’objet ».

J’ai pu suivre un patient qui s’était effondré à la suite de la séparation de son couple : « Elle était mon garde-fou ». Il vivait un effondrement identitaire (identité sexuelle comprise) et seule l’identité professionnelle tenait du fait de rapports d’obligation contraignants. Il avait mis en place un nombre considérable de stratégies pour garder le « lien » avec sa conjointe qui constituait sa prothèse existentielle : culpabilisation, chantage, menace, stalking (traque), des stratégies obératives en pratiquant un surendettement psychique et des violences physiques.

La clinique thérapeutique, judiciaire ou dans le travail social, nous amène à rencontrer des couples qui sont pathologiquement déparitarisés (par la ligature, la tyrannie...) ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas une forme de complémentarité (un conjoint vulnérable dans son identité – suite par exemple à un passé traumatique incestuel – se « conjugue » avec un conjoint exerçant sa toute-puissance désappropriatrice). Un évènement peut bouleverser cette homéostasie conjugale.

Mais nous rencontrons aussi des couples qui ne s’inscrivent pas dans des troubles de la personne et dont la déparitarisation est le produit de leur rencontre, de leurs histoires, de leurs étayages et de leurs vulnérabilités.

Dans un dispositif psychosocial rennais qui recevait des conjoints confrontés à la conjugalité violente, l’équipe de travailleurs sociaux m’adressa un homme d’une quarantaine d’années. Il était en couple depuis une dizaine d’années et il nous expliqua que la relation avec sa compagne était devenue conflictuelle voire violente. Ils s’étaient rencontrés alors qu’il était en proie à une addiction à l’alcool et sa compagne était infirmière. Tous les deux, bien insérés socialement, menaient une vie « normale ». « Tout allait bien ». Sa compagne, en tant que professionnelle de santé prenait soin de lui et surtout l’incitait à s’inscrire dans une cure thérapeutique afin de rompre avec son addiction. Après plusieurs années de vie commune, il décida de se soigner et de s’affranchir de sa dépendance à l’alcool. « Depuis lors, ça ne va plus entre nous. On s’engueule tout le temps, on ne se comprend plus et on finit par en venir aux mains ». Ce conjoint a fini par penser que leur couple s’était construit autour de cet objet alcool et que sa guérison avait entraîné une rupture d’une homéostasie conjugale inscrite dans une relation soignant/soigné. Ils mirent fin à cette conjugalité et se séparèrent.

Dans un groupe de parole d’auteurs de violence conjugale, un participant d’une quarantaine d’années raconte son « histoire » au groupe : « Ben voilà, je travaille en usine et lorsque c’est son anniversaire on paie un coup à toute l’équipe. C’est le rituel. Le soir, je demande à ma femme 50 balles pour acheter des petits trucs. À boire etc. Elle dit non. Et j’ai explosé. Je n’en reviens toujours pas. Je l’ai tapée, je m’en veux… devant les enfants ». Les autres ont réagi en lui demandant comment, à son âge, il était dépendant financièrement de sa conjointe. Il a expliqué au groupe qu’il était passé de sa mère à sa partenaire et que c’était elle qui décidait de la somme qu’il « méritait » avoir et qu’elle décidait de tout. Il exprima au groupe sa culpabilité et aussi combien il se sentait mieux, en tant qu’homme et en tant que parent, après la séparation (après l’obtention de l’exercice de ses droits parentaux).

La conjugalité violente peut aussi se comprendre comme la manifestation de la rencontre de deux vulnérabilités.

Dans le cadre de mes consultations psychothérapeutiques, je reçus un couple en pleine crise, potentiellement violente. Le récit des trajectoires de vie de chacun des conjoints mit en exergue des situations traumatiques. Le mari nous relata un trauma vécu dans sa scolarité parce qu’il avait été victime d’un harcèlement scolaire particulièrement violent. Son épouse fit de même en confiant avoir été victime d’agressions sexuelles enfant et adolescente. Si les deux conjoints ont réciproquement appris lors de cette séance les traumas de l’autre, ils ont pu également prendre conscience réciproquement des vulnérabilités de chacun. Les séances suivantes ont pu permettre au couple de percevoir le lien entre les colères agressives explosant lors de toute situation réactivant une situation d’humiliation ainsi que le lien entre les réactions agressives se manifestant lors de l’approche de l’intimité du corps, de toute situation réactivant une situation d’agression, d’effraction de l’espace d’intimité corporelle. C’est lors de la rencontre des deux vulnérabilités que se produisaient les moments les plus critiques. Par exemple, les moments où le mari vit comme une humiliation le fait d’être éconduit alors qu’il approche l’intimité du corps de sa partenaire.

Nous nous devons ainsi de dissocier les troubles du couple (parité/altérité) des troubles dans le couple (le passage à l’acte compulsionnel d’un conjoint névrosé obsessionnel ou le passage à l’acte impulsif d’un psychopathe…) mais nous devons aussi prendre en compte les réactivations de traumas sur la scène conjugale qui sont très fréquents [10].

Ferenczi avait bien compris l’importance du trauma, de la reproduction des traumas de l’enfance qui se rejoue parfois sur la scène conjugale. « La mise en scène d’un trauma indicible » disaient Maurice Hurni et Giovanna Stoll [11].

Dans le champ psycho judiciaire notamment, l’approche de la scène est très intéressante, très riche pour faire l’investigation des « coulisses » et un travail pourvoyeur de sens (de l’inconscient diraient certains, de l’implicite dirions-nous aussi).

La scène de ménage est un objet fréquent de travail psychothérapeutique, cette scène où il y a beaucoup de monde et où se mêlent les histoires, les désirs, les projections, les vulnérabilités, etc. de chacun.

« La scène de ménage pathologique » comme disait Didier Anzieu renvoie à toutes ces situations conjugales où la fusion dyadique amour/haine fait que des patients préfèrent une relation haineuse à la vacuité existentielle. Le partenaire devient alors un ennemi intime (« hostis ») comme le dit fort justement Gilles Clerval.

3. La crise

A – L’entité couple en péril

Toutes situation de violence conjugale n’est pas déterminée par de la psychopathologie, des troubles ou des carences… Nombreux sont les couples qui consultent parce qu’ils ne communiquent plus, parce que l’intimité conjugale s’est retrouvée écrasée pour différentes raisons, ils ne se retrouvent plus ; il y a eu parfois une tromperie voire une double vie. Le couple est en crise non du fait d’enjeux de pouvoir mais parce que l’intimité du couple est en déliquescence ou atteinte. L’activité professionnelle, la coparentalité, les clans familiaux, les addictions, les écrans… empiètent sur l’intimité du couple. Quand le désir s’est étiolé ou qu’une rencontre amoureuse fait naître la perspective d’une autre vie… Les couples se séparent. Certains conjoints pratiquent la tromperie sans troubles particuliers hormis le fait d’avoir peur de se faire «  gauler  » tandis que d’autres subissent la tromperie comme un « viol de l’intimité », dixit une de mes patientes, qui entraîne des conséquences traumatiques, des dépressivités et des passages à l’acte suicidaires ou violents : « J’ai vécu avec un conjoint que je ne connaissais pas, toute cette vie conjugale passée était fausse. »

B – Enjeux de pouvoir

Nombreux sont les couples qui consultent également parce qu’ils sont pris dans des enjeux de pouvoir. Il n’est pas rare que le conflit ne se dépasse pas. Ces couples sont aussi en crise et ils viennent chercher un tiers pour trouver un mode de résolution de crise qui ne soit pas la violence (ou la guerre en termes géopolitiques). Le conflit (la conflictualité propre à l’humain) fait partie de la vie de couple, de la micropolitique conjugale pourrait-on dire. Or nous assistons souvent à des crises et à des violences conjugales qui sont liées à des difficultés voire à une incapacité à conflictualiser.

Ce qui peut apparaître comme un simple conflit, une simple crise dans certains couples recouvre parfois un mode de fonctionnement violent sous-jacent et qui devient insupportable pour un des conjoints.

Je prendrai comme exemple l’argent (qui matérialise l’échange anthropologiquement) comme objet d’observation du mode relationnel dans le couple : comment circule l’argent ? Qui décide des dépenses, qui gagne quoi, qui achète quoi, comment et avec qui, qui décide et avec qui, les comptes personnels, les comptes communs etc. C’est un objet d’observation et d’intervention.

Il vient de passer sur Arte Mauvaise foi, un film de Roschdy Zem (qui interprète Ismaël). C’est l’histoire d’un couple (entre une juive et un musulman) où tout se passe bien jusqu’au jour où Clara (interprétée par Cécile de France) tombe enceinte. Les identités vont alors être bousculées et la coparentalité perturbée par les filiations de chacun. Des enjeux de pouvoir vont apparaître dans une crise micropolitique.

Nous pouvons être témoins également de couples qui n’ont jamais fonctionné sur le mode violent dans l’intimité de leur conjugalité mais s’inscrivent dans une guerre violente dans les enjeux de la parentalité.

Crise identitaire ou de pouvoir. Pourquoi aborder la notion de crise ? Il est courant de ramener sur le tapis les deux idéogrammes chinois qui traduisent le mot « crise » : danger et opportunité de changement. Or, s’il y a des opportunités de changement dans toute crise conjugale, les professionnels que nous sommes pensent qu’il y a surtout des opportunités d’intervention.

Dans le champ judiciaire, il me semble intéressant d’aborder la notion de crise dans les groupes de parole d’auteurs de violence conjugale. Les participants disent subir le tiers contraint (Justice) mais beaucoup d’entre eux identifient les moments où ils auraient pu ou dû consulter un tiers (conseiller(ère) conjugal(e), médiateur ou médiatrice, thérapeute de couple, etc.).

Orientés par le Parquet, les participants de ces groupes de parole reconnaissent pour la plupart la responsabilité de leurs actes (dans le cadre des compositions pénales) même si souvent des défenses apparaissent dans leur discours. Notre travail alors vise à interroger la coresponsabilité du lien conjugal (et de ce fait la responsabilité propre de ce lien). Aborder le concept de crise c’est poser la question de la légitimité de l’intervention, de la tiercéité, de la prévention. Le travail de prévention auprès de ces participants consiste entre autres à légitimer l’intervention de tiers en période de crise.

Je disais tout à l’heure que des conjoints consultaient lorsqu’ils traversaient une crise. Or des conjoints ne conçoivent pas l’intervention d’un tiers dans leur intimité conjugale à moins de le suborner, le gager ou encore de le faire rentrer dans le « périmaître ».

Le passage à l’acte impulsif, par défaut, carence ou trouble de la capacité à s’autocontrôler, ne laisse pas de place au tiers dans l’instant critique mais il est possible de travailler à des modalités de dépassement de crise ou de gestion de situations « après coup ».

Il serait pertinent de créer des dispositifs de crise spécifiques et accessibles à tout conjoint, tout couple en situation de crise. Or aujourd’hui il y a très peu de dispositifs d’intervention auprès des couples en crise et ceux qui existent aujourd’hui sont déterminés par des schémas souvent obsolètes et des logiques managériales (surtout dans le champ du travail social), elles aussi obsolètes qui font que les formalisations de pratiques ne sont pas construites à partir de la clinique. Les comportements conjugaux violents sont traités bien souvent dans une logique normative et pédago-moralisatrice.

Je le répète : il serait opportun et pertinent de créer des « dispositifs de crise » accessibles à tout conjoint ou tout couple en crise. Les logiques d’intervention sont nombreuses et non détaillées ici, et elles sont d’autant plus efficientes que le scalpel de la déconstruction a été pertinent.

L’anthropologie clinique de Jean Gagnepain nous éclaire pour nous mettre au travail non par une capitalisation de savoir mais par le jeu du « scalpel », comme il lui plaisait à nous dire.

Le modèle de la théorie de la médiation permet de déconstruire des faits de société comme ceux que nous avons abordés aujourd’hui. Il est surtout pour nous, cliniciens qui nous approprions ce modèle (comme on peut et avec ce qu’on est) un moyen d’analyser et de construire une ingénierie d’intervention. C’est de ce chantier, artisanal pour ma part, et en perpétuel mouvement, dont je vous ai fait part aujourd’hui.

Références bibliographiques

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Notes

[1Il n’est pas rare dans les groupes de parole d’auteurs de violences conjugales d’entendre des participants se plaindre que la Justice les poursuive alors qu’ils n’ont pas « touché » leurs conjoints. Le harcèlement, les menaces de mort, les humiliations etc. ne sont pas conçues comme des faits de violence.

[2L’enquête ENVEFF en 2000 est la première grande enquête épidémiologique concernant les violences faites aux femmes et le Rapport Henrion en 2001 va mesurer l’ampleur de ce problème en termes de santé publique.

[3François Chilowicz fait partie des journalistes qui ont produit un excellent travail sur ces questions ; voir notamment son documentaire : « Violences conjugales en guise d’amour » (2006).

[4Serge Hefez, Danièle Laufer, La danse du couple, Paris, Hachette, 2002.

[5On observe ce type de trouble aussi dans les liens d’amitié, comme le faisait remarquer Frédérique Marseault.

[6On retrouve cette variété dans la richesse clinique : perversion sexuelle, narcissique, relationnelle...

[7Chapitre « Une psychanalyse des agirs », in La violence en abyme, 2005, pp. 63 à 74.

[8D’où l’abusus  : le pouvoir de disposer de la chose à sa guise, le droit de détruire.

[9En référence au travail de Roger Dorey, La relation d’emprise (1981).

[10L’EMDR, Eye Movement Desensitization and Reprocessing, une approche thérapeutique des traumatismes, peut être un outil intéressant à ce sujet.

[11La haine de l’amour. La perversion du lien (1996).


Pour citer l'article

Jean-René Gouriou« Des violences conjugales à une anatomie de la conjugalité », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article299