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Jacques Laisis

D’une linguistique saussurienne à la théorie de la médiation

Résumé / Abstract

Transcription, réalisée par Thierry Lefort, d’une conférence prononcée à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris IV, UFR de philosophie, Amphithéâtre Cauchy) le 9 janvier 2004, dans le cadre d’un séminaire animé par Pierre-Henri Tavoillot, Maître de Conférences en philosophie. Ce dernier la présente et Jean-Claude Quentel, psychologue et Professeur de Sciences du langage, est également présent. Ils interviennent tous deux dans la discussion qui suit l’exposé. L’Institut Jean Gagnepain a mis en ligne la vidéo de la conférence que vous pouvez visionner en cliquant sur ce lien : https://e.pcloud.link/publink/show?code=YEnotalK



Je vais essayer de vous présenter cette fameuse théorie de la médiation. Pas tellement à la lettre : je vais privilégier la mise en perspective pour vous la présenter dans l’esprit de la démarche. C’est toujours long et fastidieux d’exposer le résultat, j’ai plutôt envie de vous faire partager le sens de la démarche. Ça me paraît plus prometteur. Ça nous laisse le temps après, dans une discussion, de compléter. Puisqu’on me demandait un titre, je vais essayer de montrer comment on passe d’une linguistique saussurienne à autre chose, qui s’appelle la théorie de la médiation, sous la houlette d’un certain Jean Gagnepain.

Après, je me suis dit que, finalement, je me suis mis entre deux personnages relativement inconfortables à fréquenter, pour la bonne et simple raison qu’il y en a un, Ferdinand de Saussure, qui est célèbre pour n’avoir pas écrit, ou pratiquement pas… et c’est quand même quelque chose de très étrange que ce qui arrive à ce fameux texte, qu’on appelle le Cours de linguistique générale [1], qui a produit épistémologiquement autant d’effets, que de ne pas avoir été écrit par son auteur ! Ce qui fait qu’on est tous en train de tenter de s’originer dans quelque chose dont le statut d’existence n’est pas aussi évident que ça. D’autant plus intéressant, ou intrigant, à repérer que les petits-enfants de Ferdinand de Saussure, entre temps, sont allés un peu fouiller dans ses vieux cartons et ses malles poussiéreuses dans son grenier, et ont ressorti des fragments de textes [2] sur lesquels on peut, de nouveau, à l’envie, spéculer. C’est très étrange, ce rapport à ce « quelqu’un » qui n’est pas celui qui a écrit le texte dont on l’honore en permanence. Et c’est vraiment très intéressant que d’essayer de se demander ce qu’il a vraiment voulu dire. Parce que vous savez bien, c’est une question qu’on se pose toujours : « Où voulait-il en venir vraiment ? » Et l’on a d’autant plus de raisons de se poser cette question-là que ce n’est pas lui qui l’a écrit, le bouquin. Alors, on est toujours en train de se demander quelle est la part des choses qu’il faut faire entre ce qu’on lui prête comme intention et un certain mode de savoir dans lequel il a forcément été amené à inscrire ce qu’il avait à dire.

La question est d’autant plus pertinente que le Cours de linguistique générale est un document qui est remarquablement bien contradictoire. C’est-à-dire que, grosso modo, dans le Cours de linguistique générale, on trouve toujours de quoi contredire la proposition précédente. C’est un texte qui a cette redoutable propriété de s’auto-annuler. On n’aura peut-être pas le temps de le faire aujourd’hui, mais je soutiens que ce que Saussure a apporté de plus original, c’est sa théorie de la valeur et de la négativité oppositionnelle, et qu’avec cette idée-là, on peut détruire d’un bout à l’autre l’opposition de la langue et de la parole, de l’individuel et du collectif, aussi bien que l’opposition de la diachronie et de la synchronie. Autrement dit, il y a dans le Cours de linguistique générale quelque chose qui est fondamentalement étranger au dispositif épistémologique dont on disposait à l’époque et dans lequel il a essayé de le faire rentrer. Il y a quelque chose de profondément contradictoire, et quand on me dit que Ferdinand de Saussure n’a pas publié parce qu’il avait toujours le sentiment que quelque chose ne marchait pas, je confirme effectivement que dans le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, rien ne marche. Ça fait partie des choses qu’un certain Jean Gagnepain m’a amené à comprendre, un jour.

Je passe à l’autre personnage, Jean Gagnepain, qui est quelqu’un à qui je dois mon existence intellectuelle, tout court. Je n’en fais aucun mystère, et c’est quelqu’un qui a comme vertu première, je pense, d’être quelqu’un de remarquablement indiscipliné. Il a d’abord la chance historique, et là, il n’y est pour rien, d’être né à une époque qui fait qu’il a pu être le produit du croisement entre, d’un côté, une formation classique extrêmement solide, c’est le plus pur produit d’une formation très traditionnelle en Lettres, et en Lettres classiques, en grammaire, etc. Et en même temps, c’est sa génération, il fait partie de ceux qui, nantis de cette formation très classique, ont pris le virage de la culture intellectuelle des années soixante, puisqu’il a pris le virage de la linguistique saussurienne, de la psychanalyse, de la sociologie moderne, etc. Il est, par conséquent, au croisement de plusieurs chemins. C’est quelqu’un dont je dirais d’abord qu’il est fondamentalement indiscipliné. D’ailleurs, il nous a tous invités à pratiquer le non-respect des champs disciplinaires, en nous demandant de nous interroger sur leurs fondements. Parce que, finalement, sur quoi repose une discipline ? Enfin, bref, Jean Gagnepain était un linguiste dévoyé. On peut le dire comme ça. C’est un linguiste qui a commencé comme grammairien. Il s’est toujours vanté d’avoir fait une thèse sur les langues celtes [3] parce qu’il n’y avait pas de bibliographie disponible, et que c’était ça de moins à lire ! Parce que s’il avait fait un travail sur la syntaxe du grec, il en aurait eu haut comme ça ! Et, en plus, c’était tellement fréquenté, ces sentiers-là, qu’il a préféré s’occuper d’autre chose. Ça vous donne une idée du type de personnage aussi, d’être capable de vous raconter ça comme cela. Ceci dit, c’est vrai qu’il n’a jamais eu le sentiment que ça épuiserait sa capacité à s’intéresser aux choses de ce monde que de s’occuper de la syntaxe du verbe en celtique. Par conséquent, c’était quelqu’un qui était, j’en suis certain, depuis très, très, longtemps, curieux d’autre chose.

Ça, c’est le mode de fonctionnement normal de Jean Gagnepain : il est toujours en train de s’occuper de ce qui ne le regarde pas, toujours en train de voir plus loin que ce qu’il a déjà fait. Et c’est quelqu’un que les hasards de l’existence ont un jour amené au chevet de quelqu’un qui était malade. C’est quelqu’un qui venait d’être victime d’un accident vasculaire cérébral, et c’est au chevet de cette personne que Jean Gagnepain, le linguiste, mais pas très convaincu de l’être, a rencontré un certain Olivier Sabouraud [4], qui était jeune médecin neurologue en train de démarrer sa carrière. Et ils ont eu cette réflexion mutuelle qui consistait à se dire : « Qu’est-ce qui se passe ? » En fait, on ne sait pas ce qui se passe, alors on aimerait bien le savoir. Le linguiste croyait que le médecin savait, et le médecin croyait que le linguiste savait. Ils se sont rendus compte qu’effectivement, ni l’un ni l’autre n’était capable de répondre à la question de savoir, confronté à quelqu’un d’aphasique, comment comprendre ça. Alors, c’est sûr que ça a à voir avec ce qu’un linguiste peut être amené à dire du langage, pour autant que ce que le linguiste dit du langage soit pertinent par rapport à ce qui arrive à un aphasique. Ce qui n’était évidemment pas le cas. Quant à ce que le médecin pouvait savoir, nanti de sa psychophysiologie de l’époque, toujours associationniste, etc., confronté à l’aphasie, c’était pareil : il n’arrivait pas trop, non plus, à maîtriser la situation. On doit l’existence, le démarrage de ce qui est devenu la théorie de la médiation, à cette mise en dialogue complètement inédite entre deux champs disciplinaires qui n’avaient strictement aucune raison de se croiser, à l’époque, et en tout cas à Rennes. Pourquoi voulez-vous que des linguistes, qui sont des littéraires et qui, en principe, sont voués à l’étude des langues, se préoccupent un jour de ce qui arrive à quelqu’un qui est devenu aphasique et qui relève des soins du neurologue, voire plus tard d’un psychiatre, éventuellement, enfin pour d’autres troubles qu’aphasiques ? Ça a obligé le linguiste qu’était Jean Gagnepain à prendre un fantastique virage dans le savoir. Quand on me demande pour quelle raison la théorie de la médiation est sortie de la linguistique pour devenir tout autre chose qu’une linguistique, je réponds que c’est, grosso modo, confronté aux impératifs cliniques de la clinique, que le linguiste a été obligé d’abandonner sa place de linguiste, sans abandonner pour autant un fond de raisonnement qu’il avait comme linguiste. Mais il a été confronté à des problèmes auxquels il ne s’attendait tellement pas qu’il a été obligé de complètement révolutionner sa propre discipline. Jean Gagnepain, de ce point de vue-là, je lui applique le traitement qu’il demande qu’on applique à tous les gens, c’est-à-dire qu’il fait remarquer que si nous avons une histoire, c’est que nous sommes en permanence les fruits de rencontres. S’il a eu, lui aussi, une histoire intellectuelle, c’est qu’il est le fruit de rencontres. Et une des rencontres les plus marquantes dans son histoire, à lui, c’est celle du médecin qui s’appelle Olivier Sabouraud. Ça a fait le même effet à Olivier Sabouraud. La rencontre est nécessairement mutuelle.

Alors, c’est de là que je vais partir, en essayant de vous mettre ça en perspective de la manière suivante. Premièrement, à titre purement anecdotique, la « médiation » dont il s’agit quand on parle de la théorie de la médiation, ce n’est pas la médiation que pratiquent certains intermédiaires ou certains médiateurs, c’est-à-dire des gens dont le travail consiste à s’intercaler pour rendre certains services à d’autres. Je le précise parce que, comme vous le savez, les mots n’appartiennent à personne, et que, depuis un certain temps, on voit apparaître des « théories de la médiation », au sens où il y aurait socialement des médiateurs qui « s’entremettraient » entre des gens qui ont des problèmes. La médiation, telle que Jean Gagnepain nous a demandé de l’envisager, c’est une sorte de défi lancé aux « données immédiates de la conscience » d’un certain Bergson [5], dont vous avez forcément déjà entendu parler. C’est le rappel systématique, dont je vais faire usage après, du fait que notre rapport à la réalité en passe toujours par la médiation d’un principe formalisateur. Et que la seule chose qui nous soit donné d’emblée est le résultat d’une construction, d’une élaboration, dont tout le travail consiste à essayer de repérer de quoi elle est faite. Autrement dit, ce que Jean Gagnepain appelle la médiation, c’est l’ensemble des opérations qui contribuent à la construction de ce que nous tenons pour être la réalité. C’est dans ce sens-là qu’il faut l’entendre. Par conséquent, elle ne saurait se confondre, et surtout se résumer, à l’une des dimensions de la « médiateté », à savoir que, de toute façon, nous sommes obligés d’en passer par une assomption personnelle de l’être.

Alors je vais repartir de deux propositions qui me semblent être les poutres maîtresses de l’échafaudage théorique. Et du coup, d’ailleurs, c’est ça qui va assurer notre filiation avec Ferdinand de Saussure. En l’occurrence, la théorie de la médiation de Jean Gagnepain reprend et renforce ce que Ferdinand de Saussure avait déjà repéré, et affirmé, à savoir qu’il est hors de question de considérer encore qu’il vaille la peine de parler du langage [6]. Comme vous le savez forcément, c’est ça que veut dire l’opposition de la langue et de la parole. Le langage, c’est quelque chose qui existe pour le commun des mortels, c’est vrai, mais c’est quelque chose dans lequel on confond et on amalgame des phénomènes de statuts tellement différents les uns des autres que la question devient de savoir si, scientifiquement, ça a encore un sens que d’entreprendre d’en parler. Ferdinand de Saussure avait répondu : « Non ». D’où sa déconstruction du langage, sa destruction de l’entité, ou de la fausse unité du langage, et l’affirmation, au terme d’une démarche de différenciation et de séparation, avec la mise en scène, d’un côté, de la langue, et de l’autre, ce qu’il a appelé la parole. Il y a moyen, et ce que propose de faire Jean Gagnepain, de garder l’idée, purement négative, purement critique, de la déconstruction du langage, même si aujourd’hui rien de ce que Saussure dit de la langue et, encore pire, de la parole n’est acceptable, encore. Grosso modo, nous sommes en position de dire que rien de ce que Ferdinand de Saussure dit de la langue n’est soutenable. Et d’ailleurs, c’est intéressant, parce que la théorie de la médiation permet de comprendre un certain nombre de choses dont, pour commencer, l’incapacité des linguistes de rendre compte de leur objet qu’ils annoncent en permanence. C’est-à-dire qu’aucun linguiste n’a jamais réussi à rendre compte de la langue. Tous les linguistes qui prétendent essayer d’en parler sont condamnés par avance à la forfaiture. C’est intéressant, quand même. Michel Pêcheux, dont vous connaissez peut-être l’existence, a quand même publié un jour un livre dont le titre m’a beaucoup amusé, intéressé… et un peu agacé, parce que c’était un titre pour moi : La langue introuvable [7]. Que la langue soit un objet scientifiquement introuvable, c’est fait pour ne pas plaire à un saussurien. C’est vrai qu’il y a de quoi déprimer tous les linguistes, qui ne veulent toujours pas faire avec cette idée-là. Mais que la langue soit introuvable, c’est à rapporter à la démarche déconstructive de Ferdinand de Saussure, dont on peut garder l’esprit de la déconstruction et laisser tomber les résultats provisoires. La conviction que nous avons, et aujourd’hui on est encore plus sûr qu’à l’époque où il l’a dit, est qu’il est encore moins possible, aujourd’hui, de parler du langage qu’à l’époque où Ferdinand de Saussure avait déjà fait remarquer que ce n’était pas possible. On a davantage de raisons de le dire. On a des raisons supplémentaires. Autrement dit, l’esprit purement négatif de déconstruction du langage, d’éclatement de ce qu’on appelle le langage, la reconnaissance que, dans ce que globalement on appelle le langage, viennent s’amalgamer, interférer, se confondre des déterminismes complètement différents les uns des autres. Cette idée-là, Saussure l’avait déjà.

Si on veut donner encore du sens épistémologiquement aujourd’hui à l’opposition de la langue et de la parole, c’est ça qu’il faut comprendre. Il faut l’apprécier dans son refus de continuer de parler du langage. La réponse que Ferdinand de Saussure avait cru pouvoir apporter à ce problème-là, à l’époque, avec la mise en scène de la langue et de la parole, on a le droit de n’y croire absolument plus du tout. On peut garder l’esprit de la démarche tout en condamnant le résultat auquel il était arrivé à l’époque. C’est-à-dire que plus rien de ce qu’il disait de la langue ne tient. D’où l’idée qu’il faut continuer le travail de déconstruction. Moi, je dis toujours, en rigolant, que ce n’est pas nous qui avons cassé le vase de Soisson. Il était déjà cassé quand on est arrivé. On a juste sauté sur les morceaux pour casser davantage ! C’est cette idée-là. Alors, bien entendu, dans la façon de recasser le langage, on ne retrouve pas les morceaux de Ferdinand de Saussure. Il n’est pas envisageable une seule seconde d’ajouter je ne sais quel morceau aux morceaux que Saussure avait déjà trouvés. C’est la remise en chantier de la totalité de ce que l’on peut être amené à reconnaître comme étant à l’œuvre en même temps dans ce qu’on appelle le langage. Alors ça amène à la reconnaissance de ce côté extrêmement complexe, extrêmement composite : le fait que le langage soit toujours à cheval sur plusieurs domaines. Ça oblige à reconnaître une sorte d’explosion de la rationalité. Et l’idée que Jean Gagnepain reprend à Saussure, vous voyez dans quelle mesure il en condamne, enfin, il n’accepte pas à la lettre la formulation saussurienne de la langue et de la parole, mais il garde le principe, l’état d’esprit déconstructif. L’idée, c’est qu’on ne s’en sortira pas scientifiquement si on ne déconstruit pas. On en est rendu à quatre plans. Bien entendu, cette explosion du langage, dont la mise en perspective de plusieurs registres de rationalité simultanément à l’œuvre, c’est quelque chose qui s’impose quand on se confronte à la clinique. De la même manière qu’il n’y a pas moyen de parler scientifiquement du « langage », de la même manière, cliniquement, ça n’a aucun sens de parler de « troubles du langage ». Pathologiquement, ce à quoi on est confronté quand il y a trouble, c’est que trouble il y a, mais moins que du langage dans sa totalité. Vous savez que la pathologie a ceci d’intéressant, pour nous, qu’elle est une sorte d’analyse réelle, à savoir que, quand quelque chose se met à ne plus vouloir fonctionner, c’est toujours un partiel. Même si un aphasique est quelqu’un qui n’est plus capable d’engendrer grammaticalement ses énoncés, c’est quelqu’un qui continue de communiquer, c’est quelqu’un qui continue à avoir la hantise de ce qu’il dit, au sens où il a toujours le sentiment qu’il va dire autre chose que ce qu’il voulait dire, qu’il ne maîtrise plus son propos, et par conséquent on peut toujours l’interpréter ou entendre autrement. Bref, un aphasique parle. C’est-à-dire que, grosso modo, le trouble dont il est victime, atteint quelque chose dans le langage, mais n’atteint pas le langage dans son entier.

Et on a d’autres pathologies dans lesquelles on peut observer a contrario qu’on peut être mis en péril dans sa possibilité de parler pour des raisons qui n’ont strictement rien à voir avec ce qui fait le trouble de l’aphasique, par exemple. Je peux vous donner des exemples cliniques assez directs, pour que ça vous donne un peu de quoi imaginer. Vous allez voir l’esprit dissociatif de la théorie de la médiation qui va s’enclencher immédiatement. On a longtemps rapporté le récit au langage. Il y a d’ailleurs des gens pour qui le récit, c’est une des modalités du langage. Cliniquement, il est intéressant de noter que l’aphasique, qui est incapable d’énonciation grammaticale, reste capable de récit. C’est-à-dire qu’on peut perdre le principe grammatical de l’énonciation sans perdre le principe du récit. À ce moment-là, vous êtes obligé de vous dire : « À quoi va-t-on imputer la capacité qu’on a, toujours, de faire du récit ? » D’ordonner ce dont on parle dans le dispositif d’une sorte d’histoire qu’on est capable de raconter, parce qu’on est capable d’introduire le principe d’un début, d’une fin et de toute une série d’épisodes. Un aphasique, en étant parfaitement incapable de vous sortir ça, phrase par phrase, parce qu’il n’est plus capable de faire des phrases, est parfaitement capable de vous livrer, bribe par bribe, ce qui sera, authentiquement, un récit. Il en va de même d’ailleurs, et c’est pour ça que ça oblige à revisiter toute une série de questions qu’on se pose, avec la façon qu’on a de les penser habituellement, de la remarque suivante : tous les aphasiques, même exposés au péril de l’engendrement énonciatif, sont parfaitement capables de vous décrire une image complexe. C’est le rituel de la consultation en neuropsychologie : la place du village, le champ avec les vaches et les paysans qui font les foins dans le fond, etc. Vous voyez à peu près. Un aphasique est capable de description, au sens où il est capable de vous attraper l’image par un bout, de la parcourir d’une certaine manière, qui est parfaitement cohérente, par rapport à vous. De la même manière que l’aphasique est capable de compter, il est capable de décrire.

Et ce qui est intéressant à voir, c’est que compter et décrire ne sont pas de rationalité verbale directe. C’est là qu’on est obligé de se demander : « De quel autre genre de rationalité est-ce que c’est tributaire ? » Cliniquement, on a déjà une partie de la réponse. Quand on est confronté à des gens qui sont atteints dans leur capacité de sujet, qu’ils soient, comme on dit nous, « asomatiques », c’est-à-dire qu’ils aient perdu le principe de l’entité corporelle de leur propre existence, de leur propre être ; ou qu’ils soient psychotiques, auquel cas ils explosent plus ou moins, parce que c’est chez ces gens-là qu’on va voir remise en question la capacité et de décrire et de compter. Je ne sais pas si vous avez lu, ou cherché à lire, les Mémoires du Président Schreber [8]  ? Il est spectaculaire de s’apercevoir que le Président Schreber est quelqu’un qui est psychotique très exactement, parce qu’il est incapable de vous tenir en haleine sur un sujet dont il commencerait de parler, pour poursuivre son propos et pour finir sur quelque chose. Les Mémoires du Président Schreber ne sont d’ailleurs des Mémoires qu’en français. En allemand, Denkwürdigkeiten, ce n’est pas des Mémoires. Mais, de toute façon, s’il y a quelque chose que le Président Schreber était bien incapable de faire, c’est des Mémoires. Pourquoi ? Parce qu’il était incapable de raconter quoi que ce soit. De la même manière, il a une façon de s’offrir à l’investigation scientifique de son contemporain en donnant l’impression qu’il décrit qui il est, ce qui lui arrive, etc. Mais il est incapable de décrire parce qu’il est incapable de parcourir ce qui est d’une manière qui soit stratégiquement cohérente par rapport à un interlocuteur. Ceci dit, le Président Schreber n’était pas psychotique uniquement parce qu’il était incapable de récit et de description. Il était aussi incapable d’assumer une existence sociale parmi d’autres. Enfin bref, vous voyez comment on peut être amené à décrocher les rationalités les unes des autres, contrairement à une certaine tradition qui a toujours voulu inscrire la description et le récit dans le langage, à réussir à imaginer que ce qui arrive, et qui fait qu’il y a du récit et de la description, tient à tout autre chose qu’à ce qui fait que je parle en mots. C’est ça l’idée de la déconstruction. Ça vous oblige à imaginer quel est l’autre déterminisme qui est à l’œuvre en même temps que le déterminisme qui vous fait parler en mots. Alors ça vous met en porte-à-faux, aussi sec, avec les littéraires, les stylisticiens, les sémioticiens du récit, etc., qui essaient toujours d’imputer la dimension du récit et de la description au langage.

Dans la théorie de la médiation, à cause de Jean Gagnepain, on est obligé de se dire que ce n’est pas le langage. Ça permet d’ailleurs de comprendre qu’on peut aussi faire du cinéma, c’est-à-dire qu’on puisse raconter autrement qu’en mots. Qu’on soit capable de construire ce qui advient en histoire, ça n’a finalement pas grand-chose à voir avec le fait, qu’accessoirement, on peut le dire. Mais c’est accessoire. Par conséquent, le principe de rationalité du récit sort du domaine de rationalité verbale pour rentrer dans un autre registre de rationalité non-verbal. Je vais vous donner un autre exemple, qui est encore plus rigolo et qui permet de d’introduire quelque chose qui est quand même très original dans la théorie de la médiation, parce que la théorie de la médiation est une des rares théories dans les sciences humaines qui essaie de faire hommage à l’homo faber, dont tout le monde parle, et dont tout le monde oublie de parler après. On se fait la réputation d’être homo faber. Et puis une fois qu’on l’a dit, terminé : on n’en parle plus ! Jean-Claude Beaune a écrit un livre dont le titre me plaît beaucoup, La technologie introuvable [9]. C’est un bouquin dans lequel il fait remarquer que la technique et la technologie, c’est ce dont on se félicite toujours : il paraît que c’est la grande différence anthropienne par excellence. Et s’il y a quelque chose qui n’a aucun statut épistémologiquement correct, c’est bien ça !

Alors, raisonnement parallèle. Cela va me permettre de vous raconter un bout de mon histoire à moi. C’est par là que je suis entré dans la théorie de la médiation. Se posait à l’époque le problème d’avoir à affronter les productions écrites de certains aphasiques qui n’obéissaient pas à la cohérence telle que la théorie, à l’époque, le formulait. Il y avait un certain nombre d’aphasiques dont le comportement était, vaille que vaille, formulé par certaines propositions théoriques : on arrivait à dire de l’aphasie de Wernicke ceci, de l’aphasie de Broca cela, etc. Et puis, grosso modo, avec ça, on arrivait à en rendre compte plus ou moins approximativement, et puis, avec le temps qui passe, ce genre de travail d’élucidation et d’explication se précise de plus en plus. Pendant très longtemps, Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud ont été parfaitement convaincus que la même théorisation permettrait d’expliquer indifféremment les productions orales et les productions écrites des aphasiques [10]. Pour la bonne et simple raison qu’il n’y avait aucune raison de ne pas penser que ce que tout le monde disait depuis toujours, à savoir que l’écrit c’était une autre manifestation sensible du langage, était vrai. Et on a toujours installé l’écriture à la remorque du langage. On a toujours essayé de dire que le langage était le lieu de rationalité de l’écrit, de l’écriture et de la lettre, etc. Jusqu’au jour où un certain nombre de malades se sont mis à faire de la résistance. Au sens où ils ont tellement ostensiblement désobéi à une description linguistique qui devenait de plus en plus précise, et donc de plus en plus contraignante, qu’on a de plus en plus été obligés de faire avec des productions écrites qui sortaient du scénario. Alors, vous savez bien, dans ces cas-là on a toujours le choix : soit de dire que c’est le modèle qui n’est pas correct, et il faut le rectifier pour réussir à faire avec ces phénomènes qui ne rentrent pas dans la cohérence explicative qu’on a installée ; soit, et c’est périlleux, parce que ça peut être aussi une solution de facilité, de se dire qu’on est en présence de l’interférence d’un deuxième trouble. C’est une solution délicate et axiologiquement, c’est toujours très délicat à manier. Parce que le coup du « trouble associé », c’est aussi une solution de facilité, éventuellement. Ça vous fait faire l’économie de la remise en chantier du modèle théorique parce que ça vous permet de vous dire que ce qui n’obéit pas à l’hypothèse telle que vous l’avez formulée, ça vient d’un autre trouble. Ça peut faire des économies. Mais il y a des fois, on n’a pas tort non plus.

Alors là, l’hypothèse a été faite que, quand même, certains aphasiques présentant des productions cohérentes avec le modèle, présentaient par écrit des comportements qui désobéissaient à l’hypothèse. Ça n’allait pas. Après tout, l’écrit, enfin l’écriture, c’est quoi ? L’hypothèse a été faite qu’ils étaient peut-être victimes d’un trouble purement technique, parce qu’après tout, écrire, c’est manier des feuilles de papier, des lettres, des stylos, etc. L’hypothèse a été faite de l’existence d’un trouble technique. Autrement dit, ce qui se manifestait dans leur façon d’écrire, et qui n’était pas superposable avec ce qu’on pouvait dire grammaticalement de leur aphasie, peut-être que ça venait d’une incapacité, chez eux, de maîtriser la production technique que suppose l’écriture. Et c’est à ce moment-là que je suis arrivé. Et je suis arrivé en ayant comme tâche de faire une thèse [11] sur des malades que personne jamais n’avait vus, sur des observations que jamais personne n’avait faites, mais qui étaient théoriquement nécessaires. Une situation de recherche normale, d’une certaine manière. Comme Jean Gagnepain nous l’a rappelé obstinément : si on fait de la recherche, c’est que justement on ne sait pas de quoi on va parler, mais on sait comment on essaie de le chercher, par contre.

L’idée est de décrocher la problématique de l’écriture de la problématique du langage, du logos, pour essayer de repérer à l’œuvre l’interférence d’une autre rationalité proprement technique. D’où l’hypothèse – ça été fait mention tout à l’heure – de l’existence d’un registre de rationalité là encore proprement humain, l’homo faber, dont personne ne parlait, ou pratiquement jamais, et qui n’avait pas sa place, y compris, pour commencer, dans les traités de neuropsychologie. On commence par des problèmes de ce genre, et on finit un jour par se faire tricoter une écharpe par une brave grand-mère avec des fils électriques, un cadenas et un stylo ! Pendant deux ans, je n’ai pas vu un seul malade qui correspondait à ce que ça aurait dû être ! Ce n’est pas excessivement confortable comme situation. Je n’arrêtais pas de croiser les médecins du service de neurologie d’Olivier Sabouraud qui me disaient : « De toute façon, ça n’existe pas. La preuve, c’est qu’on ne l’a jamais observé. » Il a même fallu essayer de comprendre pourquoi, eux, ne l’avaient jamais observé. Parce qu’accessoirement, l’atechnique, qui est pour le comportement technique l’équivalent exact de ce qu’est l’aphasique pour le comportement oral, verbal, est un truc énorme. Ça vous donne des gens, quand on les réexpédie chez eux, qui se perdent chez eux. Parce que, comment voulez-vous savoir où vous êtes si vous n’êtes plus capable d’identifier techniquement le lieu dans lequel vous vous trouvez ? Comment voulez-vous savoir où vous êtes quand une table n’est plus une table, quand un escalier n’est plus un escalier, quand un pull-over n’est plus un pull-over et quand un yaourt n’est plus un yaourt ? C’est d’ailleurs très vertigineux que de se demander dans quel monde ces gens-là peuvent vivre. Parce que l’évidence des choses qui nous entourent, qu’une chaise soit une chaise, et que ce soit là-dessus qu’il faille aller pour s’installer, ou qu’un pull-over soit un pull-over… le jour où tout ça, ça disparaît, c’est spectaculaire !

Et ce qui est étonnant, c’est que ça n’avait pas été observé, ou pratiquement jamais été observé. Alors il faut se demander pourquoi. C’est pour ça que j’ai adhéré à l’épistémologie après [12]… Ça oblige à se demander finalement quel est le statut de l’observé. Parce que, selon la façon qu’on a de penser, « on voit » ou « on ne voit pas ». Et puis, je me suis dit : « Pourquoi les médecins ne l’avaient-ils jamais vu ? » Vous le savez un peu… J’espère pour vous que vous n’avez pas trop fréquenté les hôpitaux, mais vous devez savoir, au moins de réputation, que dans un hôpital, un bon malade, c’est celui qui reste dans son lit et qui ne bouge surtout pas. Moins vous en faites et mieux ça vaut, parce que ce n’est pas à vous de faire, c’est au médecin. Par conséquent, toute la consultation médicale est ordonnée de manière à ce que, uni-dimensionnellement, ce soit toujours le médecin qui décide de ce qu’il y a à faire, et vous n’êtes à ce moment-là convoqué qu’à titre d’exécutant, pour obéir. Ce qui fait que la consultation, entre guillemets « d’apraxie », se passait de la manière suivante : le neurologue – j’ai vu Olivier Sabouraud tellement souvent le faire que je peux en parler sans problème – tend le marteau, la pointe et la planche au malade pour voir si le malade était capable de faire le geste. Jamais la question ne portait sur la question de savoir si, d’aventure, ce malade-là n’aurait pas pris la scie égoïne pour enfoncer le stylo-bille dans le cadenas ! C’est-à-dire qu’il est inscrit dans le déroulé-même du protocole de la consultation que le médecin choisisse à la place du malade, et résolve du même coup le problème du malade ! On peut très bien complètement faire disparaître le trouble d’atechnique précisément à partir du moment où l’on résout en permanence le choix des engins à mettre en œuvre pour obtenir quelque chose. L’atechnie réapparaît de manière spectaculaire si, au lieu de résoudre ces problèmes-là à la place du malade, vous laissez au malade le choix.

Et c’est là que je me suis fait un jour tricoter une écharpe… Très gentille, la grand-mère. On s’entendait très très bien. Et alors, elle m’a tricoté avec beaucoup de conscience une écharpe avec le stylo-bille, un cadenas et du fil électrique… alors qu’elle avait sous les yeux, sur la grande table, tout ce qu’il fallait pour faire et du tricot, et du canevas, et de la broderie, etc. J’avais amené plein de matériel pour qu’elle puisse se tromper. Il fallait avoir l’esprit suffisamment tordu ! L’idée m’est venue en me disant : « Les aphasiques arrivent avec leurs mots ». Mais quand vous êtes malade à l’hôpital, vous n’arrivez pas avec votre caisse à outils, avec votre placard à vaisselle, etc. Par conséquent, si on veut entrevoir quoi que ce soit de cet ordre-là, il va bien falloir permettre au malade de manifester qu’il est strictement incapable, désormais, de comprendre ce qu’il a sous les yeux et dans les mains. À ce moment-là, on a pu mettre en évidence qu’il y a bel et bien, effectivement, un registre parfaitement anthropologique que Gagnepain propose d’emblématiser en l’appelant le principe de l’outil et de lui consacrer l’une des dimensions de la rationalité proprement humaine en en faisant l’objet d’une ergologie.

Et je suis d’autant plus content d’en parler aujourd’hui ici, que l’un de ceux qui ont le plus contribué à développer cette ergologie-là, cette théorie de l’outil, et d’exposer toutes les conséquences heuristiques que ça peut avoir dans la façon qu’on a de pouvoir intervenir sur ces problèmes-là, s’appelait Philippe Bruneau et qu’il a été longtemps enseignant ici à Paris IV. C’est quelqu’un que j’ai suffisamment aimé pour que le fait d’être là aujourd’hui, me… enfin bon, me fasse quelque chose. On n’est pas, par conséquent, parfaitement dans l’inconnu, parce que Philippe Bruneau [13], et puis je vois Pierre-Yves Balut là-bas, ce sont des gens qui ont repris le flambeau, en appliquant ce genre de réflexion non pas à de la clinique mais à des domaines d’archéologie, d’artistique, etc.

Moi, ce qui m’intéresse, c’est l’état d’esprit. Je ne crois pas que Jean Gagnepain ait jamais eu l’intention au départ, un jour, de parler de l’outillage, de technique, de technologie. Ce n’était pas son propos. Mais c’est la clinique qui l’y a obligé. Et le jour où on s’est rendu compte que les malades qui avaient ces problèmes-là, très originaux et très spécifiques, en écriture, avaient également des problèmes – et des problèmes majeurs – dans le contrôle pratique de la situation, y compris architecturale, dans laquelle ils se trouvaient. De ce jour-là, on s’est dit effectivement que c’était un problème lié à leur inscription dans un univers d’ingénieur. Ça permet de donner à l’homo faber, dont on parle toujours, sa pleine et entière dignité, d’une certaine manière. L’outil, c’est une des dimensions majeures de l’humanité. Et alors, ce qui est intéressant à repérer à ce moment-là, c’est que la clinique de l’atechnie se distribue d’une manière qui est parallèle à la clinique de l’aphasie. L’une n’est en rien la condition de l’autre. C’est-à-dire que quelqu’un peut être parfaitement aphasique sans être atechnique, et quelqu’un peut être atechnique sans être, du tout, aphasique. L’un n’est pas la conséquence de l’autre. Il est, par conséquent, pour Jean Gagnepain et ses successeurs, hors de question d’aller inféoder la rationalité proprement technique de l’outil à une rationalité que le langage viendrait lui fournir. Gagnepain a toujours été farouchement opposé à toute tentative de type sémiotique, qui a toujours essayé d’étendre les propriétés du langage à la totalité – quasiment – de ce qui pouvait être interrogé. Gagnepain a toujours refusé la sémiologie ou la sémiotique, tout en reconnaissant son intérêt, parce que c’était prémonitoire, la sémiotique. C’est le sentiment que quelque chose pouvait effectivement participer d’un certain type de rationalité dont auparavant les linguistes avaient pu repérer certaines dimensions.

C’est un peu comme le Lévi-Strauss de l’Anthropologie structurale [14] annonçant que, dans la parenté, il y a quelque chose qui est, toutes proportions gardées, et en respectant la différence, du même ordre quand même. C’est ce que Gagnepain propose d’appeler le principe d’analogie. L’idée de Jean Gagnepain, c’est qu’on est obligés de démultiplier l’idée qu’on se fait de la rationalité puisqu’on est confronté, à cause de la pathologie surtout, à l’éclatement de la rationalité. Il y a des registres de rationalité qu’il faut différencier les uns des autres et qui sont pathologiquement atteints d’une manière parfaitement séparable. Donc l’un n’est pas la condition nécessaire de l’autre. Ceci dit, comme l’a toujours rappelé Jean Gagnepain, ce n’est pas parce qu’on change de registre de rationalité qu’on est, à chaque fois, obligé de réinventer la totalité de la mise en forme logique du modèle. On peut, par conséquent, en respectant la différence, reposer une sorte d’identité au second degré. Toutes proportions gardées, ce n’est pas du même phénomène qu’il s’agit, ce n’est pas de la même rationalité qu’il s’agit, mais c’est quelque chose qui est analogue, c’est-à-dire dont les propriétés formelles sont parallèles. Ne soyez pas surpris qu’un linguiste fasse une démarche de ce genre puisque c’est la « mise en paradigme » de ce dont on parle. Parce que c’est ça, le paradigme : c’est un jeu sur le fait que ce qui est différent, dans sa façon d’être différent, est, malgré tout, identiquement distribué. Ce qui fait que la théorisation de Jean Gagnepain reproduit quelque chose dont il est parfaitement capable, en linguiste, de rappeler à quel point c’est constitutif du mode de penser.

Donc c’est comme ça qu’on démarre. C’est comme ça qu’on met en perspective ce qu’on va pouvoir appeler la déconstruction du langage, la diffraction de la rationalité, l’obligation de penser différents registres de rationalité, dont la pathologie nous apprend qu’ils sont différents les uns des autres et, surtout, autonomes les uns par rapport aux autres. On peut être pathologiquement atteint de l’un sans que les autres soient concernés. C’est l’idée que Freud avait déjà. Vous connaissez forcément l’image de Freud, avec son cristal que le trouble vient briser, et qui permet de faire apparaître les lignes de construction du cristal qu’on ne voit pas quand tout marche de manière cohérente. Jean Gagnepain va se servir de la clinique : il va dire que le trouble est un « analyseur », c’est-à-dire qu’il fait apparaître des différences ou des identités. Il fait apparaître des séparations ou, au contraire, des liens, auxquels on départ on n’avait pas forcément songé. On n’était pas du tout parti, en matière d’ergologie, pour faire un lien entre l’écriture et le tricot. La pathologie nous a imposé d’avoir à y penser.

C’est une certaine mise en perspective qui est liée à ce qui est l’un des deux principes majeurs de la théorie de la médiation : on part de l’idée de Saussure, à savoir qu’on ne peut pas parler du langage, que le langage est à cheval sur plusieurs déterminations. On dépasse la mise en perspective saussurienne dans l’opposition de la langue et de la parole parce qu’on n’y croit plus. On éclate aussi, et davantage encore. On est rendu à ça. Quatre plans. Il n’y a rien qui garantit qu’éternellement on en restera à quatre. Ce sont des réalités d’analyse. On fait avec ça pour l’instant. On n’a jamais exclu qu’un jour on soit contraint et forcé, par la précision grandissante de nos observations, d’imaginer l’existence d’un autre registre encore. Enfin bon, pour l’instant, on est rendu à quatre et ça fait déjà beaucoup pour s’occuper !

La première idée à laquelle je voulais vous introduire est qu’il y a quatre plans dans la théorie de la médiation, et que c’est le résultat d’une confrontation à l’éclatement pathologique. La pathologie est toujours ponctuelle, elle analyse, au sens où elle fractionne. Par contre, elle peut très bien nous obliger à aller suivre des liens auxquels on ne s’attendait pas du tout. La deuxième idée que je voudrais présenter est profondément liée aussi à Saussure, au Saussure qu’on veut sauver historiquement. Il y a un Saussure sur lequel les gens, aujourd’hui, ne s’appesantissent pas tellement. Alors j’avoue que ça m’a bien plus, dans les récents textes publiés [15], de voir à quel point effectivement ses braves étudiants avaient un peu gommé cet aspect-là de ses réflexions. Je vous l’ai dit tout à l’heure : je pense que c’est un texte qui se contredit remarquablement. Au centre de la réflexion saussurienne, la mise en avant de ce que tout le monde connaît, c’est-à-dire le signifiant et le signifié, j’ai l’impression que, souvent, les gens oublient les enjeux épistémologiques que ça implique.

Dans la théorie de la médiation, ça renvoie à l’affirmation par Jean Gagnepain de ce qu’il appelle lui, la formalisation incorporée. Et moi je dis qu’épistémologiquement et historiquement, c’est lié à l’existence même des sciences humaines comme telles. Si on ne prononce pas ce principe-là, il n’y a pas de sciences humaines. On n’est pas obligé de faire des sciences humaines. Nous, on en fait le pari, mais l’histoire va peut-être nous donner tort. Mais ce que je peux soutenir avec la dernière des énergies c’est que, pour autant qu’on fasse des sciences humaines, on ne peut le faire qu’à la condition d’affirmer l’irréductibilité des phénomènes humains à quelque explication proposable par une science de la nature, quelle qu’elle soit. On est obligé d’avancer la spécificité du phénomène humain au regard des explications actuellement disponibles et qui viennent de ce qu’on appelle les sciences de la nature, qu’elles soient physiques, biologiques, etc. On est obligé ou alors on accepte que le phénomène humain ne soit pas spécifique, ou spécifiable, puisqu’on annonce à ce moment-là qu’il serait réductible aux explications déjà proposables par des sciences dites de la nature. Il y a des gens qui pensent ça. Il y a des gens qui pensent que le langage, ça n’est jamais que la même chose que le langage des abeilles, ou autre chose, mais à peine plus compliqué. Les éthologues vivent du refus de ce que certains appellent le « seuil anthropologique ». C’est peut-être eux qui ont raison. Mais si, vraiment, le langage humain est réductible à ce qu’ils disent, eux, du langage animal, et de la problématique de l’association, telle qu’une certaine psychologie l’a développée, si vraiment c’est comme ça que ça peut s’expliquer, alors, à ce moment-là on aura expliqué mais on n’aura pas fait de sciences humaines. Je garde de quelqu’un comme Georges Devereux l’affirmation suivante : ce qui définit une science humaine comme telle, ce n’est pas que c’est de nous qu’il s’agit mais ça tient à son originalité axiomatique [16].

Autrement dit, les sciences humaines n’existent qu’à la condition de pouvoir obstinément maintenir l’irréductibilité des faits dont elles parlent aux explications fournies par les sciences de la nature. Et parce qu’il y a polémique, il ne faudrait pas perdre de vue que le front épistémologique qui se dessine consiste à opposer ce qui émerge à la fin du XIXe siècle, et qu’aujourd’hui on appelle les « sciences humaines », à un mode de pensée qui était en place auparavant et qui s’était installé dans l’Occident depuis la Renaissance. Il n’y a qu’à dire ça comme ça, pour aller à grands traits. Ce qui fait qu’il ne s’agit pas seulement pour les sciences humaines de s’opposer à une réduction naturaliste. Les sciences humaines doivent s’affronter à des tentatives de réduction naturalistes. C’est le problème de Ferdinand de Saussure, par exemple : ce qui fait le propre du son des langues, c’est qu’il n’est pas sonore, d’où sa théorie du signifiant. C’est ça que ça veut dire, le « signifiant » : c’est réussir à faire comprendre que ce qui compte dans le phonème, c’est ce en quoi il n’est pas phonique. Ce en quoi il échappe à toute explication de type articulatoire ou acoustique. C’est ça le problème de Saussure. C’est pourquoi il décide qu’il va arrêter de parler du « son » et qu’il va se mettre à parler du « signifiant ». Autrement dit, c’est énoncer quelque chose de relativement périlleux à l’époque où il l’a fait, que de réussir à montrer que dans le fond des langues, il y a quelque chose qui n’a strictement rien de naturel. Il va « dé-naturaliser » le son, le « dé-physicaliser », le « dés-anatomiser », etc. Quoi faire de ça, à part, sinon sur le mode du conflit et de la négation, dire que s’il y a quelque chose qu’aucun acousticien, jamais, ne réussira à expliquer, c’est bien ça. Et d’ailleurs, la démonstration est faite : le signifiant n’est pas du sonore. On est à la fin du XIXe et au début de ce qui va devenir le vingtième, et il est passionnant de voir que, quel que soit le secteur disciplinaire concerné, tous nos prédécesseurs de cette génération-là ont rencontré le même problème : « Comment mettre en place, à propos de l’Homme, un discours qui ait quelque ambition explicative ? » Cela ne marche qu’à la condition de ménager la spécificité du phénomène dont on va traiter, c’est-à-dire, par exemple, d’affirmer que la phonologie saussurienne ne soit pas un chapitre supplémentaire d’une physique acoustique. C’est annoncer la nécessité d’une frontière épistémologique. C’est intéressant parce qu’on peut suivre dans des textes aussi bien de Freud, de Durkheim que de Saussure, l’apparition, exactement, des mêmes problèmes et des mêmes arguments. Et ces gens-là ont tous en commun d’avoir compris qu’ils ne s’affrontaient pas seulement à une réduction naturaliste mais également à une abduction spiritualiste, c’est-à-dire qu’ils s’étaient affrontés au dualisme mis en place auparavant.

Vous savez qu’avant l’émergence des sciences humaines, on avait entrepris de faire des sciences – forcément – de la nature et pour commencer, de la matière. Parce qu’on a arrêté de ne faire que de la physique que relativement tard : le physicalisme a régné jusque dans les années 1860-1870. Je demande toujours à mes étudiants de prendre en considération le fait que de beaux esprits, en 1850-1860, avaient déjà annoncé que la chimie, jamais, n’existerait comme science. Pourquoi ? Parce que ce n’était pas aussi bien que la physique. Canguilhem [17] raconte en long, en large et en travers à quel point on a empêché la biologie d’émerger, parce qu’il n’était pas question qu’on puisse faire une science de la vie, parce que « faire de la science », c’était « faire de la physique ». Alors, vous vous dites effectivement qu’avec les sciences humaines, on est foutu d’avance, parce qu’on n’est pas prêts d’avoir des têtes de physiciens ! C’est une histoire à rebondissements, cette lutte contre le réductionnisme : au XIIe siècle, on a même douté qu’on puisse faire de la physique ! Je trouve intéressant de renvoyer la monnaie de leur pièce aux physiciens un peu trop contents d’eux.

Le problème, c’est qu’en face de cette « matière » – ou de cette « nature » – dont on avait dit qu’on pourrait faire la science, on avait installé un « esprit » qui, lui, était complètement en dehors de toute investigation scientifique envisageable. C’est même sa définition. Ce qui fait que, y compris ce qui nous permettait de faire de la science, échappait à l’investigation scientifique. Jean Gagnepain, et un certain nombre d’autres, vont forcément prétendre le contraire, pour la bonne et simple raison qu’il en va de l’existence même des sciences humaines, parce qu’il n’y a de sciences humaines qu’à la condition qu’on récuse les deux termes du dualisme. On passe d’une manière de penser qui opposait « de la matière » à « de l’esprit » à un autre monde scientifique dans lequel ce n’est plus à « de la matière » qu’on a affaire mais à autre chose, et ce n’est plus à un « esprit » qu’on a affaire non plus. Donc il va falloir prononcer ce que Gagnepain appelle l’incarnation, ou l’incorporation, de l’esprit dans quelque chose qui s’atteste matériellement et qui va, du coup, pouvoir devenir scientifiquement éprouvable, vérifiable… y compris cliniquement. Or, c’est ça que fait Saussure avec sa théorie du « signifié ». J’aime beaucoup les quelques pages dans le Cours de linguistique générale où il introduit – où on lui fait introduire, parce que je rappelle que ce n’est pas lui qui a écrit le bouquin – les notions même de « signifiant » et de « signifié ». Pourquoi ? Pour le signifiant, c’est clair : il veut couper le cordon avec toute phonétique qui s’inspirerait d’une physiologie articulatoire, voire d’une physique acoustique. Et comme il n’est pas philologue pour rien, ce sont ses envies d’historien de la langue qui l’ont convaincu que le propre du phonème était de reposer sur un autre registre d’existence, sur un autre principe d’existence, et que par conséquent il allait falloir faire avec ce qu’on sait être maintenant la polyphonie du phonème, à savoir qu’il n’y a jamais moyen de faire correspondre un contenu phonique, quel qu’il soit, à un phonème, quel qu’il soit. Ce qui décide de l’existence du phonème n’est pas de cet ordre-là.

La grande audace de Ferdinand de Saussure est d’avoir adopté le même raisonnement en passant de l’autre côté, en passant du côté du sens. Il y a des phrases très incisives de Ferdinand de Saussure, et dans les écrits posthumes c’est encore plus net. Il s’interdit, et il aimerait bien interdire aux autres, d’invoquer quelque idée que ce soit, dans une pensée quelle qu’elle soit, ou dans une logique quelle qu’elle soit, ou quelque chose que ce soit, dans une réalité quelle qu’elle soit, préalablement à l’élucidation de ce qui en a instauré le principe. Il y a, chez Saussure, un refus systématique de quelque logique première que ce soit, ou de quelque réalité première que ce soit. Lui est convaincu que, pour autant qu’il y ait des idées dans notre esprit, et pour autant qu’il y ait des choses dans la réalité, cela n’est jamais que le résultat d’un travail d’analyse, de différenciation, de « subdivision » comme il dit, qu’il attribue, dans notre façon de fonctionner, à ce qu’il appelle « la langue », qui devient le lieu réel où s’inscrit la possibilité purement abstraite de configurer des idées ou des choses. C’est ce qu’il entend par « signifié ». Ce n’est pas le sens, c’est la subdivision du sens. Ce qui compte, c’est la division. De la même manière que dans le signifiant, ce qui compte ce n’est pas le son, c’est sa subdivision.

Et alors, ce qui est intéressant, c’est que Saussure court obstinément, et c’est encore plus net dans les écrits posthumes récemment publiés, en cherchant en permanence la garantie. Il veut des garanties, il veut savoir au nom de quoi il est en droit, ou pas, d’invoquer l’existence, dans telle ou telle langue, de telle ou telle catégorie logico-sémantique. Finalement, au nom de quoi je peux en poser, ou pas, l’existence. Parce qu’il s’est rendu compte de la chose suivante, c’est que la plupart du temps ses collègues philologues et historiens des langues, pour expliquer grammaticalement ou logiquement les langues dont ils parlaient, utilisaient des catégories logiques dont Saussure a toujours été en position de dire : « Attendez, ça c’est l’illusion rétrospective : vous essayez de rentrer dans du français ou dans du grec ». L’idée de Saussure, c’est grosso modo qu’il n’y a pas d’idées ou de choses en dehors de cette opération de construction qui s’effectue en nous, et par nous, parce que nous sommes des locuteurs. Alors il va essayer d’inscrire ça dans une réalité matériellement attestable. D’où la proposition suivante, que « la séquence phonique est une dimension du signifié ». C’est très précisément ça que Roman Jakobson n’a pas compris. C’est ça qui a fait dire à Jakobson qu’on pouvait faire une théorie du signifiant mais pas une théorie du signifié, parce qu’on n’avait rien pour analyser le signifié. Il n’avait pas lu la moitié de la phrase. Saussure est quelqu’un qui dit, et c’est audacieux comme opération, que ce qui compte dans le signifiant n’est pas sonore, et que par conséquent il n’est pas question de rendre compte du phonème en invoquant quelque contenu phonétique ou acoustique que ce soit. Et vous savez que le critère de l’analyse du signifiant n’est pas un contenu phonétique quelconque mais c’est ce qu’on appelle, en linguistique, la pertinence, c’est-à-dire ce en quoi ça engage une mutation éventuelle du sens. C’est important ça. Ce au nom de quoi le signifiant s’analyse dans la linguistique saussurienne n’a strictement rien à voir avec quelque considération sonore que ce soit. Il tourne le dos carrément à la phonétique. De la même manière, Saussure exige de celui qui entreprend de manipuler les catégories logico-sémantiques d’une langue d’en passer par leur attestation matérielle dans des séquences phoniques.

Pour Jean Gagnepain, c’est clair et net. Il a une obstination à rappeler que ce qui compte, c’est l’analyse du sens et que c’est un procès matériellement attestable. Autrement dit, on se retrouve avec une conception qui dématérialise le signifiant et on se retrouve avec une conception qui « dé-spiritualise » le signifié. Le signifié du linguiste après Ferdinand de Saussure, c’est quelque chose qui est toujours matériellement inscrit. Et ça, bien entendu, on va le retrouver jusque dans la clinique. Ça oblige à affirmer que le propre de l’esprit humain, c’est-à-dire l’abstraction, c’est un phénomène qui, à son tour, entre dans la réalité dont on peut, scientifiquement, entreprendre d’essayer de rendre compte. L’abstraction qu’on opposait jusqu’à présent à la réalité, dont on disait que c’était le moyen de la comprendre, l’abstraction devient, à son tour, une des dimensions de la rationalité, et donc une des dimensions de la réalité. Et à la suite de Saussure, et de ce Saussure-là, de ce Saussure du signifiant et du signifié et de leur détermination réciproque, Jean Gagnepain va nous obliger à accepter que la réciproque de l’argument de la pertinence, qui dé-phonétise le signifiant, c’est l’argument de ce qu’on appelle, au sein de la théorie de la médiation, la « dénotation », à savoir le marquage, toujours matériel, qui permet d’attester l’existence des catégories logico-sémantiques. Autrement dit, penser, c’est abstraire. C’est vrai mais la pensée et l’abstraction sont des phénomènes qui entrent dans la réalité et elle devient, à son tour, matériellement éprouvable. Et du coup, on va pouvoir comprendre à ce moment-là qu’on puisse enchaîner cliniquement, puisque le procès, ou le déterminisme, qui nous rend capable de concevoir, c’est-à-dire d’avoir des idées, et de nous représenter des choses, et c’est là qu’on est aussi des héritiers de la philosophie qui nous a précédé, de gens comme Husserl [18] ou Heidegger [19]. Mais ce qu’il y a de nouveau avec Jean Gagnepain, c’est que ça s’inscrit comme l’un des déterminismes définitoires de la réalité anthropologique et que ça peut s’éprouver scientifiquement, et ça peut se démontrer a contrario dans la clinique.

Je vais vous donner un petit exemple clinique pour vous faire comprendre l’enjeu d’une discussion. Je vais le prendre sur le territoire phonologique. Ce qui compte, et le Saussure que nous gardons par conséquent, ce n’est pas le Saussure de la langue, de la parole, de la diachronie, de la synchronie, ça c’est le Saussure du positivisme. Ce n’est pas compliqué, ces idées-là ne sont tellement pas de lui qu’elles sont toutes déjà dans le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte [20]. Moi je pense que les bons élèves de Ferdinand de Saussure, après avoir bien écouté ses cours, ont transcrit le Cours de linguistique dans une certaine manière qui était en vogue intellectuellement à l’époque. La diachronie, la synchronie, c’est du Auguste Comte à peine repeint [21]. L’opposition de la langue et de la parole, c’est l’opposition de l’individuel et du collectif. Ça c’est du Auguste Comte. Je pense que ce qui s’effondre avec Saussure, c’est le début de l’effondrement du Comtisme, et ça peut faire des vagues cet effondrement-là. Cliniquement, ce qu’on peut raconter c’est que la démonstration clinique du fait que le signifiant n’est pas sonore en son principe mais purement intelligible et abstrait, va nous être fournie par la pathologie antithétique de l’aphasie d’un côté et de la dysarthrie de l’autre. Je vais commencer par le dysarthrique. C’est le plus simple et c’est le plus spectaculaire. Le dysarthrique est quelqu’un qui, pour X ou Y raisons sur lesquelles je ne reviendrais pas de manière détaillée, est dans l’impossibilité pratique, motrice, de vous produire la coordination motrice et gestuelle requise par la prononciation de telle ou telle voyelle ou de telle ou telle consonne. Si vous voulez le penser de manière très rustique, vous pouvez imaginer les séquelles d’une hémiplégie ou d’une hémiparésie faciale, la bouche que vous ne pouvez plus fermer complètement et qui ne peut plus s’ouvrir complètement non plus, ce qui va vous mettre pratiquement dans l’impossibilité de produire la matière phonique qui est requise pour faire la différence entre /p/ et /f/, entre « pou » et « fou », entre « pain » et « fin ». Enfin, vous voyez… la linguistique avec ce qu’André Martinet [22] appelait « les paires minimales ». Quand vous n’avez plus la possibilité de fermer la bouche, vous êtes feinté. Donc vous ne pouvez plus faire ni /p/ ni /f/ mais vous savez que le phonème existe, c’est-à-dire la différence de l’un et de l’autre parce que vous savez toujours, au nom de la pertinence, que vous avez intérêt à dire soit l’un, soit l’autre, parce que vous avez intérêt à ne pas dire l’un quand c’est l’autre que vous voulez dire. Par conséquent, le dysarthrique a perdu la possibilité de le mettre en œuvre phonétiquement mais le principe formel d’intelligibilité, qui est constructif de la prononciation, il l’a encore. Qu’est-ce qu’il fait ? Il va déduire d’autres produits phonétiques à partir de la même opposition formelle. Ce qui fait qu’au lieu de vous faire occlusif / fricatif comme : /p/ - /f/, il va vous le faire plosif et explosif : /pf/ - /bf/. Alors au début vous êtes perdu, vous ne comprenez pas bien ce qu’il faut entendre là-dedans, mais au bout d’une demi-heure, comme par hasard, vous n’entendez plus pourquoi ? Parce que ce qui compte, ce n’est pas le contenu phonique mais les oppositions auxquelles il contribue. Par conséquent le dysarthrique, précisément parce qu’il est toujours capable de signifiant, alors qu’il est incapable de mise en œuvre phonétique, est parfaitement capable de surmonter son trouble.

L’aphasique, lui, à l’inverse et hélas pour lui, a perdu le principe formel d’identification différentiel de ce qu’il entend, par conséquent il est capable de tout dire et de tout entendre sauf qu’il ne sait jamais plus de quoi il s’agit. Vous voyez ? Il ne sait plus ce qu’il entend et il ne sait plus ce qu’il dit. Ça n’a plus d’identification envisageable parce que ce n’est plus contrôlable dans sa différence avec d’autres. L’aphasique perd le principe du signifiant, il perd l’analyse du signifiant. À l’inverse, le dysarthrique nous montre qu’on peut très bien se retrouver en panne motrice, au point de vue articulatoire et dépasser son problème parce qu’on est parfaitement capable de continuer de faire des oppositions. C’est pour ça que les gens qui sont dans l’impossibilité de faire du bruit réussissent toujours, d’une manière ou d’une autre, par restituer l’analyse, qui est fondamentale dans le signifiant, et y compris à partir d’un autre matériau que le matériau phonique. Ça permet de penser le décrochage entre la matière phonique, dans laquelle ça se manifeste, et le principe formel qui gouverne le tout. Le signifiant, lui, n’est pas de nature phonique même s’il ne se manifeste qu’en tant que principe organisateur d’une prononciation. Il va falloir réussir à penser que de la même manière, le signifié est de l’ordre de l’analyse, même si cette analyse-là s’adresse à des contenus gnosiques, ou cognitifs, comme le diraient certains aujourd’hui. À condition de bien comprendre que les propriétés de l’analyse ne se confondent jamais avec le contenu cognitif que ça investit. Et de cela on peut faire l’investigation clinique, y compris en mettant en scène de manière parfaitement antithétique à nouveau, d’un côté des gens qu’on appelle des agnosiques, qui sont incapables de construire gestaltiquement quelque chose de cognitif, et puis de l’autre des aphasiques qui construisent cognitivement tout ce que vous voulez sauf qu’ils ne sauront jamais plus de quoi il s’agit.

Avec la théorie de la médiation, on met en œuvre de manière systématique cette manière de se positionner, en s’intercalant entre un « au-delà », là où les philosophes mettent de la transcendance, et un « en-deçà » [23].

On ne peut pas, dans la théorie de la médiation, ne pas le reprendre puisque c’est au principe même de l’émergence des sciences humaines à la fin du XIXe siècle. Tout le monde l’a dit. Freud avait dit « entre le ciel et la terre ». S’intercaler. Intercaler quelque chose entre une surnature quelconque et une nature quelconque. C’est ce que Gagnepain propose d’appeler « la culture ». Pas au sens où il y aurait des gens cultivés. Mais au sens où il existe un certain nombre de phénomènes spécifiquement humains qui ne sont pas réductibles aux propriétés des phénomènes naturels et qui ne sont pas, pour autant, aussi évanescents que le transcendantal des philosophes. C’est pour ça que les sciences humaines naissent toujours par une rupture d’avec la philosophie. J’aime beaucoup Husserl mais on ne peut pas le suivre parce qu’il nous coupe l’herbe sous les pieds dès le départ. Les sciences humaines n’existent comme sciences qu’à la condition d’affirmer la spécificité, mais également la réalité, matériellement attestable, d’une rationalité. C’est ce qui fait que nous sommes capables de parler, nous sommes capables d’être des ingénieurs… et si vous continuez nous sommes capables, au-delà d’une pure vie biologique et d’une inscription somatique dans une temporalité ou dans une spatialité, d’émerger à ce que Gagnepain propose d’appeler l’absence de « la personne » [24].

Cette capacité que nous avons de ne jamais coïncider avec ce que nous sommes à tel ou tel endroit ou à tel ou tel moment, c’est-à-dire de transcender nos inscriptions dans des situations, pour s’évader, il appelle ça l’absence. Et c’est précisément ça qui devient très problématique chez les psychotiques. De la même manière, à la suite de Freud, Jean Gagnepain, au quatrième plan quand il parlera de « la norme », fera remarquer que ce qui compte, c’est notre capacité de nous évader de la sollicitation ou de l’injonction pulsionnelle et de poser une certaine capacité de renoncement, ce qui très exactement nous rendra capable d’être libre, c’est-à-dire, à la manière de Nietzsche, d’être toujours au-dessus de ça. C’est au-dessus du plaisir que ça pourrait nous apporter : on est capable de renoncer. Jean Gagnepain propose de lier une réflexion sur notre rapport à la libido et à l’injonction pulsionnelle pour essayer de tirer des bords sur la question de la liberté. La théorie de la personne, c’est ce qui nous permet de comprendre que nous nous inscrivons dans une histoire.

Alors si je reviens sur le signe, le signifiant et le signifié… Alors nous, on l’écrit selon son implication réciproque :

C’est-à-dire qu’on respecte à la lettre la formule de Saussure. Ce qui compte, ce n’est pas le son, ce n’est pas le sens, mais leur subdivision réciproquement nécessitée. Saussure parle de la réciprocité. Et ça va devenir, chez Jean Gagnepain, un argument majeur pour affirmer la clôture du domaine du signe sur lui-même [25]. Il n’y a pas de signifiant s’il n’y a pas de signifié, et il n’y a pas de signifié s’il n’y a pas de signifiant. Et comme l’a toujours dit Gagnepain, à la différence d’André Martinet qui parlait de la première articulation et de la deuxième articulation [26], vous avez sûrement entendu parler de ça, Gagnepain dit qu’il ne faut pas s’étonner que le signe soit double, parce qu’il faut comprendre qu’il n’est que double. C’est-à-dire que ce que Gagnepain demande à ce moment-là à tout le monde de comprendre, c’est que quand il y a la mise en place de cette rationalité proprement verbale, on sort de la sériation symbolique qui, par évocations cognitives successives, permet effectivement de renvoyer d’une représentation à une autre indéfiniment. Le propre de la sériation symbolique, c’est que précisément elle n’est pas double. Elle est ouverte à l’infini. Comme dit Jean Gagnepain, ce qu’il faut comprendre, c’est que le signe ça cesse d’être de l’ordre de la sériation symbolique, que l’animal est parfaitement capable d’effectuer. Le signe, lui, est clos sur lui-même parce qu’il pose le principe de la réciprocité analytique. Ce qui compte, c’est que le signifiant s’analyse au nom du signifié et que le signifié s’analyse au nom du signifiant. C’est la clôture sur lui-même.

On va être cliniquement confronté à des problèmes liés à l’agnosie et puis à l’aphasie. Si on passe du côté de l’écriture, j’ai essayé de vous raconter en vitesse ce que ça pouvait donner, on déboule sur le problème de l’outillage, de notre comportement d’homo faber, d’ingénieur et on se retrouve confronté à un vide théorique intégral, parce que justement, j’allais dire, il y en a un qui avait essayé d’en parler auparavant, c’était André Leroi-Gourhan. Et André Leroi-Gourhan pense comme les gens d’avant les sciences humaines. Il pense comme les gens d’avant Saussure. Il pense comme les gens qui ne participent pas des sciences humaines, c’est-à-dire qu’il vous fait un truc en deux parties : « Les propriétés de la matière » [27], et vous connaissez tous Matières et techniques, où il entreprend d’interroger les propriétés de l’outillage des hommes primitifs en le mesurant aux capacités de l’outillage moderne dont nous disposons, en plus. Et puis, deuxième tome, « L’évolution » [28]. Je peux vous en citer pleins d’ouvrages de ce genre-là. Lucien Barnier [29], il avait fait un bouquin sur la danse, en deux volumes. Premier volume : « …les os, les muscles, etc. ». Vous voyez, c’est un problème de gymnastique, la dance, au départ. Donc, on va commencer par un premier volume : « La nature ». Et « la nature », à ce moment-là, c’est quoi ? C’est ce que n’importe quel anatomo-physiologiste peut rappeler. Deuxième tome : « L’histoire, les genres de la danse ». Prenez Jean Mitry, vous connaissez peut-être son livre sur le cinéma, en deux volumes [30] ? Premier volume : « La physique de l’œil, l’optique, l’œil et la caméra ». Et deuxième volume : « Histoire des genres cinématographiques ».

Chez André Leroi-Gourhan, c’est « La matière », et puis « L’histoire de ses évolutions ». Il imagine qu’il y a des archétypes, on dirait du Jung ! Il y a des archétypes techniques qui circulent dans un ciel quasiment transcendant. C’est à se demander pourquoi l’archétype du moulin à café n’est pas descendu plus vite sur terre ! Il y a des lapsus théoriques remarquables chez Leroi-Gourhan, qui nous mettent sur le chemin de la reconnaissance du fait que ce que Gagnepain [31] propose d’appeler mécanologiquement le « fabriquant » est fichu exactement comme ce que linguistiquement on appelle le « signifiant ». Il y a quelques passages notables dans L’homme et la matière. Leroi-Gourhan prétend pouvoir classer et décrire l’outillage des hommes primitifs en partant des propriétés intrinsèques de la matière. Comme si la matière pouvait avoir des propriétés avant qu’on les y introduise par une technologie. C’est intéressant. Ça oblige à se rappeler que, de toute façon, la condition de possibilité d’une physique, c’est que nous sommes des homo faber. Un des débouchés de l’ergologie, de la théorie de l’outil, c’est de reprendre les conditions de possibilité de la production d’un énoncé de physicien. Je fais travailler mes étudiants en ce moment sur Alexandre Koyré et sur la formalisation de la pensée physique par l’outillage disponible à différentes époques. J’en suis arrivé à demander à ce qu’on appelle « physique » toute opération qui vise à imputer à l’univers certaines propriétés sur la base de l’outillage dont on dispose et des interventions qu’on est capables d’y introduire. Autrement dit, la physique est un phénomène d’homo faber, une phénoméno-technique, une théorie de l’artefact, comme le disait si joliment Bachelard [32].

Chez Leroi-Gourhan, vous avez : « Les solides, les semi-solides, les moyens-mous, les liquides, etc. » Vous connaissez peut-être. Dans les liquides : « L’huile, etc., le grain, les pommes… » Petite remarque en note de bas de page : « Le lecteur sera peut-être surpris… » – effectivement, j’avais réagi au quart de tour – « de voir figurer parmi les liquides ce que d’aucun pourrait considérer comme n’étant pas liquide », puisqu’après tout les pommes ça commence à être un peu solide. Il dit oui, mais « Les grecs transportaient ça dans des amphores » ! Là, vous vous retrouvez de plain-pied avec certaines autres affirmations qui consistent à vous rappeler que c’est l’étrave du bateau qui fait la vague, ou la voile, le vent. Autrement dit, la nature, dont on nous parle en physique, n’a ces propriétés-là que parce qu’une certaine intervention technique y a tracé un certain genre de sillon.

À ce moment-là, vous pouvez vous demander à quoi jouait le pauvre Galilée quand il était en train de raboter ses plans inclinés pour essayer de faire rouler des boules alors, comme je le rappelle obstinément, qu’il n’avait toujours pas de chronomètre pour mesurer. Quand Koyré dit qu’il a fallu deux ou trois siècles pour qu’on finisse par faire une horloge, et que le jour où Huygens a réussi à en faire une, il n’a pas eu besoin d’aller chercher plus loin parce qu’il avait le sentiment qu’il disposait de la démonstration. Je dis effectivement que la démonstration physique, c’est l’existence-même de la machine. À partir du moment où elle marche, c’est qu’il a réussi l’explication. Ça permet d’examiner toute une série de choses. Ce que Gagnepain va rappeler, c’est que, primo, il va falloir intercaler entre une transcendance et une « trans-descendance », pour le dire comme le disait Georges Gusdorf à une certaine époque, entre une réduction naturaliste et une abduction spiritualiste. Il va falloir intercaler un registre anthropologique dont il va falloir aussi penser l’éclatement en différents registres. Mais chacun de ces registres soutient son existence de n’être ni nature, ni transcendant. Comme le dit Saussure, il y a une formule très énigmatique dans le Cours de linguistique générale : « il va falloir réussir à penser ce phénomène un peu mystérieux qui n’est ni du son, ni de la pensée, mais de la pensée-son ». Autrement dit, l’être humain cesse d’être un pur esprit parce qu’il s’incarne dans quelque chose qui l’atteste matériellement, mais qui s’incarne dans une matière qui n’est pas la matière telle que les sciences de la nature nous en parlaient jusqu’à présent ; parce que le signifiant, lui, n’est pas matériel au sens où on entend matière quand on fait de la physique. Ça vous oblige à un peu réinventer les propriétés de ce que l’on croyait être la réalité. Mais, après tout, ce n’est pas la première fois. Moi, je tiens de Canguilhem [33] qu’après tout, le problème qu’a posé la biologie quand elle a émergé, c’est d’avoir obligé un certain nombre de gens à penser qu’une rationalité et une scientificité il pouvait y avoir, même si c’était nécessairement autrement, parce qu’on était confronté à un registre de phénomènes spécifiable. Autrement dit, la science n’est pas définitivement acquise. L’idée de la rationalité n’est pas acquise définitivement. Il ne faudrait pas confondre la précédence historique de la physique avec une préséance ontologique, quelle qu’elle soit.

Alors si je continue un petit peu, ce que Jean Gagnepain nous oblige à penser, c’est que du coup il va falloir comprendre à quel point ce que nous entendons par nature est cultivé d’un bout à l’autre. La nature, y compris quand on en prend la définition kantienne, est un ensemble de phénomènes qui sont gouvernés par des lois formulées par la physique, etc. Ce n’est pas pour dire mais il n’y a pas plus humain que les sciences de la nature. C’est quand même une production humaine par excellence, les sciences de la nature. Par conséquent, on va pouvoir se proposer de poursuivre l’humanité dans les sciences de la nature. À quoi se reconnaît-elle ? Mais il va falloir aussi s’occuper de ça, à savoir que, comme le disaient déjà depuis longtemps les théologiens, « Dieu est fils de l’homme ». Il va falloir comprendre à quel point de toute façon même la surnature est profondément anthropomorphique. Les sciences de la nature sont anthropomorphiques, c’est évident… enfin pour nous. Il n’y a qu’à voir comment travaille un chimiste. Il parle. Un physicien aussi. En plus, un physicien ça fait. Vous savez bien qu’au CNRS, en physique, il y a trois quarts de mécanos pour un quart de physiciens. Un fait physique est un fait techniquement produit. Il y a même des phénomènes physiques qui sont tellement gigantesques qu’il faut prendre un vélo pour aller d’un bout à l’autre. Un fait physique est un fait qui se produit techniquement, c’est un artefact. Il va falloir par conséquent être capable de rapporter la possibilité qu’on a de faire une physique au fait que de toute façon nous introduisons le principe de l’outillage dans notre rapport à la réalité.

C’est pour ça que l’ergologie de Jean Gagnepain est très originale, et très neuve dans ses intentions, parce qu’il s’agit de prendre au sérieux ce fameux homo faber. Avec tous les débouchés que ça peut avoir. Moi je demande que maintenant on appelle physique tout ce qui est imputé au monde avec comme propriétés émanant de je ne sais trop quelle civilisation, même si et surtout si ça n’a pas la gueule de la physique occidentale. Pourquoi ? À partir du moment où, en Amazonie, à partir de l’outillage dont les gars du coin imputent à l’univers X ou Y propriétés directement déductibles de l’outillage dont ils disposent, on est devant une physique. Et ça permettra de comprendre comment était fichue la physique d’Aristote, et comment a été rectifiée la physique d’Aristote dans le cadre de la physique aristotélicienne. C’est une histoire de bricolage. Le physicien est un bricoleur d’univers. À la limite, j’ai fait plus d’ergologie que ce à quoi je m’attendais, mais vous voyez l’idée… Il s’agit d’affirmer, comme Durkheim a éprouvé absolument le besoin de le faire, l’originalité mais également la réalité phénoménale du social, refusant obstinément l’épiphénoménalisation psychologique à l’époque, celle d’une psychophysiologie naturaliste, mais refusant tout autant le spiritualisme galopant à l’époque. L’inscription du social dans une réalité phénoménale et matériellement observable. Saussure en fait autant. C’est aussi le problème de Freud. On a tous un compte à régler avec le dualisme.

Ce que je voudrais que vous reteniez éventuellement, c’est précisément cette idée que ce à quoi les sciences humaines se sont opposées quand elles ont émergé, c’est au dualisme. Par conséquent, elles ont eu à lutter contre les deux bords du dualisme. Les sciences humaines n’ont pas seulement à lutter contre la réduction naturaliste. C’est leur ennemi visible, mais il y un autre ennemi potentiel pour les sciences humaines : c’est l’abduction spiritualiste. Le retour à une sorte d’invocation de l’idée. Quitte à régler des comptes, on en a des comptes à régler, nous autres, avec la théorie de la médiation. Je vois, par exemple, chez nous, il y a un refus systématique de la linguistique générative de Noam Chomsky [34]. Pourquoi ? Parce que la linguistique générative de Noam Chomsky retourne au maniement de catégories logico-sémantiques dont on se demande toujours d’où elles sortent. La preuve qu’un linguiste génératif n’en a aucun besoin, c’est qu’il faut attendre la toute dernière ligne de réécriture et de transformation, etc. dans le dispositif de la linguistique générative pour voir tout ça se rhabiller de phonèmes. Ça prouve à quel point, d’un bout à l’autre, ils ont manipulé des entités logiques sans jamais nous livrer le principe au nom duquel ils s’autorisaient pour en parler. Alors, ceci dit, il est toujours intéressant de s’apercevoir, quand quelqu’un fait ça, que ce sont les catégories de sa langue maternelle qui resurgissent. Il n’est pas trop étonnant que Noam Chomsky ait découvert que, comme structures profondes, l’humanité parlerait américain, de la même manière que Šumjan avait pensé que c’était en russe. On a failli passer en swahili, imaginez un peu la tête qu’on aurait fait ! De la même manière que les logiciens et grammairiens de Port-Royal au XVIIIe siècle avait carrément cru pouvoir dire que la Raison était – froidement – francophone. C’est-à-dire que grosso modo, ça nous rattrape toujours par un bout. On ne peut pas invoquer quoi que ce soit de discernable dans le sens autrement qu’en étant dans l’après-coup d’un principe de discernement qui a introduit de la distinction et de la segmentation, dirait Gagnepain.

Autrement dit, faire de l’anthropologie, c’est essayer de comprendre quels sont les mécanismes opérants qui, à titre de résultats ou de conséquences, nous livrent et des choses qu’on peut voir et des idées qu’on peut avoir. C’est un peu l’idée du renversement phénoménologique de Husserl, à ceci près que, cette fois-ci, le renversement, et la théorie de l’objectité, devient à son tour l’objet d’une science expérimentale. C’est ça qu’il y a de nouveau, mais sinon l’idée vous la connaissez tous déjà. Je vais m’arrêter là, si vous voulez bien, et le reste viendra en discussion.

P.-H. Tavoillot :
Le projet de Cassirer est très proche, puisque Cassirer dégage cette idée alternative de culture, et tout le projet de la philosophie des formes symboliques, c’est envisager les catégories de la culture, au sens des tables des catégories.

Mais le fait que la culture est une opération de catégorisation, c’est ça l’idée qu’on va garder. Je rappelle toujours l’extraordinaire importance dans le troisième tome de la philosophie des formes symboliques [35], de ce gigantesque chapitre de référence à la clinique : l’aphasie, l’agnosie, l’apraxie, etc. On sent bien que Cassirer s’est vraiment informé, auprès de Goldstein à l’époque, d’accord, mais c’est quand même une information clinique précise. Ça veut dire que lui aussi a senti à quel point on allait pouvoir affronter, sur un mode de confrontation expérimentale, quelque chose qui, auparavant, relevait de la réflexion purement spéculative, d’une certaine manière. Je crois qu’on a ça en commun, à ce moment-là. Effectivement. L’originalité de Gagnepain, c’est de proposer ce problème-là, ce programme-là, mais coupé en quatre, ou démultiplié en quatre. C’est quelque chose qu’on a à faire quatre fois, à cause de la déconstruction et de la diffraction de la rationalité. Mais c’est vrai que quand je présente la théorie de la médiation, des fois j’adopte des stratégies qui consistent précisément à la mettre en continuité historique avec des démarches de pensée qui ont commencé avant. Jean Gagnepain est comme les autres : il est un héritier. Et vous le savez bien, c’est toujours avec du vieux qu’on fait du neuf. Ça oblige à redéfinir ce qu’on entend par « réalité », puisque, jusqu’à présent, on avait donné un certain type de définition et qu’on est obligé d’affronter la manière dont la réalité se mesure autrement. Je vous ai dit, le problème de Saussure était relativement inouï, ou inédit, à l’époque. Il était profondément énigmatique. Qu’est-ce que c’est que ce truc qui n’est ni du son, ni de la pensée, mais qui est ce qu’il va appeler le signe, avec la valeur.

Tout à l’heure je disais que Saussure est quelqu’un qui se contredit en permanence. La valeur, c’est son argument à lui. Tout le reste de l’argumentaire saussurien vient d’Auguste Comte. Mais avec la valeur, cette espèce d’affirmation de l’existence purement abstraite, purement relative et purement oppositionnelle du signifié aussi bien que du signifiant, on peut foutre en l’air la totalité du dispositif linguistique. Pourquoi ? D’abord, Saussure s’en est rendu compte dans la perspective de l’histoire des langues. C’est même sur ce terrain-là que ça lui est arrivé comme pépin pour commencer. La découverte de la valeur, cette propriété du signe, c’est ça qui l’a obligé à reconnaître que le principe sur lequel reposait la comparaison historique était fallacieux. À mon avis, le grand intérêt de Saussure, c’est que c’est un historien qui tombe en panne d’histoire parce qu’il s’est rendu compte que ce sur quoi on bâtissait la reconstruction de l’histoire n’était pas du tout certain. Cette andouille, si vous me passez l’expression, fait l’hypothèse de dépannage de la synchronie. C’est-à-dire qu’il nous installe, comme tout le monde le pensait à l’époque, dans le communautaire présent de la synchronie. Il ne s’est pas rendu compte que tous les arguments qu’il avait adressés à la tradition philologique, on pouvait les lui ressortir quand il installe la perspective synchronique.

Cela fait partie des problèmes typiques des sciences humaines, ça. Les autres sciences n’ont pas ça, comme problème. Nous, on a à repérer qu’on fait des erreurs, on a à essayer de les corriger, et puis on a encore un travail à faire que les autres n’ont pas à faire : les autres, quand ils ont repéré qu’il y avait une erreur et qu’ils ont corrigé le tir, ça y est. Pour eux, l’erreur est au panier. Nous, on a encore à comprendre pourquoi on a commis cette erreur-là. Parce qu’après tout, selon le principe que vous connaissez, errare humanum est, c’était peut-être une erreur, mais il y a en nous quelque chose qui nous a poussés à la commettre. Par exemple l’hypothèse de la synchronie. C’est une erreur magistrale. Ceci dit, spontanément, la synchronie tout le monde y croit. Elle est parfaitement illusoire, aucun linguiste jamais ne l’a trouvée, on n’a que des données de description linguistique qui vont toujours dans l’autre sens. On assiste à une explosion, une hétérogénéité de l’usage linguistique tel que l’idée même de la synchronie, franchement, il n’y a plus grand monde à y croire. Si, les linguistes y croient encore ! Mais tout interlocuteur normalement constitué spontanément est convaincu que les mots sont pour les autres ce qu’ils sont pour lui. Et que par conséquent moi, quand je vous dis « table », et que vous entendez « table », ce que vous entendez, c’est ce que j’ai dit. C’est que vous n’avez pas compris le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Ceci dit, cette illusion-là, celle de la synchronie, c’est peut-être une dimension nécessaire de la relation interlocutive, mais ça c’est une autre affaire. Pour ça, on a besoin d’une théorie de la personne.

Question : Est-ce que l’imagerie médicale permet de mieux comprendre les pathologies qui regroupent les quatre troubles, comme la maladie d’Alzheimer ?

Je ne sais pas si on peut dire de quelqu’un qui est victime d’Alzheimer qu’il est aphasique. D’accord, il peut être dysarthrique, mais la dysarthrie, c’est comme la motricité. La motricité à laquelle on assiste empiriquement est la résultante de tellement de conditions différentes. La pathologie, justement, les distingue. C’est ça l’intérêt du recours à la clinique : c’est que la clinique est sélective. Il y a des pathologies de sénescence comme la maladie d’Alzheimer qui, elles, posent un problème embêtant à chaque fois puisqu’elles nous confrontent à des problèmes massifs. Mais même de celui qui est victime d’Alzheimer, j’aurais, moi, quelques réticences à dire que dans sa façon de parler un peu bizarre il y ait de l’aphasie. Ce n’est pas sûr. Mais, vous savez, le diagnostic d’aphasie, ça suppose quand même qu’on l’élabore. Et un désordre dans l’énonciation ne suffit pas à établir qu’on est devant quelque chose d’aphasique. Il y a une cohérence propre à un certain type d’aphasie, de Wernicke par exemple, il y a une cohérence propre à un autre type d’aphasie dite de Broca, pour reprendre la terminologie consacrée, qui peut être approximativement imitée par d’autres troubles. Mais c’est approximatif. C’est pour ça que ce n’est pas commode, de toute façon. On se sert de la clinique pour ça. L’imagerie, c’est à double tranchant, avec ces ressources prodigieuses que nous proposent ces nouvelles technologies d’imagerie. On était beaucoup plus tranquille quand on en savait moins. Il y a quand même eu l’époque triomphale de la neurologie localisationniste, mais ce qui est intéressant à repérer, c’est à quel point le localisationnisme neurologique recule devant les progrès de l’imagerie, justement. Parce qu’il devient de plus en plus clair que ce n’est pas dans un seul endroit, ça circule un peu partout. Ce qui fait que les neurologues d’aujourd’hui sont nettement moins localisationnistes que les neurologues de la génération précédente. Ceci dit, l’aphasie est toujours dans le temporal gauche. Encore que tout le monde n’est pas d’accord. Ça va poser comme problème, dirait Jean Gagnepain s’il était là, d’avoir à affronter l’émergence d’une nouvelle biologie, c’est-à-dire d’une biologie qui est capable de nous parler en même temps des ressources anatomo-physiologiques de l’organisme et de l’originalité de certains phénomènes proprement humains. Ceci dit, on n’est pas encore capable de faire ce lien-là.

On a beau dire, anatomo-physiologiquement, que l’espèce humaine présente une originalité, à savoir le redoublement du cortex, etc. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’est pas très bien avancé. On a une biologie qui est capable d’avancer sur un certain type de comportement qui n’est jamais proprement humain, puisqu’on peut le retrouver aussi bien chez l’animal. La neurologie proprement psycho…, enfin, proprement humaine, elle est encore très, très, embarrassée par cette question-là, parce qu’on est incapable de faire le pont. Jean Gagnepain dit : « Bon, attendez les gars, attendez un peu… ça va bien prendre un siècle encore ! » Mais l’idée c’est que nous sommes constitutionnellement fabriqués anatomo-physiologiquement de telle sorte que nous soyons capables de ces opérations éminemment abstraites, « symboliques » dirait quelqu’un comme Cassirer ou certains autres, qui sont le propre de l’espèce humaine. Ça c’est d’accord. Ceci dit, le lien pratique, à l’heure actuelle, entre les deux registres d’explication, il n’est pas fait. Et il ne faut peut-être pas trop se presser de chercher à le faire, parce que comme dit Gagnepain aussi, c’est très bien de chercher à localiser quelque part dans le cortex, encore faut-il savoir un peu plus précisément ce qu’on va chercher à localiser. Parce que si c’est pour chercher à localiser des idées fausses, ce n’est peut-être pas la peine. Il y a aussi ça ! Après tout, qu’est-ce qui nous garantit… et la question vaut pour la théorie de la médiation comme pour toutes les autres élaborations théoriques… Il y a ce qu’on dit, et il y a ce qu’on en fait, après. La théorie de la médiation est comme toutes les théories, c’est une hypothèse, c’est un pari. Avec ce que ça suppose à la fois d’audace et en même temps de prudence, avec ce que ça a d’ambitieux et en même temps d’être toujours rattrapé par les oreilles parce qu’on est obligé de s’apercevoir qu’on s’était trompé une fois de plus.

P.-H. Tavoillot : J’imagine que les classifications psychologiques et pathologiques du DSM 4, la classification des symptômes psychologiques, vous paraissent extrêmement obscurcissantes, dans cette perspective. Ça relie des choses qui sont différentes et ça différencie des choses qui sont éventuellement semblables.

De ça, nous dirions que ce ne sont pas des catégories logico-phénoménales mais que ce sont des catégories administratives de gestion. Ces symptômes ne sont catégorisés, et ne sont pris en référence, que par rapport à la prise en charge que ça appelle. Par conséquent, c’est une certaine façon de passer à pieds joints par-dessus la cohérence propre à certains troubles. Je peux prendre un exemple rapide : l’anorexie, c’est une catégorie administrative, ce n’est pas une catégorie psychopathologique. Pourquoi ? Parce qu’il y a des conduites anorexiques dans des tas de cas de figures psychopathologiques, et que l’administration hospitalière fait exister juridiquement l’anorexie puisqu’il en va de la responsabilité du médecin et qu’on annonce le risque, pour quelqu’un, de non-assistance de personne en danger. Mais cliniquement, l’anorexie ça ne veut rien dire. Ça se trouve dans le champ psychotique aussi bien que dans le champ névrotique, etc. Ce n’est pas un trouble, c’est un symptôme. Mais c’est quelque chose qui a été juridiquement construit parce que ça engage la responsabilité des praticiens. C’est une nosographie de gestion. Elle a aussi son genre de pertinence, à condition de ne pas se tromper de pertinence. Elle est scientifiquement insoutenable, elle est administrativement apparemment, nécessaire. C’est comme la langue : scientifiquement inexistante mais socialement entretenue.

[Question adressée à Jean-Claude Quentel sur l’entrée dans la langue, puis intervention de Jacques Laisis.]

On peut même avoir une formule brutale pour résumer ça : pour recevoir interlocutivement du langage d’autrui, il faut être capable de constituer le bruit qu’on entend en mots, donc déjà parler. Par conséquent, on n’apprend pas à parler, puisque pour pouvoir apprendre, il faut déjà parler. On peut apprendre les mots de l’autre, mais le fait que ce soit des mots, ça ne s’apprend pas. Ça permet de définir au passage, d’ailleurs, la différence entre le signe et la langue. Le signe, c’est le principe de pure grammaticalité et de pure abstraction. On y émerge, nous disons, nous. C’est-à-dire que, innéisme ou pas, de toute façon l’espèce humaine est capable de ça. Par contre, on va s’installer, au troisième plan de la théorie de la médiation, dans le registre de l’usage, et on va rentrer dans la relation à l’autre en permanence, qui fait que, finalement, on apprend toujours de l’autre. Et ce que j’ai à dire, je le tiens de l’autre. Je n’ai aucun mot à moi. Je n’ai aucune idée en propre. Tout ce que je peux penser et dire, je le tiens d’autrui, de la même manière que la totalité de ce que je suis. On va pouvoir, de la même manière, faire remarquer que, par définition, dans une langue, tous les mots sont d’origine étrangère. C’est ce à quoi les gens ne s’attendent pas. Mais par définition, en francophonie, tous les mots viennent d’ailleurs. Et ce n’est pas une propriété des mots en tant que tels. Gagnepain propose d’appeler ça des noms. La différence entre le mot et le nom est que le nom, c’est un nom propre. C’est le nom qui m’est propre. C’est le nom que je me suis approprié en le prenant à quelqu’un d’autre. À ce moment, si vous prenez un dictionnaire avec un minimum de renseignements étymologiques, à ce moment-là vous allez voir que ça vient toujours d’ailleurs. Et on les a toujours compris, de la même manière, de travers. Intéressant !

Ceci dit, ce n’est pas une propriété des mots, et ce n’est même pas une propriété réductible seulement aux noms, puisque si vous allez faire vos courses sur les marchés, il y a sûrement un marché dans le coin, vous allez observer la chose suivante : tous les fruits et légumes que vous êtes en position d’acheter pour les consommer sont, également, exotiques. Ils sont tous d’origine étrangère, sans aucune exception. Je suis allé vérifier à l’INRA [36], à Rennes. Effectivement, on ne mange que de l’emprunté. Autrement dit, qu’on ne soit que par emprunts, ça se vérifie dans tous les domaines de l’existence. Tant pis pour la célèbre cuisine française dont il va falloir assumer qu’elle est l’héritière d’une série d’emprunts, de conquêtes, etc. Tant pis pour le « Prince de Bretagne [37] » d’être obligé de reconnaître qu’il est d’origine arabe. Ça la fout peut-être mal pour certains, mais c’est comme ça. Tous les fruits et légumes sont d’origine étrangère. Et on doit beaucoup à Christophe Colomb. Entre autres les fraises. L’Europe avait des petites fraises des bois et les américains avaient des grosses fraises blanches. La civilisation, au troisième plan de la théorie de la médiation, c’est la rencontre de l’autre, donc c’est le métissage. Donc, verbalement, le néologisme. En matière de fruits et légumes, ce n’est plus du bruit, ce sont les clémentines avec ou sans pépins. Ce qui est intéressant, c’est de s’apercevoir à quel point dans la langue ce qui se manifeste, ce sont des phénomènes purement socio-historiques qui n’ont strictement rien de verbal dans leur principe. Et c’est pour ça que quand pathologie il y a sur ce plan, c’est du rapport à l’autre qu’il s’agit. Et un psychotique n’a pas de problème particulièrement avec la langue. Il a un problème avec l’autre. Et il a un problème avec tout ce qui a trait à l’existence d’autrui. Ça peut être aussi bien vestimentaire, qu’architectural, que verbal. On a des exemples cliniques en pagaille qui montrent que, quand c’est le rapport à l’autre qui fait problème, c’est dans toutes les occasions qu’on a d’être rapporté à l’autre que le problème va se manifester. Entre autres, interlocutivement. Mais « entre autres », et pas uniquement interlocutivement. Et le principe du trouble n’est pas, lui, lié au langage.

[Intervention de Jean-Claude Quentel sur le rapport au langage chez l’enfant et l’adolescent.]

Je voudrais attirer l’attention sur le côté très dangereux du maniement de la notion de langage, y compris sur l’apprentissage, etc. Je vais prendre un exemple non pas d’émergence ou d’apprentissage, mais un problème de pathologie adulte. Une fois, j’ai été invité par un chef de service en psychiatrie à m’interroger sur ce qui pouvait bien se tramer dans l’esprit d’une jeune femme d’une trentaine d’années qui était d’un mutisme intégral. C’est-à-dire qu’à la limite personne, jamais dans le service, ne l’avait entendue parler. Elle avait ostensiblement un problème avec le langage. Ostensible, c’est ce qui se montre, si j’ai bien compris. Comme c’était un problème de langage, on fait venir des linguistes. Le psychiatre en question, prudent, s’était dit qu’il y a des gens qui sont capables de comprendre quelque chose au comportement de ceux qui ne parlent pas, il était aussi allé demander à un éthologue ! Chimpanzé pour chimpanzé, puisqu’elle ne parle pas… Je caricature à peine. Ceci dit, rencontrer un éthologue, y compris à cette occasion-là, c’était plutôt bien, mais l’argument du style « je fais venir un éthologue parce que comme elle ne parle pas, on ne comprend rien, mais lui, il a l’habitude de comprendre ce que font les gens qui ne parlent pas », c’est quand même relativement original, comme argument. Bref, elle ne parlait pas et personne ne l’avait jamais entendu. Nous, on l’a fait parler en quinze jours. Comment ? Ça dépend de ce qu’on entend par « parler ». On s’est rendu compte qu’elle était capable d’emboîter le pas à des procédures de proverbialisation. C’est-à-dire qu’elle était capable d’emboîter le pas à « Un bon Tiens… (« …vaut mieux que deux Tu l’auras ») » ou à « Pierre qui roule… (« …n’amasse pas mousse ») » ou les récitations, les tables de multiplication. Tout ce qu’on peut être amené à dire sans prendre la parole. Et à partir de ce moment-là, elle est devenue bavarde c’est-à-dire qu’elle nous a sorti les tables de multiplication, d’addition, les chansons de Mireille Mathieu, etc. Pendant qu’on y était, on a exploité précisément tout ce qui apparaît comme formule bloquée par un certain usage consacré, qui fait que grosso modo, pendant qu’on dit ça, on pense à autre chose, ou en tout cas on parle sans parler, au sens où on ne s’engage pas dans ce qu’on dit, et surtout on ne s’expose pas à l’altérité et à l’éventuelle contradiction, ou au désaveu, etc. Elle parlait sans avoir à payer le prix de la prise de parole. Si parler c’est engendrer des énoncés avec des mots selon les règles de construction qu’un linguiste est capable de vous réciter, les paradigmes, les syntagmes, et tout le bastringue, je passe… elle parlait parfaitement bien, et elle avait toujours parlé. Le problème, c’est qu’elle ne prenait pas la parole, parce que pour elle prendre la parole, c’était tellement périlleux, et elle était tellement psychotique qu’elle ne pouvait pas s’exposer au risque-même de la prise de parole.

Mais ce n’était pas uniquement à la prise de parole qu’elle ne pouvait pas s’exposer, c’est à la prise d’existence tout court. Elle était toujours recroquevillée dans un coin, comme le sont toujours, vous savez bien, les chroniques catatoniques, etc. Ce qui est quand même intéressant, c’est que pendant qu’on lui faisait réciter tout ce qu’elle avait pu apprendre comme récitations, les fables de La Fontaine, enfin vous voyez, quoi. Même corporellement elle se détendait. Ce qui prouve à quel point son problème n’était pas du langage, au sens verbal du terme, mais du langage au sens relation interlocutive, relation à l’autre. Et la preuve, c’est que dans les autres modalités pratiques du rapport à l’autre, y compris corporellement, l’angoisse se suspendait, parce qu’on avait créé une situation complètement artificielle. C’est très exactement la situation interlocutive qui n’arrive jamais, ou presque jamais… Encore que, nous avons tous l’expérience d’un certain type de personnage qu’on peut rencontrer dans la vie, avec qui nous avons des conversations qui sont d’un vide total. Pourquoi ? Parce qu’on a l’impression qu’on parle à un édredon. Ce sont des gens qui se dérobent à la relation interlocutive. Ce sont des gens qui ne prennent pas le risque de la prise de parole, au sens où en prenant la parole vous vous exposez au fait que l’autre va réagir, ne va pas être d’accord avec vous, va vous rentrer dedans, et vous dire que non, ce n’est pas ça qui, etc. C’est tout ce qu’on peut appeler la problématique de la dénomination, c’est-à-dire de l’affirmation de l’appropriation du sens. Cette brave jeune femme, elle ne « parlait » pas : ça dépend dans quel registre de rationalité on se situe. C’est comme la blague classique sur l’enfant mutique, qui n’a jamais parlé. Sauf que le jour où il y a le podium Europe 1 qui passe, on le retrouve en train de chanter je ne sais pas quoi sur le podium. Pourquoi ? C’est une question d’appétence.

On insiste, au nom de la théorie de la médiation : « méfiez-vous du langage » parce que c’est une notion qui vous amène à confondre des phénomènes de statuts foncièrement différents les uns des autres. Quand on dit « le langage », on finit par penser que tout ça, malgré tout, ça revient au même. Et bien, pas du tout. Ça ne revient pas au même. Parler, au sens d’engendrer des énoncés avec des mots, ça n’a rien à voir avec parler au sens interlocutif d’assumer la relation à l’autre. Ça n’a rien à voir encore avec le fait d’assumer libidinalement une envie, ou pas, de parler, le risque que l’on prend, le plaisir que ça fournit, etc. Ce sont des problèmes complètement différents. Je voudrais insister aussi sur le fait qu’accepter la notion de langage, c’est accepter de se faire borner l’esprit par cette notion-là. On a l’esprit borné quand on pense au langage. Dans cette relation interlocutive, les psychiatres étaient tellement impressionnés par le fait qu’elle ne mouftait pas, qu’elle ne disait rien, qu’ils n’ont pas regardé à côté. Mais le problème de son trouble psychotique n’étant pas verbal du tout, on pouvait en poursuivre l’observation dans toute une série de comportements qui, tout en n’étant pas verbaux, en aucun cas, étaient parfaitement analogues. Son trouble psychotique était aussi bien verbal que vestimentaire.

J’ai eu à travailler avec une brave psychotique qui habitait sur la côte à Saint-Lunaire, pour ceux qui connaissent la Bretagne [38]. Elle habitait à côté de la plage et avait envahi ce qui, pour elle, n’était pas un voisinage parce qu’elle n’était pas capable de poser le principe de la propriété et de la singularité de la propriété. Donc, elle construisait, elle construisait, elle construisait. Mais elle était enveloppée vestimentairement, elle était enrubannée, etc. Ce qu’elle a construit architecturalement, c’était une espèce de muraille de Chine, parce qu’elle avait toujours peur d’être envahie, etc. Mais elle était toujours en train de vous raconter que les mots la transperçaient. Mais son trouble psychotique n’était pas plus ou pas moins verbal que vestimentaire, architectural, etc. Alors elle avait comme particularité remarquable d’aller mettre des pièces de monnaie sur une pierre en face de chez elle pour que quelqu’un aille lui faire des courses, par contre. C’est dire à quel point elle était rapportée à l’autre. Ce qui a été étonnant parce que les psychotiques, on ne peut jamais les aider. Ils sont incapables de supporter la désappropriation qu’implique la relation d’aide. Parce que celui qui vous aide, il ne fait jamais ce que vous vouliez, parce que lui, il vous aide en fonction de l’idée qu’il s’en fait. Elle ne le supportait pas. Ce qui fait que les deux étudiants qui sont allés pour lui donner un coup de main parce qu’ils avaient peur… car elle construisait avec le sable de la plage, les bois d’épaves, les tongs qui traînaient de l’été d’avant, etc. C’était un peu branlant et dangereux. Alors les gars se sont dit : « On va l’aider. » Dès qu’ils ont touché à la première des poutres pour essayer de la consolider, hop, elle les a foutus dehors. Elle ne pouvait pas supporter. C’est un problème qui n’est pas verbal. L’idée même qu’il y ait un problème de psychose et du langage, c’est pour nous complètement ahurissant. Il ne faut pas confondre le lieu de la manifestation avec le lieu d’intelligibilité du trouble. Quelque chose qui se manifeste verbalement n’a pas pour autant nécessairement une rationalité verbale.

Une des idées majeures de la théorie de la médiation, ce que Jean Gagnepain nous a amenés à reconnaître et à rappeler obstinément, c’est qu’il ne suffit pas que ça se manifeste dans du langage pour que ça s’y explique. Je vais jusqu’à dire que quand vous parlez du langage, vous ne savez pas de quoi vous parlez. Parce que vous confondez, et surtout, ce qui est dangereux, c’est que ça borne votre esprit. C’est-à-dire que ça vous empêche d’aller regarder à côté. Et quand le trouble n’est pas grammatical en son principe, quand le trouble implique la relation à l’autre, par exemple, de toute urgence, dé-verbalisez l’idée que vous en avez. Ça va vous permettre d’aller regarder à côté. Un problème vestimentaire manifeste autant la psychose qu’un comportement verbal bizarre.

[Intervention de Jean-Claude Quentel : Jean Gagnepain dit toujours que la théorie de la médiation est un modèle explicatif. On peut toujours, bien évidemment, en tirer un certain nombre de conclusions, à la fois éducatives et à la fois thérapeutiques, mais ça ne suppose aucun savoir thérapeutique en soi ni aucun savoir sur la cause, enfin sur l’étiologie. C’est un modèle théorique, ce n’est pas un modèle pédagogique, ce n’est pas non plus un modèle thérapeutique. Ceci dit, évidemment, en tant que thérapeute ou psychothérapeute, par exemple, on peut sacrément se servir de ce modèle-là pour éclairer sa pratique.]

On n’a a jamais vu quelqu’un guérir qui que ce soit. Et ce n’est pas que lacanien comme affirmation. Si on fait référence à la psychanalyse, par exemple, on n’a jamais guéri qui que ce soit de sa névrose. C’est pour ça que ma réponse ressemble à du Lacan, mais dans tous les autres domaines de la pathologie, à la rigueur, le thérapeute, c’est celui qui va amener celui qui est porteur de tel ou tel trouble à réussir à faire avec. Autre exemple, ce dessinateur bien connu, Sabadel [39], qui était un dessinateur qui avait un certain succès. Son existence de dessinateur était bien assurée et il a fait un pépin neurologique : aphasie, hémiplégie et tout. Un peu catastrophique pour un dessinateur entre autres. Tout le travail de prise en charge thérapeutique qui a été fait avec lui a consisté à le réhabiliter à ses propres yeux, parce que, comme souvent, les aphasiques et aux gens à qui ça arrive, ce n’est pas gai du tout, de se retrouver du jour au lendemain incapable de parler et incapable de marcher, etc. Il y a un travail de deuil extraordinaire à faire quand même, quand on arrive à le faire. Alors lui, en plus, il était dessinateur paralysé de la main droite. Et puis une vraie paralysie… Il a fallu lui faire supporter l’idée qu’il pourrait quand même dessiner quelque chose d’intéressant avec la main gauche. Ça a pris deux ans. Alors ça, c’est de la thérapie. C’est-à-dire que ça n’a rien changé sur son aphasie qui est, de toute façon, indépassable.

L’aphasie ne se guérit pas. Il y a une phase de récupération spontanée qui dure très peu de temps. On peut aider un aphasique sur le chemin de la récupération, mais il ne faut pas se faire d’illusion sur jusqu’où on va arriver. Je ne vais pas dire qu’on n’a rien à faire du point de vue thérapeutique, je dis qu’il ne faut pas s’illusionner non plus. Il y a des espoirs, ce n’est pas la peine de les donner. Mais par contre il faut, et c’est le travail d’un thérapeute, être celui ou celle qui va permettre à celui à qui s’est arrivé de faire avec. Et tout le travail de réhabilitation psychologique ou personnelle qui a été faite auprès de Sabadel est, de ce point de vue-là, parfaitement remarquable et démonstratif. Sabadel, c’est quelqu’un qui a repris son travail de dessinateur. Il dessine enfin avec la main gauche. Il a accepté que ce qu’il faisait avec la main gauche, ça valait quelque chose, c’était digne. Il avait un problème axiologique extraordinaire. J’allais dire : il a vécu son aphasie sur un mode très névrotique. Ceux qui sont intervenus sur ce terrain-là ont réussi à lui faire tolérer, admettre, supporter et reconnaître, pour finir, que ce qu’il faisait avec la main gauche, c’était encore valable, c’était encore digne d’être publié. Et il a repris son activité de dessinateur. Et ce qui est quand même intéressant à voir, c’est que ça fait tellement événement dans sa propre histoire personnelle, qu’il dessine évidemment de la main gauche tout autre chose que ce qu’il dessinait auparavant avec la main droite. Mais il dessine, c’est-à-dire qu’à ses yeux, à lui, il est redevenu digne.

Alors ça, c’est un travail de réhabilitation psychologique, si vous voulez. Ils n’ont pratiquement rien pu faire sur son aphasie. L’hémiplégie, une fois que vous êtes passé un certain nombre de fois chez le kiné pour vous faire triturer les segments, etc., vous savez, après… Son hémiplégie flasque de la main droite, le boulot du thérapeute, là, ça a été de lui permettre de vivre quand même encore après ça. Et c’est vachement important. Et il ne faut pas se tromper sur ce sur quoi on intervient. Là, ils sont intervenus sur ce dont il était encore capable, de construction d’une légitimité après une perte effroyable qui l’avait amené, lui, à douter tellement de ce qu’il était encore capable de faire qu’il avait carrément cru qu’il n’était plus bon à rien du tout. C’est très souvent comme ça que réagissent les gens à qui arrivent des pépins neurologiques de cette envergure-là. Ils ont l’impression qu’ils sont tout juste bons à foutre à la poubelle. Il y a des épisodes dépressifs, suicidaires, etc. Il y a un travail de réhabilitation à faire. Sur quoi, à ce moment-là, repose le travail thérapeutique ? Sur ce dont ils sont encore capables. Mais sur le trouble lui-même, honnêtement… D’accord, ce n’est pas un argument vendeur par les temps qui courent, où on nous demande d’être professionnellement rentables. Ce n’est pas forcément à dire. Mais il n’empêche qu’on en est convaincus. Jean Gagnepain a toujours dit que les pathologies de culture étaient indépassables et insurmontables. On ne s’en remet pas. Les pathologies de nature, la culture, en nous, permet toujours de les surmonter. On peut perdre une patte et s’inventer un chariot à roulettes. Mais si on n’a pas le principe de l’homo faber, on ne pourra pas rouler, définitivement. C’est pour ça que le dysarthrique dont je vous parlais tout à l’heure, il est bien embêté, c’est vrai, mais il parle, et il surmonte son handicap moteur par la capacité analytique qu’il a conservée. L’aphasique, lui, il est définitivement fichu. Il ne s’en remettra pas.

Alors, la pratique thérapeutique consiste à s’appuyer sur les déterminismes encore à l’œuvre. Il y a des gens qu’on a remis au travail, en précisant : « Laissez-les se déplacer dans l’atelier pour aller chercher ce dont ils ont besoin »… Parce que, aphasiques comme ils sont, s’ils commencent à demander : « Passe-moi le tournevis », il y en a pour une heure. Mais on peut très bien garder l’intelligence du travail technique tout en étant incapable de poser une question à son voisin. Alors si vous voulez remettre des gens au travail comme ça, il va quand même falloir prévenir un petit peu que ce n’est pas parce qu’il n’est pas capable de parler de ce qu’il fait qu’il n’est pas capable techniquement de produire. Vous voyez, la diffraction de la rationalité : il n’y a pas que des inconvénients !

Là, si on poursuivait la discussion sur les pathologies de nature et de culture, ça nous obligerait à préciser ce que l’on entend par « nature » et ce que l’on entend par « culture ». Jean Gagnepain a toujours dit qu’il fallait quand même bien s’attendre, un jour ou l’autre, à l’arrivée d’une nouvelle biologie, d’une biologie capable d’affronter l’explication de phénomènes qui sont hors de sa portée actuelle. Ces phénomènes, dont j’ai dit jusqu’à présent qu’on les appelait « culturels » parce qu’on est incapable de les expliquer en les réduisant aux propriétés des phénomènes qu’on connaît comme « naturels », c’est peut-être une position provisoire. Mais alors il n’y a pas de raison de ne pas imaginer qu’une biologie d’un nouveau genre va émerger, se mettant à traiter de nouvelles propriétés de l’organisme, avec tout ce qui commence à se tramer du côté des neurotransmetteurs chimiques, etc. Il y a une nouvelle biologie du cerveau qui va sortir. Il y a une psychologie animale aussi bien. Quand il s’agit de s’attaquer à des phénomènes qui sont spécifiques de l’espèce humaine, au sens par exemple du langage, l’abstraction, etc., là on est un peu en panne, parce que comme j’y faisais allusion tout à l’heure, la mise en relation de ce que la biologie peut dire aujourd’hui, et y compris avec les développements récents de l’imagerie… C’est fou ce qu’on a pu apprendre, mais c’est fou aussi ce qu’on a été obligé de désapprendre ! On en sait moins aujourd’hui que ce qu’on croyait pouvoir savoir il y a trente ans. Olivier Sabouraud le rappelle à qui veut bien l’entendre, que lui, en tant que neurologue, il était beaucoup plus tranquille il y a trente ou quarante ans, avec les localisations, que ce qu’il peut dire aujourd’hui avec toute l’imagerie dont il dispose. On est en train de voir émerger un nouveau type de savoir, c’est tout. Tant mieux : ça fait de quoi s’occuper ! Ça permet d’imaginer qu’un jour on puisse réserver certains registres d’explication biologique spécifiquement à l’explication d’un certain registre de phénomènes observables spécifiques à l’être humain. Et que la biologie qui permet ça, elle n’existe pas encore, mais l n’y a aucune raison de penser qu’elle n’existera pas.

La condition de Gagnepain, c’est que de toute façon on est obligé d’annoncer deux fois l’originalité de l’espèce humaine. On est peut-être originaux du point de vue phénoménologique, dans notre façon de nous comporter : on parle, on est des homo faber, on vit en société, on est inscrit dans une histoire, on est capable de désir et de sublimation et tout le bastringue, et les animaux ne le font pas… Il va quand même bien falloir l’affronter. Mais ce n’est pas une raison pour nous désincarner pour autant. Il y a ça d’un côté, tous ces phénomènes-là, qui sont scientifiquement très spécifiables et originaux. Et puis de l’autre, ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est qu’on a quand même un cortex, dont tous les neurologues savent très bien qu’il dispose de propriétés d’abord parfaitement originales et très largement insoupçonnées. Il y a des tas de trucs. Par exemple pour l’enfant. Je me suis mis en tête le fameux problème de l’aphasie infantile. Vous savez, je suppose, qu’un certain type de traumatisme crânien ou d’accident cérébral, quand ça survient très, très, très tôt, peu fort bien ne pas entraîner de séquelles définitives pour la bonne et simple raison qu’on est obligé, d’ailleurs on l’a appris à l’occasion, de constater que les populations de neurones ne sont pas aussi pré-affectées que le croyait la théorie localisationniste. C’est-à-dire que des neurones qui n’auraient pas, en principe, eu à assumer tel ou tel type de fonction, se mettent tout d’un coup à faire du dépannage. Ça ne vaut que jusqu’à un certain délai, parce qu’une fois passé un certain âge, quand aphasie il y a, si le marmouset a trois ans, il sera définitivement aphasique. Il n’y a pas d’aphasie infantile de ce point de vue-là : soit ils sont tellement jeunes qu’ils ne seront pas aphasiques alors qu’ils auraient « dû » l’être, vu l’accident neurologique, parce que le cerveau compense, ou alors après, quand le cerveau s’est régionalisé, a installé des « zones de frayage ». Les neurologues essaient d’imaginer des tas de scénarios pour essayer de comprendre ça, cette sorte d’installation. Comment réussir à sortir une idée d’un cerveau, j’allais dire « préinstallé en kit » avant la naissance. Il reste à expliquer cette capacité singulière qu’ont des cellules neurologiques à s’ordonner les unes par rapport aux autres en fonction d’un certain type de travail de transmission d’informations neurochimiques, ou bioélectriques, etc.. Après tout, ça ne change rien : ça déplace le lieu de l’innéisme. Mais de toute façon il n’empêche que l’espèce humaine a quand même une originalité que n’importe quel anthropologue, au sens anthropométrique du terme, est parfaitement capable de reconnaître. Vous savez bien qu’anthropométriquement on vous mesure ça en centimètres cubes !

[Question portant sur une difficulté à opérer une distinction entre la personne et la norme. Réponse de Jean-Claude Quentel : La norme, chez Jean Gagnepain, n’a rien avoir avec la notion de « norme » en sciences sociales. La norme est la capacité que nous avons de normer notre désir.]

On a tous eu, et tous ceux qui sont confrontés, à un moment ou à un autre, à la théorie de la médiation et à sa dissociation du plan trois et du plan quatre, cette difficulté à l’opérer. Pourquoi ? Parce que cette dissociation-là contrevient aux façons de penser habituelles. Ce n’est déjà pas facile pour un linguiste d’accepter de voir qu’on décroche la problématique du signe et de la grammaticalité de la problématique socio-historique de la langue. Vous, ça ne vous scandalise peut-être pas, parce que, par affectation disciplinaire et intellectuelle, ce n’est pas votre souci majeur. Mais c’est évident qu’à partir du moment où on vous propose le même principe de dissociation et que cette fois-ci la dissociation entraîne qu’on réussisse à comprendre que ce qui fait qu’il y a du social ce n’est pas la même chose que ce qui fait qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre du bien et du mal, là ça devient un peu plus problématique. Pourquoi ? Parce que depuis qu’il y a des sociologues, ils mettent toujours la question du légitime dedans. Un qui est caractéristique de ça, c’est Pierre Bourdieu. Parce que quoi qu’il dise du social, Bourdieu prévoit toujours la dimension de la légitimité à l’intérieur. À partir du moment où vous mettez la légitimité à l’intérieur du social, il n’y a plus besoin d’axiologie. Et d’ailleurs, c’est ce qu’il dit, puisqu’il a dit que les psychanalystes, le jour où ils auront compris ce qu’ils font vraiment, seront devenus sociologues !

De la même manière, les psy, eux, ont tendance à procéder à l’épiphénoménalisation réciproque. Ils ont leur façon à eux d’installer l’inconscient et le refoulement au cœur de l’humanité et de faire de la société un épiphénomène lointain. La phrase de Freud est célèbre : « La sociologie, ce n’est jamais que de la psychologie appliquée ». Même les psychanalystes, à la suite de Freud, sont bien embêtés parce qu’ils inscrivent le social à l’intérieur de l’inconscient, en faisant de l’introjection le principe constructeur du refoulement. À partir du moment où la relation à l’autre est prévue d’avance dans le registre d’explication psychanalytique, ils n’ont plus besoin de sociologie.

Autrement dit, votre difficulté à dissocier le plan de la personne de celui de la norme est normale. Dans le mode de pensée contemporain, on vit toujours, qu’on soit en sociologie ou qu’on soit en psychanalyse, sur le télescopage des deux registres. Obstinément, nous rappelons que la névrose et la psychose, franchement, ce n’est pas pareil. Il est hors de question de faire de la perversion un problème éthique, alors qu’elle est toujours vécue comme un problème éthique. Ce n’est pas bien, ce que fait le pervers. Le problème du pervers n’est pas d’être dans le bien ou dans le mal, le pervers est quelqu’un qui n’a pas de partenaire. La question n’est pas là. Il n’y a pas de jugement de valeur à porter sur la conduite perverse. Ce n’est pas bien, mais ce n’est pas le problème des pervers. Ce qui fait problème aux pervers, et ce qui fait problème à la prise en charge des pervers, ce n’est pas la prise en charge axiologique de savoir si c’est bien ou si c’est pas bien, s’il ne pourrait pas faire des petits efforts pour essayer de se sublimer par rapport à ça. Le pervers vit dans un monde qui exclut l’existence d’un autre. C’est un problème purement politique.

Et justement, il y a des choses intéressantes. On peut revenir sur deux ou trois bricoles. C’est quand même intéressant de remarquer que les fondateurs de la pensée sociologique française sont quand même bizarres. Vous savez que l’on fait d’Auguste Comte l’un des pères fondateurs de la sociologie française. Comme psychotique, on ne fait pas mieux ! Le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte est un monument de littérature psychotique. Extraordinaire, c’est « fabuleux » ! C’est quand même drôle de voir que la sociologie, qui est une théorie de la relation que les uns peuvent entretenir avec les autres, est produite par quelqu’un qui était remarquablement incapable de ça. D’ailleurs, vous savez bien : il se plaint, dans le Cours de philosophie positive, d’avoir compris ce qui est susceptible de sauver l’humanité toute entière et il est catastrophé que personne ne le comprend. C’est un grand psychotique, Auguste Comte. Il vit en autarcie intellectuelle intégrale.

Il y en a un autre : Fourier. Intéressant, Fourier. On lui doit une théorie et de la coopération, comme chez Comte, mais on lui doit une théorie relativement plus originale, parce que Fournier fait partie des rares qui se sont dit : « Tiens, c’est vrai, dans la société, il y a des gens. » Ce qu’oublient tous les sociologues… jusqu’à aujourd’hui ! C’est normal, pour les sociologues, il y a toujours des gens d’avance, dans la société. Ils ne se posent pas la question de savoir à quoi ça tient. Heureusement il y a Lacan pour répondre à cette question-là. Mais c’est rare qu’un sociologue se la pose. Fourier était quand même quelqu’un d’original parce que lui s’est posé la question. Avec sa théorie du phalanstère [40], il a quand même entrepris de mettre un peu d’ordre dans la coopération professionnelle et économique, mais aussi dans les relations entre les gens parce qu’il faut, comme il dit, que chacun trouve sa chacune, ou son chacun… bon, peu importe. C’est chacun sa moitié quoi. Cette théorie du phalanstère est une sorte de banque de données. C’est une société matrimoniale avant l’heure… qui repose sur quoi ? Sur l’effacement de toute vie privée. La théorie du phalanstère de Fourier, c’est une théorie perverse. C’est quand même étonnant. Moi je dis, il n’y a pas que les gens qui font psycho pour se soigner. C’est la réputation qu’ils ont. Il y a des gens qui font socio pour la même raison. La relation sociale est quelque chose qui, pour eux, est tellement problématique qu’à la limite, cette relation sociale qu’ils ont un mal de chien à affronter, ils la rêvent en théorie. Et ils vous sortent quoi ? Le portrait-robot d’une société parfaite dans laquelle on aboutirait à la communauté, à la complémentarité. Il n’y a pas plus totalitaire que ces théorisations-là. Ce n’est pas compliqué : Auguste Comte est tout seul dans son monde. Et son monde ne marche qu’à la condition qu’il soit tout seul dedans.

Exactement comme la langue de Ferdinand de Saussure, c’est la langue d’un-tout-seul, et cette langue ne fonctionne que s’il est tout seul. Et en plus, Ferdinand de Saussure l’a vu : c’est que ça se déglingue à partir du moment où la langue est mise en circulation ! Je ne sais pas si vous voyez ce qui se dit là. Si une langue est quelque chose qui se déglingue à partir du moment où ça se met en circulation, c’est grave pour un moyen de relation à l’autre. C’est à cause de ça qu’on a perdu la langue d’Adam. C’est le coup d’Ève… et ce n’est pas parce que c’est une fille mais c’est parce que c’est quelqu’un d’autre, et ça ne marche déjà plus. Dans le Cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure prend l’exemple d’une langue artificielle qui ne marche qu’aussi longtemps qu’elle n’est pas mise en circulation. Pourquoi ? Parce qu’à partir du moment où elle est mise en circulation, elle est comprise par quelqu’un d’autre qui en fait quelque chose d’autre et qui ne peut pas l’entendre autrement qu’en la néologisant. Donc les mots sont plus les mots. Les mots se délitent. C’est quand même rigolo de voir un linguiste reculer devant le néologisme alors qu’on ne parle qu’en néologismes. J’en ai quelques jolis, si vous voulez, pour rigoler trente secondes.

Vous savez pourquoi il y a des kangourous sur terre ? « Kangourou », c’est un mot français qui n’est français que parce qu’on l’a piqué aux anglais, qui l’ont ramené d’Australie. C’est vrai que les premiers anglais qui ont débarqué là-bas ont vu passer des machins inconnus. Les Aborigènes ont répondu « Kangaroo, kangaroo, kangaroo… ». « Ah, c’est des « kangaroos » ! » …Mais vous savez ce que ça veut dire en langue du coin, « Kangaroo » ? : « Je ne comprends pas ». Ce n’est pas beau, ça ? Il n’y a pas longtemps que je l’ai appris celui-là. Un autre, la « jungle ». Celui-là, je l’aime bien aussi. Un mot français qu’on doit encore aux anglais, qui l’ont piqué aux hindous. Normal, ils les ont colonisés. « Jungle » en français, ça vient de « jungle » en anglais et de « jangala », en hindi, en sanskrit quoi. Vous savez ce que ça veut dire, en sanskrit, « jangala » ? « paysage sec et aride ». Tarzan peut aller se rhabiller ! Ce qui est vertigineux, c’est que tous les mots de notre bonne langue française sont fichus comme ça. Parce que parler français, c’est toujours parler une autre langue mais complètement de travers. Comme dans la « choucroute ». Vous savez où elle est la « croute » ? Là, Saussure a des phrases prodigieuses quand il fait remarquer qu’un néologisme n’est un néologisme que pour celui qui est capable de le reconnaître comme tel. Il faut avoir le minimum de culture requis pour comprendre. Mais le problème c’est que « chou », en allemand, c’est « Kraut ». C’est marrant, mais tous les mots français sont fichus comme ça.

Il y en a un que j’adore, c’est « bikini ». Celui-là, il est adorable, ça fait rigoler tout le monde. « Bikini », ça vient du Pacifique [41], mais on entend ça, nous, en référence au latin qu’on ne parle plus. Aussi sec, on fait de « bi- » un préfixe. La preuve, c’est qu’on dérive et la paradigmatique se met en route : « mono-kini ». Et le triomphe, à mon avis, de la francophonie – on approche du Ministère des Affaires étrangères et de l’association pour la défense de la langue française à l’étranger – c’est le triomphe de l’emprunt, c’est « zéro-kini » ! Ça, c’est sûr que c’est du français parce qu’il n’y a que nous à pouvoir le dire. Tout comme il n’y a que des français pour mettre leur voiture au « parking ». Ce n’est pas un mot anglais. Je rêve qu’on fasse des thèmes et des versions avec des mots comme ça : « Je mets ma voiture au parking », pour voir comment les gamins vont faire pour les traduire. À tous les coups ils vont se gourer. « Parking » en anglais, ça se dit « Car park ». Nous, on appelle ça des noms pour ne pas les confondre avec le principe grammatical du mot. C’est un nom c’est-à-dire que c’est le résultat d’une relation d’emprunt à l’autre. Mais on ne peut pas emprunter autrement qu’en référant à ce qu’on a déjà emprunté, et donc on fait en permanence des néologismes. Et ce qui est intéressant, c’est qu’un néologisme n’en est un pour quelqu’un qu’à la condition qu’il soit capable de le repérer comme tel. Mais si vous ne disposez pas de l’érudition minimale, que vous n’avez pas ce savoir de l’histoire, vous prenez les mots et vous croyez qu’ils sont français. Et moi je dis tout le temps que les mots ne sont français que dans les dictionnaires à pas cher, à trente balles, comme le premier niveau d’édition de Larousse ou dans le Petit Robert. A cinquante balles, on ne vous dit rien de l’histoire, donc vous êtes sûr que les mots sont français. Mais ils ne sont français de cette manière-là qu’au prix d’une amnésie extraordinaire. Mais par contre si vous commencer à vous nantir de ce savoir, que vous devenez historien, vous allez vous apercevoir qu’effectivement, vous ne parlez qu’en emprunts et vous ne parlez qu’en néologismes. Et ce n’est pas parce que le néologisme a été produit il y a trois siècles que ça a arrêté d’être un néologisme. Je dis ça parce que Étiemble croyait que le problème commençait avec le « franglais » [42]. Mais on a toujours parlé fran-quelque chose ? Ça fait partie des choses sur lesquelles Jean Gagnepain insistait, en rappelant que « l’Histoire de France », il n’y a qu’à regarder de quoi on parle : des Allemands, des Anglais, etc. « Notre » histoire, c’est l’histoire de nos démêlés avec les autres. Ça, c’est la théorie de la personne.

Si on parle de langue, c’est du rapport à l’autre qu’on parle. Ça n’a rien à voir avec les propriétés grammaticales. Alors bien entendu, le psychotique, comme il a des problèmes de rapport à l’autre, il aura des problèmes non pas avec les mots mais avec les noms. Et c’est d’ailleurs très exactement ce que Lacan dit des mots de la langue fondamentale du Président Schreber : ce ne sont pas les mots qui sont intéressants, ça n’a strictement aucun intérêt. Je confirme : j’étais germaniste dans une vie antérieure. C’est de l’allemand désuet. C’est de l’allemand un peu archaïsant. C’est de l’allemand de lettrés. Le Président Schreber délire avec ce qu’il a appris dans la Faculté de Philologie et d’Humanités quand il était étudiant. C’est un juriste, il a fait des études classiques. Tout le contenu de son délire en sort directement. C’est quand même rigolo. Peu importe, mais sa parole est envahie du cri des corbeaux à longueur de temps et il y a des mots de la langue fondamentale. Lacan, et nous, nous sommes d’accord sur l’idée suivante : ce qui compte dans ces mots-là, ce ne sont pas les mots, c’est leur provenance. C’est-à-dire que ces mots-là ont cette propriété absolument extraordinaire d’être en possession du Président Schreber, en ne provenant pas d’une relation interlocutive avec un autre être humain : il les a directement de là-haut !

Concernant la différence entre la langue et le discours, l’idée serait de dire que notre libido contient un principe de rétention, ou de censure, comme l’avait dit Sigmund Freud, qui nous condamne à une sorte d’élaboration par déplacement et condensation [43], bref sur un scénario du genre de la sublimation. Tout le problème est de savoir si le principe de cette restriction résulte d’une intériorisation de quelque chose qui était préalablement extérieur, parce que social : ça, c’est l’explication durkheimienne. C’est le Durkheim de l’éducation morale [44] mais c’est aussi le Freud, ou le Lacan, de l’introjection de la Loi. Gagnepain, lui, prétend que nous ne pouvons recevoir de l’autre que ce dont nous sommes déjà capables. Par conséquent, c’est l’argument que j’ai déjà utilisé pour rappeler qu’on n’apprend pas à parler, en signe, même si on apprend l’usage de l’autre. De la même manière, Gagnepain va dire que ce n’est pas l’autre qui nous introduit dans le registre de l’interdit parce que pour pouvoir être introduit par l’autre dans le registre de l’interdit, il faut déjà de soi-même être capable de ça. Autrement dit, il faut réussir à comprendre que l’inscription dans le registre du refoulement n’est pas le résultat de l’histoire du sujet. Qu’un sujet ait une histoire : évidemment, oui. Ça fait partie, au troisième plan, d’une théorie de la personne. Mais qu’on soit capable de la dimension de la restriction, de la censure, de cette espèce de relation à l’injonction libidinale qui fait qu’on ne se laisse pas aller à tout, c’est une autre paire de manches.

C’est un petit peu le distingo que Nietzsche a introduit quand il fait remarquer que c’est au nom de la Morale qu’il s’oppose à la morale, c’est-à-dire qu’il refuse qu’on confonde ce qui nous rend capable de poser et du bien, et du mal avec quelle que manière sociale de le faire. C’est toute la question. C’est d’autant plus délicat à faire, et pourtant c’est nécessaire à penser parce que cliniquement les pathologies de la norme ne se superposent absolument pas avec les pathologies de la personne, et un psychotique n’a rien à voir avec un obsessionnel. Ça n’a aucun rapport. Le président Schreber était complètement délirant, peut-être, mais c’est quelqu’un qui se tenait fort bien. Axiologiquement, éthiquement, le Président Schreber est absolument irréprochable. Le problème, c’est qu’il est incapable de partager avec autrui quoi que ce soit. Donc c’est pour ça qu’on dira, nous, qu’il est capable de norme mais il n’est jamais dans la Loi, parce qu’il n’est pas capable de transaction là-dessus. Toute la question est de savoir si le refoulement est la conséquence d’un événement de l’histoire ou pas. Nous, nous rappelons obstinément que l’histoire de la pensée freudienne consiste à avoir, pour commencer, pensé qu’il devait d’abord y avoir un événement, et à titre de conséquence, l’installation dans le psychisme de quelqu’un de la dimension du refoulement, et que Freud, à répétition, dans son histoire intellectuelle, a été amené à renverser la proposition. C’est-à-dire que pour qu’un événement soit vécu comme traumatique, il faut que l’inconscient soit déjà là. Autrement dit, l’événement n’explique pas l’inconscient, c’est l’inconscient qui explique le fait que l’événement a pris cette importance-là et qu’il a reçu cette signification-là.

Et alors, en plus, moi je pense, pour l’avoir un jour étudié avec un belge, Régnier Pirard, qui avait quand même écrit des trucs sur la dissociation des deux perspectives, que, par exemple dans L’homme aux loups [45], Freud montre que le moment où on émerge à cette dimension-là du refoulement ne coïncide pas avec le moment historique de l’événement. Il y a un décalage de six à sept mois, dans la biographie de l’homme aux loups, entre le moment où il vit quelque chose et le moment où ça se construit dans sa vie, dite primitive. Freud a longtemps cherché à rapporter tous les phénomènes relevant du registre de l’inconscient, du refoulement, etc., à l’intériorisation. C’est le scénario de l’explication freudienne. Comme tous les gens de l’époque. À la fin du XIXe siècle, ce qu’on ne pouvait pas expliquer en nature, on l’expliquait en histoire. L’argument, la preuve que c’est humain, c’est que c’est contingent, c’est historique, c’est arbitraire va dire Ferdinand de Saussure. Il n’y a qu’à regarder : « Ça dépend où… », « ça dépend quand… ». Freud est revenu sur l’impératif catégorique de Kant en disant : « Vous avez vu à quel point c’est inégalement distribué ? » Comme quoi, la preuve de l’humain, c’est que c’est de l’ordre de l’histoire.

La fin du XIXe a cru pouvoir tout ramener à l’explication de type historique. Saussure, pour commencer, aussi, l’a cru. Il était philologue au départ. Il s’est rendu compte qu’il y avait un truc qui ne collait pas. À mon avis, il ne s’en est jamais remis et c’est pour ça qu’il n’a jamais publié son bouquin. J’ai lu, il n’y a pas longtemps, un bouquin où il est dit : « Le grand mérite de Saussure, c’est justement ce qu’il n’a pas écrit, parce qu’il n’a jamais réussi à le penser complètement. » Et que « notre boulot à nous, c’est d’essayer de comprendre pourquoi il n’a jamais pu le faire. » Effectivement, c’est cette espèce de rupture avec une pensée historique… (qui le hantait). Et pourtant, il a subodoré des choses de ce genre-là. On trouve, chez Saussure, des phrases où il dit carrément que dans la langue – ce qu’il dit est d’une duplicité redoutable – c’est évident qu’il y a de l’histoire mais il n’y a pas que de l’histoire. Et dans la langue, il y a quelque chose qui, fondamentalement, n’est pas historique. Et ce à quoi il pensait quand il disait qu’il y a quelque chose de « pas historique », c’est ce qu’il a appelé le signe, le signifiant et le signifié, c’est-à-dire tout ce qui est déductible de la valeur.

On peut parler de l’inconscient de la même manière. L’inconscient n’est pas forcément lié à l’assomption personnelle d’une histoire par un sujet. Récursivement, cela vous amène à vous dire qu’on a de ces problèmes-là une approche régulièrement juridique. C’est le juridique qui confond les deux registres par vocation, car le juridique, c’est quand même bien la transaction sociale sur le Bien.


Notes

[1De Saussure F., 1916, rééd. 1972, 2016, Cours de linguistique générale, Paris, Payot.

[2De Saussure F., 2002, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard.

[3Thèse soutenue en 1957 à la Faculté des Lettres de Paris et publiée en 1963 : Gagnepain J., 1963, La syntaxe du nom verbal dans les langues celtiques. I. L’irlandais, Paris, Klincksieck.

[4Sabouraud O., 1995, Le langage et ses maux, Paris, Odile Jacob.

[5Bergson H., 1889, rééd. 2013, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Alcan.

[6Gagnepain J., 1982, Traité d’épistémologie des sciences humaines. Tome 1 : Du signe, De l’outil, Paris, Pergamon Press. Disponible sur le site de l’institut Jean Gagnepain : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/%C5%93uvres-de-jean-gagnepain/

[7Gadet F., Pêcheux M., 1981, La langue introuvable. Paris, Maspéro.

[8Schreber D. P., 1903, trad. 1985, Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil.

[9Beaune J.-C., 1980, rééd. 2000, La technologie introuvable, Paris, Vrin.

[10Gagnepain J., Sabouraud A., Sabouraud O., 1963, « Vers une approche linguistique des problèmes de l’aphasie », Rennes, Revue de neuropsychiatrie de l’Ouest.

Disponible sur le site de l’institut Jean Gagnepain : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/%C5%93uvres-de-jean-gagnepain/

[11Laisis J., 1971, Le vêtement comme objet des sciences humaines. Réflexions sur le concept des médiations et sur son extension au domaine technique, Thèse de doctorat, Université de Rennes.

[12Laisis J., 1991, Apport méthodologique de la linguistique structurale à la clinique (neurologique et psychiatrique), Thèse d’État, Habilitation à diriger des recherches, Université Rennes 2 - Haute-Bretagne.

[13Bruneau P., Balut P.-Y., 1997, Artistique et archéologie, vol. 1 et 2, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne.

[14Lévi-Strauss C., 1958, Anthropologie structurale, Paris, Plon.

[15De Saussure F., 2002, op. cit.

[16Devereux G., La Barre W., et al., 1986, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion.

[17Canguilhem G., 1968, rééd. 1990, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin.

[18Husserl E., 1900-1901, trad. 1961-1963, Recherches logiques. Prolégomènes à la logique pure  ; Paris, PUF.

[19Heidegger M., 1935, trad. 1971, rééd. 1988, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Gallimard.

[20Comte A., 1830-1842, rééd. 1989, Cours de philosophie positive, Paris, Nathan.

[21Voir également Laisis J., 1988, Comte, conte et compte, ou l’homme de Loi, Tétralogiques n°5, Épistémologie, Rennes, PUR. Republié dans ce numéro.

[22Martinet A., 1961, op. cit.

[23Schéma, reproduit par Sébastien Jamain, que Jacques Laisis fait au tableau : https://e.pcloud.link/publink/show?code=YEnotalK (2:07)

[24Gagnepain J., 1991, Traité d’épistémologie des sciences humaines. Tome 2 : De la personne, De la norme, Paris, Livre et Communication. Disponible sur le site de l’institut Jean Gagnepain : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/%C5%93uvres-de-jean-gagnepain/

[25Gagnepain J., 1982, Traité d’épistémologie des sciences humaines, Volume 1 : Du signe, De l’outil, Paris, Pergamon Press (rééd. 1990, Paris, Livre et Communication). Disponible sur le site de l’institut Jean Gagnepain : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/%C5%93uvres-de-jean-gagnepain/

[26Martinet A., 1961, op. cit.

[27Leroi-Gourhan A., 1943, Le geste et la parole. Évolutions et techniques. Vol. 1 : L’homme et la matière, Paris, Albin Michel.

[28Leroi-Gourhan A., 1945, Le geste et la parole. Évolutions et techniques. Vol. 2 : Milieux et techniques, Paris, Albin Michel.

[29Il s’agit probablement d’un livre de Lucien Barnier, publié en 1955, qui traite notamment de la danse : L’analyse des mouvements, Paris, PUR.

[30Mitry J., 1967-1980, Histoire du cinéma. Paris, Éditions universitaires.

[31Gagnepain J., 1982, op. cit.

[32Bachelard G., 1934, Le nouvel esprit scientifique, Paris, Alcan.

[33Canguilhem G., 1968, rééd. 1990, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin.

[34Chomsky N., 1965, Aspects of the theory of syntax, Cambridge (MA), The MIT Press.

[35Cassirer E., 1923-1929, trad. 1972, La Philosophie des formes symboliques (1923-1929), vol. 1 : Le langage, vol. 2 : La pensée mythique, vol. 3 : La phénoménologie de la connaissance, Paris, Minuit.

[36INRA : Institut National de la Recherche Agronomique.

[37Variété d’artichaut commercialisé en France sous cette marque d’origine bretonne.

[38Il s’agit de Jeanne Devidal, à propos de qui Agathe Oléron a réalisé un film documentaire : La Dame de Saint-Lunaire, Z’Azimut Films, Tébéo, TVR, TébéSud, avril 2016.

[39Claude Blanc, dit Sabadel, dessinateur français né en 1939, victime en 1977 d’un accident vasculaire cérébral.

[40Fourier C., 1849, rééd. 2017-2019, L’harmonie universelle et la théorie du phalanstère, Paris, BNF/Hachette.

[41En référence à un atoll dans les îles Marshall où ont eu lieu des essais nucléaires en 1946.

[42Etiemble R., 1964, Parlez-vous franglais ?, Paris, Gallimard.

[43Freud S., 1900, trad. 1926, rééd. 2003, L’interprétation du rêve, Paris, PUF.

[44Durkheim E.,1922, rééd. 2012, L’éducation morale, Paris, PUF.

[45Freud S., 1918, rééd. 2009, L’homme aux loups, histoire d’une névrose infantile, Paris, PUF.


Pour citer l'article

Jacques Laisis« D’une linguistique saussurienne à la théorie de la médiation », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article266