Jacques Laisis
De la transposition. De la médiation
Résumé / Abstract
Ce texte (p. 25 à 74 du document original dactylographié dont nous avons respecté la mise en forme) constitue la deuxième des trois parties de la thèse de 3e cycle soutenue par Jacques Laisis à l’Université de Haute-Bretagne à Rennes en 1971, thèse intitulée Le Vêtement comme objet des sciences humaines. Réflexion sur le concept de médiation et son extension au domaine technique. Il nous a semblé utile de porter cet inédit à la connaissance du public dans la mesure où il peut être lu de façon indépendante des deux autres parties de la thèse. Ce texte fournit un éclairage intéressant sur l’élaboration de l’hypothèse d’une médiation technique et, plus loin, d’une rationalité ne se limitant pas à celle de « la langue » saussurienne – alors à l’honneur dans les sciences humaines – mais caractérisant l’espèce humaine dans ses différentes facultés d’analyse, alors respectivement baptisées linguistique, sociologique, psychologique et technologique.
Mots-clés
Claude Lévi-Strauss | culture | Jean Baudrillard | nature | Roland Barthes | structure | technique | théorie de la médiation |
Perspectives
Pour traiter non du vêtement mais de la technique, je vais utiliser la méthode structurale. Cette méthode a été utilisée d’abord dans le domaine linguistique. Je me propose de la transposer à des domaines non-linguistiques. Il convient donc de circonstancier et de justifier cette transposition de la méthode. D’où la nécessité de ces remarques préliminaires :
– La linguistique a été la première à utiliser la méthode structurale. Cette priorité chronologique ne lui confère aucune priorité logique. La linguistique n’est pas la science des sciences humaines comme certaines parutions récentes tendraient implicitement à l’établir.
– La linguistique et ses concepts relèvent du structuralisme. La linguistique applique dans son domaine particulier – le langage – (…) une méthode qui paraît transposable à l’ensemble des faits humains, et ce, dans un ensemble épistémologique qui dépasse la linguistique, même si elle a été la première à l’illustrer.
– Il me faut donc au préalable définir :
- ce que vise l’analyse structurale dans son objet et quelle procédure d’analyse elle utilise.
- à quelle condition cette méthode est transposable à l’ensemble des faits humains.
Ce qui revient à définir de la manière suivante la situation dans laquelle je me trouve à ce moment de mon exposé :
Il me faut abstraire de la linguistique, telle qu’elle existe actuellement, ce qui la dépasse et la fonde en même temps, ce qui la limite et la situe au sein des sciences humaines car la linguistique ne saurait impunément exister seule.
Une fois opérée cette abstraction de la méthode structurale, il me faut montrer que d’autres domaines des sciences humaines sont justiciables d’une analyse analogue, mais aussi que la transposition doit se faire prudemment et ne doit en aucun cas aboutir à ce dont nous avons déjà des exemples, à savoir tout ramener à un « langage ».
L’histoire des théories du langage a assez montré les risques de la « réification » du langage. La « langagification » de tout ne nous mènera guère plus loin. Il faut éviter de confondre transposition et décalcomanie, cette dernière étant déjà abondamment illustrée à l’heure présente.
Montrer tout cela revient, d’ailleurs, à montrer qu’il existe une nécessité impérative : ne pas séparer des plans d’analyse conduit tout droit à la confusion des domaines.
Plan
Dans un premier chapitre consacré à l’introduction, et surtout à l’avant-propos au Système de la mode de Roland Barthes, nous soulignerons les dangers qu’entraîne une assimilation abusive de domaines extra-linguistiques à des langages.
La critique de ce procédé de « langagification » nous permettra d’aborder le problème de la séparation de plans d’analyse ; question qui sera au centre d’un second chapitre, consacré au Système des objets de Jean Baudrillard.
À cette occasion, nous verrons que la méconnaissance du but exactement visé par une analyse structurale conduit Jean Baudrillard à parler d’objets alors que nous tendons à parler d’univers technique manifestant une analyse implicite et structurale des tâches, matérialisée par des « outils ».
Il est évident que la critique du point de vue de Jean Baudrillard ne pourra pas être conduite à son terme : elle s’appuie sur une théorie de la technique dont l’exposé fera l’objet d’une partie ultérieure de ce travail [1].
Un troisième chapitre sera consacré à Claude Lévi-Strauss. Outre qu’il est pour nous un exemple, dans la mesure où il a effectué la transposition du principe méthodologique linguistique au domaine ethnologique, l’examen des fondements qu’il donne à cette transposition nous donnera l’occasion de préciser, dans un dernier chapitre de synthèse, de quelle façon nous envisageons une transposition de la méthode linguistique à l’univers technique.
1. Roland Barthes. Transposition ou assimilation ?
Pour illustrer ce qui précède, nous prendrons le texte qui sert d’avant-propos au Système de la Mode de Roland Barthes [2].
À cet ouvrage qui présente
Non les certitudes d’une doctrine, ni même les conclusions invariables d’une recherche, mais plutôt les croyances, les tentations, les épreuves d’un apprentissage (d’où son sens, d’où peut-être son utilité),
Roland Barthes accorde une certaine ambiguïté qu’il nous a paru nécessaire de relever, puis de situer. Elle nous paraît d’une importance fondamentale quant aux conséquences qu’elle peut avoir.
Ce travail ne porte à vrai dire ni sur le vêtement ni sur le langage, mais en quelque sorte, sur la « traduction » de l’un dans l’autre, pour autant que le premier soit déjà un système de signe. Objet ambigu, car il ne répond pas à la discrimination habituelle qui met le réel d’un côté et le langage de l’autre et échappe par conséquent à la fois à la linguistique, science des signes verbaux, et à la sémiologie, science des signes objectaux.
Rappelons au passage quel est l’objet que Roland Barthes se donne :
L’analyse structurale du vêtement tel qu’il est aujourd’hui décrit par les journaux de mode. Quoique le matériel de travail soit composé uniquement d’énoncés verbaux, de « phrases », l’analyse ne porte nullement sur une partie de la langue française. Car ce qui est pris en charge par les mots, ce n’est pas n’importe quelle collection d’objets réels, ce sont des traits vestimentaires déjà constitués (du moins idéalement) en système de signification.
Autrement dit, l’objet de la recherche de Roland Barthes est la parole (que l’on fait dans les journaux de mode) sur quelque chose (des objets réels) qui possède déjà, de lui-même un caractère systématique, organisé, codé, à savoir : « des traits vestimentaires déjà constitué en système de signification ».
L’hypothèse qui est celle de notre travail, à savoir que des domaines extra-linguistiques sont « organisés » d’une manière qui légitimerait l’intervention de l’analyse structurale, est ici clairement exprimée. Roland Barthes reconnaît à certains objets réels une qualité systématique. Il est intéressant de noter au passage que nous la trouvons déjà indiquée par Troubetzkoy dans ses Principes de phonologie [3] :
La phonologie expressive peut être comparée à l’étude du costume en ethnographie. La différence entre homme gros et maigre, grand ou petit, est essentielle pour le tailleur qui doit réaliser pratiquement un costume déterminé. Mais du point de vue ethnographique ces différences sont tout à fait sans importance : seul compte les formes du costume établies conventionnellement. Les vêtements d’un homme désordonné sont sales et fripés. Chez un homme distrait tous les boutons ne sont pas toujours boutonnés – mais tous ces symptômes sont sans importance pour l’étude ethnographique du costume. Par contre l’ethnographe s’intéresse à des particularités encore plus petites : par exemple en quoi, selon la coutume existante, le costume de la femme mariée se distingue de celui de la jeune fille, etc. (Principe de phonologie, 1949, p. 19)
Troubetzkoy prend cet exemple pour faire comprendre la notion de phonème comme modèle sous-jacent à la variété des performances sonores. Il nous intéresse ici dans la mesure où il témoigne de l’organisation du costume.
Roland Barthes, après avoir reconnu cette propriété du vêtement de « signifier », en limite immédiatement la portée :
Y a-t-il un seul système d’objets, un peu ample, qui puisse se dispenser du langage ? La parole n’est-elle pas le relais fatal de tout ordre signifiant ? Si l’on pousse au-delà de quelques signes rudimentaires (excentricité, classicisme, dandysme, sport, cérémonie) le vêtement, pour signifier, peut-il se passer d’une parole qui le décrive, le commente, lui fasse don de signifiants et de signifiés assez nombreux pour constituer un véritable système de sens ?
Il importe de revenir sur ces questions-affirmations. Elles ont des conséquences décisives.
On peut commencer par remarquer qu’un linguiste n’a pas à se poser de jugement de valeur sur la « qualité » ou la « rudimentarité » d’un lexique conçu comme un système de classement. Pour lui, ce qui compte, c’est qu’il y ait classement. Le jugement de valeur ne peut venir que de la comparaison (à quel titre ?) de deux lexiques. C’est en tout état de cause un problème socio-linguistique.
Autrement dit, s’il existe des « traits vestimentaires », c’est qu’il y a classement. Peu importe le nombre des catégories. Il y a catégorisation et c’est l’essentiel. Il y a, par ailleurs, contradiction entre l’affirmation qu’il existe des traits vestimentaires déjà constitués en système de signification et l’affirmation que c’est du langage que les choses reçoivent une organisation véritable.
Pour Roland Barthes, le vêtement doit être parlé pour signifier vraiment. (On retrouve ici un jugement de valeur qui naît de l’interférence de l’ordre du langage – riche, précis – et de l’ordre du vêtement – rudimentaire, insuffisant).
Roland Barthes ajoute encore, avec raison d’ailleurs, que :
l’homme est condamné au langage articulé et aucune entreprise sémiologique ne peut l’ignorer.
Mais je ne vois pas en quoi cette présence (fatale…) du langage est caractéristique des recherches sémiologiques. Que fait donc un physicien, si ce n’est exprimer par le langage certaines propriétés qu’il perçoit dans les « choses » ?
Il est vrai que le langage couvre toute notre représentation du monde. Il est également vrai que la langue, de par le système qu’elle nous impose implicitement, structure, catégorise cette représentation. C’est d’ailleurs ce processus de catégorisation qui permet que tout soit embrassé par le langage. Un lexique est toujours catégorisation totale, ou plutôt totalisée, de la représentation.
Mais il n’a jamais été dit que la langue catégorise aussi le monde que nous nous représentons. C’est pourtant à cette conclusion aberrante que Roland Barthes en arrive – en cela parfaitement cohérent avec lui-même, d’ailleurs – quand il affirme :
il a donc semblé déraisonnable de placer le réel du vêtement avant la parole de Mode. La vraie raison veut au contraire que l’on aille de la parole instituant vers le réel qu’elle institue.
Résumons-nous pour y voir plus clair : l’hypothèse (celle de Barthes comme la nôtre) est que dans d’autres domaines que le domaine linguistique il existe une « organisation » (quelle qu’elle soit) qui peut donner prise à une description structurale.
Là où nous divergeons fondamentalement, c’est quand Roland Barthes affirme que cette organisation vient du langage ou, pour être plus fidèle à son intention : que cette organisation sans le langage resterait rudimentaire, en quelque sorte un embryon d’organisation.
Si on pousse cette attitude jusqu’au bout, la connaissance des catégories du langage doit nous livrer la connaissance des catégories du monde, puisque le réel est institué par le langage, puisqu’il ne peut y avoir de sens véritable hors de la parole humaine.
Nous livrant les catégories du langage, la linguistique devient alors la métaphysique des autres sciences, ou mieux encore, il n’est plus aucun besoin des autres sciences sinon comme applications connexes : la linguistique suffit, qui nous livre le sens, elle est la science, le savoir. C’est dans cette perspective, et selon la logique qui vient d’être dégagée, que Roland Barthes affirme :
Il faut donc peut-être renverser la formulation de Saussure et affirmer que c’est la sémiologie qui est une partie de la linguistique.
(et non plus le langage partie intégrée à un ensemble plus vaste, comme le disait Saussure).
Je ne vois pas pourquoi ce « renversement » se limiterait à la sémiologie. Il peut embrasser la totalité de ce qui est à dire sur le monde. Ce qui nous amène à généraliser la conclusion que Roland Barthes formule de la manière suivante :
ainsi donc, dès que l’on observe la Mode, l’écriture apparaît constitutive au point qu’il a paru inutile de préciser dans le titre de cet ouvrage qu’il s’agissait de la mode écrite.
Passons sur le curieux privilège accordé ici à « l’écriture » pour aller à l’essentiel : la parole que l’on peut faire sur la mode et la mode elle-même ne font qu’un. Autrement dit : tout est langage et le langage est tout.
Pour notre part, nous reviendrons à « la discrimination habituelle qui met le réel d’un côté et le langage de l’autre » ; à la séparation de la linguistique, sciences des signes verbaux, et de la sémiologie (que nous appelons sémiotique), sciences des signes objectaux, encore que pour nous l’expression même de « signes objectaux » manifeste une dangereuse confusion entre des domaines qu’il est urgent de séparer nettement les uns des autres.
Car enfin, si l’on veut que quelque chose d’autre que le langage donne prise à l’analyse structurale transposée, encore faut-il éviter de le ramener au langage, ou à « un » langage, sinon cet « autre chose » disparaît purement et simplement en tant qu’autre pour s’assimiler complètement au langage.
Au fond, il ne s’agit pas seulement ici de sauver la spécificité d’un objet (en l’occurrence le vêtement), il s’agit surtout d’en sauver l’existence.
Nous dirons donc :
Il y a organisation (c’est prudemment le terme le plus vague que l’on puisse employer en ce moment) dans des domaines extra-linguistiques, ce qui permet d’envisager l’opportunité (qui reste infondée) d’une analyse structurale.
Il y a représentation linguistique (au niveau du langage) de cet extra-linguistique, comme de tous les éléments existants. Cette représentation est structurée par le langage. Ces deux types d’organisation, nous allons jusqu’à dire qu’ils sont analogues, mais nous refusons de les confondre ; préférant en cela l’attitude de M. Claude Lévi-Strauss qui, dans l’Anthropologie structurale [4], note (pages 40 et 41) :
Dans l’étude des problèmes de parenté (et sans doute aussi dans l’étude d’autres problèmes), le sociologue se voit dans une situation formellement semblable à celle du linguiste phonologue : comme les phonèmes, les termes de parenté sont des éléments de signification ; comme eux, ils n’acquièrent cette signification qu’à la condition de s’intégrer en système (…)
Le problème peut donc se formuler de la façon suivante : dans un autre ordre de réalité, les phénomènes de parenté sont des phénomènes du même type que les phénomènes linguistiques.
Lévi-Strauss fournit d’ailleurs la justification expérimentale de la séparation de ce qu’il appelle « ordre de réalité » :
Ainsi, à côté de ce que nous proposons d’appeler le système des appellations (et qui constitue à proprement parler un système de vocabulaire), il y a un autre système, de nature également psychologique et sociale, que nous désignons comme système des attitudes. Entre système des appellations et système des attitudes nous voyons donc une différence profonde, et nous nous séparerions sur ce point de A. R. Radcliffe-Brown s’il avait vraiment cru, comme on lui a parfois reproché, que le second n’était que l’expression ou la traduction sur le plan affectif du premier. (Anthropologie structurale, 1958, p. 45-46)
Je ferai ici remarquer que Lévi-Strauss emploie comme Roland Barthes le terme « traduction » à la différence (fondamentale) près qu’il le récuse. Et puis, il me suffira de noter la non-concordance des catégories du langage et des catégories de parenté :
Au cours des dernières années, de nombreux exemples ont été fournis de groupes où le tableau des termes de parenté ne reflète pas celui des attitudes familiales, et inversement. (Anthropologie structurale, 1958, p. 45)
Jusqu’ici il n’a été fait état que de l’avant-propos au Système de la Mode et nous l’avons considéré comme un texte autonome (écrit par Roland Barthes après des recherches dont en quelque sorte il tire la « leçon générale »). D’ailleurs, par destination, ce texte dédouble et dépasse l’introduction qui le suit.
Si nous abordons, maintenant cette introduction (la vraie, celle qui s’intègre à tout l’exposé, alors que l’avant-propos résume la totalité de l’entreprise), c’est pour y montrer de quelles considérations sont issues certaines affirmations relevées précédemment et aussi pour assister à la disparition d’une certaine « prudence ».
Car on pourrait me dire que je fais à Roland Barthes un faux procès, attendu que dans cette introduction, il invoque, pour le vêtement, plusieurs existences structurales :
Voilà donc pour un même objet (une robe, un tailleur, une ceinture) trois structures différentes, l’une technologique, une autre iconique, la troisième verbale.
Ces trois structures n’ont pas le même régime de diffusion. La structure technologique apparaît comme une langue-mère dont les vêtements portés qui s’en inspirent ne seraient que les « paroles ».
Les deux autres structures (iconique et verbale) sont aussi des langues, mais si l’on en croit le journal qui prétend toujours parler d’un vêtement réel premier, ces langues sont des langues dérivées, « traduites » de la langue-mère, elles s’interposent comme des relais de diffusion entre cette langue–mère et ses « paroles » (les vêtements portés).
… il y a passage (du moins selon l’ordre invoqué par le journal) de la structure technologique aux structures iconique et verbale. Or, s’agissant de structure, ce passage ne peut être que discontinu.
… Puisque l’on a affaire à trois structures, on doit disposer de trois sortes de shifters ; du réel à l’image, du réel au langage, de l’image au langage.
…
Étudier le vêtement de Mode, ce serait étudier d’abord, d’une façon séparée et exhaustive, chacune de ces trois structures, car on ne peut définir une structure en dehors de l’identité substantielle des unités qui la composent : il faut étudier ou des actes, ou des images, ou des mots, mais non toutes ces substances à la fois, même si les structures qu’elles forment servent, en ce mélange, à composer un objet générique, appelé par commodité vêtement de mode. Chacune de ces structures oblige à une analyse originale et il faut choisir.
Il n’y a là rien de contradictoire avec l’affirmation que j’ai faite plus haut qu’il faut respecter des plans d’analyse même si on n’y intervient analogiquement. Je ferai simplement remarquer que Roland Barthes accorde d’emblée la qualité structurale à des domaines nouveaux et que cela reste à prouver.
Insistons maintenant sur le choix qui est fait : le vêtement imprimé, et sur ses justifications pour le moins étonnantes :
Le vêtement imprimé livre à l’analyste ce que les langues humaines refusent au linguiste : une synchronie pure.
La synchronie de mode change tout d’un coup chaque année, mais durant cette année elle est absolument stable. C’est la « pureté » structurale de l’objet qui incline le choix :
Le vêtement réel est embarrassé de finalités pratiques (protection, pudeur, parure) : ces finalités disparaissent du vêtement « représenté » qui ne sert plus à protéger, à couvrir ou à parer, mais tout au plus à signifier la protection, la pudeur ou la parure.
Le vêtement–image garde pourtant une valeur qui risque d’embarrasser considérablement l’analyse et qui est sa plastique.
Seul le vêtement écrit n’a aucune fonction pratique ni esthétique : si le journal décrit un certain vêtement par la parole, c’est uniquement pour transmettre une information dont le contenu est : la Mode.
Ainsi,
Pour observer la Mode dans son fonctionnement le plus clair, on ne parlera pas du vêtement réel parce qu’il est techniquement finalisé, donc impur. On ne parlera pas non plus du vêtement-image parce qu’on ne possède pas encore de méthode qui nous permet d’analyser la plastique photographique.
À une raison d’ordre théorique surprenante (à quoi « servirait » donc le vêtement si ce n’est de protection, de masque, de parure ?) succède une raison d’ordre pratique : l’absence, pour l’heure, d’une science de la plastique. C’est donc dans le discours sur le vêtement tel qu’il est tenu dans les journaux de mode que l’on cherchera la Mode à l’état pur.
Ceci revient à ramener la Mode à un discours d’un type particulier. Outre que cette mode est non seulement parlée mais encore portée, manifestée réellement (vestimentairement et économiquement), on voit mal comment il reste possible, à partir de ces principes, de séparer discours de mode et discours publicitaire. La différence tiendrait-elle au fait que les journaux « informent » pendant que les publicités « vantent » ou encore au fait que les publicités émanent directement du producteur ?
La frontière est bien mince et cela nous conduit à d’autres questions : comment peut-on expliquer que la publicité réussisse (et elle ne peut réussir qu’à propos d’un vêtement bien réel, celui qu’il s’agit avant tout de vendre) ? Et puis, on voit mal pourquoi considérer que la Mode est moins présente dans les vêtements portés que dans les discours que l’on tient sur eux. Il est certes utile de connaître le « langage » utilisé par les journaux de mode, mais pour en découvrir la spécificité, encore faut-il pouvoir l’opposer à une autre réalité…
Pour contestable que soit le choix opéré par Roland Barthes en ce qu’il privilégie d’une façon sans aucun doute abusive le discours au détriment des autres phénomènes par lesquels la mode se manifeste, force nous est de remarquer que dans cette introduction il est tenu compte des autres « ordres de réalité » même s’ils sont récusés ou réputé inaccessibles ; mais aussi que cette « prudence » a été « oubliée » dans l’avant-propos et que ce sont malheureusement les grandes lignes de l’avant-propos qui sont passées à la postérité. Ainsi Julia Kristeva, dans Tel Quel, Théorie d’ensemble [5], page 81, affirme-t-elle :
Pour Saussure qui a introduit le terme, la sémiologie devait désigner une vaste science des signes dont la linguistique ne serait qu’une partie. Or on s’est aperçu dans un second temps que, quel que soit l’objet–signe de la sémiologie (gestes, sons, images, etc.) il n’est accessible à la connaissance qu’à travers la langue.
Il s’ensuit que la linguistique n’est pas une partie même privilégiée de la science des signes, c’est la sémiologie qui est une partie de la linguistique : très précisément cette partie qui prendrait en charge les grandes unités signifiantes du discours.
S’appuyant sur les Éléments de sémiologie, Julia Kristeva a eu le mérite de mettre les choses au point : comme elle n’est accessible à la connaissance qu’au travers d’une langue, la sémiologie fait partie de la linguistique. Il n’y a aucune raison de s’arrêter en si bon chemin. La botanique, discours sur les fleurs, fait accéder les fleurs et ce qu’elles sont à la connaissance « claire » ; comme cela ne peut se faire qu’au travers d’une langue, et pour cause, la botanique fait partie de la linguistique.
Et la linguistique devient la reine de toutes les sciences. Elle les patronne toutes, ainsi que je l’ai déjà signalé plus haut.
En conclusion, nous reprochons à Roland Barthes son refus de séparer systématiquement différents plans de réalité, de prêter à des confusions regrettables en éliminant de son avant-propos (qui doit être considéré comme un manifeste méthodologique plus que l’introduction qui le suit) toutes les restrictions que j’ai signalées.
Et qui plus est, le titre même de l’ouvrage et d’une ambiguïté redoutable : (Le Système de la Mode. De quel système s’agit-il ?) Roland Barthes va jusqu’à considérer qu’il est inutile de préciser qu’il s’agit du vêtement écrit…
Par ailleurs il prête aux vêtements bien des qualités structurales. Et il en parle en des termes choisis :
La mode réelle a ainsi une sémantique. Il existe des traits vestimentaires déjà constitués en système de signification.
La sémiologie est la science des signes objectaux. (?!)
Le vêtement, le vêtement réel s’entend, (car le vêtement–écrit existe aussi) est assimilé à un élément linguistique.
Dès lors, il devient effectivement facile de transporter la linguistique : il suffit de prêter la qualité de langage à quelque chose. Ce quelque chose devient « signe » (qu’est-ce qui permet de le dire, sinon une « impression » ?), il devient doué de signification.
Nous refusons cette confusion terminologique dont la conséquence directe est évidente : la linguistique devient la science des sciences.
– Parce que l’on ne peut parler que très métaphoriquement de signification à propos d’autre chose que le langage (pourquoi tout d’un coup faut-il préciser verbal et humain ?).
– Parce que nous voulons respecter la spécificité de chaque domaine étudié.
– Parce qu’il n’est pas évident, au départ, que certains domaines soient justiciables d’une analyse structurale, nous créeront une terminologie propre à chaque niveau, à chacun des domaines que nous envisagerons.
La terminologie enflera peut-être mais nous y gagnerons en précision et en rigueur. Et surtout justifieront toujours le pourquoi de l’analyse « structurale ».
2. Jean Baudrillard. Est-il possible d’isoler un plan technique ?
Peut-on classer l’immense végétation des objets comme une fleur ou une faune, avec ses espèces tropicales, glacière, ses mutations brusques, ses espèces en voie de disparition ?
Peut-on espérer classer un monde d’objets qui change à vue et parvenir à un système descriptif ?
La première question importante que pose Jean Baudrillard dans son introduction au Système des objets [6] est la question de :
Savoir par quel processus les gens entrent en relation avec les objets, et quelle peut être la systématique des conduites et des relations humaines qui en résulte.
Discours sociologique et psychologique sur l’objet :
– Comment les objets sont-ils vécus ?
– À quels besoins autres que fonctionnels répondent-ils ?
– Quelles structures mentales s’enchevêtrent avec les structures fonctionnelles et s’y contredisent ?
– Sur quel système culturel, infra ou transculturel est fondé leur quotidienneté vécue ?
On reconnaît immédiatement une communauté de points de vue avec Roland Barthes :
Les innombrables objets qui peuplent et constituent l’imaginaire de notre temps…
Seulement, Jean Baudrillard ajoute quelque chose qui est pour nous fondamental et qui n’apparaît pas (du moins systématiquement) chez Roland Barthes :
L’étude de ce système « parlé » des objets, c’est-à-dire du système de signification plus ou moins cohérent qu’ils instaurent, suppose toujours un plan distinct de ce système « parlé », plus rigoureusement structuré que lui, un plan structural au-delà même de la description fonctionnelle : le plan technologique.
Ce plan technologique est une abstraction : nous sommes pratiquement inconscients, dans la vie courante, de la réalité technologique des objets. Pourtant cette abstraction est une réalité fondamentale : c’est elle qui gouverne les transformations radicales de l’environnement (…).
En toute rigueur, ce qui arrive à l’objet dans le domaine technologique, ce qui lui arrive dans le domaine psychologique ou sociologique est-il essentiel.
Nous sommes continuellement renvoyés par le discours psychologique et sociologique sur l’objet à un niveau plus cohérent, sans rapport au discours individuel ou collectif, et qui serait celui d’une langue technologique.
C’est à partir de cette langue, de cette cohérence du modèle technique que peut se comprendre ce qui arrive aux objets par le fait d’être produits et consommés, possédés et personnalisés.
Il conclut (momentanément) :
Il est donc urgent de définir dès le début un plan de rationalité de l’objet, c’est-à-dire de structuration technologique objective.
Ce qui nous importe dans ce texte, c’est l’affirmation qu’au-delà de tout discours (psychologique, sociologique, etc.) il existe un plan distinct : le plan technologique qui donne à l’objet une rationalité.
Je ne vois pas pourquoi Baudrillard affirme que ce plan technologique est plus rigoureusement structuré que les autres. Les autres le sont aussi. Qu’il soit sociologique, psychologique, technologique ou linguistique, chaque plan, ou niveau, possède sa propre rationalité. Elle n’est pas plus ou moins rigoureuse, elle est différente.
Autre affirmation importante que celle-ci : finalement, toutes ces instances (sociologique, psychologique, linguistique, etc.) concourent à déterminer tel ou tel objet concrètement rencontré.
De plus, la reconnaissance que les discours psychologique, sociologique ne suffisent pas, chacun selon leur ordre de réalité, à épuiser le champ des objets, permet d’entrevoir la possibilité, la nécessité même d’une véritable technologie structurale. Là encore, je ne vois pas pourquoi le plan technologique serait plus fondamental que les autres. Il existe aussi, autant que les autres.
L’importance de ces affirmations (fondamentales, parce que ce sont elles qui nous restituent l’existence d’un objet autre que le langage, existence que Roland Barthes tendait à faire disparaître par une assimilation abusive de tout à un langage) est pourtant remise en cause.
D’un côté, Jean Baudrillard semble souhaiter le développement d’une technologie structurale ; d’un autre côté, il doute profondément que ce soit possible. L’explication de cette remise en cause va mettre en lumière un problème important à savoir la dissociabilité des niveaux d’analyse (sociologique, psychologique, technologique, linguistique).
Il est important de constater que cette remise en cause commence exactement comme chez Roland Barthes par la minimisation de la portée de l’analyse structurale, mais aussi et surtout par la minimisation des domaines où cette analyse serait susceptible de pénétrer. Roland Barthes avait signalé immédiatement la « pauvreté » du système vestimentaire. Ainsi procède également Baudrillard. Tout se passe comme si on voulait bien à la rigueur… Mais…
Mais cette science ne peut s’exercer rigoureusement que dans des secteurs restreints, qui vont des recherches de laboratoire aux réalisations hautement technique. Là où l’urgence technique fait jouer à fond la contrainte structurale.
Là où le caractère collectif est impersonnel réduit au minimum l’emprise de la mode…
Il est clair que, pour rendre compte du système quotidien des objets, cette analyse technologique structurale est défaillante.
Retenons pour l’instant qu’il y aurait des domaines techniques purs et d’autres impurs, et que la technologie structurale serait condamnée à se limiter à des phénomènes finalement marginaux.
Il se pose ici le problème de la compénétration des niveaux d’analyse. Mais laissons la question posée se préciser :
On peut rêver d’une description exhaustive des technèmes et de leurs rapports de sens qui suffirait à épuiser le monde des objets réels.
Mais ce n’est qu’un rêve. La tentation d’user des technèmes (...) se heurte immédiatement à la réalité psychologique et sociologique vécue des objets, qui constitue, par-delà leur matérialité sensible, un corps de contraintes telle que la cohérence du système technologique en est continuellement modifiée et perturbée.
C’est cette perturbation, et comment la rationalité des objets vient aux prises avec l’irrationalité des besoins, et comment cette contradiction fait surgir un système d’objet qui s’emploie à la résoudre, c’est ceci qui nous intéresse ici, et non les modèles technologiques, sur la vérité fondamentale desquels cependant se détache continuellement la réalité vécue de l’objet.
En somme, il y aurait opposition entre :
– une technologie pure(ment) fonctionnelle
– une technologie impure(ment) fonctionnelle (perturbée par l’irrationalité des besoins).
Jean Baudrillard s’exprime d’ailleurs on ne peut plus clairement :
Les objets fuient tous continuellement de la structuralité technique vers les significations secondes, du système technologique dans un système culturel.
C’est cette inextricable complication qui fait que les conditions d’autonomisation d’une sphère technologique, donc de possibilité d’une analyse structurale ne sont pas les mêmes que dans le domaine du langage.
Le (faux) problème est d’importance et mérite qu’on s’y arrête. Jean Baudrillard paraît pris dans une sorte de cercle infernal : d’un côté, il reconnaît qu’une analyse sociologique ou psychologique n’arrive pas à rendre compte de toute la réalité des objets. Alors il souhaite une technologie structurale qui traite de cette sorte d’horizon perpétuel qui échappe à toute autre analyse. D’un autre côté, il pense que cette analyse structurale de l’univers technologique n’est guère possible… à cause de phénomènes qui se rapportent à l’ordre sociologique ou à l’ordre psychologique.
Il nous faut noter également que Jean Baudrillard parle d’objets et de rationalité technique, et qu’il a tendance à assimiler cette rationalité technique à la rationalité des sciences de la nature (physique, balistique, etc.) et à juger les objets et les perturbations constatés à partir de cette rationalité qui fonctionnerait un peu comme un degré zéro de la technologie et dont on s’écarterait plus ou moins selon les cas.
Il est bon de rappeler ici qu’il existe des manuels de technologie et que l’enseignement de la technologie se ramène toujours à une redite de l’enseignement de la physique, de l’électronique, etc.
La comparaison avec la constitution par la linguistique de son objet va nous permettre d’envisager une solution à ce problème en nous montrant que cette voie participe fondamentalement d’une attitude plus générale qui consiste à définir un élément par son contenu.
La linguistique a montré que le langage analyse (lexique et texte) notre représentation. Elle n’a jamais affirmé que cette analyse est garante de vérité. L’exemple, emprunté à Lévi-Strauss, de la non-concordance entre le système des appellations et le système des attitudes le montre bien. Il montre plus encore : la distorsion qui existe entre les deux systèmes, quand on les compare, n’est pas le fait du hasard : l’importance sociale du système d’appellations (il y en a forcément une) est de masquer l’organisation réelle de la parenté dans la société en question. La distorsion constatée (par l’ethnologue, et non par les gens eux-mêmes) manifeste l’absence de scientificité ou d’objectivité du système linguistique concerné. L’idéologie du système des appellations est manifestée par l’analyse ethnologique dans la mesure où elle instaure un autre discours sur la parenté (plus « vrai » ?). L’idéologie apparaît au moment précis où l’on s’aperçoit que les choses ne sont pas ce que le discours institué, officiel, les dit être.
Tout ramener à la linguistique, c’est prendre un état de langage et en entériner les catégories.
La langue française propose, par son système, une catégorisation. Cette catégorisation est à coup sûr idéologique. Cette idéologie, inhérente au fait que c’est à tel français qu’on a affaire, et que cela renvoie, dans le cadre d’une sociolinguistique, au groupe dont elle est une expression caractéristique (entre autres), cette idéologie donc ne l’empêche en rien d’être comme toute langue une structure. Il faut ajouter que finalement l’idéologie n’est possible que parce que les mots ne sont pas des étiquettes. D’où la nécessité de faire à la fois l’étude de l’impropriété linguistique du mot et l’étude sociolinguistique de son arbitrarité.
Pourquoi en serait-il autrement de la technique ?
Il ne viendrait à l’idée de personnes de prêter à la langue française (laquelle, exactement ?) l’innocence du découpage qu’elle introduit dans notre représentation.
Pourquoi prêter une semblable innocence au domaine technique et regretter ensuite la trahison dont elle est victime ?
Au lieu d’être analyse de la représentation, la technique, pour nous, est analyse de ce qui est à faire. Rien ne dit que la définition des tâches (par exemple, ce que (s’)habiller doit être) a lieu de manière purement fonctionnelle. Ce qui est certain c’est que la technique n’existe pas. Il existe des techniques. On se trouve donc à chaque fois placé devant telle technique, exactement comme le linguiste est devant telle langue. Mais de toutes les façons, quelle que soit la langue ou la technique envisagée, elle est, en tant que technique ou langue, analyse implicite, structure, c’est-à-dire catégorisation et constructivité.
Autrement dit, la perspective sociologique, pas plus que la perspective psychologique, ne peut limiter la perspective technologique. Elles se complètent mutuellement pour rendre compte de tel phénomène ou de tel autre. Elles concourent à expliquer un phénomène qui les unit toutes de manière confusément aperçue dans l’expérience quotidienne.
Ces réflexions nous ont conduit vers un nouveau problème, à savoir le but visé par une analyse structurale du domaine technique.
Il ne semble pas que Jean Baudrillard ait aperçu l’impact véritable d’une analyse structurale. Il confond en effet l’équivalent de la langue et de la parole dans le domaine technique, ce qui le pousse à parler d’objets, sans remarquer que ces objets sont déjà le produit d’une technique, qu’ils manifestent également une virtualité d’action, et qu’en aucun cas ils sont à ranger sur le même plan que des objets « amorphes ». Tout le problème consiste à donner une définition de l’outil exactement comme le linguiste a eu à donner une définition du signe.
Ce que nous percevons de la technique n’est pas la technique mais son utilisation, tout comme la langue et par définition inobservable : à chaque fois que le langage se manifeste, c’est sous sa forme rhétorique. Ce qui nous est livré, c’est la parole, ce que la linguistique structurale étudie, c’est ce qui sous-tend cette parole.
Ce qui permet de ne pas accepter ce que dit Jean Baudrillard quand il pose la question de savoir : peut-on espérer classer un monde d’objets qui changent à vue ?
À la différence de la langue, la technique ne constitue pas un système stable, au contraire des monèmes et des phonèmes, les technèmes aime sont en continuelle évolution.
Le fait que le système technologique soit tellement impliqué, par sa révolution permanente, dans le temps même des objets pratiques qui le « parlent » – ce qui est aussi le cas de la langue, mais dans une mesure infiniment moindre –
le fait que ce système ait pour fins une maîtrise du monde et une satisfaction de besoins, c’est-à-dire des fins plus concrètes, moins indissociables de la praxis que la communication qui est la fin du langage
le fait enfin que la technologie dépende strictement des conditions sociales de la recherche technologique, et donc de l’ordre global de production et de consommation, contraintes externes qui ne s’exercent pas du tout sur la langue,
de tout ceci résulte que le système des objets, contrairement à celui de la langue, ne peut être décrit scientifiquement qu’en tant qu’on le considère dans le même mouvement, comme résultant de l’interférence continuelle d’un système de pratiques sur un système de techniques.
Tout se passe comme si Jean Baudrillard voulait à tout prix innocenter le langage pour pouvoir ensuite mieux interdire, à force de restrictions, l’accès du domaine technique à une analyse structurale.
Pourtant, contrairement à ce que Jean Baudrillard peut dire, le langage est concerné, au même titre que la technique, et sur un mode qui lui est propre, par les conditions sociales.
Comment, autrement, penser les termes d’idéologie, de sociolinguistique, etc. ?
Quand on pose au langage ce genre de questions, on ne le considère plus comme système (taxinomique et génératif) mais comme tel système (émanation d’un groupe, d’une classe sociale) par opposition à tel autre système.
Il est donc nécessaire de séparer une « sociotechnologie » d’une technologie. Cette dernière vise à étudier une capacité spécifique chez l’homme, qui consiste à analyser son action sur le monde au travers d’un système d’outils.
Par ailleurs, le « monde mouvant des objets » (produits) est à comparer à la parole.
En conclusion, il faut, avant toute chose, opérer dans le domaine technique une réduction analogue à la réduction saussurienne de la langue dans le domaine linguistique.
Quant à la tentation qui consiste à parler de technologie en des termes qu’il assimile à la physique, l’électronique, etc., et qui se manifeste chez Jean Baudrillard lorsqu’il parle d’une irrationalité des besoins qui viendrait trahir la rationalité technique, nous verrons plus tard qu’elle se situe dans une perspective qui cherche à ramener la culture à la nature. À propos de Claude Lévi-Strauss nous aurons à y revenir de manière plus précise.
3. Claude Lévi-Strauss. La « culture »
I – La nature – la culture
C’est maintenant dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss que nous allons chercher les fondements théoriques d’une transposition de la méthode structurale puisqu’à beaucoup d’égards sa démarche est pour nous exemplaire : tout le début de l’Anthropologie structurale reprend la perspective de travail adoptée à propos des Structures élémentaires de la parenté et la résume ainsi :
Dans l’étude des problèmes de la parenté (et sans doute aussi dans l’étude d’autres problèmes), le sociologue se voit dans une situation formellement semblable à celle du linguiste phonologue : comme les phonèmes, les termes de parenté sont des éléments de signification, comme eux, ils n’acquièrent cette signification qu’à la condition de s’intégrer en système.
Les « systèmes de parenté », comme les « systèmes phonologique » sont élaborés par l’esprit à l’étage de la pensée inconsciente.
Le problème peut donc se formuler de la façon suivante : dans un autre ordre de réalité, les phénomènes de parenté sont des phénomènes du même type que les phénomènes linguistiques.
Le sociologue peut-il, en utilisant une méthode analogue quant à la forme (sinon quant au contenu) à celle introduit par la phonologie, faire accomplir à sa science un progrès analogue à celui qui vient de prendre place dans les sciences linguistiques ?
(Anthropologie structurale, 1958, p. 40-41)
Cette perspective implique une dissociation fondamentale dans l’univers du comportement humain :
On commence à comprendre que la distinction entre état de nature et état de société, à défaut d’une signification historique acceptable, présente une valeur logique qui justifie pleinement son utilisation par la sociologie moderne, comme un instrument de méthode.
L’homme est un être biologique en même temps qu’un individu social. Parmi les réponses qu’il fournit aux excitation extérieur ou intérieur, certaines relèvent intégralement de sa nature, d’autres de sa condition.
(Les structures élémentaires de la parenté, p. 3 [7])
Il semble que cette idée est plus ou moins nettement présente dans l’anthropologie contemporaine. Ainsi Helmut Schelsky qui, dans son ouvrage sur la Sociologie de la sexualité [8], écrit-il pages 17-22 :
Nous devons reconnaître un autre principe fondamental pour la modification culturelle du comportement sexuel (humain) dans le fait que, chez l’homme, la sensation de plaisir peut être dissociée du but que constitue la procréation et qu’elle est susceptible de devenir un mobile autonome de comportement conscient.
Étant donné que, chez l’homme, la perception sensorielle peut être dissociée dans certains cas, elle acquiert en même temps un moyen de disposer de ces sensations de jouissance qui, dans le comportement sexuel animal, ne sont qu’un complément. Ce plaisir, affranchi de sa finalité biologique, peut devenir le but même du comportement. Selon O. Storch, cette accentuation de la jouissance constitue, en ce qui concerne l’alimentation humaine, la base de l’art culinaire, du fait que l’exercice du goût se distingue de la simple absorption d’aliments et que les sensations gustatives peuvent être recherchées pour elles-mêmes. L’homme possède ainsi la faculté, qui lui est particulière, de se créer des besoins et de les satisfaire par goût et pour son seul plaisir, et de les inclure en tant que différenciation de grande culture, dans les formes de son alimentation. C’est ainsi que tout ce qui procure à l’homme une jouissance de cette nature doit être mis sur le même plan que la poursuite de la volupté elle-même. L’absence de motivation biologique qui caractérise ces deux tendances autonomes, la recherche de jouissance exclusivement physiologique, peut aboutir également au paroxysme de ses plaisirs, l’ivresse, qui est le propre de l’homme et de lui seul. Étant donné cette autonomie du plaisir des sens, on peut à juste titre désigner le comportement sexuel de l’homme par le mot de « sensualité ».
C’est une pulsion érotique, détachée du but biologique qui est le désir de reproduction, qui accompagne le contact interindividuel, constitue l’érotisme, un élément du comportement sexuel chez l’homme toujours présent, élément qui est à son tour soumis à la formation et la normalisation sociale, tout autant que les rapports sexuels primaires. Mais étant donné que cette intensité accrue du plaisir physique n’est nullement liée à l’acte sexuel lui-même, et qu’il peut être ressenti au cours de toute relation humaine directement sensorielle, il existe pratiquement pour toutes les formes sociales de comportement, au cours desquelles les humains entrent en rapport direct, une possibilité d’érotisation.
Ou encore Margaret Mead dans Mœurs et sexualité en Océanie [9] :
La vie sociale et culturelle de toute société est basée dans ses formes en grande partie sur la différenciation des deux sexes, sur la disparité des rôles attribués à l’homme et à la femme.
En général, on attribue cette distinction à une différence naturelle, biologique, qui aurait déterminé le rôle fixé par la société à l’homme et à la femme. Il semble néanmoins que ce soit bien plus le contraire qui est exact :
du fait précisément que presque toutes les collectivités ont fondé leurs constantes de comportement et leurs institutions sur la différence biologique qui existe entre l’homme et la femme, la société a sanctionné ladite différence par-delà les limites biologiques, par tous les moyens dont elle dispose, interdiction, tabou rigoureux, afin de la situer en dehors du domaine des variations du comportement.
Chaque civilisation standardise et détermine à sa manière les rôles respectifs de l’homme et de la femme. Le matériel ethnologique nous laisse entrevoir qu’un grand nombre, sinon tous les traits essentiels que nous avons décrits comme étant réservés à l’un ou à l’autre sexe sont aussi faiblement lié au sexe lui-même que le sont, par exemple, les vêtements, les manières ou le genre de coiffure qu’une certaine communauté prescrit, à un moment donné, à l’homme et à la femme.
Ces citations – et le fait qu’elles apparaissent ici hors de leur contexte, c’est-à-dire dégagées d’un contenu immédiat, n’en peut que renforcer l’impression – convergent vers une idée dont nous emprunterons à Claude Lévi-Strauss une formulation fort claire :
L’idée exprimée dans ce passage, selon laquelle la famille biologique constitue le point à partir duquel toute société élabore son système de parenté, n’est certes pas propre au maître anglais (Radcliffe-Brown). Il n’en est pas sur laquelle se réaliserait aujourd’hui une plus grande unanimité il n’en est pas non plus, à mon avis, de plus dangereuse.
Sans doute, la famille biologique est présente et se prolonge dans la société humaine. Mais ce qui confère à la parenté son caractère de fait social n’est pas ce qu’elle doit conserver de la nature : c’est la démarche essentielle par laquelle elle s’en sépare.
Pour illustrer davantage encore autant l’opposition qui sépare l’état de nature de l’état de culture que l’étroite imbrication qui les réunit à propos du moindre fait humain, auquel respectivement ils apportent contenu et forme, nous citerons à nouveau Claude Lévi-Strauss :
Le décor, en effet, est fait pour le visage, mais, dans un autre sens, le visage est prédestiné au décor, puisque c’est seulement par et à travers le décor qu’il reçoit sa dignité sociale et sa signification mystique. Le décor est conçu pour le visage, mais le visage lui-même n’existe que par lui, la dualité est, en définitive, celle de l’acteur et de son rôle, et c’est la notion de masque qui nous en apporte la clef.
(Anthropologie structurale, p. 288)
Ceci, bien entendu, ne vaut pas uniquement pour les sociétés dites primitives. On pourrait en effet arguer de leur éloignement dans le temps ou l’espace pour refuser que de telles observations, dans le principe, soient applicables dans notre société « moderne ». Bien au contraire, il est facile de trouver le correspondant exact de ce qui vient d’être dit :
La poitrine également change de forme. C’est là un des mystères de la mode. Après avoir été provocante, elle devient modeste, ronde comme une pomme, mais doit exister.
… il est bien évident qu’une poitrine qui n’est pas modelée par un soutien-gorge ne joue plus son rôle dans la couture qui a conçu pour elle des pinces de plus en plus savantes.
(le 35, journal de petites annonces rennaises, 1970)
Sans anticiper sur des développements ultérieurs, consacrés à l’acculturation du corps, il est évident qu’il se manifeste là un phénomène analogue au décor-masque dont parle Claude Lévi-Strauss.
Ce dernier exemple prouve plusieurs choses. D’abord, il nous montre qu’il est possible, sinon recommandé, de « faire de l’ethnologie chez soi ». Ensuite il pose le problème de la « curiosité » que nous pouvons avoir sur notre propre culture. Elle implique d’ailleurs une distance entre notre monde (à décrire) et nous (qui devrions le décrire). Enfin, une fois de plus se manifeste l’étroite imbrication déjà signalée, qui nous oblige à poser la question : où finit la nature ? Ou commence la culture ?
Un système de parenté ne consiste pas dans les liens objectifs de filiation ou de consanguinité donnés entre les individus, il est un système arbitraire de représentation, non le développement spontané d’une situation de fait.
Cela ne signifie certes pas que cette situation de fait soit automatiquement contredite, ou même simplement ignorée.
(Anthropologie structurale, p. 61).
Qu’il s’agisse donc de l’opposition constatable entre la fonction alimentaire et la capacité culinaire, entre la fonction de reproduction et la capacité d’érotisme,
qu’il s’agisse de la famille comme réalité biologique et de la famille comme réalité sociale (parenté),
nous nous trouvons devant le même phénomène, à savoir l’opposition constante entre deux univers, celui de la nature d’une part, celui de la culture de l’autre.
On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Ainsi Arnold van Gennep, dans son ouvrage consacré aux Rites de passage [10], est-il obligé de noter la discordance entre les étapes physiologiques (dans la mesure où des étapes sont effectivement saisissable) de la formation de l’individu et les étapes sociales (auxquels correspondent les rites) de l’information du « membres de la société ». Ainsi la puberté est-elle le plus souvent dédoublée : à la puberté physiologique se substitue une puberté pour ainsi dire sociale, dont les critères ne tiennent un compte que très vague des réalités physiologiques qu’ils sont censés recouvrir et traduire.
Ce qui compte ici, c’est l’aperception décisive qu’il existerait un ordre spécifique à l’ordre humain et qui échappe dans une certaine mesure à l’ordre de la nature.
Quand, à côté de l’apraxie, nous essaierons de poser l’existence d’une atechnie (pathologie de l’ordre technique), nous aurons à faire apparaître, de la même manière, dans le champ des comportements pratiques, une autre dimension.
La plus grande difficulté réside dans le fait que la nature et la culture se présentent à nous étroitement liées :
La culture n’est ni simplement juxtaposée, ni simplement superposée à la vie. En un sens, elle se substitue à la vie, en un autre elle l’utilise, la transforme, pour réaliser une synthèse d’un ordre nouveau.
(Structures élémentaires de la parenté, p. 4)
II – L’éthologie
Avant même d’envisager le choix des critères qui nous permettront la dissociation des deux domaines, il faut insister sur la nécessité méthodologique de les séparer.
La tradition anthropologique nous livre en effet une perspective de travail (que l’on peut appeler la perspective éthologique) qui consiste à tout ramener chez l’homme à son état de nature.
S’il est relativement aisé d’établir la distinction de principe, la difficulté commence quand on veut opérer l’analyse.
Cette difficulté est elle-même double :
d’une part, on peut essayer de définir, pour chaque attitude, une cause d’ordre biologique ou social ;
d’autre part, chercher par quel mécanisme des attitudes d’origine culturelle peuvent se greffer sur des comportements qui sont eux-mêmes de nature biologique, et réussir à les intégrer.
Nier ou sous-évaluer l’opposition, c’est s’interdire tout intelligence des phénomènes sociaux ;
et, en lui donnant sa pleine portée méthodologique, on risque d’ériger en insoluble mystère le problème du passage entre les deux ordres.
(Structures élémentaires de la parenté, Introduction, p. 4)
Dans Race et histoire [11], Claude Lévi-Strauss récuse l’assimilation de l’ordre culturel à l’ordre naturel :
Le péché originel de l’anthropologie consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race (à supposer, d’ailleurs, que même sur ce terrain limité cette notion puisse prétendre à l’objectivité, ce que la génétique moderne conteste)
et les productions sociologique et psychologique des cultures humaines.
Aussi, quand nous parlons, en cette étude, de contribution des races humaines à la civilisation, ne voulons-nous pas dire que les apports culturels de l’Asie ou de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Amérique tirent une quelconque originalité du fait que ces continents sont, en gros, peuplés par des habitants de souches raciales différentes.Si cette originalité existe – et la chose n’est pas douteuse – elle tient à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des jaunes ou des blancs.
L’Humanité ne se développe pas sous le régime d’une uniforme monotonie, mais à travers des modes extraordinairement diversifiés de sociétés et de civilisations ;
cette diversité intellectuelle, esthétique, sociologique n’est unie par aucune relation de cause à effet à celle qui existe sur le plan biologique, entre certains aspects observables des groupements humains :
elle lui est simplement parallèle sur un autre terrain.
(Race et Histoire, pp. 10-11)
Claude Lévi-Strauss montre ensuite que cette confusion mène tout droit à ce qu’il appelle le faux-évolutionnisme :
L’homme moderne s’est livré à cent spéculations philosophiques et sociologiques pour rendre compte de la diversité des cultures tout en cherchant à supprimer ce qu’elles conservent pour lui de scandaleux et de choquant.
Mais, si différentes et parfois si bizarres qu’elles puissent être, toutes ces spéculations se ramènent en fait à une seule recette, que le terme de faux évolutionnisme est sans doute le mieux apte à caractériser ;
En quoi consiste-t-elle ?
Très exactement, il s’agit d’une tentative pour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement.
Car si l’on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que lointaines, comme des stades ou des étapes d’un développement unique, qui, partant du même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que la diversité n’est qu’apparente.
L’Humanité devient une et identique à elle-même ; seulement cette unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures illustre les moments d’un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en retarde la manifestation.
La notion d’évolution biologique correspond à une hypothèse dotée d’un des plus hauts coefficients de probabilité qu’il puisse se rencontrer dans le domaine des sciences naturelles ;
tandis que la notion d’évolution sociale culturelle n’apporte, tout au plus, qu’un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de présentation des faits.
(Race et Histoire, p. 23, 24, 25)
La démarche de faux-évolutionnisme ressemble de manière troublante à celle que nous avons déjà signalée dans la tradition linguistique.
D’un côté, la disparité sociologique de fait est récusée au nom d’une prétendue unicité (de contenu) de l’humanité. L’homme a une nature unique et le fait qu’il apparaisse ainsi différemment selon les cultures est expliqué par des avatars d’une importance finalement secondaire, appelés qu’ils sont à disparaître un jour.
De l’autre, la tradition postule une essence du langage : le langage vérité (perdue) qu’il faut retrouver étymologiquement.
Dans les deux cas, on trouve aux termes du raisonnement l’idée d’un âge (d’or) où l’homme et le langage étaient…
Claude Lévi-Strauss note avec raison que l’évolutionnisme social n’est, trop souvent, que le maquillage faussement scientifique d’un vieux problème philosophique : ainsi que le montre Jean Pouillon, dans son annexe à Race et histoire, dans la problématique humaniste classique, l’unité physiologique de l’homme a toujours été le garant de son unité métaphysique.
Si ce problème n’était qu’un problème philosophique, il ne nous intéresserait pas outre mesure.
Il nous concerne directement dans la mesure où cette attitude se retrouve dans le domaine pathologique. Qui d’ailleurs songerait à son étonner ? Un univers épistémologique est toujours total…
Ainsi la littérature aphasiologique traditionnelle cherche-t-elle à ramener tout trouble du langage à une lésion précise dans telle ou telle zone du cerveau. Il est certain qu’à chaque opération de langage correspond une activité neurologique.
Mais il est tout aussi certain qu’on ne peut pas ramener directement, l’une à l’autre, terme à terme, ces deux opérations.
Ce qui les sépare est irréductible et le nier conduit tout droit à des impasses évidentes : on n’a jamais pu attester, dans le cerveau de l’homme, de localisation suffisamment précise pour esquisser un parallélisme exact entre l’ordre du langage et l’ordre neurologique.
Qui plus est, les troubles aphasiques, présentés dans les catégories lésionnelles, sont quasiment inintelligibles.
Il existe aussi des tentatives qui définissent le langage à partir du schéma associatif de Pavlov et qui pose que le langage participe de ce genre de processus mais de façon plus compliquée…
Ces attitudes ont en commun de refuser au langage la spécificité de son organisation, telle qu’elle a été découverte par la linguistique.
La neurologie contemporaine semble au contraire se diriger vers une sorte de redistribution du donné clinique.
Ainsi le docteur Guyard [12], au début de sa thèse consacrée au schéma corporel, est-il obligé de remarquer :
Certains comportements pathologiques
– par ce qu’ils ont d’inexplicable dans le cadre d’une approche neuro-physiologique au sens étroit du terme,
– parce qu’ils font apparaître une dimension inassimilable aux répercussions immédiates d’une lésion organique,
apparaissent à l’observateur comme autant de faits scandaleux et obligent le neurologue (ou le psychiatre) à faire intervenir dans leur problématique d’autres ordres d’explication.
C’est pourquoi, en reprenant l’affirmation, déjà cité, de Claude Lévi-Strauss, à savoir que :
L’homme est un être biologique en même temps qu’un individu social. Parmi les réponses qu’il fournit aux excitation extérieures ou intérieures, certaines relèvent intégralement de sa nature, d’autres de sa condition.
(Les structures élémentaires de la parenté, p. 3)
Nous pouvons ajouter que cette séparation, difficile, n’est pas seulement nécessaire devant la raison, mais qu’elle nous est imposée par l’observation de certains malades, et que cette opposition de la nature et de la culture, non seulement comporte une valeur explicative, mais encore nous semble faire partie intégrante de l’objet même que nous étudions, à savoir l’homme, et ce, dans beaucoup de domaines.
De là à définir les sciences humaines comme sciences de la culture (au sens où nous l’avons pris jusqu’à présent), il n’y a qu’un pas à franchir : la définition de la culture.
III – Les critères
L’établissement des critères manifestant l’opposition de la nature et de la culture présente un certain nombre de difficultés. Claude Lévi-Strauss donne une réponse intéressante encore que critiquable à ce problème essentiel.
Après avoir constaté qu’
on ne peut espérer trouver chez l’homme l’illustration de comportement de caractère préculturel
pas plus qu’on ne peut espérer amener un singe au-delà d’une ébauche de comportement verbale, technique, social,
(Les structures élémentaires de la parenté, p. 10)
il conclut, dans l’introduction aux Structures élémentaires de la parenté :
Il y a un cercle vicieux à chercher dans la nature l’origine de règles institutionnelles qui supposent – bien plus, qui sont déjà – la culture.
(Les structures élémentaires de la parenté)
Et il ajoute quelque chose dont nous aurons à nos souvenirs quand nous critiquerons l’idée de système :
La constance et la régularité existent, à vrai dire, aussi bien dans la nature que dans la culture. Mais, au sein de la première, elles apparaissent précisément dans le domaine où, dans la seconde, elles se manifestent le plus faiblement, et inversement.
On ne saurait demander à une illusoire continuité entre les deux ordres de rendre compte des points par lesquels ils s’opposent.
(Les structures élémentaires de la parenté)
Ce qui l’amène à établir un critère de dissociation :
Aucune analyse réelle ne permet donc de saisir le point de passage entre l’effet de nature et l’effet de culture, et le mécanisme de leur articulation.
Mais la discussion précédente ne nous a pas simplement apporté ce résultat négatif ; elle nous fournit, avec la présence ou l’absence de la règle dans les comportements soustraits aux déterminations instinctives, le critère le plus valable des attitudes sociales.
Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l’étage de la culture.
Symétriquement, il est aisé de reconnaître dans l’universel le critère de la nature.
Car ce qui est constant chez tous les hommes échappe nécessairement au domaine des coutumes, des techniques et des institutions par lesquels leur groupe se différencient et s’opposent.
À défaut d’analyse réelle, le double critère de la norme et de l’universalité apporte le principe d’une analyse idéale qui peut permettre – au moins dans certains cas et dans certaines limites – d’isoler les éléments naturels des éléments culturels qui interviennent dans les systèmes de l’ordre plus complexe.
(Les structures élémentaires de la parenté)
Ainsi présentée, l’opposition de la nature et de la culture reste bien faiblement définie et utilisable. On peut immédiatement objecter que pour ce qui a trait au langage elle est relativement contradictoire : il y a particularité des langues mais ce qui est universel, c’est que partout où il y a homme, il y a langage.
Et Claude Lévi-Strauss ne manque pas de le noter :
La prohibition de l’inceste présente, sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs : elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d’universalité.
(Les structures élémentaires de la parenté)
L’étude plus approfondie des arguments présentés par Claude Lévi-Strauss va nous montrer, une fois de plus, et le danger de la confusion des niveaux d’analyse, et la difficulté de les séparer.
Que la prohibition de l’inceste constitue une règle n’a guère besoin d’être démontré ; il suffira de rappeler que l’interdiction du mariage entre proches parents peut avoir un champ d’application variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu’il entend par proche parent ; mais que cette interdiction, sanctionnée par des pénalités sans doute variables, et pouvant aller de l’exécution immédiate des coupables à la réprobation diffuse, parfois seulement à la moquerie, est toujours présente dans n’importe quel groupe social.
(Les structures élémentaires de la parenté)
On se trouve ici devant un double problème : d’une part, dans toute société, il y a restriction apportée aux relations des individus entre eux, et cette restriction passe par la définition de la parenté, donc nous savons déjà qu’elle est refus de la filiation biologique (consanguinité) objective.
D’autre part, la façon particulière par laquelle chaque société définit ses critères de parenté (et ainsi résout le premier problème) devient un des éléments de son originalité par rapport à d’autres sociétés.
Il se passe en fait un double fractionnement de ce que l’on peut considérer comme un des critères les plus sûrs de la nature : la continuité génétique qui conduit d’un individu à un autre, de proche en proche, de famille à famille, de société à société. Il est très important de noter que ce passage est rendu discontinu par l’intervention de la règle de la prohibition de l’inceste d’abord : il n’existe pas de société où aucun type de mariage n’est prohibé. Par l’appartenance, ensuite, de l’individu à tel groupe plutôt qu’à tel autre, ce qui se manifeste, entre autres, par tous les « rites de passage » auquel on soumet « l’étranger » préalablement à son entrée dans le groupe.
Il y a ainsi lieu de faire une dissociation analogue à celle qui a été opérée par le langage, entre d’une part le niveau linguistique, et d’autres par le niveau sociolinguistique.
Autrement dit, il faudrait séparer l’étude de la parenté (y compris l’interdit de l’inceste) en tant que refus, réaménagement de la filiation biologique, et l’étude de la parenté en tant qu’elle est particulière un groupe, en tant qu’elle concourt à exprimer son originalité ; refus de la coïncidence entre l’espèce humaine et les sociétés des hommes.
En définitive, l’opposition du particulier et du général ne nous paraît pas être le vrai critère de l’opposition de la nature et de la culture. Beaucoup plus importante nous paraît être la constatation de cette discontinuité instaurée dans la continuité naturelle.
Car si nous rapprochons la définition que Claude Lévi-Strauss donne de la parenté dans les Structures élémentaires de la parenté :
Il n’existe pas de structure absolument élémentaire, en ce sens qu’un système, quelle que soit sa précision, n’aboutit pas – ou n’aboutit qu’exceptionnellement – à la détermination d’un seul individu comme conjoint prescrit.
Les structures élémentaires permettent de définir des classes ou de déterminer des relations.
Mais, en règle générale, plusieurs individus sont également aptes à constituer la classe ou à satisfaire à la relation, et ils le sont le plus souvent en grand nombre.
Même dans les structures élémentaires, par conséquent, une certaine liberté est toujours laissée au choix.
Inversement, aucune structure complexe n’autorise un choix absolument libre, la règle étant, non pas qu’on peut épouser n’importe qui par rapport au système, mais tous les occupants des positions de la nomenclature qui ne sont pas expressément défendus.
Même dans la structure élémentaire la plus stricte, on conserve une certaine liberté de choix ; et même dans la structure complexe la plus vague, le choix reste sujet à certaines limitations.
(préface à la première édition, p. IX & X)
de celle qu’il donne dans l’Anthropologie structurale, p. 61 :
Un système de parenté ne consiste pas dans les liens objectifs de filiation ou de consanguinité donnés entre les individus ; il n’existe que dans la conscience des hommes, il est un système arbitraire de représentations, non le développement spontané d’une situation de fait.
nous obtenons de la parenté deux définitions complémentaires :
d’une part le contenu biologique de la filiation est, sinon nié, du moins réaménagé à l’intérieur d’un système familial. Ce système familial est abstraction et découpage de la filiation génétique naturelle.
d’autre part, la pluralité des personnes qui sont susceptibles de rentrer dans les classes de conjoints possibles mettent en évidence un classement. Ce classement n’est jamais suffisamment précis qu’ils prescrivent un seul individu comme conjoint impossible, ni jamais totalement absent puisque, même dans la structure complexe la plus vague, le choix reste sujet à certaines limitations.
Nous mettons ici en évidence un droit ou législation dont les catégories implicitement prévoient (permettent ou interdisent) le comportement relationnel des personnes à l’intérieur d’un groupe donné.
Il faut noter que toutes les personnes du groupe sont définies comme appartenant à telle ou telle classe (de conjoints possibles ou impossibles).
Autrement dit, les catégories de la législation en question s’appliquent à toutes les personnes, donc à chacune en particulier, mais elles ont la propriété (qui d’ailleurs, et cela est dit sans jeu de mots, définit leur impropriété en même temps que leur efficacité) de dépasser le cas particulier d’une personne pour pouvoir aussi s’appliquer à d’autres. Il y a prévisibilité, c’est-à-dire disponibilité perpétuelle de la législation autant à s’appliquer à tous les cas qu’à les dépasser tous.
Tout comportement particulier à une personne peut donc se déduire dès que l’on sait à quelle classe parentale il appartient (et cette appartenance est matérialisée : l’habitat, le vêtement, les fonctions exercées, etc. peuvent jouer le rôle d’indices d’une appartenance) et quelles sont les relations que cette classe entretient avec les autres.
Dès lors, l’analogie avec ce que nous avons dit du langage apparaît pleinement : nous retrouvons ici
– et la mise en relief d’un classement qui définit des catégories par-delà leur contenu biologique naturel
– et l’apparition de certaines lois qui règlent la combinatoire de ces catégories.
Apparaissent également par la même occasion :
– l’évidement d’un contenu objectif (la filiation) au profit de l’appartenance abstraite de l’individu a un « statut », déterminé avant même qu’il ne soit (né) et qu’il contribue à remplir.
– une discontinuité fondamentale, véritable refus de la propagation libre de l’espèce au profit de relations contrôlées entre les éléments qui constituent le groupe.
– la propriété patente de ce classement, en même temps que son efficacité et son économie, puisqu’il définit des classes polyvalentes, qui valent pour plusieurs individus à la fois, et qui dispensent de légiférer pour chaque individu pris particulièrement : son cas et par définition toujours prévu.
IV – L’arbitraire
Tout comme le linguiste constate, à côté de l’impropriété, l’arbitraire du signe,
l’ethnologue constate ce qu’on pourrait appeler l’arbitraire de la parenté, arbitraire qui nous apparaît important de ne pas confondre avec l’évitement du contenu génétique opéré par chaque système de parenté quel qu’ il soit.
Cette arbitrarité des langues et des systèmes de parenté est aisément constatable. Encore faut-il pouvoir en rendre compte. Autrement dit, après avoir montré l’insuffisance de la notion d’arbitraire comme critère de définition de la culture par opposition à la nature, nous devons y revenir car, après tout, c’est un état de fait difficile à ignorer.
Rappelons d’abord que cette arbitrarité des cultures, qui apparaît d’emblée au vu de leur pluralité, peut s’exprimer de plusieurs façons :
Elle peut être géographique et c’est l’ethnologue qui nous apprend que, dans notre temps mais ailleurs, des hommes ne vivent pas comme nous.
Elle peut être chronologique et c’est alors l’historien qui nous montre que les cultures n’ont pas toujours été semblables à elles-mêmes, qu’elles ont changé.
Le sociologue, enfin, nous rappelle que même au sein de ce qu’on tendrait à considérer comme UNE culture, comme UNE société, il existe des classes sociales fortement différenciées.
Mais, qu’elle se manifeste géographiquement, chronologiquement ou socialement, la diversité des cultures, c’est-à-dire leur arbitrarité, pose toujours la même question : à quoi tient-t-elle ?
Comment se fait-il que l’universalité du fait humain se double d’une telle diversité ?
Cette question se formulera différemment selon les domaines où elle est mise en évidence. Elle devient alors question de savoir
– qu’est-ce qu’il fait que l’ethnologie ait un objet ?
– qu’est-ce qui fait que l’histoire existe, et une histoire humaine, radicalement différente de l’histoire « naturelle » des espèces, telle qu’elle est écrite en termes darwiniens ?
– qu’est-ce qu’il fait qu’il y ait des classes sociales, rapport de force entre ces classes et idéologie ?
La question peut sembler naïve ou métaphysique. Pourtant, elle nous apporte la démonstration par l’absurde de ce que nous avons dégagé précédemment, à savoir la rupture fondamentale entre la nature et la culture.
Car il est évident qu’il est impossible de rendre compte de cette pluralité des sociétés en faisant appel à des considérations d’ordre naturel.
Il y a bien la climatologie sociologique classique qui parle en termes d’adaptation au milieu. Mais elle est bien dérisoire : le découpage en sociétés ne respecte que de bien loin les aspects raciaux, géographiques, etc. de la diversité naturelle.
Il y a aussi, complémentaire, la tradition humaniste qui considère cette diversité comme un phénomène secondaire, renvoyant « en profondeur » à l’unicité d’une Humanité essentielle, dont le seul fondement est d’ordre mystique : il y a un créateur. Il crée l’Homme. Et puis il y a Babel, l’accident, qui lui encore n’est pas l’œuvre des hommes.
C’est délibérément tourner le dos à la réalité quotidienne : ce qui est constatable, ce n’est pas l’Humanité, mais une pluralité de société.
Ainsi Claude Lévi-Strauss, avec la prohibition de l’inceste, se trouve-t-il strictement dans la même situation que le linguiste devant le langage, à savoir devant un fait UNIVERSELLEMENT PARTICULIER.
À chaque fois qu’il se présente, l’homme est à la fois semblable à lui-même (il vit en société, utilise un langage, une technique, une morale, une économie, un système de parenté, etc.) et radicalement différent, en ce sens qu’il vit dans UNE société, parle UNE langue, etc.
Il faut bien alors considérer cette langue, cette technique, cette économie comme autant de manifestations de l’originalité du groupe (j’allais dire donné, mais il vaut mieux dire : qui se donne, car autrement comment serait-on amené à parler de lui ?).
Le plus intéressant dans tout ceci, c’est qu’il n’y a jamais coïncidence entre l’appartenance de l’homme à une espèce et son appartenance à une société.
Il y a la nature : l’homme appartient à UNE espèce que l’on peut parfaitement situer dans l’ordre de l’évolution biologique.
Il y a la culture : l’homme appartient à DES sociétés, dont le premier principe constitutif est de refuser l’appartenance spécifique naturelle.
Il y a substitution d’appartenance, passage du naturel au culturel, et là encore, à l’uniformité et à la continuité naturelles, vient s’opposer une discontinuité et une pluralité culturelles.
Quelle explication donner à ce « séparatisme » généralisé ? Claude Lévi-Strauss en donne une, encore un peu psychologiste :
Il y a simultanément à l’œuvre, dans les sociétés humaines, des forces travaillant dans des directions opposées :
Les unes tendant au maintien et même à l’accentuation des particularités, les autres agissant dans le sens de la convergence et de l’affinité.
L’étude du langage offrent des exemples frappant de tels phénomènes :
ainsi, en même temps que des langues de même origine ont tendance à se différencier les unes par rapport aux autres (tels : le russe, le français et l’anglais), des langues d’origines variées, mais parlées dans des territoires contigus, développent des caractères communs : par exemple, le russe s’est, à certains égards, différencié d’autres langues slaves pour se rapprocher, au moins par certains traits phonétiques, des langues finno-ougriennes et turques parlées dans son voisinage immédiat.
À côté des différences dues à l’isolement, il y a celles tout aussi importantes dues à la proximité :
désir de s’opposer, de se distinguer, d’être soi.
Beaucoup de coutumes sont nées, non de quelque nécessité interne ou accident favorable, mais de la seule volonté de ne pas demeurer en reste par rapport à un groupe voisin qui soumettait à un usage précis un domaine où l’on n’avait pas songé soi-même à édicter des règles. Par conséquent, la diversité des cultures humaines ne doit pas nous inviter à une observation morcelante ou morcelée. Elle est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui les unissent.
(Race et histoire, p. 15 & 17)
Nous n’approfondirons pas plus loin la question de savoir à quoi, dans le détail des motivations, tient l’apparition de tel ou tel trait distinctif d’une société par rapport à une autre. L’important nous paraît être ici que le premier acte constitutif d’une société est l’exclusion : un groupe est formé d’individus à l’exclusion d’autres.
Chaque groupe se définit par une loi d’appartenance (et donc de non-appartenance) qui, selon certains critères, fait le partage de l’inclusion ou de l’exclusion.
C’est ainsi qu’il ne suffit pas de naître dans une société humaine. Il faut encore acquérir et développer tous les comportements qu’elle a définis et auxquels il faut satisfaire. Une société n’est pas seulement un état de fait. Elle est aussi et surtout le compromis entre des forces discriminatoire de convergence ou de divergence, d’inclusion ou d’exclusion.
Il est facile de montrer que si la phonétique peut décrire des sons, c’est qu’ils ont été analysés d’avance et surtout constitué par un système phonologique qui détermine leur existence.
De la même manière, une sociologie purement descriptive risque de ne pas analyser le processus constitutif d’une société. Le danger est alors d’accepter comme un état de fait ce qui est en fait le résultat de processus complexes.
On ne se donne pas un système phonologique ou une société à étudier. Ils se donnent. Ils manifestent leur existence originale.
Reprenons maintenant notre question initiale : qu’est-ce qui rend l’arbitrarité possible ?
La réponse est facile à partir du moment où l’on admet l’opposition de la nature et de la culture.
Nous pouvons même dire plus : l’arbitrarité est la preuve la plus manifeste de leur opposition profonde. Il faut bien en effet qu’il y ait rupture essentielle entre la nature et la culture pour que les sociétés humaines ne soit pas fatalement identique à elles-mêmes.
– S’il n’y avait pas comme une discontinuité à un moment, dont nous avons déjà dit qu’il serait illusoire de chercher à le situer quelque part dans le temps, l’Humanité serait à quelques variations minimes près, identique et unique ;
– si le signe était étiquette collée à la chose ;
– si la parenté était uniquement filiation génétique ;
– si la technique n’était que la physique…
– il n’y aurait qu’une langue, qu’une parenté, qu’une technique possible, inévitables, coextensives à l’espèce humaine et à l’ordre des « choses ».
En conclusion, nous reviendrons sur le reproche que nous avons fait à Claude Lévi-Strauss (reproche qu’il s’était d’ailleurs adressé le premier) :
– l’arbitrarité ne peut en aucun cas servir à définir la culture puisqu’elle en est une manifestation au même titre que le langage, la parenté, etc. ;
– elle peut, par contre, contribuer au repérage de la culture, dans la mesure où l’arbitrarité des sociétés s’oppose de manière patente à l’universalité naturelle ;
– mais ce n’est pas sur elle que peut reposer une définition de la culture et, par voie de conséquences, une éventuelle transposition de la méthode structurale.
4. Conclusion. La médiation
À propos du texte de Roland Barthes, nous avons donc souligné les dangers qu’entraîne l’assimilation de domaines extra-linguistiques à des langages et nous avons indiqué que la seule façon d’éviter ce procédé de langagification était de séparer nettement des plans d’analyse.
Une transposition ainsi conçue conduit celui qui l’opère à ne rien trouver d’autre que ce qu’il avait mis préalablement sous sa terminologie.
Il est possible que cette façon de procéder donne à penser en suggérant des rapprochements ou des perspectives de travail – on ne pense jamais un nouveau domaine que sur le modèle de ce qu’on connaît déjà – mais l’ériger en principe de méthode revient à tout simplement instituer l’abus de langage.
La même démonstration aurait pu se faire à propos du concept de « connotation » tel qu’il est défini par Roland Barthes dans ses Éléments de sémiologie. Une étude du rendement de ce concept montre qu’il permet à Roland Barthes d’économiser un niveau socio-linguistique qui permettrait pourtant de pousser plus loin l’analyse des phénomènes constatés et surtout de les situer dans un ensemble explicatif plus vaste : la sociologie.
Le texte de Jean Baudrillard nous a permis de revenir encore sur la nécessité de séparer des plans d’analyse en même temps qu’en a été illustrée la difficulté.
(Rappelons au passage que la définition que Claude Lévi-Strauss donne de la culture est pour nous entachée d’une confusion de plan.)
Nous avons également été conduits à douter de la « rationalité technique » invoquée par Jean Baudrillard, en ce sens qu’elle participe d’un type de définition par le contenu que la linguistique a pour sa part déjà récusé dans son domaine.
Ayant donc posé que la transposition de la méthode structurale
– ne saurait en aucun cas consister à ramener tout nouvel objet à un « langage »,
– se heurte au problème de la dissociabilité de plans d’analyse et à la difficulté pratique de les séparer,
– exige que soit précisé au maximum ce que vise une analyse structurale dans son objet,
– que soit procédé dans le domaine d’investigation choisi à une réduction analogue à la réduction saussurienne de la « langue » dans le domaine linguistique,
Il nous reste à définir sur quelles caractéristiques peut se fonder la transposition. Jusqu’ici, en effet, le principe en a été accepté. Les reproches adressés à Roland Barthes et à Jean Baudrillard ont trait aux modalités de la transposition et non à son principe. Il faut pourtant bien que quelque chose dans le nouvel objet motive la transposition d’une méthode qui a été éprouvée à propos du langage.
Autrement dit, il nous faut maintenant dégager ce qui, dans le nouveau domaine, est susceptible de manifester une analogie avec le langage. Pour que la transposition soit possible et fondée, il faut qu’elle s’appuie sur la reconnaissance d’analogies profondes et de caractéristiques communes.
Nous avons trouvé l’essentiel de ces motivations dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. Pourtant, il est difficile de trouver dans son œuvre une formulation telle de ce problème qu’elle soit généralisable. Claude Lévi-Strauss n’a pas traité ce problème de la transposition pour lui-même, mais uniquement dans la perspective qu’il avait en tant qu’ethnologue de tirer profit des progrès de la linguistique. Ce n’est pas un hasard si la première partie de l’Anthropologie structurale s’intitule : Langage et parenté.
Pourtant, en filigrane à la définition des structures de la parenté, nous avons pu lire des propositions d’un caractère plus général. Les structures de la parenté, qu’elles soient élémentaires ou complexes, manifestent et impliquent une particularité dont nous avons déjà dit à quel point elle rappelle ce que la linguistique constate dans le domaine du langage :
– nous avons vu se dégager une législation des comportements (possibles et impossibles), une définition des catégories, des statuts, des clans, etc. et des relations prévues, une combinatoire des éléments définis.
– nous avons pu également reconnaître l’impropriété de ces catégories en ce qu’elles valent pour plusieurs individus, l’économie que cela entraîne et l’efficacité qui en résulte.
– nous avons constaté que ces catégories ne sauraient être épuisées par l’inventaire de leur contenu et que bien au contraire, en ce qu’elles définissent des lois d’appartenance ou d’exclusion, leur définition ne peut être qu’oppositionnelle au sein d’un système, dont la marque la plus nette est l’abstraction, l’évidement, le découpage d’un contenu : la filiation génétique.
Ceci nous permet de dégager un caractère original aux faits humains, et de nature à fonder une transposition de la méthode structurale. En effet, comme la « langue », la parenté humaine nous semble exprimer une capacité précise : elle met en œuvre une dimension implicite, la définition de classes et de relations qui expriment, mais sur un mode abstrait et analytique, un contenu qui, s’il nous est le plus accessible, ne peut pourtant être pensé, agi ou vécu que sur leur modèle.
Nous avons également constaté que si l’arbitrarité de ces systèmes (de représentation, de parenté) est une marque de la culture, elle procède du même type d’analyse. Elle instaure au sein de la continuité de la propagation de l’espèce humaine une discontinuité d’appartenance à des sociétés.
Nous pouvons ainsi tirer la conclusion générale suivante. Bien entendu, il nous appartiendra de la vérifier expérimentalement dans le domaine de la technique, puisque c’est celui que nous avons choisi [13].
– Les faits humains manifestent un caractère original, à savoir qu’ils installent un autre univers que l’univers de la nature, une autre dimension, celle de la culture.
– La constance de l’opposition de la nature et de la culture, en même temps que sa spécificité, nous amènent à dégager une conception générale de l’homme et des sciences humaines, et partant, à utiliser un terme générique : la médiation, qui exprime en quoi la nature et la culture s’opposent (les sciences humaines devenant ainsi études de la médiation dans les différents domaines où elle se peut saisir).
– La médiation, qu’il faut concevoir comme un processus, et non comme un état de fait statique, manifeste toujours la capacité qu’a l’homme d’analyser son comportement d’une manière implicite (et qu’il faut mettre à jour).
– Cette analyse implicite procède toujours par la définition de catégories et de relations abstraites.
– Il est inscrit dans la nature même de l’objet des sciences humaines qu’il est analyse et formalisation.
– Les catégories ne sauraient être définies par les contenus qu’elles acceptent et dont l’inventaire est théoriquement impossible, mais par la valeur relative et oppositionnelle qu’elles possèdent au sein d’un ensemble qui détient sa propre rationalité et qui justement donne une forme à ces contenus.
– Le travail ne consiste pas à apporter un ordre mais à mettre en lumière un ordre qui existe déjà dans l’objet. Il s’agit en quelque sorte de faire l’analyse d’une analyse. L’originalité des sciences humaines tiendrait ainsi à la rationalité immanente au domaine, rationalité qu’il ne faut pas assimiler à une description rationnelle du donné.
– Il est nécessaire de séparer, méthodologiquement, des plans de réalité. Les faits humains, tels qu’ils nous apparaissent dans l’expérience, sont la synthèse complexe de plusieurs processus. Il nous apparaît plus efficace de les dissocier d’abord pour étudier ensuite de quelle manière ils interfèrent pour finalement déterminer l’objet réellement vécu.
– Chaque plan d’analyse est posé analogue aux autres, mais l’étude doit en être faite d’une manière qui traduit à la fois son originalité et son analogie.
– L’analogie qui relie les différents plans tient à ce qu’ils manifestent le même processus : la médiation.
– L’originalité, la spécificité de chaque plan tient à la nature du domaine dans lequel ce processus se manifeste.
– Ne pas respecter cette originalité, ramener un plan à un autre, reviendrait à restituer le globalisme qu’on voulait éviter en posant différents plans.
Autrement dit, il faut penser en même temps et l’unicité des principes de l’analyse implicite et la spécificité de chaque domaine ainsi analysé implicitement. Ajoutons, pour terminer, que si la méthode est appelée structurale, cela ne tient pas tant à la méthode elle-même qu’à la nature de l’objet, pour autant que méthode et objet soient dissociables, il vaut mieux dire que c’est l’homme qui est organisé d’une manière structurale.
Notes
[1] Constituée par les chapitres suivants de la thèse [toutes les notes sont de la rédaction].
[2] 1967, Paris, Seuil.
[3] Grundzüge der Phonologie, TCLP VII, Prague (trad. fr. Principes de phonologie, Paris, Klincksieck, 1949).
[4] 1958, Paris, Plon.
[5] Ouvrage collectif, 1968, Tel Quel. Théorie d’ensemble, Paris, Éditions du Seuil.
[6] 1968, Paris, Gallimard.
[7] 1947, Chapitre I, Mouton de Gruyter.
[8] 1966, Paris, NRF.
[9] 1963 (1935), Paris, Terre Humaine.
[10] 1909, Les rites de passage : étude systématique des rites. De la porte et du seuil, De l’hospitalité De l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement De la naissance, de l’enfance, de la puberté De l’initiation, de l’ordination, du couronnement Des fiançailles et du mariage Des funérailles, des saisons, etc, Paris, E. Nourry.
[11] (1952) 1967, Suivi de L’Œuvre de Claude Lévi-Strauss par Jean Pouillon, Paris, Denoël.
[12] Il s’agit probablement de Joël Guyard.
[13] La vérification expérimentale de l’hypothèse d’une rationalité technique spécifique et autonome dans le champ de la clinique fait l’objet de la partie suivante de la thèse.
Jacques Laisis« De la transposition. De la médiation », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.