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Jean-Claude Quentel

Psychologue clinicien, Professeur émérite de l’Université de Rennes 2, LIRIS (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales), EA 7481. Site personnel : http://jc.quentel.free.fr/

Les défis de l’éducation au regard du statut de l’enfant

Résumé / Abstract

Prétendre traiter de l’éducation en tant qu’elle concerne l’enfant suppose avant tout de discuter deux points fondamentaux. D’abord, on saisit rapidement qu’au-delà du sens commun le terme « éducation » recouvre de manière générale des sens différents. Il s’agit par conséquent de « déconstruire » la notion et, du même coup, de préciser les divers processus qui se trouvent ainsi engagés. Il est nécessaire, ensuite, de se demander ce qu’il en est de l’éducation, ainsi soumise à analyse, lorsqu’elle s’adresse à l’enfant. Si l’on considère le statut spécifique qui est le sien, envisagé d’un point de vue anthropologique, il apparaît que la question se complexifie très sérieusement pour lui par rapport à ce qu’il peut en être chez l’adulte, ainsi que chez l’adolescent. On se trouve dès lors confronté en pratique à des défis très particuliers dont il est essentiel de prendre conscience.

Studying education insofar as it concerns the child implies first of all discussing two fundamental points. Firstly, we quickly grasp that beyond the common understanding, the term « education » covers different meanings. It is therefore necessary to « deconstruct » the notion and, at the same time, to specify the various processes that are involved. It is necessary, then, to ask ourselves what it means to educate when it concerns a child. If we take into account his specific status, considered from an anthropological point of view, it appears that the question of education is more complex in the case of the child than in the case of the adult and the adolescent. In practice, therefore, we are confronted with very particular challenges of which it is essential to be aware.



Si le terme « éducation » fait partie du langage commun et semble parler à tout le monde, il n’en est pas de même pour le chercheur et plus largement pour celui qui vise à comprendre ce qu’il désigne véritablement. La moindre discussion sur la question entre non-spécialistes fera déjà apparaître des divergences, non seulement dans les options éducatives mais également sur ce que vient recouvrir la notion elle-même. Du côté des spécialistes de la question, il en est de même. Ce n’est pas pour rien que, en France, le Comité Consultatif des Universités [1] a créé en 1967 la section disciplinaire, universitaire, de « sciences de l’éducation » au pluriel. La notion demeure de fait ambiguë, englobant des réalités différentes selon la manière dont on l’envisage. Il convient par conséquent, en un premier temps, d’essayer de préciser de quoi l’on parle, et donc avant tout de produire une réflexion d’ordre conceptuel. Par ailleurs, étant donné que nous traiterons de l’éducation en tant qu’elle concerne l’enfant, nous aurons à nous préoccuper de ce qui le particularise. Il sera nécessaire de s’interroger sur le statut qui est le sien, non seulement sous l’angle de la place qui lui est conférée dans le cadre d’une société donnée, mais, nous le verrons, d’un point de vue plus général, en l’occurrence anthropologique. Car ce statut n’est pas sans conséquences sur la question de l’éducation et la manière que nous pouvons avoir de l’aborder. Il rend compte, pour l’essentiel, de la complexité de cette notion et des débats qu’elle génère. Nous inscrirons notre réflexion dans le cadre du modèle de la médiation de Jean Gagnepain, dont un auteur comme Marcel Gauchet a pu soutenir qu’il représentait « l’une des percées majeures des sciences de l’homme au cours du dernier demi-siècle » [2]. Cette percée n’est pas sans incidence, à nos yeux, dans le champ de l’éducation, même si la réflexion qui va suivre ne se donne pour but que de dégager des pistes de travail.

I – L’éducation : une notion ambiguë

Nous poserons une première distinction sur laquelle on s’accordera assez facilement, même si pour certains elle demeure, pour partie du moins, discutable. Il s’agit de dissocier l’éducation du dressage. Nous réserverons ce dernier terme à ce qui opère chez les animaux ou avec les animaux. L’éducation sera donc considérée, par opposition, comme relevant d’un registre spécifiant le fonctionnement de l’homme. La tendance dominante actuelle étant toutefois à l’effacement, voire à la disparition totale, d’un seuil particularisant l’homme, certains récuseront d’emblée une dissociation de processus de cet ordre. En même temps, s’il s’agit bien d’affirmer que l’homme se spécifie dans son fonctionnement par rapport aux autres animaux, il importe d’ajouter qu’il n’en continue pas moins de participer de l’animalité d’un point de vue physiologique. Aussi connaît-il toujours, de ce point de vue, le dressage. Toutefois, il n’en demeure aucunement à ce type de fonctionnement, contrairement aux autres animaux. D’une part, l’homme met en œuvre des processus que ceux-ci ne connaissent pas et sur lesquels il nous faudra revenir ; d’autre part, il s’inscrit dans un monde humain qui le fait participer de ce qu’on appelle la « culture », le terme devant ici s’entendre, non pas comme forme singulière de « civilisation », mais comme registre particulier de fonctionnement, dans son opposition à ce qui relève de la nature et notamment donc ici du champ de la physiologie.

1. L’éducation, au sens général de la formation

Cette distinction préalable, bien que fondamentale, ne résout pas totalement l’ambiguïté que contient encore le terme d’éducation, tant s’en faut. De manière générale, celui-ci se comprend comme l’ensemble des procédures et des processus qui conduisent l’être humain, avant tout durant la période de l’enfance, à assimiler les manières de faire et d’être de la communauté dans laquelle il est accueilli, dans le but d’y trouver, à plus ou moins long terme, pleinement sa place. Autrement dit, le terme s’entend, de ce point de vue, comme synonyme de celui de « formation ». Nous ne sommes cependant pas plus avancés en faisant valoir cet autre terme. Car la formation de l’homme, et surtout celle de l’enfant, comporte indéniablement plusieurs aspects. Tout dépend notamment de la conception que l’on se fait de l’homme et de son fonctionnement spécifique. Ainsi, si l’on considère que c’est le langage et lui seul qui constitue l’élément marquant la frontière entre l’homme et les autres êtres vivants, la formation, et du même coup ici l’éducation, tendront à lui conférer une importance primordiale et tout sera ramené en dernier lieu à ce critère. Toutefois, même si l’on s’en tient à une hypothèse de cette nature, il faut tenir compte d’un certain de « variables » ou de champs d’application de l’éducation en question.

Quoi qu’il en soit de l’idée que l’on peut s’en faire, il apparaîtra en effet que l’éducation, entendue au sens large de la formation de l’homme, s’étend sur un certain nombre de secteurs distincts. On en retrouve d’ailleurs l’équivalent dans la diversification des domaines à travers lesquels la psychologie génétique a fait jouer depuis le début du XXè siècle, voire avant, ses fameux stades du développement de l’enfant [3]. Dissociant, quant à elle, la rationalité en quatre registres que les pathologies interdisent de confondre, la théorie de la médiation fait valoir autant de dimensions différentes de la formation. Jean Gagnepain a ainsi pu parler d’enseignement, d’apprentissage, d’instruction et d’éducation, lesquels correspondent à chacun des registres dans lesquels la Raison se diffracte [4]. L’enseignement répond à la problématique du signe (ou de la logique) ; l’apprentissage fait référence à celle de l’outil (donc de la technique) ; l’instruction renvoie à la notion de personne (autrement dit au social) ; enfin l’éducation est le terme choisi pour rendre compte du registre de la norme (par conséquent, pour la médiation, de ce qui concerne l’éthique). Cette « déconstruction » de la formation se révèle heuristique. Toutefois, on pourra s’étonner du fait que Jean Gagnepain réserve le terme « éducation » à un seul des registres de rationalité. C’est en fait d’abord affaire de conceptualisation et de dénomination.

Une telle dénomination se révèle incontestablement arbitraire ; elle est néanmoins fondée et cohérente à l’intérieur du modèle. La notion de formation est prise en l’occurrence dans un sens générique, alors que le concept d’éducation se comprend, quant à lui, dans un sens particulier et donc restreint. Cette position que vient prendre Jean Gagnepain, à propos de l’éducation, n’est pas sans rejoindre celle de nombre de formateurs et de théoriciens de l’éducation à travers l’histoire, et elle vaut encore aujourd’hui pour beaucoup d’entre eux. Il est en fait deux domaines, surtout, qui se trouvent concernés lorsque l’on parle ordinairement d’éducation. Les termes d’enseignement et d’apprentissage renvoient à des processus et des usages d’un autre ordre ; ils sont réservés à des sous-parties distinctes de la formation de l’homme. Les deux autres domaines évoqués, qu’il ne faut donc pas confondre avec l’enseignement et l’apprentissage, sont, pourrait-on dire de manière rapide, ceux de la socialisation et de la « formation morale ». Or, pour nombre d’auteurs, c’est précisément cette dernière qui constitue le cœur de l’éducation, même si elle ne s’y réduit pas nécessairement. Nous aurons à y revenir.

2. L’éducation comme socialisation et formation morale

À l’école, l’enfant a affaire en primaire à des professeurs, du moins chez nous. Il y a un peu plus de trois décennies, ils s’appelaient encore « instituteurs ». Ils avaient pour fonction première d’instituer l’enfant, plus exactement de le préparer à s’instituer, au sens étymologique du terme, en l’occurrence à « se donner l’être », à s’établir ou à se positionner socialement. Montaigne emploie à son époque le terme d’institution comme synonyme d’éducation, mais la nouvelle Assemblée qui, en 1792, fait des maîtres d’école des « instituteurs » — empruntant notamment le terme à Condorcet — leur confère plus précisément le but d’ « instruire » les enfants. Il s’agit de former des citoyens ; c’était là et c’est toujours le but premier de l’école, quoi qu’en disent certains. Toute instruction se fait nécessairement à cet égard instruction civique, énonce Jean Gagnepain [5]. En d’autres termes, moins choquants pour certains, on initie l’enfant aux usages qui sont ceux de sa société. Il est donc possible de parler ici de socialisation, sachant toutefois que le terme déborde l’école et le rôle qui lui est assigné. Qui pourrait cependant soutenir aujourd’hui, malgré l’évolution que notre société a connue, que l’école, qui n’en est que l’émanation, ne « socialise » plus l’enfant ? [6]

« Socialisation » est un terme-clé de la sociologie, a fortiori si l’on parle de la jeunesse de manière générale. C’est pour elle le processus à partir duquel l’individu se trouve façonné par la société ; il est celui qui lui permet de s’intégrer à la communauté dont il participe depuis sa naissance, et même avant. Les psychologues ne sont pas en reste par rapport aux sociologues sur cette importance accordée à la socialisation. Au demeurant, les sociologues sont venus puiser chez les psychologues de l’enfant de quoi alimenter leur compréhension du phénomène [7]. Sur la question de la « formation morale », en revanche, ce sont sans doute les psychologues, notamment cliniciens, qui ont le plus réfléchi. Il ne faudrait cependant pas oublier l’œuvre d’Émile Durkheim qui donne même pour titre à l’un de ses ouvrages « L’éducation morale ». Certes, le fondateur de la sociologie française participe du mouvement qui doit instaurer une école laïque devant se doter d’autres références que celles de la religion, notamment donc dans ce domaine de la morale que cette dernière semblait s’être réservée. Le but premier de Durkheim dans cet ouvrage est de conférer à l’école une morale laïque. Cependant, l’importance de la « formation morale » à l’école, ainsi qu’au lycée pour les adolescents, est une nécessité, bien distinguée dès le XIXè siècle de la formation intellectuelle, mais aussi de la simple socialisation, tant par les parents des jeunes bourgeois que par les établissements qui les reçoivent, bien qu’ils relèvent du privé [8].

En même temps, cette conception de l’éducation dont on exclut l’enseignement et l’apprentissage comprend toujours à la fois l’instruction (ou la socialisation) et la « formation morale ». En théorie, il n’est en effet pas possible, jusqu’ici en tout cas, de véritablement les distinguer, sachant en outre qu’en pratique tout se trouve effectivement mêlé. La sociologie n’opère pas réellement la différence, elle qui s’est d’abord présentée comme la « science des mœurs », avec toute l’ambiguïté que contient une telle formulation. La psychologie ne fait pas mieux dans son champ. L’école œuvre, quant à elle, dans les deux registres à la fois. Les métiers, voire les lieux et les établissements, contribueront sans doute à les dissocier quelque peu, comme d’ailleurs l’ensemble de ce qui se trouve inclus sous la notion de formation. Ainsi, l’adulte qui s’occupe de l’internat des adolescents, voire des enfants, dès le XIXè siècle ne fait pas de l’instruction au même titre que ses collègues dans la journée, même s’il peut avoir un statut identique. Depuis la seconde moitié du XXè siècle, l’éducateur, dit du reste « spécialisé », ne fait pas non plus d’abord de l’instruction [9], pas plus d’ailleurs qu’il n’a pour tâche première de dispenser les « apprentissages fondamentaux » dont on parle dans le cadre de l’école.

Il existe donc bien de manière générale, du fait notamment de la spécialisation qui touche les métiers dits de l’éducation (au même titre, cette fois, que l’on parle des sciences « de l’éducation »), des secteurs différents de la formation, même si concrètement ils s’enchevêtrent toujours plus ou moins. La distinction de l’enseignement, de l’apprentissage, de l’instruction et de l’éducation que propose Jean Gagnepain est une manière, cohérente à l’intérieur du modèle de la médiation, de rendre compte de ces différents secteurs de la formation [10]. Il importe toutefois d’envisager également la question sous un autre angle, à savoir celui du « formé » ou de « l’éduqué ». Comment reçoit-il tout cela ? Quel rôle l’enfant tient-il en fait dans cette entreprise et en quoi oblige-t-il à creuser davantage cette question de l’éducation et de la formation ?

II – L’enfant et son statut

La théorie de la médiation a sur la question de l’enfant une approche totalement novatrice par rapport à ce qui existe depuis les premiers travaux des psychologues, au XIXè siècle, jusqu’à aujourd’hui. Elle refuse d’abord de choisir entre les deux positions sous lesquelles se rangent l’ensemble des chercheurs. La première, qui est celle des psychogénéticiens s’inscrivant dans l’héritage de l’évolutionnisme du XIXè siècle, considère que l’enfant n’est pas un être de raison tant qu’il n’est pas parvenu à l’état adulte et qu’il n’y parvient que par étapes successives. Cette position se traduit par un adultocentrisme qui, quoi que prétendent les psychologues classiques de l’enfant, conduit à ne saisir le fonctionnement de l’enfant que dans son rapport aux réalisations de l’adulte. Seul ce dernier représente l’humanité accomplie. La seconde de ces positions inverse totalement le raisonnement et fait de l’enfant un égal de l’adulte, c’est-à-dire un petit homme d’emblée doté des mêmes capacités que lui. Issue d’un mouvement complexe qui participe d’un objectif général de démocratisation culminant dans ce qu’on appelle l’individualisme contemporain et consacrée surtout par le droit libéral, cette position s’inscrit cependant dans une forme patente de contradiction puisqu’elle affirme dans le même temps la nécessité d’une protection de plus en plus forte de l’enfant et réclame à son égard une « sollicitude » qui du même coup vient le particulariser.

1. L’enfant et la raison

En faisant éclater la raison, en refusant donc, pathologies à l’appui, de la saisir comme monolithique, le modèle de la médiation permet de comprendre que celui qu’on appelle un enfant participe dès l’âge de 2 ans – 2 ans ½ à trois registres de la rationalité. De ce point de vue, il paraît proche de la seconde des positions évoquées ci-dessus, récusant résolument, dans le principe, l’approche de la psychologie génétique. Ce n’est pas ici le lieu de reprendre la démonstration, effectuée dans plusieurs travaux antérieurs [11]. L’enfant fonctionne très exactement comme l’adulte du point de vue logique, si l’on considère les processus qu’il met en œuvre et non pas ses réalisations effectives en tant qu’elles résultent d’un cumul d’expérience, autrement dit d’un apprentissage, au sens commun du terme. Jean Gagnepain l’a fait valoir dès le début des années 1970, à partir de la différence de la grammaticalité (qui est affaire de logique) et de la langue (qui relève, quant à elle, de l’usage social). Une démarche adultocentrée, qui ne se fonde en dernier lieu que sur une comparaison de performances, empêche de saisir le fonctionnement de l’enfant et de voir qu’il est, du point de vue des processus logiques, le même que celui de l’adulte. Le raisonnement et la démonstration sont identiques en ce qui concerne deux autres registres de la raison, à savoir ceux de la technique et de l’éthique. Concernant cette dernière, le modèle rejoint pour partie la psychanalyse qui montre que la problématique de la satisfaction, laquelle détermine le fonctionnement éthique de l’homme, se trouve régie chez l’enfant à partir des mêmes processus que chez l’adulte. D’où le fait que, de ce point de vue, une psychanalyse est possible pour un enfant, même si le dispositif connaît quelques modifications non négligeables par rapport à l’adulte pour des raisons sur lesquelles nous allons revenir.

L’analyse du rapport de l’enfant à la technique répond au même type de raisonnement. En revanche, il n’est que la théorie de la médiation à montrer que la technique, en tant que dépassement de la simple motricité et de l’effort physique, constitue une des formes que prend chez l’homme la rationalité en tant qu’elle est diffractée. Il existe nombre de travaux de psychologues de l’enfant sur la motricité de l’enfant et ses capacités manipulatoires, voire son « intelligence pratique » [12], mais aucun ne parvient à faire la part entre ce qui relève d’un fonctionnement naturel, propre à l’espèce Homo, et, d’autre part, d’un fonctionnement spécifique à l’homme qui le voit dépasser de loin ses capacités naturelles et créer, en produisant de l’artifice au sens d’une habileté et d’une élaboration ingénieuse. Par conséquent, de ce triple point de vue de la logique, de la technique et de l’éthique, l’enfant n’a rien à envier à l’adulte en ce qui concerne les processus qu’il met en œuvre. Jean Gagnepain en concluait avec raison, non sans un brin de provocation, qu’à cet égard « il n’y a plus d’enfant ! » [13]. Pour autant, il ne rejoignait pas, tant s’en faut, la position de nos individualistes contemporains.

2. La spécificité de l’enfant

De l’enfant, il en reste toujours, mais d’un autre point de vue que ceux qui ont été ci-dessus envisagés. C’est précisément ce que n’ont pas pu comprendre ceux qui, récusant non sans raison l’approche génétique, font d’emblée de l’enfant l’égal de l’adulte [14]. Ils participent de la vision dichotomique de l’enfant évoquée plus haut. Il leur faut choisir leur camp dès lors qu’ils n’ont pas d’autre alternative : ou bien il y a de l’enfant et il se spécifie du coup par rapport à l’adulte, ou bien il n’en est pas et on a affaire à un être pleinement raisonnable malgré ses particularités physiques. Ils optent alors pour la seconde solution. Cette dichotomie constitue, il faut y insister, l’obstacle épistémologique majeur, au sens bachelardien, à l’élaboration d’une réflexion sur l’enfant et son statut anthropologique. Car il existe bien un domaine, un « plan » de la rationalité, pour reprendre la formulation de Jean Gagnepain, dans lequel l’enfant se spécifie par rapport à l’adulte. Ce plan est désigné du terme de « social » par la théorie de la médiation ; il est celui qui rend compte de la capacité de l’homme à faire société, plus exactement à produire (le terme est important) du social. L’enfant se spécifierait précisément par l’incapacité temporaire, conditionnée par le fait qu’il naît non encore achevé physiologiquement, à participer au social et à y contribuer à titre personnel, si l’on peut dire. C’est par conséquent ce point qui rendrait compte de son statut anthropologique spécifique.

Sur cette prématuration de la naissance et le fait que l’homme ait besoin de plusieurs années pour participer totalement de la raison, nombre d’auteurs ont insisté à partir, la plupart du temps, de la notion physiologique de néoténie. Celle-ci rendrait compte de l’important décalage qui existe entre l’émergence aux trois modalités de la raison évoquées précédemment et celle qui rend l’homme capable de ce qu’on peut appeler plus précisément la « socialité ». Cette prématuration et le décalage qu’elle implique en ce qui concerne les registres de la rationalité sont attestés dans nombre de domaines où se répercute la particularité du fonctionnement de l’enfant. Sans entrer ici dans le détail des travaux qui le prouvent, citons le rapport de l’enfant à la langue (à ne pas confondre avec le langage) et notamment son impuissance, transitoire par conséquent mais effective sur toute la durée de l’enfance, à faire du récit. Ce qui lui interdit notamment, tant qu’il demeure enfant, de produire de « l’identité narrative », pour reprendre une expression qui fait pour beaucoup aujourd’hui autorité, dans la suite des travaux de Paul Ricœur, et qui renvoie à la construction d’une cohérence de sa propre histoire vécue par tout homme, hors pathologie. Il est toutefois bien d’autres champs dans lesquels la particularité de l’enfant apparaît clairement du fait qu’il n’est pas encore en mesure de s’approprier son devenir, c’est-à-dire d’être au principe de son histoire [15].

3. L’enfant doit être distingué du mineur

Pour être en mesure de saisir le bien-fondé de cette analyse de la spécificité de l’enfant et de son fonctionnement, il faut toutefois accepter de ne pas s’en tenir à la définition légale de l’enfant. Celle-ci-ci inclut en effet celui qu’on appelle dans nos sociétés « l’adolescent ». Or, l’adolescent est précisément, du point de vue des processus, sorti de l’état d’enfance. Il ne fonctionne plus comme un enfant et a rompu avec le type de relation dans lequel il se trouvait jusque-là pris. Ce que la loi, y compris au niveau international à travers la CIDE [16], ne prend aucunement en compte et récuse du même coup. L’adolescent demeure à ses yeux un mineur et n’est donc pas reconnu dans sa capacité anthropologique (et non juridique) d’autonomie et de responsabilité. Il est maintenu d’un point de vue culturel dans l’état d’enfance. L’adolescence n’a en fait aucun statut juridique et le statut de mineur englobe tout à la fois l’enfant et l’adolescent. Or, la sortie de l’enfance, marquée, on le sait, par des rites d’initiation dans les sociétés dites traditionnelles, vaut aussi pour l’entrée dans l’adolescence, même si la création récente [17] de cet âge de la vie a précisément pour conséquence de dissoudre ce seuil anthropologique en l’étalant sur plusieurs années (au point où l’on pourrait parler d’une seconde « enfance » bientôt presque aussi longue, pour certains du moins, que la première).

Au-delà des particularités du fonctionnement de l’enfant lui-même, c’est sa comparaison avec celui de l’adolescent qui fait clairement ressortir, par contraste, sa spécificité ainsi que le registre à, partir duquel elle s’explique. C’est déjà évident pour les parents qui savent, avant même que leur enfant n’ait atteint l’âge de l’adolescence qu’ils n’auront plus avec lui, à ce moment-là, le même type de rapport qu’ils ont pour le moment. Ils s’attendent à des difficultés à cette époque, au point de fréquemment douter de nos jours qu’ils arriveront à s’en sortir avec lui. Et de fait, la période se révélera assez souvent délicate pour eux d’un point de vue éducatif. Le constat de la différence entre le fonctionnement de l’enfant et celui de l’adolescent est également fait par les professionnels de l’éducation au sens large. Tous témoignent du fait qu’on ne peut pas se positionner de la même façon dans les deux cas. Le psychologue clinicien sait aussi qu’il ne lui est plus possible de donner au parent la même place et que, autant il ne peut faire sans prendre acte de sa présence lorsqu’il a affaire à un enfant, autant il lui faudra le mettre à distance quand il travaille avec un adolescent.

C’est qu’entre-temps, le statut anthropologique de celui auquel le parent et le professionnel s’adressent a changé du tout au tout. L’adolescent, ayant rompu avec l’état d’enfance, a « émergé à la personne », selon la formule de Jean Gagnepain. Il dispose à présent, au même titre que l’adulte, de cette capacité qui le voit s’abstraire de l’ici, du maintenant et du milieu dans lequel il demeurait jusque-là pris, pour analyser véritablement l’espace, le temps et l’environnement social. Cette prise de distance lui permettra paradoxalement de s’investir dans des situations diverses et donc de ne cesser de changer, d’être un autre, tout en demeurant le même. Il lui devient dès lors possible, du fait même de cette contradiction dans laquelle dorénavant il s’inscrit, de produire de l’histoire, autrement dit de s’historiciser. Toutes choses qui demeurent impossibles à l’enfant, tant qu’il se meut dans l’état d’enfance. On tient là, avec l’émergence à la Personne, ce qui fait le seuil de l’humain du point de vue de son rapport au social. L’existence implicite, fonction de processus internes, de ce seuil rend compte de la fameuse notion de « passage » dont parlent tous ceux qui ont affaire à l’adolescence, qu’ils soient praticiens ou théoriciens de la période. Il n’est plus possible d’ignorer ce seuil et les processus que suppose la personne, d’autant que les pathologies, des psychoses mais aussi des perversions, font clairement apparaître par la négative ce qu’ils requièrent [18].

III - Conséquences dans le champ de l’éducation

L’enfant, saisi dans sa réalité concrète, présente par conséquent une complexité de fonctionnement qui explique les débats et les points de vue différents, parfois totalement divergents, en théorie comme en pratique, qui touchent à l’éducation qui doit lui être apportée. Deux points essentiels sont donc à retenir : d’une part, il fonctionne d’un triple point de vue très exactement comme l’adulte, si l’on s’en tient aux processus dont il fait preuve de très bonne heure ; d’autre part, il présente bien une spécificité, dans un autre registre de rationalité, qui particularise du même coup son rapport à l’adulte. Cette spécificité découle de son statut anthropologique et non de conditions politiques de prises en charge, comme certains l’affirment aujourd’hui un peu rapidement [19]. C’est d’ailleurs, au sens strict, de ce seul second point de vue, qu’il est possible de parler d’enfant, si l’on s’en tient toujours à des considérations de fonctionnement et non pas à la seule comparaison de ses productions avec celles de l’adulte [20].

1. Permettre à l’enfant d’exercer sa créativité

Dès lors que l’enfant fait preuve d’un fonctionnement rationnel dans les trois domaines de la logique, de la technique et de l’éthique, il n’est pas possible pour l’adulte qui le prend en charge de ne pas en tenir compte. Il va s’agir de ce point de vue de lui permettre d’exploiter au mieux ses capacités. Non seulement il ne peut aucunement être considéré comme la page vierge ou la cire molle, dont parlaient les empiristes, sur lesquelles tout est à écrire, mais il ne peut pas plus être traité comme celui pour lequel il suffirait de faire jouer un processus d’imitation ou de répétition pour qu’il s’inscrive dans un processus de formation. Il faut admettre que l’enfant est ici un créateur, qu’il dispose en lui de capacités qui lui permettent de ne pas s’en tenir au modèle qui lui est proposé et qu’il se doit de reproduire. Ceux qui prônent la nécessité de laisser l’enfant découvrir par lui-même, au sens où il lui est possible de faire jouer ses capacités intrinsèques, ont indéniablement raison. Encore faudrait-il qu’ils expliquent de quel point de vue cela se révèle possible selon eux, quels sont donc les processus en jeu, et jusqu’où une telle manière de s’y prendre peut être vraiment exploitée. Quoi qu’il en soit, l’éducation ne peut se réduire de ce point de vue à un dressage, ni à un simple conditionnement. D’une part, l’enfant s’inscrit dans un univers humain, contrairement aux autres êtres vivants, d’autre part, il fait preuve par lui-même de son humanité à travers sa créativité, de telle sorte qu’il parvient à des réalisations pour lesquelles il est impossible de parler d’imitation ou de reproduction au sens strict.

La mise en évidence chez l’enfant de tels processus, dont il est en outre possible de montrer qu’ils ne sont pas différents de ceux que met en œuvre l’adulte, condamne incontestablement toute éducation autoritaire qui prétendrait fonder son action sur la seule « injection » en l’enfant d’un savoir et d’usages qu’il lui faudrait coûte que coûte ingérer. Un tel autoritarisme, quel que soit le degré de contrainte dont il s’assortit, semble être d’abord la conséquence d’un adultocentrisme qui n’est somme toute qu’une des formes à travers lesquelles se traduit l’égocentrisme de la personne. Il se nourrit en l’occurrence de l’écart, qui paraît trop important pour ne pas se justifier de manière « naturelle », entre ce petit d’homme non encore achevé et l’état auquel il doit parvenir que vient représenter à tout coup l’adulte qui en a la charge ou qui réfléchit sur la place qui est la sienne. Mais cet adultocentrisme est en fait élaboré culturellement en fonction de l’idée que l’on se fait, à une époque donnée et dans une civilisation particulière, de l’enfant et du statut qui doit être le sien. Il participe donc aussi des évidences qu’une société se construit.

Les temps ont pu ainsi être particulièrement difficiles, on le sait, pour l’enfant au Moyen Âge. Marqué par le péché originel et donc d’emblée pêcheur, comme y insistait Saint Augustin, l’enfant ne pouvait à cette époque qu’être dévalué et surtout considéré comme un être qu’il fallait faire sortir d’un quasi statut d’animal, en tout cas de non-humain [21]. Tous les historiens ayant traité de la pédagogie à cette époque rappellent ce statut particulier de l’enfant et la violence qu’il a pu subir d’un point de vue pédagogique mais également éducatif, même si c’est relatif à travers les siècles de cette très longue période. Il était nécessaire de traiter le mal à la racine, sachant qu’il fallait attendre jusqu’à l’âge de raison [22] et la communion pour que les choses commencent à rentrer dans l’ordre. Au XIXè siècle, nous avons affaire à un tout autre contexte. La science de l’époque et la société avec elle mettent en avant la notion d’évolution. L’enfant, dont le statut a changé depuis la Révolution et la prise de pouvoir par la bourgeoisie, est bien mieux traité dans la mesure où il représente l’avenir et constitue une forme de promesse d’une pérennité touchant un pouvoir social et économique. Il est cependant en même temps celui qui, expliquant l’homme et son évolution, en demeure aux stades premiers de l’humanité, du point de vue de l’ontogénèse comme de la phylogénèse. Il est même censé parcourir en quelques années le long trajet que l’homme a pu effectuer depuis les temps préhistoriques. Autant dire que s’il est l’objet d’études nouvelles, il n’en garde pas moins un statut nécessairement déprécié. Et, ce modèle évolutionniste s’imposant à tous, à la moitié du XXè siècle, le psychologue Henri Wallon pourra soutenir, non sans raison, que la notion d’évolution est devenue « comme une façon de penser », une façon « naturelle », relevant donc de l’évidence [23]. Ainsi s’explique l’adultocentrisme de la psychologie génétique qui imprègne tout le XXè siècle et perdure en même temps aujourd’hui.

On comprend du même coup la réaction très forte des tenants d’une éducation dans laquelle l’enfant doit découvrir par lui-même. Ils ne voient dans de telles théories, et surtout dans les pratiques qu’elles impliquent, que de l’assujettissement au même titre, en viennent-ils à soutenir, que celui que vit toute minorité opprimée sur la planète. D’où aussi les fameuses formules toujours actuelles, qui font surtout recette dans l’enseignement, selon lesquelles l’enfant doit être « acteur de son savoir » et qu’il doit être placé « au centre du système éducatif ».

2. Les domaines dans lesquels s’exerce le fonctionnement rationnel de l’enfant

Capable d’analyse, l’enfant modélise au sens où il se crée ses propres patrons. Il joue d’une analogie qui n’est pas simple ressemblance ou similitude spontanée. Il introduit des rapports et les exploite pleinement. Ces rapports sont d’ordre formel et ne sont pas fondés sur de l’immédiatement saisissable. Ils supposent en l’occurrence une prise de distance, une abstraction, tant ici dans le domaine logique que dans celui de la technique ou de l’éthique. Plus précisément, l’enfant se révèle capable de différenciation et de segmentation, c’est-à-dire d’opérer formellement la différence du même et de l’autre dans deux dimensions distinctes que la théorie de la médiation appelle, dans la suite des travaux de Ferdinand de Saussure, des « axes », qualitatif et quantitatif. Autrement dit encore, il joue de rapports raisonnés, à la fois de substitution autorisant des choix et de distribution permettant des combinaisons et des recompositions diverses. Cette créativité n’a absolument rien de commun avec les productions dont sont capables les grands singes. Même si celles-ci peuvent déjà surprendre, elles ne se fondent que sur des mises en rapports immédiats et une différence d’ordre perceptif, moteur ou pulsionnel.

Dans le champ du langage, on voit l’enfant jouer de très bonne heure de la logique grammaticale et produire des énoncés pour lesquels on parle communément de « fautes » dans la mesure où ils dérogent à l’usage [24]. Ces « fautes » constituent le modèle même du fonctionnement de l’enfant tel qu’on le retrouve dans les trois modalités de la rationalité qui nous intéressent pour le moment. La prise en compte de l’enjeu qu’elles recouvrent conduit à prôner une forme généralisée de « pédagogie de la faute ». Ce faisant, on permet à l’enfant de faire fonctionner la raison concernée et donc d’exercer au mieux sa créativité. À l’école, cela vaut également, en ce qui concerne le langage, pour l’écrit [25] et aussi pour l’orthographe, même si, bien évidemment, il ne pourra s’agir d’en rester là dans les apprentissages. Techniquement, l’enfant pourra également s’exercer de très bonne heure à démonter et à remonter, sans être contraint de se conformer d’emblée à un modèle sur lequel il n’a aucune prise. Jean Gagnepain proposait de comprendre la « casse », en l’occurrence la tentative de démontage en vue d’un autre assemblage, comme l’équivalent dans ce registre de la « faute » de langage. Si l’école maternelle encourage tout autant cette rationalité technique, à partir de l’entrée en primaire elle se trouvera cependant beaucoup moins sollicitée. Elle est mise de côté au profit des différentes formes de langage qui constituent la base essentielle ce qu’on appelle les « fondamentaux de l’enseignement ». En dehors de l’école, l’enfant ne cesse cependant de l’exploiter et à l’école elle-même, elle fait dorénavant un retour inattendu par le biais du maniement du matériel informatique.

Enfin, quoi qu’il en soit des débats actuels et de la tendance des familles à prétendre se réserver le domaine, l’école, on l’a dit, n’en continue pas d’éduquer au sens le plus restreint du terme, renvoyant donc au registre de la distance prise par rapport à ses désirs immédiats et de la maîtrise des pulsions [26]. Il ne fait pas de doute que la famille est sur ce point le premier « éducateur » de l’enfant. Il n’en reste pas moins que l’école prend nécessairement aussi cette dimension en compte et qu’elle s’y appuie même fortement. Elle joue ainsi sans cesse de la capacité de l’enfant à se contraindre et à se donner du même coup des satisfactions d’une tout autre nature que le fait de combler un simple besoin immédiat. La fameuse « attention » dont on parle aujourd’hui beaucoup en termes de troubles et qu’on médicalise du même coup s’explique avant tout à partir d’elle. C’est du reste à cette même capacité que fait référence Jean Gagnepain quand il soutient que l’enfant est d’emblée « complice de son éducateur ». Donald Winnicott ne disait pas autre chose lorsqu’il soutenait qu’il se s’agissait pas « d’implanter la sagesse » en l’enfant, mais de permettre « l’existence des tendances innées au sens moral » [27]. Les pédagogies nouvelles ou alternatives n’ont cessé d’insister sur cette dimension présente en l’enfant et d’y saisir le meilleur levier de toute entreprise éducative.

3. Le rôle de l’éducateur

Une approche de l’enfant et de son éducation qui se réduirait à ces trois registres de la raison trouverait un solide appui dans la judicieuse parole de Gaston Bachelard : « Imposer la raison nous paraît une violence insigne, puisque la raison s’impose d’elle-même » [28]. Il reste toutefois un quatrième registre qui oblige à ne pas s’en tenir à ce seul point de vue et à cette seule conclusion. Si l’enfant n’a pas émergé à la personne, il n’est plus possible de se fonder, sous cet autre angle de vue, sur sa créativité, contrairement à l’adolescent. Dès lors que l’enfant ne dispose pas encore de cette autre forme de raison, celle-ci ne saurait de ce point de vue s’imposer d’elle-même. Le rôle de l’éducateur, entendu ici encore au sens le plus général, est à prendre en compte, là où la fameuse formule prétendant mettre l’enfant au centre du système tend, sinon à évacuer, du moins à minimiser fortement son implication. On en revient en fait à l’étymologie du terme « éducation », souvent évoquée au demeurant, qui met l’accent sur le fait de conduire l’enfant (ducere, en latin), même s’il s’agit de lui permettre d’aller au-delà de l’adulte et de ce qu’il est en mesure de lui apporter… Cet « au-delà » peut s’entendre précisément comme le chemin dans lequel il s’engagera par la suite, de lui-même et par lui-même, dès lors qu’il se sera extrait du type de relation que son statut d’enfant suppose [29].

Si l’enfant existe bien, avec un statut spécifique, alors l’éducateur, à commencer par le parent, tient une place particulière qui l’engage tout autrement que dans une formation qui ne met en rapport que des adultes, situation à propos de laquelle Jean Gagnepain propose de réserver le terme « didactique » et précisément pas celui de pédagogie. Cette place particulière qui engage l’éducateur participe de sa responsabilité, laquelle se révèle être d’un tout autre ordre que la simple sollicitude à laquelle certains voudraient s’en tenir en ce qui concerne l’enfant. Cette responsabilité est le pendant de l’incapacité transitoire dans laquelle il se trouve d’exercer la sienne. C’est d’abord de ce point de vue qu’il doit être protégé d’une manière particulière, cette protection s’assortissant effectivement d’un pouvoir qui n’est en fait pas autre chose qu’un devoir. Ce devoir, cette obligation sociale dans laquelle l’éducateur s’inscrit et qu’il vit en lui dès lors qu’il a affaire à un enfant n’a rien d’un instinct (comme on a pu parler d’un « instinct maternel »). Ce devoir-là, que vit d’abord le parent avant qu’il n’
y ait intervention d’un professionnel, est au fondement même de toute responsabilité telle qu’elle s’éprouve dans le moindre échange de services [30]. Il en est le prototype, ayant néanmoins pour le parent, comme ensuite pour le professionnel de l’enfance, cette particularité due au fait que celui pour lequel il assume une responsabilité n’est pas en mesure, non seulement de lui rendre la pareille mais de la rendre à quiconque, tant qu’il est enfant. Cette responsabilité est ce sur quoi insiste un philosophe comme Hans Jonas, mais c’est également elle qui conduit Hannah Arendt à fustiger ceux qui refusent d’assumer ce rôle particulier de l’éducateur œuvrant avec des enfants. Elle les traite du coup, en pesant ses mots, d’ « irresponsables » [31].

Cette particularité de l’enfant qui le voit donc ne pouvoir être ni autonome, ni responsable, rend compte du même coup de la particularité de ses productions saisies dans leur dimension sociale. Elles sont à la fois d’une conformité qui conduit à le taxer parfois, comme le fait Freud, de « naïf » [32] et d’ « enfant terrible » ou de « gaffeur par excellence », comme l’exprime Jankékévitch [33]. Du point de vue du langage, si l’enfant se montre capable grammaticalement de créer, de générer par exemple à partir du principe de la quatrième proportionnelle [34] des productions qui ne doivent rien à l’imitation, en langue, donc dans l’usage du langage en relation, il fait montre d’une remarquable conformisation dont ne cesse précisément de tenter de se déprendre l’adolescent. De même, si du point de vue éthique, il se révèle créatif, en revanche, du point de vue du code, c’est-à-dire de la morale en tant qu’elle se trouve retravaillée par la dimension du social, il demeure là encore d’une conformité qui confine bien souvent à la rigidité. Il ne relativise ainsi aucunement la règle en fonction des situations sociales et il est très souvent d’une intransigeance impressionnante dans ses positions et dans l’application de la sanction qu’il requiert en cas d’écart aux consignes [35]. Il serait possible de multiplier les exemples de l’absence de créativité et de relativité de l’enfant du point de vue des usages sociaux. Ils ne s’expliquent aucunement par son seul manque d’apprentissage des usages.

La théorie de la médiation résume la situation de l’enfant dans ce qui fait sa spécificité en soutenant qu’il est en situation d’imprégnation, alors que l’adulte et donc déjà l’adolescent sont, eux, en mesure, non seulement de s’imprégner, mais de s’approprier ce que l’autre leur apporte. L’appropriation suppose la personne et la créativité qu’elle fonde par conséquent dans le registre du social.

Conclusion en forme de perspectives

Quelles leçons est-il possible de tirer de l’ensemble de ces réflexions ? Il se confirme d’abord que la question de l’éducation est complexe, surtout si on la prend dans sa version large, synonyme de formation. Plusieurs types de paramètres interviennent. Concernant l’enfant, il faut d’abord tenir compte, d’un point de vue très général, de deux pôles distincts, bien que constamment liés, dont l’importance varie toutefois selon les situations. Il s’agit, d’une part, du positionnement de l’adulte et, d’autre part, de la créativité enfantine. Sur le premier point, il ne peut y avoir débat quant à la nécessité de l’intervention de l’adulte auprès de l’enfant ; le statut anthropologique de l’enfant interdit d’évacuer sa contribution à son éducation. Sans elle, il n’est même plus possible de parler d’éducation. En ce qui concerne le second point, il apparaît qu’il est tout aussi impossible de ne pas se fonder sur la créativité dont est capable l’enfant. Si tel n’est pas le cas, l’éducation s’assimile à un pur dressage et l’entreprise participe en dernier lieu d’une forme de violence. Toutefois, la créativité de l’enfant ne s’exerce pas dans les tous les registres de la raison du fait de sa non-émergence à la personne. Les méthodes ou les procédés éducatifs varient d’abord, de manière générale, selon le rôle et le poids attribué à chacun de ces pôles. Cela rend compte pour une bonne part de leur diversité.

En pratique toutefois, l’éducation, toujours prise dans sa plus grande extension, diffère selon les situations. En l’occurrence, elle dépend des lieux dans lesquels elle s’exerce et des personnes adultes concernées. Les lieux impriment incontestablement leurs particularités. Ce sont notamment les établissements, comme l’école ou la crèche, qui contribuent à cette éducation en étant en même temps encadrés d’un point de vue législatif. Les intervenants concernés sont, quant à eux, divers ; dans nos sociétés, il s’agit de professionnels, sauf à l’intérieur de la famille. Ces professionnels ont des formations et des missions différentes qui influent directement sur leur mode d’intervention, ainsi que sur leur conception de l’éducation. Plus la spécialisation est forte et plus la mission est précise, du moins en principe. C’est le cas de l’enseignement et de l’apprentissage, au sens de la théorie de la médiation. La mission du professeur des écoles est ainsi définie et encadrée par des textes ; elle s’inscrit dans un cursus qui comporte des degrés et autant d’objectifs différents qui doivent à chaque fois être visés, sinon atteints.

Il ne peut être question pour un professeur des écoles de s’en tenir à la seule créativité de l’enfant. Il a un programme à tenir, même s’il garde la responsabilité des moyens mis en œuvre pour le réaliser ; il a quelque chose à transmettre [36]. Toutefois, tout formateur fait intervenir les différents registres de la formation que nous avons évoqués, même dans le cas plus ou moins contraignant d’un enseignant du primaire. En effet, celui-ci ne fait pas qu’enseigner, ni même former au sens strict des futurs citoyens. Il éduque également, au sens restreint du terme ; il ne lui est pas possible de mettre de côté cette dimension, quoi qu’on puisse dire aujourd’hui. Le parent, se définissant notamment par le fait de n’être pas un professionnel [37], intervient, lui, dans tous les registres [38] ; la situation récente de confinement du fait d’une épidémie en a toutefois montré les limites, s’il en était besoin. Pour en revenir aux professionnels, un psychomotricien ou un orthophoniste, bien qu’ayant chacun des objectifs propres de prise en charge, n’en interviennent pas moins, tout comme le maître d’école, au niveau éducatif au sens strict. En outre, et c’est encore un autre facteur, tout professionnel, en même temps qu’il aura sa propre méthode, doit tenir compte de l’enfant auquel il a affaire, avec sa manière d’être, ses points forts et ses points faibles et ses éventuelles difficultés. C’est aussi, de ce point de vue, l’enfant qui le guide dans son action.

On voit donc que les fameuses « sciences de l’éducation » visent une réalité très large et qu’il n’est pas de « méthode » qui serait en elle-même meilleure qu’une autre. Quels que soient en tout cas la situation et le type d’intervention professionnelle, l’adulte est toujours là, comme responsable et éducateur - formateur. La psychanalyse a eu beau jeu de se démarquer de toutes les méthodes éducatives conduisant à faire de l’adulte un modèle pour l’enfant. Toutefois, en tant qu’elle opère avec des enfants, elle ne peut pas non plus faire sans les parents qui sont toujours là pour eux. Plus encore, l’analyste se trouve également mis par l’enfant, qu’il le veuille ou non, en position de modèle. Ce n’est qu’à partir de l’adolescence que les choses changent. Il reste que la psychanalyse montre l’importance de la dimension du désir qui régit le registre de l’éducation au sens strict. Il n’est pas possible pour un formateur, quel qu’il soit, de méconnaître le poids de ce registre. Il prend précisément d’autant plus de place que l’enfant a affaire à un professionnel ayant une mission précise auprès de lui et qu’il lui faudra que celui-là trouve les moyens de réaliser ses objectifs, du moins de tendre à leur réalisation.

Le formateur ne peut que s’appuyer sur ce registre du désir ; s’il n’y parvient pas, il risque l’échec et l’enfant avec lui. Le maître d’école doit ainsi se faire un partisan du « gai savoir » de Nietzsche. C’est évidemment ce qu’ont mis en avant les pédagogies dites nouvelles. Elles n’ont aucunement évacué le rôle et la responsabilité de l’enseignant ; il garde son pouvoir et il a quelque chose à transmettre, mais il pratique, ainsi que l’exprime Marcel Gauchet, « une autorité tutélaire assez habile pour dissimuler sa tutelle, et conserver le sujet qu’elle guide dans l’assurance qu’il n’obéit qu’à lui-même » [39]. Loin d’effacer le rôle du maître, ces formes d’éducation s’appuient d’abord et avant tout sur l’initiative dont est capable l’enfant, laquelle renvoie à la problématique du désir et de la recherche de satisfaction [40]. Une étude précise des textes et documents de ces pédagogues, ainsi que des pratiques effectives, serait à faire sur ce point.

Il reste que même dans ce registre de l’éducation, entendue ici au sens restreint de formation morale que lui confère Jean Gagnepain, il ne s’agit pas de laisser faire. La créativité dont est ici capable l’enfant résulte de sa capacité à diriger son désir, à le réglementer. Ce qui veut dire, de manière générale, qu’il faut le conduire à exercer cette capacité et donc ne pas être culpabilisé, en tant qu’adulte, de ne pas tout lui accorder, donc de lui opposer des « non » qui l’aideront à se poser par lui-même des limites. Le désir, rappellent les psychanalystes, n’est pas à confondre avec le besoin qui réclame, quant à lui, une satisfaction immédiate. Jean Gagnepain parle, de son côté, de « norme », au sens, non pas de la normalisation, mais de la normativation de son désir. C’est, entre autres, actuellement, non seulement le problème déjà évoqué de l’attention et de ses troubles, sur lesquels il est beaucoup mis l’accent, mais celui de la fameuse hyperactivité qui se trouvent ici questionnés [41]. L’attention et plus largement le comportement réglé ou contenu ont effectivement un prix qui est celui d’une sorte d’auto-contrainte qui permet de prétendre à des satisfactions d’un tout autre ordre que celles que vise le besoin. Tel est le fondement du fonctionnement éthique de l’homme et déjà donc de l’enfant.

À cet égard, il importe de dire un mot pour terminer de la question de l’autorité. Elle n’est d’abord pas à confondre avec l’autoritarisme qui est une forme de coercition et un abus de pouvoir. Elle règle en fait le rapport de l’adulte à l’enfant en ce qui concerne la question de l’éducation. Dès lors que l’on est en mesure, avec le modèle de la médiation, de clairement dissocier le registre de l’éthique de celui du social, il apparaît que l’autorité, phénomène qui demeure pour beaucoup particulièrement difficile à expliquer, relève d’abord de l’éthique [42]. Elle ne provient pas du pouvoir que l’on peut avoir sur autrui. Elle suppose que du crédit soit accordé à la personne avec laquelle on se trouve en rapport. En l’occurrence l’enfant vient légitimer cette personne et lui fait du même coup confiance. C’est lui qui confère à l’adulte de l’autorité dans la mesure où il a en lui, enfant, cette capacité lui permettant de le reconnaître comme « valable », comme « tenant la route » et capable de lui apporter quelque chose d’important, voire d’essentiel. Il faut pour cela que l’adulte en question mérite cette autorité qui lui est attribuée. Il doit être saisi par l’enfant comme ayant un projet pour lui dont il reconnaît, sur le fond, le bien-fondé, même s’il n’en a pas une conscience claire. En d’autres termes, cet adulte doit tenir une ligne éducative et convaincre l’enfant, à partir de ses propres convictions, qu’il veut son bien sans être dans la rigidité [43].

Références bibliographiques

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Notes

[1Devenu le Conseil National des Universités (C.N.U.) en 1987.

[2« Une nouvelle théorie de l’esprit : la médiation » (2006, p. 66).

[3Elle traite ainsi des stades du développement du langage, mais aussi du dessin, de la motricité et des manipulations, de la socialisation et du sentiment moral.

[4Cf. Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation (2010, p. 216, 218 et 302).

[5Idem, p. 217.

[6Et ce, quoi qu’il en soit de la place qu’est venu y tenir le parent et du rôle qu’il revendique de nos jours. En même temps, l’école affirme n’avoir affaire qu’à des « élèves ».

[7Cf. Claude Dubar, qui débute son ouvrage sur la socialisation par un chapitre consacré à Piaget (1991). Cf. également Bernard Lahire dans L’homme pluriel. Les ressorts de l’action (2001, notamment p. 139).

[8Cf. sur ce point l’ouvrage d’Agnès Thiercé, Histoire de l’adolescence. 1850-1914 (1999, notamment p. 68 et 172 pour l’éducation populaire).

[9Dans les établissements du type I.M.E. (Institut médico-éducatif) en France, les éducateurs font indéniablement aussi de l’instruction, même lorsque l’établissement comporte un ou plusieurs professeurs des écoles.

[10Chez Jean Gagnepain, on trouve en fait trois occurrences du terme éducation. Il peut être pris par conséquent dans sa version large comme synonyme de formation ou dans sa version restreinte comme formation morale. Il s’y ajoute toutefois un autre sens qui fait intervenir la dimension politique, en lien avec cette seconde conception restreinte. Jean Gagnepain l’entend alors comme « acte de gouvernement » et plus particulièrement comme « pouvoir politique de décider pour d’autres ». L’éducation se comprend dans ce sens-là comme dimension de la légalisation du légitime ou, en d’autres termes, de la politisation de l’éthique (cf. notamment Huit leçons…, p. 229, aussi p. 45 et 174). Elle s’inscrit du coup dans ce que Jean Gagnepain appelle, en empruntant à Aristote, « l’hégétique » (sur cet aspect de l’hégétique, comme « traitement du citoyen », idem, p. 229).

[11L’ouvrage L’enfant. Problèmes de genèse et d’histoire, paru dans sa première édition en 1993, constitue une présentation générale du type de travaux menés à propos de l’enfant du point de vue de la théorie de la médiation.

[12L’analyse de l’intelligence pratique donne lieu à des tests spécifiques qui ne sont pas en soi inintéressants, telle la vieille échelle d’Alexander qui vaut toutefois, telle qu’elle a été réalisée, pour des enfants d’au moins 7 ans, mais dont le principe est exploitable bien avant dans des épreuves diverses, dont certaines formes de puzzle.

[13Cf. 1987.

[14À vrai dire, ce n’est pas si simple… Nombre d’auteurs et de praticiens s’inscrivant dans le champ très large du cognitivisme renouent en pratique avec une approche génétique, alors même que leur démarche théorique s’inscrit à l’origine contre elle. C’est notamment le cas des neuropsychologues. Ils vivent toujours en eux, d’une certaine façon, le fameux désaccord entre Chomsky et Piaget (deux des « pères » du cognitivisme, plus particulièrement dans le domaine de l’enfance) et ne sont finalement pas en mesure de trancher.

[15Cf. à nouveau, pour entrer dans le détail de l’analyse, Quentel J.-C. (1993).

[16La Convention Internationale des Droits de l’Enfant, adoptée en 1989 par l’Assemblée générale des Nations-Unies.

[17Création récente à l’échelle de l’humanité et même de l’histoire de nos sociétés occidentales, puisqu’elle date à peine de la moitié du XIXè siècle. Cf. sur ce point Agnès Thiercé (1999).

[18Sur l’adolescent et son fonctionnement analysé dans le détail, cf. Quentel J.-C (2022).

[19Outre les travaux d’un certain nombre de sociologues et de philosophes politiques qui évoquent sa « libération », il faut faire aujourd’hui état des productions, le plus souvent relevant du militantisme pur, qui se multiplient sur la soi-disant « domination éducative », comme on parle de la « domination masculine ».

[20Un adulte dont il faudrait du reste préciser en quoi ou de quelle manière il constitue le paragon auquel l’enfant devrait s’efforcer de tendre. L’Adulte, avec un A, désinséré des conditions sociales dans lesquelles il s’inscrit, n’existe pas plus que l’Enfant, avec un E majuscule.

[21Cf. P. Riché et D. Alexandre-Bidon, « L’enfant au Moyen Âge : état de la question », in La petite enfance dans l’Europe médiévale et moderne (1997). Cf. encore chez ces mêmes auteurs : « Reprenant un lieu commun venant de l’Antiquité, on estime que l’enfant, dès sa venue au monde, est un infirme qui ne sait que pleurer et vagir, qui marche à la façon des quadrupèdes » (idem, p. 10). « L’enfance est la vie d’une bête », écrit encore Bossuet, en héritier de cette époque, du moins sur cette question.

[22On parlait à l’époque également d’un âge de « discrétion ». Il est à noter que c’est également le terme qu’emploie Jean Gagnepain pour rendre compte de l’analyse que l’homme introduit dans son rapport au monde.

[23« Psychopathologie et psychologie génétique » (1963, p. 37).

[24Cf. notamment Quentel J.-C., « La “faute” et sa logique dans le langage de l’enfant » (1994).

[25Il est d’autant plus important d’en appeler à la créativité de l’enfant qu’il s’agira pour lui, dans l’apprentissage de l’écrit, de prendre conscience, jusqu’à un certain point du moins, de son propre fonctionnement grammatical.

[26Aujourd’hui, on le sait, il n’est plus question que de « gestion de ses émotions ». On découvre ce registre sans s’apercevoir qu’il est travaillé depuis plus d’un siècle sous le qualificatif d’ « affectif » et, pour la psychanalyse, sous le chef, bien plus élaboré, de la « recherche de satisfaction ».

[27Cf. « Le sens moral inné du bébé » (1979, p. 87 et 84).

[28Lautréamont (1939, p. 126).

[29« Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés », écrit le poète Khalil Gibran, s’adressant aux parents, dans Le prophète.

[30Il rend compte toutefois du fait que le lien filial a quelque chose de particulier par rapport au lien conjugal et qu’on ne peut le remettre en question avec la même facilité. Il est d’une certaine manière indissoluble, tant qu’il s’agit d’un enfant. Ce point est important. Il n’en est pas de même, cependant, du lien que suppose l’échange de services qui, lui, peut être constamment rediscuté et être rompu.

[31La crise de la culture (1972, p. 243). Hannah Arendt va jusqu’à écrire : « Il est clair qu’en essayant d’instaurer un monde propre aux enfants, l’éducation moderne détruit les conditions nécessaires de leur développement et de leur croissance. » (idem p. 240. Le soulignement, qui n’est pas de l’auteur, permet de préciser clairement la notion d’« éducation moderne » telle qu’elle se trouve évoquée ici).

[32En fait, Freud, évoquant en 1905 le « naïf », à propos des mots d’esprit, précise que dans la très grande majorité de cas c’est chez l’enfant qu’on le trouve (Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1988).
Freud évoque également ailleurs, « l’âge irresponsable de l’enfance » (Sur les types d’entrée dans la névrose, p. 179).

[33L’enfant ne parvient pas, dit Jankélévitch, à entrer « dans les arrangements subtils du malentendu » (Le Je-ne-sais quoi et le Presque-rien, 2. La méconnaissance. Le malentendu (1980, p. 229).

[34Du type « j’allerai » qui est à « aller » ce que « chanterai » est à « chanter », ce type de production supposant une analyse à la fois générative, de segmentation, et taxinomique, de différenciation.

[35Winnicott évoque ainsi l’aspect « si féroce, si brutal et si mutilant » de son rapport au code (« Morale et éducation », 1965, p. 65).

[36Quoi qu’il en soit de la façon dont on conçoit l’école et son fonctionnement.

[37Cf. Quentel J.-C., Le parent. Responsabilité et culpabilité en question (2001).

[38Il est ainsi amené à s’occuper, différemment selon les familles, des devoirs de son enfant scolarisé, quoi qu’il en soit des consignes officielles. Nombre de parents conduisent par ailleurs l’enfant à la lecture dès la maternelle, ne serait-ce qu’à partir des livres qu’ils lui proposent à la maison.

[39« L’école à l’école d’elle-même. Contraintes et contradiction de l’individualisme démocratique » (2002, p. 135).

[40C’est la prise en compte de ce qu’implique l’éducation, ainsi comprise, qui a conduit nombre de parents aujourd’hui à mettre l’accent sur « l’épanouissement » de l’enfant, au point de se centrer sur ce seul point. Mais outre le fait qu’il ne faut pas confondre l’épanouissement avec une forme de béatitude, il importe de rappeler que ce n’est pas la seule dimension de la formation d’un enfant. L’adulte a la responsabilité de transmettre et il a professionnellement des missions qui sont donc d’ordre divers.

[41On parle beaucoup aujourd’hui de TDA ou de TDAH (troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité).

[42Cf. Huet A. et Quentel J.-C., « Les fondements anthropologiques de l’autorité » (2013).

[43Cf. Quentel J.-C., « Les enjeux de la parentalité et la question de l’autorité » (2013) et surtout le livre d’Audrey Jacquet, La relation éducative parent – enfant. Questionner la notion d’autorité, Paris, L’Harmattan, 2021.


Pour citer l'article

Jean-Claude Quentel« Les défis de l’éducation au regard du statut de l’enfant », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article207