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Jean-Claude Quentel

Psychologue clinicien, Professeur émérite de l’Université de Rennes 2. Mail : jean-claude.quentel chez univ-rennes2.fr. Site : http://jc.quentel.free.fr/

Une nouvelle violence faite à l’enfant : le vol de l’enfance

Résumé / Abstract

La conception de l’enfant actuellement en vogue, en phase avec « l’individualisme » contemporain, tend à en faire un « individu » au même titre que n’importe quel individu et donc un égal de l’adulte à tous les points de vue. Les sociétés occidentales œuvrent pourtant en même temps, de manière paradoxale, dans le sens d’une protection accrue à son égard. Il est rappelé ici que l’enfant a bien, d’un point de vue anthropologique, un statut spécifique et que l’occulter constitue une forme sournoise de violence dont il est nécessaire de le protéger.

The concept of the child currently popular, in step with contemporary « individualism », tends to make him one « individual » like any other individual and therefore an equal of the adult from every point. Yet western societies work paradoxically at the same time toward an approch of increased protection for him. It is recalled here that the child has a specific status from an anthropological point of view. Obscure it is a sneaky form of violence which requires protection.



Introduction

Parmi les formes de violence dont les liens familiaux sont aujourd’hui l’occasion [1], il en est une dont la mise en évidence pourra entraîner de fortes réactions et ne fera en tout cas pas l’unanimité. Elle concerne l’enfant, non pas dans le sens des violences physiques, des maltraitances ou des abus sexuels subis que l’on repère ordinairement — si l’on peut dire —, mais dans le sens singulier d’une négation de son statut, en l’occurrence de sa spécificité d’enfant. Or, à une époque où l’on tend à effacer toutes les différences en les faisant participer du même et en les situant à un rang identique [2], il n’est pas de bon ton d’évoquer une forme de spécificité de l’enfant et de son fonctionnement… Celui-ci est pour beaucoup de nos jours de fait, et non virtuellement, l’égal de l’adulte. Il est dès lors essentiel de comprendre comment nous en sommes arrivés à cette vision de l’enfant, au prix de quels malentendus, voire de quelles réductions.

Avant d’entrer dans la discussion de ce point et dans l’explicitation du type de violence dont l’enfant est aujourd’hui bien souvent l’objet, il importe de dire un mot de cette notion de violence. Elle est en effet bien souvent invoquée de nos jours, dans une ambiguïté de contenu dont on ne saurait se satisfaire si l’on a quelque ambition explicative. Certes, le terme fait partie de la langue usuelle, et partant du sens commun, mais nombre de professionnels et de chercheurs s’accommodent trop facilement de son imprécision, alors même que les questions que cette notion soulève ont des incidences sociales d’importance. Comment la définit-on ? Le but n’est bien évidemment pas ici de s’atteler à cette tâche, s’il est essentiel de souligner l’urgence d’une démarche de conceptualisation un tant soit peu rigoureuse. En ce qui nous concerne, la notion, telle que nous l’emploierons ici, renverra à un processus de négation de l’autre, d’effacement de l’altérité dans son irréductibilité à ce que nous y projetons.

I D’un enfant à l’autre

1) Un enfant pris dans le développement

Le XXè siècle a vu se développer une conception théorique et pratique de l’enfant qui en faisait un être non fini, dans la mesure où il n’apparaissait pas totalement développé. Ce qui au demeurant est indéniable du point de vue physiologique, du moins globalement. L’enfant des spécialistes s’articulait alors fort bien au sens commun, lequel s’inscrivait dans une représentation de l’enfance qui nous venait du XIXe siècle. L’enfant ne pouvait être qu’un être de développement ; telle est la thèse de la psychologie de l’enfant jusqu’aux dernières années du XXè siècle et pour beaucoup encore aujourd’hui dans ce domaine de recherche. Cet enfant-là est un produit direct de l’évolutionnisme du XIXè siècle. On cherchait à travers lui, aussi bien au siècle de l’évolutionnisme que chez les grands noms de la psychologie du siècle dernier, comment l’homme est advenu, et donc comment l’enfant devient petit à petit un homme. Il est incontestable que la psychologie génétique puise dans les travaux du XIXè siècle sa fameuse notion d’étape ou de stade [3].

Aussi le modèle qui est le sien est-il foncièrement biologique : l’enfant est un être de croissance et de développement. Dès lors, il n’est par définition pas fini ; il n’est pas complet tant qu’il est enfant. Pour le dire autrement, l’enfant ne participe pas de la Raison : celle-ci est adulte et l’enfant doit, au terme d’un certain nombre d’étapes, se l’agréger. Telle est l’essence même de l’approche de la psychologie génétique, quoi qu’il en soit des nuances apportées par les auteurs, à commencer par le plus connu d’entre eux, Jean Piaget. On peut en conclure que, dans une telle perspective, l’enfant est un être différent de l’adulte, dans la mesure où il n’est pas encore tout à fait fini ou mature ainsi que nous le serions en tant qu’adultes. Ses réalisations, quelles qu’elles soient, sont toujours jaugées, jugées par rapport à nous, c’est-à-dire par rapport à l’adulte

2) Un enfant qui possède des « compétences »

Vers la fin du XXè siècle, dans les deux dernières décennies en Europe, s’affirme une tout autre vision de l’enfant. On découvre un enfant qui a des capacités qu’on lui déniait jusque-là. L’œuvre de Chomsky est à cet égard déterminante. L’auteur s’attache d’abord à montrer que dans le registre du langage — de loin le plus travaillé dans les travaux sur l’enfant tout au long du XXè siècle —, l’enfant crée et ne fait pas qu’imiter. On ne peut donc pas réduire l’acquisition du langage à un problème d’imitation et au relevé des étapes par lesquelles il passerait pour « bien parler », c’est-à-dire en fait comme les adultes qui l’entourent. Au-delà de Chomsky, mais d’abord dans sa suite, le mouvement cognitiviste vient remettre en cause le modèle de Piaget [4] et montre, quant à lui, que l’enfant a des capacités logiques bien avant l’âge des opérations dites formelles. Se réclamant d’autres modèles, le cognitivisme vient s’affranchir des contraintes que s’assignaient les psychologues généticiens et donc des obstacles qu’à eux-mêmes ils se dressaient. Le mouvement étant très hétérogène, on verra toutefois la thèse psychogénétique se maintenir malgré tout, de manière paradoxale, chez nombre de chercheurs, notamment dans le domaine de la neuropsychologie.

Par ailleurs, dans un autre champ de la recherche qui préexistait au demeurant au cognitivisme, on découvre un enfant qui participe des mêmes processus que l’adulte en ce qui concerne la problématique du désir. La vision psychanalytique de l’enfant pénètre massivement les mentalités à partir des années 1970. Il suffit de penser ici à l’impact médiatique de Françoise Dolto. Il apparaît que l’enfant ne fonctionne pas autrement que l’adulte dans ce registre du désir et donc de la recherche de satisfaction. La thèse s’inscrit évidemment dans une complète rupture avec celle de la psychogénétique, les deux domaines s’ignorant d’ailleurs réciproquement, à quelques exceptions près. Dans des champs de réflexion totalement différents, la perspective cognitiviste et la perspective psychanalytique se rejoignent toutefois pour faire émerger la figure d’un enfant qui, d’un double point de vue, cognitif et désirant [5], participe des mêmes processus que l’adulte et ne peut donc plus être considéré comme foncièrement différent de lui.

3) L’enfant et la dialectique du désir

Entrons un peu plus dans le détail du rapport que l’enfant entretient avec cette problématique du désir ou, pour le dire autrement, de la recherche de satisfaction, car elle va nous intéresser plus particulièrement ici. Elle prend son origine dans les processus du plaisir et du déplaisir, à partir desquels l’homme va pouvoir éprouver psychiquement aussi bien de la satisfaction que de la souffrance. Que l’enfant mette en jeu dans ce registre les mêmes principes de fonctionnement que l’adulte se trouve notamment attesté par le fait que n’importe quelle production est chez lui, dans le principe, interprétable. Qu’il s’agisse de son langage, de ses manipulations, de ses jeux ou de sa manière d’être, tout en lui prête à l’interprétabilité, au même titre donc que chez l’adulte. C’est la raison pour laquelle il peut entrer dans un travail de type psychanalytique ou, plus généralement, psychothérapeutique. Rien ne le distingue à cet égard de l’adulte ; l’interprétabilité opère sur des processus qui sont de même nature, répondant donc aux mêmes lois.

Aussi bien, l’enfant nous livre-t-il une « parole pleine », pour reprendre une formulation du Lacan de l’époque des premiers séminaires. Par conséquent, ce qu’il a à dire, plus largement ce qu’il a à exprimer [6], doit être pris en compte et entendu de la même façon que pour un adulte. Certes, l’enfant n’a pas les mêmes moyens que l’adulte pour s’exprimer, d’autant plus d’ailleurs qu’il est jeune, mais il parviendra tout de même à manifester à sa façon ce qu’il a à cœur de révéler. Autrement dit et pour parler comme les psychanalystes marqués par l’enseignement de Lacan, l’enfant est un être de désir et pas seulement de besoin, au sens d’une recherche immédiate de satisfaction [7]. Il doit faire en effet, au même titre que l’adulte, avec le processus du refoulement, ou ce que Lacan a désigné du terme de manque. Dès lors, il opère, comme tout un chacun, par des moyens dérivés (qui laissent donc place à interprétation) lui permettant de se conférer une satisfaction qui n’est dès lors jamais totale puisque creusée par ce manque ou ce que Jean Gagnepain, de son côté, a proposé d’appeler « abstinence ».

La parole de l’enfant est par conséquent à prendre au sérieux, au même titre que celle de l’adulte. Elle a, de ce point de vue, du poids, une valeur, et il n’est pas possible de ne pas en tenir compte, encore moins de la disqualifier. On rompt bien ici avec la représentation d’un enfant qui serait hors de la raison [8]. Autrement dit, la parole de l’enfant, son expression, est lourde, au même titre que chez tout homme, d’émotions, d’affects ou de ressentis.

II Une particularité enfantine

1) Un enfant qu’on protège

Cette dernière conception de l’enfant a-t-elle théoriquement invalidé la première ? En réalité, l’opposition entre ces deux représentations de l’enfant n’est pas si simple qu’il y paraît… Ainsi, ceux qui aujourd’hui prônent la libération de l’enfant, au motif qu’il est finalement un individu au même titre que n’importe quel individu, sont obligés de prendre en compte, d’une manière ou d’une autre, le fait qu’ils ont affaire avec l’enfant à quelqu’un qui a besoin d’une protection particulière. L’ouvrage d’Alain Renaut, intitulé précisément La libération des enfants, est à cet égard très révélateur. Après avoir soutenu la thèse de l’individualisation des sujets-enfants, il termine sa réflexion sur un chapitre traitant de la « sollicitude » due à l’enfant et donc spécifiant à cet égard le rapport que notre société doit entretenir avec l’enfant. La question des droits de l’enfant et de leur interprétation est également très significative de la complexité du problème. Alors que certains veulent à présent les saisir comme des droits libérateurs, des « droits liberté », délivrant l’enfant des contraintes auxquelles l’univers des adultes le soumet, il importe de rappeler que leur création répond à la nécessité affirmée dès la première moitié du XXè siècle de conférer à l’enfant des droits le concernant spécifiquement, distincts par conséquent des fameux « droits de l’homme » qui sont d’ordre généraux. Il est en effet incontestable que l’enfant est plus facilement mis en situation de danger et exploitable que l’adulte.

Il s’agissait pour ces pionniers des droits de l’enfant de rappeler qu’il faut à l’enfant une protection particulière et qu’à cet égard, il n’est pas un homme comme n’importe quel autre. Ce sont d’ailleurs les adultes, et eux seuls, qui ont bâti pour lui des droits de l’enfant [9]. De nos jours, la protection de l’enfance est posée chez nous comme une nécessité de plus en plus forte, bien supérieure à ce qu’il pouvait en être il y a un siècle. Et il n’est pas sans intérêt de faire ressortir l’étonnant positionnement de nos sociétés occidentales concernant le rapport de l’enfant à la sexualité : il est redevenu l’ingénu, conception avec laquelle Freud avait clairement rompu et qui le distingue radicalement de nos jours de l’adulte [10]. La contrepartie d’une telle conception de l’enfant devant être immunisé de toute notion de sexualité est dès lors l’apparition sur la scène du social du personnage du pédophile, ce que vient souligner Jean-Pierre Lebrun [11]. Plus largement, mais de manière corrélative, Laurence Gavarini a rappelé à quel point la « passion de l’enfant » a conduit notre société à voir dans l’adulte, bien différencié de lui à cet égard encore, un possible agresseur dont il lui faut se méfier [12]

Le paradoxe dans lequel on situe la représentation actuelle de l’enfant apparaît donc ici très nettement : d’une part, il a les mêmes capacités qu’un adulte [13] et il fonctionne, du point de vue de la problématique désirante, exactement comme un adulte ; d’autre part, il doit être protégé de la société et des turpitudes d’un adulte qui lui est présenté comme dangereux et susceptible de l’agresser. Le souci extrême de la protection de l’enfance définit clairement, de manière du coup exagérée, une particularité enfantine qu’on ne saurait éluder. Et la question est dès lors la suivante : à quoi tient-elle ?

2) Un enfant qui fait problème à la psychanalyse

L’histoire de la psychanalyse nous apporte un autre témoignage de la difficulté à saisir le paradoxe de la position de l’enfant. Il est notoire, au moment où la psychanalyse est venue véritablement s’intéresser à l’enfant, qu’un conflit d’importance l’a agitée d’emblée de manière forte. Il concernait de fait deux personnages importants de l’histoire de la psychanalyse, en l’occurrence la fille du fondateur, Anna Freud, et Mélanie Klein qui deviendra la grande référence de la psychanalyse d’enfant dans le monde anglo-saxon et au-delà. Quels étaient les enjeux de cette querelle ? Ils ne sont pas au premier abord difficiles à comprendre. Anna Freud soutenait qu’une psychanalyse d’enfant ne pouvait se dérouler de la même manière qu’avec un adulte. L’enfant, rappelait-elle, demeure dans une situation de dépendance vis-à-vis de ses parents, et pas simplement d’un point de vue affectif. Du même coup, la psychanalyse d’enfants se révèle nécessairement particulière, notamment du fait d’un impossible « vrai » transfert. Dès lors, Anna Freud insistera sur la place également particulière que tient l’analyste aux yeux de l’enfant et le reproche lui sera d’ailleurs fait, non sans raison, de tendre à faire basculer la psychanalyse avec des enfants du côté d’une forme de pédagogie. Sa thèse fondamentale met en avant un enfant dont le statut est bien original, ce qui confère à la cure une coloration tout aussi originale.

Mélanie Klein, de son côté, insiste sur le fait que, dans son rapport au registre du pulsionnel et de la recherche de satisfaction, l’enfant fonctionne très exactement comme un adulte et que, dès lors, une psychanalyse d’enfant se révèle possible sans restriction. On remarquera d’emblée que l’argument de Mélanie Klein n’est pas du même ordre que sa rivale, qu’il se fonde en effet sur un autre point de vue et s’appuie sur d’autres processus. Elle est à cet égard, contre la fille du fondateur, la gardienne de l’essence même de la psychanalyse, mettant en avant le registre pulsionnel et ses avatars et se distinguant, ce faisant, de toute démarche de nature pédagogique. Pour autant, et il est ici essentiel de le souligner, Mélanie Klein ne contestera jamais le fait que, saisi de manière générale, l’enfant présente une particularité qui se retrouve dans la cure. Par conséquent, elle fait bien la différence, en tant que psychanalyste, entre un enfant et un adulte, mais elle fait déjà valoir deux registres d’argumentation distincts à partir desquels le fonctionnement de l’enfant diffère.

Ce problème se retrouvera tout au long de l’histoire de la psychanalyse, jusqu’à nos jours. On peut même affirmer que, pour originale que soit sa position par rapport à l’enfant dont elle soutient qu’il lui est possible d’entamer une analyse, la psychanalyse d’enfant prendra depuis ses origines le risque d’une dérive de nature éducative, en raison d’une particularité de l’enfant qui apparaît toujours conjointement à sa prise en charge [14]. Et l’on comprend qu’un psychanalyste contemporain réputé, nourri de l’enseignement de Lacan, ait pu soutenir, alors qu’il avait le mérite d’aborder de front la question du statut de l’enfant, que l’enfant pouvait ne pas être, sous tous les rapports pourrait-on dire, un sujet « à part entière » [15]

3) Un enfant qui se distingue de l’adolescent

Un autre type d’argument en faveur d’une spécificité du statut de l’enfant, que l’on retrouve dans le cadre de la psychanalyse mais également bien dans d’autres domaines de recherche, réside dans la mise en évidence d’un seuil, d’un « passage », entre l’enfance et l’adolescence. On aurait donc là une limite qui distinguerait l’enfant de l’adolescent et a fortiori de l’adulte. Certes, lorsque l’on évoque l’adolescence, on pense d’abord à la fameuse question de la puberté qui a, au demeurant, beaucoup travaillé Freud. Toutefois, le rapport qu’entretiennent ces deux réalités se trouve rapidement réglé dès lors que l’on renvoie la puberté à l’ordre du physiologique, alors que la question de l’adolescence relève, quant à elle, du social et du psychologique. Or, tous ceux qui ont parlé d’adolescence, depuis Rousseau et surtout à partir des travaux effectués dans le champ de l’ethnologie, ont évoqué une « seconde naissance ». Cette seconde naissance s’articule, pour faire bref, à un meurtre d’enfant, en l’occurrence à la mort symbolique de l’enfant en tout homme. Et l’entrée dans l’adolescence correspond en fin de compte à la « sortie de l’enfance » déjà évoquée [16].

Au-delà de l’ethnologie qui pose bien le principe de cette seconde naissance, c’est sans nul doute la psychanalyse, dans la suite de Lacan, qui en saisit de la manière la plus approfondie les processus. Freud, déjà, a insisté sur l’importance de cette phase de la vie humaine [17]. Il a notamment fait remarquer qu’elle correspondait à la véritable séparation d’avec les parents et à l’entrée dans des relations sociales pleines et entières. Il a même pu soutenir, de manière très étrange, que c’était l’époque à partir de laquelle se faisait vraiment la différence du conscient et de l’inconscient [18]. Les psychanalystes contemporains qui travaillent sur l’adolescence vont toutefois plus loin, soulignant tous les enjeux particuliers de cette période de l’existence par rapport notamment à l’enfance. Un auteur comme Jean-Jacques Rassial évoque à ce propos une « restructuration identitaire » touchant l’adolescent, en même temps qu’un « bouleversement pulsionnel » d’envergure. Il est, écrit-il, « au vif, comme le psychotique, de la question de l’être, de l’être-pour-soi et de l’être-pour-autrui » [19], faisant valoir une forme de « division d’avec soi-même » qui n’existe pas chez l’enfant. L’analyse est ici très proche de celle que propose Jean Gagnepain quand il évoque une « émergence à la personne », c’est-à-dire à un principe implicite d’analyse qui n’est pas encore présent chez l’enfant et qui vient précisément marquer la spécificité du fonctionnement de ce dernier [20].

Aussi, il apparaît clairement à nouveau, à partir de cet autre type d’argumentation, que les processus en jeu chez l’enfant ne sont pas les mêmes que chez l’adolescent, lequel inaugure avec la sortie de l’enfance l’entrée, certes différée socialement, dans la période adulte. Et si, sous un certain angle, l’enfant fonctionne exactement comme un adulte (auquel cas il est cohérent de soutenir qu’il n’y a pas de psychanalyse d’enfants, mais de la psychanalyse tout court), sous un autre angle, ou plus exactement dans un autre registre de processus, l’enfant présente des particularités indéniables (et il est bien alors une particularité de la psychanalyse avec des enfants).

III Enjeux et effets d’une confusion de registres

1) Deux registres de processus

Certains rétorqueront ici que ce second aspect du problème que soulève le fonctionnement paradoxal de l’enfant nous renvoie en fin de compte à du légal. Il résulterait des dispositifs mis en œuvre par une société pour gérer une population, en l’occurrence l’enfance, au même titre d’ailleurs qu’elle a depuis environ un siècle à gérer l’adolescence. Autrement dit, l’enfant serait dans une position particulière du seul fait qu’il répond à une forme de construction sociale — pour reprendre le langage tout à fait pertinent des sociologues — et qu’il serait en définitive maintenu dans la situation d’enfance. Pour le dire plus clairement encore, il n’y aurait d’enfance que produite socialement ; elle répondrait à une simple démarche d’infantilisation.

Une telle argumentation se révèle cependant rapidement intenable. Déjà, certains des arguments que nous avons précédemment fait valoir (notamment en nous appuyant sur l’expérience de la psychanalyse) obligent à trouver une autre forme d’explication. Par ailleurs, s’il est vrai que l’enfant est toujours « construit socialement » et qu’on observe effectivement autant de façons d’être enfant qu’il est de sociétés, il existe toujours de l’enfant, quelle que soit la société considérée. Cornélius Castoriadis l’avait bien saisi qui rappelait que l’enfance constitue une réalité « transhistorique », en même temps qu’elle s’atteste historiquement dans des formes d’enfance différentes [21]. Il faut s’y résoudre : s’il n’existe socio-historiquement que des enfants, l’enfance est une réalité générale ou anthropologique. C’est ce en quoi l’enfant se spécifie et se distingue de l’adulte [22]. Cependant, on ne peut s’arrêter à cette seule analyse. L’enfant concret, celui que l’on a en face de nous, ne se réduit pas dans son fonctionnement à ce registre du socio-historique et de l’identitaire. La psychanalyse, notamment, nous fait valoir dans le registre du désir un autre mode de fonctionnement dans lequel l’enfant ne se particularise aucunement de l’adulte…

Nous sommes donc conduits, logiquement et théoriquement, à poser ici deux registres de processus qu’il faut clairement différencier. Ces deux registres sont, d’une part, celui du social [23] et de la question de l’altérité ; d’autre part, celui de la recherche de satisfaction et de la problématique désirante. La théorie de la médiation de Jean Gagnepain constitue le seul modèle à avoir osé poser clairement cette dissociation de registres, ce qui a conduit Marcel Gauchet à voir en la médiation la seule élaboration théorique permettant, pour l’instant, de sortir des contradictions et des impasses dans lesquelles le problème de l’enfant et de son statut nous place aujourd’hui. L’enfant se spécifie dans son fonctionnement uniquement du point de vue du premier de ces registres. Ce qui lui confère un statut anthropologique particulier, c’est-à-dire un statut inhérent à sa condition d’enfant qui vaut quelle que soit la société dans laquelle il s’inscrit [24].

Revenons un court instant du côté de la psychanalyse. Une autre question déterminante se pose dans son champ, très rarement soulevée : quelle est la raison qui fait qu’on n’allonge jamais un enfant sur le divan ? La réponse est simple : il ne peut pas faire avec la catégorie de l’absence. Sortir de l’enfance revient à mourir à soi-même, donc à s’absenter par rapport à soi-même et aux autres [25]. Il ne s’agit plus ici du fameux fort-da qui répond à d’autres processus. Il s’agit de faire avec l’altérité radicale, la sienne propre en même temps que celle de l’autre, ce qui n’est pas encore possible pour l’enfant. Pour le dire d’une autre manière, en empruntant au vocabulaire lacanien, le champ de l’Autre avec un grand A n’est pour l’enfant jamais vide ; il est toujours plein, habité de garants dont il a anthropologiquement absolument besoin, tant qu’il est enfant [26]. Se trouve ici nécessitée une autre forme de négativité que le manque, une négativité qui, conduisant l’homme à s’absenter de lui-même, fait de lui un être divisé. Nous ne nous trouvons pas divisés en nous-mêmes simplement parce que nous sommes travaillés par l’inconscient compris comme réglant la problématique du désir. Nous sommes divisés d’avec nous-mêmes du point de vue identitaire ou de notre être social. Autrement dit, nous ne coïncidons pas avec nous–mêmes et c’est ce qui fonde précisément notre historicité : nous ne cessons de changer tout en demeurant le même [27]. Aussi Marcel Gauchet peut-il évoquer ici une « capacité d’abstraction de soi qui n’apparaît qu’assez tardivement », en l’occurrence à la sortie de l’enfance [28].

2) La mode contemporaine

La vision moderne, qui privilégie donc la ressemblance de l’enfant à l’adulte et prône leur indistinction de statut, aboutit chez certains à la totale négation d’une quelconque spécificité de l’enfant. L’individualisme contemporain, pur produit de la vision néolibérale de la société, aboutit dès lors, nous l’avons vu, à promouvoir un enfant–individu, sans particularité aucune. La Cour européenne des droits de l’homme participe, dans la suite de la Déclaration des droits de l’enfant, de cette vision de l’enfance et contribue même fortement à la distiller dans l’opinion publique à renfort de mises en garde et de condamnations des États. L’enfant se comprend même chez quelques auteurs comme une minorité opprimée parmi d’autres et au même titre qu’elles [29]. Irène Théry a été ainsi conduite à dénoncer dans le dernier chapitre de son ouvrage, déjà ancien, sur le démariage l’inconséquence théorique et pratique de l’interprétation libératrice des droits de l’enfant [30]. Dans la famille, dès lors que l’enfant est saisi comme un individu au même titre que n’importe quel autre individu, il devient l’égal de ses parents [31]. De la même façon que la mère a gagné un nouveau statut dans la famille, l’autorité étant aujourd’hui partagée et non plus le seul privilège du père, l’enfant doit gagner, insistent certains, un nouveau statut d’interlocuteur à part entière.

Les politiques, confortés par les positions de la Cour européenne des droits de l’homme, parfois dans la crainte de cette Cour, s’engouffrent dans cette nouvelle vision dominante de l’enfance qui regroupe à présent les hommes de bonne volonté, ceux qui veulent le bien de l’humanité réduite toutefois à la vision anthropocentrique qu’ils en ont. On connaît ainsi le succès des fameux conseils municipaux d’enfants qui, s’ils peuvent avoir un intérêt pédagogique, sont souvent conçus comme de véritables lieux de concertation et de contribution à la vie de la cité alors qu’ils n’en sont qu’un simulacre donnant aux élus bonne conscience lorsqu’il s’agit vraiment d’enfants. Les politiques savent pourtant, au même titre que les enseignants, qu’on ne se trouve pas dans le même type de relation lorsqu’il s’agit d’enfants ou d’adolescents. Il est d’ailleurs bien plus difficile de travailler avec ces derniers, parce qu’ils se positionnent bien différemment des enfants : ou bien ils refusent massivement leur participation à l’élaboration des politiques de la ville, ou bien ils se situent dans une contestation qui n’est pas toujours facile à gérer.

D’un point de vue éducatif, et surtout pédagogique, une telle représentation de l’enfant aboutit à prétendre qu’il doit trouver par lui-même. La formule n’est pas en soi inintéressante, bien au contraire, s’il s’agit d’évoquer les capacités dont dispose effectivement l’enfant. Le faire mettre en œuvre sa créativité est une nécessité, l’inculcation sur le seul mode de l’imitation ne pouvant être avec lui une attitude appropriée. Les pédagogies actives jouent toutes des possibilités inventives de l’enfant et notamment de son désir d’apprendre. Il ne s’agit aucunement de contester leur pertinence. La formule est toutefois entendue aujourd’hui par certains d’une toute autre manière. Il s’agirait selon eux de laisser l’enfant trouver sans qu’il ait l’appui actif de l’adulte [32]. En d’autres termes, une telle attitude reviendrait à ce que le professionnel n’assume plus sa fonction et donc sa responsabilité d’éducateur et de pédagogue. Or, même dans les pédagogies dites actives, le professionnel est toujours là en soutien de l’enfant ; il continue de le guider sans lui imposer pour autant d’emblée son propre savoir [33]. On comprend qu’une des questions décisives que ce débat contemporain soulève soit celle de la transmission  : qu’en est-il des processus qui en rendent compte [34] et peut-on encore penser transmettre quoi que ce soit, dans l’univers scolaire notamment, si l’on récuse le rôle et l’importance de l’adulte et de la société qu’il représente ?

3) La violence faite à l’enfant

Cette mode contemporaine qui veut voir en l’enfant un individu capable de trouver d’emblée en lui-même les ressources lui permettant de se positionner et d’agir pleinement comme un homme est en même temps d’une surprenante prétention. Nous serions, nous sociétés occidentales modernes, en mesure de délivrer l’enfant de toute contrainte et nous récuserions par la même occasion les manières d’agir auprès de l’enfant de tous ceux qui nous ont précédés. Nous serions les seuls dans l’histoire à avoir compris et du coup à soutenir que l’enfant n’a pas de statut particulier, sinon celui qui lui est politiquement et donc conjoncturellement assigné. Une telle attitude constitue un refus de s’interroger sur les raisons qui ont conduit toutes les sociétés jusqu’à nous et autour de nous à conférer à l’enfant un statut spécifique par-delà les différences de traitement dont il est l’objet. On peut raisonnablement faire l’hypothèse que le statut de l’enfant a constitué pour l’ensemble de ces sociétés, malgré la diversité de leurs usages sociaux concernant l’enfance et l’éducation, un point de butée, de roc au sens que la psychanalyse donne à ce terme. Autrement dit, une réalité anthropologique s’est ici imposée à elles, comme elle s’impose au demeurant à nous ainsi qu’en témoigne le paradoxe dans lequel nous nous inscrivons.

Éluder ce statut anthropologique de l’enfance, refuser de le voir, relève d’un déni de la réalité, donc d’une forme de perversion au sens psychopathologique. Ce « je sais bien, mais quand même » qui définit l’attitude perverse pour la psychanalyse et la vision en vogue de l’enfance débouchent précisément sur une violence faite à l’enfant. En l’occurrence, on occulte sa spécificité, et on le traite comme s’il n’était pas un enfant. Or, l’enfant doit être protégé, y compris de ce genre d’attitude de l’adulte à son égard. Il doit être en fait « porté », psychologiquement et socialement, par l’adulte, tout au contraire de ces représentations qui seraient à la pointe de la modernité. S’il doit être considéré comme une personne, c’est précisément à travers l’adulte qui le porte et lui confère par procuration une capacité dont il ne dispose pas encore par lui-même. Le devoir de l’adulte, c’est non seulement de lui garantir une protection, mais de lui donner les repères identificatoires dont il a besoin pour se structurer dans la construction de sa personnalité. En somme de l’éduquer.

Ainsi, c’est une forme de violence faite à l’enfant que de lui demander d’exercer une autonomie dont précisément il n’est pas capable. Une telle exigence est au-dessus de ses forces, plus exactement au-delà de ses capacités. Cette question de l’autonomie soulève de nos jours un débat grave et inquiétant, officialisé par la prise de position de la fameuse Déclaration des droits de l’enfant [35], notamment dans ses conséquences éducatives. L’enfant n’est pas encore capable d’autonomie, au sens étymologique du terme et du point de vue des processus anthropologiques requis. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans tous les projets éducatifs, on trouve le terme en bonne place : on se donne d’abord et avant tout comme projet de lui procurer toutes les armes dont il aura besoin pour l’exercer véritablement quand le temps sera venu pour lui, c’est-à-dire quand il en sera anthropologiquement capable [36]. « Pour devenir effectivement autonome il ne faut pas être posé primitivement comme tel (tout en étant reconnu comme ayant vocation à l’auto-nomie) », résume Marcel Gauchet [37].

C’est également une forme de violence faite à l’enfant que de penser faire jouer en lui une responsabilité dont il n’est pas encore capable. Entre autres, de lui demander d’assumer sa parole, de l’assumer socialement, dans son rapport à l’autre [38]. La responsabilité se rapporte à l’autre face de la Personne, telle que Jean Gagnepain la définit, la première de ces faces rendant compte précisément de l’autonomie comme capacité [39]. Il ne suffit pas de décréter que l’enfant doit être responsable et qu’il doit exercer d’emblée sa responsabilité pour qu’il soit en mesure de le faire. L’adulte ne peut décider de l’émergence en l’enfant de cette capacité ; il n’en a pas le pouvoir. Ce qui ne l’empêchera pas de lui conférer éducativement des « petites responsabilités », comme on dit, c’est-à-dire des responsabilités sous contrôle, qui ne supposent pas de réelle délégation de la part de l’adulte mais une forme d’apprentissage. Il doit par ailleurs être entendu que la responsabilité dont il s’agit ici n’est pas la responsabilité telle qu’elle se trouve définie par le droit ; elle renvoie, comme l’autonomie, à une capacité de nature anthropologique qui règle le fonctionnement de l’homme d’un point de vue social et relationnel.

Hannah Arendt ne s’y est pas trompée lorsqu’elle rappelle que c’est la responsabilité de l’adulte de prendre en charge et d’éduquer l’enfant, donc d’assumer pour lui une responsabilité dont il n’est pas encore capable. Et, conclut-elle avec conviction, celui qui n’assume pas cette responsabilité vis-à-vis de l’enfant est tout bonnement irresponsable [40]. Cette irresponsabilité secrète immanquablement une violence dont l’enfant fait les frais.

Conclusion

Cette violence qui s’exerce vis-à-vis de l’enfant répond tout simplement à un vol de son enfance. Elle incite à réagir, car il n’est pas possible d’agir de telle sorte qu’on dérobe à l’enfant son enfance [41]. Car cette enfance, nous allons, une fois adulte, la garder en nous, ainsi que Freud l’a depuis longtemps montré. Elle demeure en nous et doit demeurer en nous ; elle participe de nos racines, de nos liens premiers. Elle constitue une dimension en nous, toujours active, de la personne. Le philosophe Gaston Bachelard, qui s’est exprimé de manière très originale sur l’enfance, en faisait le « puits de l’être », puits auquel, en tant qu’adulte, nous ne cessons de nous abreuver [42]. L’enfance, soutenait quant à lui Jean Gagnepain dans ses séminaires inédits, se révèle être « la source vive de la personne ». Encore faut-il que cette enfance ait été respectée chez l’enfant, lors de notre état d’enfance, et qu’on ne l’ait pas fait disparaître d’emblée ! La pire des attitudes consiste ici à vouloir « adultiser » l’enfant.

Aussi est-il impératif de cesser de déstabiliser les familles en leur inculquant des manières d’être avec l’enfant qui aboutissent à mettre en œuvre, avec souvent la meilleure intention du monde, une telle forme de violence vis-à-vis de l’enfant. Certes, il faut écouter l’enfant ; il a effectivement des choses à exprimer. Mais il est faux, et surtout dangereux pour l’enfant, d’affirmer qu’il doit tenir aujourd’hui une place dans la famille équivalente à celle de ses parents. Cela revient d’ailleurs à d’autant plus le mettre en difficulté qu’il s’agit d’une négation de la dimension du générationnel et de son inscription dans un lignage. Il faut cesser, de la même façon de mettre en porte-à-faux les professionnels de l’enfance, lesquels en arrivent souvent à douter — la pression des parents et du social s’ajoutant à leur trouble — de la valeur des principes éducatifs qui sont les leurs [43]. On en est venu aujourd’hui à l’école à faire parfois signer le règlement intérieur à l’enfant, et ce dès la maternelle. En l’occurrence, on se trompe d’objectif. Certes, l’enfant doit être éduqué à cette dimension, mais il se trouve dans la totale incapacité de signer un contrat qui l’engage, dans un rapport de réciprocité avec l’autre, ici avec l’adulte. De la même façon, certains professionnels de métiers libéraux, tels les orthophonistes, demandent à présent à l’enfant de signer un contrat qui l’engage dans le rapport qu’il a avec eux. C’est ici confondre, d’une part, un engagement au sens du désir, une implication faisant travailler en lui la question de ce qu’il veut, avec, d’autre part, un engagement au sens, cette fois, d’un positionnement dans la relation, engagement social en son principe nécessitant la participation à ce qu’on désigne aujourd’hui de l’expression de « lien social ». Françoise Dolto, qui constitue souvent ici une référence, ne s’y trompait précisément pas et, à sa façon mais tout comme Hannah Arendt, elle n’a cessé de rappeler l’importance de la responsabilité parentale.

Il est en conclusion grand temps de saisir théoriquement et de faire jouer en pratique l’importance de la dissociation des registres de fonctionnement de celui qu’on appelle un enfant, et notamment de ne pas confondre en lui la problématique désirante avec celle de l’altérité et du lien social.

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Notes

[1Cet article constitue la reprise d’une intervention faite au XIé Congrès de Parentel. Organisé à Brest les 16 et 17 juin 2016, ce congrès avait pour titre « De quelles violences les liens familiaux sont-ils l’occasion ? ».

[2Cf. (M.) Gauchet, La démocratie contre elle-même (2002, p. 373).

[3Cf. (J.-C.) Quentel, L’enfant. Problèmes de genèse et d’histoire (1993).

[4Piaget dont on fait pourtant paradoxalement, du fait de ses travaux dans le champ du cognitif, l’un des pères du cognitivisme…

[5D’autres diraient ici « affectif », mais cette notion demeure beaucoup trop imprécise, au même titre que celle d’ « intellectuel », à laquelle on n’a cessé de l’opposer.

[6Son expression déborde en effet le langage, au sens strict : elle utilise aussi bien des moyens techniques (des « manipulations », comme on dit couramment), des dessins ou des modes d’être que des mots. Il peut, de même, faire des lapsus, mais également des oublis ou des actes manqués qui n’ont pas besoin de passer par des mots.

[7Si l’on vient à ne considérer chez lui que les besoins qu’on lui présuppose, on risque de l’exposer à une forme de gavage à laquelle il viendra réagir, à un moment ou à un autre, par un refus inconscient, refus de manger sans nul doute, mais aussi bien refus d’apprendre, notamment dans le cadre scolaire…

[8Il faut cependant entendre dans ce terme de « raison » une forme de fonctionnement spécifique à l’homme qui ne se réduit pas à la logique.

[9Toutefois, le problème est immédiatement faussé par le fait que les droits de l’enfant s’étendent jusque 18 ans, c’est-à-dire un âge où précisément, depuis plusieurs années déjà, il est sorti de l’état anthropologique d’enfance. L’enfant dont nous parlons doit être clairement distingué de l’adolescent, création sociale le maintenant dans une « enfance de culture », comme le soutenait dans ses séminaires inédits Jean Gagnepain. Nous viendrons un peu plus loin sur la question de l’adolescent.

[10Cf. (G.) Neyrand, « Émergence de l’enfant sujet et paradoxe de la médiatisation » (2005, p. 21).

[11(J.-P.) Lebrun J.-P., Les risques d’une éducation sans peine (2008, p. 172). C’est le pédophile en tant que « personnage social » qui nous intéresse ici (cf. W. Albardier, « La fonction sociale du pédophile… », 2010) ; l’importance qui lui est conférée sur la scène du social s’explique par le fait qu’il est devenu l’envers de la figure de l’enfant-individu que l’on prône aujourd’hui.

[12(L.) Gavarini, La passion de l’enfant. Filiation, procréation et éducation à l’aube du XXIè siècle (2001, ch. 5, « L’enfance, espèce en danger : le soupçon généralisé », p. 162 et sv.).

[13Certains sociologues de l’enfance, privilégiant la notion de culture enfantine, vont même jusqu’à considérer l’enfant comme étant pleinement acteur ou sujet, voire en font d’emblée un citoyen.

[14« Dans ce qu’on appelle la psychanalyse d’enfants, on hésite pas à pratiquer la greffe symbolique ou à faire prothèse symbolique (aussi bien M. Klein que F. Dolto). En quoi la psychanalyse d’enfants comporte une inéluctable dimension éducative », peut ainsi écrire Regnier Pirard (Anthropies. Prolégomènes à une anthropologie clinique, 1991, p. 25).

[15(P.) Valas P., « Qu’est-ce qu’un enfant ? » (1987). L’auteur, répondant oui à la question « l’enfant peut-il entrer dans l’acte analytique ? », conclut notamment, comme d’autres, à la difficulté de saisir « les fins de l’analyse ». Regnier Pirard se montre plus précis : « L’enfant, bien qu’il soit — comme on dit — sujet de désir, n’est pas pour autant vraiment acteur et auteur de sa propre vie. Il demeure jusqu’au seuil de l’adolescence dans une imprégnation du milieu de vie (généralement, la famille) qui le modèle inévitablement, pour le meilleur et pour le pire. Et le thérapeute d’enfant demeure toujours, qu’il le veuille ou non, un éducateur. Sa position de thérapeute, il l’empreinte à la tutelle parentale […] » (id., p. 86).

[16Cf. (J.-C.) Quentel, L’adolescence aux marges du social (2011).

[17Freud ne parle quasiment pas d’adolescence, mais de puberté, la notion ne s’étant par ailleurs pas totalement imposée aux tout débuts du XXè siècle.

[18(S.) Freud, « L’inconscient » (1915, p. 109) et L’homme aux loups. À partir de l’histoire d’une névrose infantile (1914, p. 102).

[19(J.-J.) Rassial, L’adolescent et le psychanalyste (1990, p. 139).

[20(J.) Gagnepain, séminaire 1978-1979, Problèmes d’acquisition, non publié et, notamment, Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation (1994-2010, p. 197) ; (J.-L.) Brackelaire, La personne et la société. Principes et changements de l’identité et de la responsabilité (1995, p. 142 et sv.) ; (J.-Y.) Dartiguenave et (J.-F) Garnier, Un savoir de référence pour le travail social (2008, p. 140 et sv.) ; (J.-M.) Le Bot, Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique (2010, p. 66 et sv.), (J.-C) Quentel, L’enfant n’est pas une « personne » (2008, p. 34 et sv.) et (2011, p. 31 et sv.).

[21« L’être-enfant est une institution de forme transhistorique au sens que toute société doit donner un statut institué quelconque aux enfants. Mais cette institution est en même temps profondément historique, car ce que signifie concrètement être-enfant dans chaque société particulière change avec la totalité de l’institution de cette société » (C. Castoriadis, « Institution première de la société et institutions secondes », 1995, p. 113, souligné par l’auteur). On soulignera le fait que ce transhistorique, trop facilement rapporté à du naturel, implique par ailleurs un type de relation et de lien spécifique.

[22Il doit être entendu que l’enfant n’est pas ici à confondre avec le petit physiologique. Il est une réalité spécifiquement humaine et non naturelle, comme l’est le petit de l’homme. C’est en ce sens qu’il constitue une réalité anthropologique.

[23Il faut entendre ici par social la capacité même de nouer du « lien social ».

[24Aussi ne peut-il pas être saisi comme citoyen à part entière, ni comme contributeur de sa société dès la naissance et durant toute son enfance. La notion d’acteur, voire de sujet, qu’utilisent ici les sociologues de l’enfance demeure, on le voit, très mal définie et méconnaît la question du statut anthropologique de l’enfant (et du type de relation dans lequel il se trouve pris). Cf. (J.-M.) Le Bot (2010, p. 59 et sv.).

[25Il s’agit, autrement dit, de prendre de la distance aussi bien par rapport à soi que par rapport à ceux avec lesquels on entre en relation. Cette prise de distance fonde ce qu’on appelle aujourd’hui la « réflexivité » ; elle rend compte de l’apparition foncièrement inconsciente du pronom réfléchi « Se ».

[26Et il ne l’est donc pas jusque l’âge de 18 ans, comme le soutiennent, de manière d’ailleurs arbitraire, les droits de l’enfant.

[27Soi-même comme un autre, énoncera Paul Ricœur, en titre d’un de ses ouvrages (1990). La capacité de devenir un autre tout en demeurant le même s’articule chez Ricœur à la notion d’ « identité narrative ».

[282015, p. 163.

[29Cette position culmine chez Shulamith Firestone, féministe militant pour l’abolition pure et simple de l’enfance (Pour l’abolition de l’enfance, 1970, notamment p. 65).

[30(I.) Théry, Le démariage. Justice et vie privée (1990, p. 337 et sv.). Il ne saurait y avoir de République des enfants, rappelle de son côté Marcel Gauchet, et cette « construction idéale » est « l’œuvre des adultes ». On peut toujours en rêver, elle demeure impossible (2002, p. 131).

[31« Les enfants deviennent en quelque sorte des pairs, écrit Laurence Gavarini, c’est-à-dire des personnes à égalité, à parité avec les parents : leurs désirs doivent être respectés, leur jugement doit être entendu, leur volonté doit être exécutée. À l’inverse, l’exercice traditionnel de l’autorité par la contrainte est peu à peu assimilé à un pur comportement violent, d’autant qu’il s’assortit de punitions ou de menaces et de coups. » (2001, p. 185).

[32Marcel Gauchet, dans un article de 1985 consacré à l’école, évoquait à ce propos « la mythologie de la libre créativité constituant l’enfant en acteur social exemplaire » et de « l’utopie par excellence » qui consiste à prétendre « conduire [les hommes] et les constituer entièrement, mais sans jamais les contraindre, et de telle sorte que tout soit vécu par eux comme tenant à leur initiative autonome » (2002, p. 130 et 134-135).

[33Marcel Gauchet, toujours, résume ce positionnement de la manière suivante : « une autorité tutélaire assez habile pour dissimuler sa tutelle, et conserver le sujet qu’elle guide dans l’assurance qu’il n’obéit qu’à lui-même. » (id., p. 135).

[34Sur ce point, cf. (J.-C.) Quentel, « Dette et rupture ou ce qu’une génération doit à une autre » (2011b) et « La transmission du point de vue des sciences humaines » (2014).

[35« Cette obsession de l’autonomie est illustrée, jusqu’à l’absurde, par la très officielle Déclaration relative aux droits de l’enfant de l’ONU, qui, significativement, s’est dérobée devant l’édification de paliers de maturité pour édicter, par exemple, les droits d’opinion et d’expression de l’enfant, hors de tout contrainte parentale, sans considération d’âge, autrement dit, dès la naissance », écrit Paul Yonnet (Le recul de la mort. L’avènement de l’individu contemporain  ; 2006, p. 361).

[36Sur cette question de l’autonomie, cf. Quentel J.-C., « L’autonomie de l’enfant en question » (2014b).

[37« L’enfant imaginaire » (2015, p. 163, souligné par l’auteur).

[38Dans un cadre juridique, notamment. Cf. Lacan : « L’enfant aussi a une parole. Elle n’est pas vide. Elle est aussi pleine de sens que la parole de l’adulte (…). La parole admirable de l’enfant est peut-être parole transcendante, révélation du ciel, oracle de petit dieu, mais il est évident qu’elle ne l’engage à rien » (Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, 1975, p. 255).

[39Cf. notamment, Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation, op. cit., p. 48, 130 et sv.

[40L’adulte, disait-elle, porte pour l’enfant « la responsabilité du monde » ; il est donc irresponsable celui qui refuse de l’assumer (La crise de la culture, 1954, p. 242-244).

[41Mal compris, « les droits de l’enfant, écrit Laurence Gavarini, vont à l’encontre “d’un droit des enfants à l’irresponsabilité”, de leur “droit premier à la protection”, en fin de compte d’un “droit à l’enfance” » (2001, p. 186).

[42La poétique de la rêverie (1960, p. 98). Bachelard évoque à plusieurs endroits de son œuvre la permanence de l’enfant en nous.

[43Cf. (J.-P.) Lebrun, « Des incidences de la mutation du lien social sur l’éducation » (2004, p. 156 et 168 et sv.) ; Les risques d’une éducation sans peine (2016).


Pour citer l'article

Jean-Claude Quentel« Une nouvelle violence faite à l’enfant : le vol de l’enfance », in Tétralogiques, N°27, Varia.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article195