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Jean Claude Schotte

Philosophe, philologue classique et linguiste par sa formation initiale, Jean Claude Schotte est actuellement psychanalyste au Luxembourg, membre de l’Association freudienne de Belgique (ALI).

Ça casse mais pas n’importe comment… Petite introduction à l’explication dialectique en axiologie

Résumé / Abstract

En prenant quelques idées freudiennes comme point de départ, le statut paradoxal du lapsus et du mot d’esprit, et la transformation de la régulation économique de la vie pulsionnelle par le refoulement, le texte présente une brève introduction à l’explication dialectique en axiologie. L’axiologie ou théorie de la Norme fait partie de la théorie de la médiation, un modèle général d’anthropologique clinique : élaboré en référence à des dissociations cliniques mais applicable par analogie sur divers plans d’activité humaine (le Signe, l’Art, la Personne et la Norme). La présentation axiologique proposée ici ne fait qu’évoquer les seules névroses, à titre d’exemple.

Mots-clés
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Le présent texte sur l’axiologie médiationniste, est basé sur deux posts publiés sur le blog du site www.psychanalyse.lu en 2017. Sans prétention aucune à l’originalité ni à la plus stricte exactitude, il a été écrit à la demande des rédacteurs de la revue Tétralogiques pour des lecteurs qui ne sont pas des familiers de la théorie de la médiation, mais bien des sciences humaines en général. Il présuppose plus particulièrement un héritage freudien, mais emploie Freud très souplement [1]. Se faire comprendre assez rapidement, pour donner une idée des enjeux et des démarches, tout en se permettant un plaisir, voilà le but d’un propos en somme plutôt hédonique : pas n’importe quoi n’importe comment, mais pas non plus trop exigeant, vu les circonstances.

1. La dialectique de la Norme

Rendre l’humain intelligible sur plusieurs plans, par le recours à l’analogie et la clinique

La théorie de la médiation, une théorie en sciences humaines, se présente comme un modèle : une seule explication en général que l’on peut représenter schématiquement, mais que l’on doit conceptuellement spécifier à travers divers champs à penser séparément, quatre plans : 1. un plan glossologique qui explique le monde langagier des « messages », 2. un plan ergologique qui explique le monde technique des « ouvrages », 3. un plan sociologique qui explique le monde social des « usages », 4. un plan axiologique qui explique le monde moral des « suffrages » [2]. L’avantage heuristique d’un modèle est grand : il est possible d’élaborer et d’explorer des hypothèses par le recours méthodique à l’analogie d’un plan à l’autre (la plupart du temps c’est la théorie glossologique, expérimentalement mise à l’épreuve et largement validée à l’heure actuelle, qui sert de point de départ aux analogies).

Quel que soit le plan envisagé, l’activité humaine y est conçue comme le résultat dialectique transitoire d’une opposition entre aptitudes d’une part animales (des capacités naturelles), d’autre part spécifiquement humaines (une faculté de formalisation). Quatre dialectiques irréductibles les unes aux autres sont ainsi conçues à titre d’hypothèse : 1. celle du Signe, 2. celle de l’Art, 3. celle de la Personne, 4. celle de la Norme.

Par ailleurs, chacune des aptitudes à explorer est susceptible d’être atteinte pathologiquement, mais pas n’importe comment : ça casse, mais pas n’importe comment. Les atteintes maladives à la fois sélectives et partielles permettent d’examiner à titre d’hypothèse l’ensemble des facteurs déterminants de la dialectique, plan par plan. Les hypothèses de l’anthropologie médiationniste sont ainsi à construire en référence à ce que la clinique à la fois différentielle et complémentaire de toutes les maladies, tant d’ordre neurologique que d’ordre psychopathologique, qui sont le douteux privilège de l’humain, en apprennent. Elles sont à préciser, confirmer ou invalider par le recours à la méthode noso-analytique (ou patho-analytique).

L’explication dialectique

Le seul mot « dialectique » fait déjà fuir certaines gens. Précisons donc : cette dialectique ne libère aucun esprit qui vit dans l’ombre d’une grotte, elle n’arrache personne au monde illusoire des sens pour qu’il entame son ascension vers le monde olympien des idées pures à la manière du théoricien platonisant. Et précisons surtout : cette dialectique n’est nullement historique à la manière de Hegel ou de Marx. Cette dialectique ne va nulle part : rien n’est là pour y mettre fin dans des lendemains qui chantent. De même, rien non plus ne permet d’en situer la perfection à l’envers, dans le passé d’un âge d’or malheureusement déchu ou dans un paradis terrestre. Les temps de cette dialectique explicative sont purement logiques – ils servent à rendre intelligible aussi adéquatement que possible un fonctionnement, lui-même à titre d’hypothèse dialectique. Et que l’explication soit bonne ou non, de toute façon, l’humain fonctionne et dysfonctionne sans avoir besoin d’un théoricien pour acculturer son environnement immédiat et en faire un monde humain, irrémédiablement médiat, réaménagé à la mesure d’une formalisation qui l’arrache à cet environnement et y introduit une causalité structurale.

L’explication freudienne du lapsus et du mot d’esprit

Pour saisir le sens et la pertinence d’une explication dialectique en sciences humaines, on prendra comme exemple, sur un autre plan d’activité humaine, axiologique, l’explication freudienne du lapsus, de l’acte manqué. Pensez-à quelqu’un qui a l’intention de faire ceci ou cela, mais dont l’intention n’aboutit pas, au contraire. C’est une autre intention qui est réalisée, laquelle peut même être opposée à l’intention délibérée. Le ratage en acte a ses raisons. Il s’explique. Il n’est pas dû à une inattention ou à une fatigue, mais au retour d’un refoulé implicite : la pulsion dont la satisfaction avait été prohibée, a trouvé satisfaction quand même. L’acte observable résulte d’un compromis entre des volontés en conflit (ein Willenskonflikt) [3], dit Freud : une volonté consciente qui essaie de bloquer quelque chose, et une volonté inconsciente qui l’emporte et qui dès lors se manifeste en fracassant les barrages de la censure ‒ d’où l’embarras, la culpabilité, la honte, le désagrément, l’Unlust.

Il en va de même dans le mot d’esprit qui résulte également d’un conflit de volontés, mais la balance y penche dans l’autre sens, dans l’autre cens à vrai dire, puisque la censure y est contournée avec saveur ‒ d’où le plaisir, la Lust. Le mot d’esprit consiste à réussir le retour du refoulé, mais délibérément : l’humour consacre une contradiction dépassée sans embarras, par défi. Il récompense l’art de dire sans dire, de s’interdire mais de dire quand-même. C’est une formation de compromis (eine Kompromissbildung) voulue parce que satisfaisante malgré la nécessité de refouler : la satisfaction est réalisée mais sans céder directement à l’envie pulsionnelle d’un plaisir immédiat et facile, ce genre de plaisir que pourrait procurer une insulte proférée sans retenue, un juron lancée sans se contenir, un blasphème destiné à profaner l’enceinte sacrée [4]. Voilà l’idée de la dialectique à la manière freudienne : un conflit résolu en un sens ou un autre, mais sans gagnants définitifs, sans résolution finale tant que la pulsion pousse et que le refoulement originaire (Urverdrängung) n’a pas été aboli.

Rigorisme, hédonisme et héroïsme

On pourrait aussi dire ‒ et je ne parlerai plus en freudien seulement, mais aussi en termes médiationnistes, à la manière axiologique de Jean Gagnepain ‒ que certaines gens sont si tourmentés par la justesse des mesures éthiques dont ils sont capables qu’ils ne tolèrent aucun écart par rapport à des principes très prégnants. Leur morale en acte se fait formaliste, rigoriste, rien n’échappe à la répression des pulsions, quelles que soient les circonstances. Mais le risque est d’autant plus grand d’un retour du refoulé, puisque la pulsion pousse tant qu’elle n’est pas satisfaite, et pousse rapidement à nouveau une fois satisfaite.

L’auteur du mot d’esprit en revanche est un hédoniste, ou même un héros de la parole audacieuse cultivée par défi : ses principes éthiques, il en a sûrement, lui permettent de mesurer la distance qui sépare un dire légitime d’un dire illégitime, mais ils ne le rendent pas muet, ils n’en font pas un bégayeur, ils ne commandent pas d’aseptiser tout discours. Ils n’empêchent pas qu’il se permette un relâchement moral en acte, variable selon les circonstances, par exemple compte tenu du public qui profitera de sa bonne parole. Son discours peut être passablement grossier entre vieux copains réunis pour une guindaille [5]. Retenu lorsqu’il visite sa vieille grand-mère pieuse, mesuré quand il endosse son costard pour voir le grand patron de la banque et contrôlé lorsqu’il participe à une commémoration solennelle. Vraisemblablement neutre mais en fait drôlement allusif en présence d’une assemblée mixte d’amis et de famille où les enfants entendront autre chose que les adultes. Et quelquefois son discours sera licencieux, osé, provocateur pour tous ceux qui ont l’habitude de péter trop haut, mais il sera difficile à parer quand-même par les gens sérieux au point d’être coincés, car vertigineusement sophistiqué et orchestré avec bravoure. Il se permet, mais pas n’importe comment ni n’importe quoi.

La dialectique de la Norme

Je reformulerai alors les trois temps logiques de la dialectique de la Norme comme suit :

1. un temps « naturel », qui n’est pas le propre de l’humain et qu’il faut en lui-même décortiquer pour y distinguer l’affect, la pulsion et l’intérêt :

  • l’affect sans but, l’éparpillement impressionniste des sentiments (comparez, sur le plan de la représentation étudiée par le spécialiste du langage, la sensorialité) ;
  • le recentrement des affects sans but par l’accrochage pulsionnel aux objets (dits « projets ») susceptibles d’offrir du plaisir avec le moins de détour possible, la mise en branle vers l’objet, l’appétit des choses, recta linea, par le chemin le plus court (comparez, glossologiquement, la gestaltisation perceptuelle opérée à partir des sense-data) ;
  • le désinvestissement de ces projets en vue d’autres projets, soit la suspension de la satisfaction immédiate dans l’intérêt d’un bien différé mais qui valorise le prix de la suspension, qui rend intéressante la dépense d’énergie (comparez l’imagination dont est capable l’animal sur le plan de la représentation, c’est-à-dire la mise en rapport d’un indice et d’un sens, dont l’exemple type est la danse de l’abeille qui indique où aller butiner) ;

2. un temps formel qui est spécifiquement humain :

l’accès à la logique purement structurale du même et de l’autre, plus exactement l’abstinence éthique à l’égard de la satisfaction intéressée, déjà orientée des pulsions,

soit l’introduction de mesures d’(il)légitimité strictement négatives dans l’univers sinon seulement biologique des pulsions en marche vers une plus-value,

soit l’introduction d’une marge de liberté virtuelle par l’analyse structurale, dite « rationnée », à la fois des énergies pulsionnelles à dépenser et des buts qui satisfont les pulsions : les dépenses se transforment en méthodes parce qu’il n’est plus possible de dépenser indistinctement tout d’un coup ; et les biens se font mérites parce qu’il n’est plus possible de consommer indistinctement tout d’un coup (comparez la définition strictement négative des « valeurs » phonologiques et sémiologiques, valeurs au sens saussurien du mot) ;

3. un temps situationnel, le temps de la formation du compromis en acte à l’épreuve de la réalité :

la mise à l’épreuve concrète, variable selon la conjoncture, de la liberté sinon seulement virtuelle à l’égard des pulsions,

soit choix et programmation, autant d’une méthode que d’un mérite, par récusation des autres possibles, virtuellement prégnants,

soit la réalisation effective (morale), mais formellement (éthiquement) contrainte de la satisfaction orientée des pulsions selon plusieurs tendances morales, tantôt formaliste tantôt hédoniste et tantôt héroïque (comparez l’acte de prononciation et de conceptualisation, respectivement mythique, scientifique et poétique).

L’autre scène ou le manque [6]

En simplifiant les choses, en faisant marche arrière pour retrouver Freud dans un intérêt pédagogique, on pourrait aussi dire ceci : l’humain, ainsi que tout psychanalyste peut s’en rendre compte au quotidien, est confronté à une question de régulation des plaisirs et des déplaisirs, purement économique. Mais cet humain n’en reste pas là, car au fond cette affaire économique est purement animale, propre au vivant qu’il est.

Humainement parlant, cette problématique change radicalement parce que l’humain se clive en refoulant. Quoiqu’il entreprenne pour aller trouver du plaisir, il y a alors toujours un envers du décor, « une autre scène » [7], quelque chose qui lui échappe mais qui le contraint, même malgré lui, et par-delà toutes les circonstances : il a envie de ceci ou cela, il peut même s’investir pour en arriver là, mais il est sous l’emprise d’une espèce d’« il faut que/il ne faut pas que ». Et cet « il faut que/il ne faut pas que » complique les choses, pour le meilleur comme pour le pire, puisque les pulsions, au lieu de se heurter seulement à des obstacles circonstanciels, se heurtent désormais à des obstacles intérieurs, propre au fonctionnement humain lui-même.

Quoiqu’il arrive, il manque quelque chose, par principe, structuralement ‒ et pas uniquement parce que la satisfaction est frustrée faute d’objets de satisfaction réels. L’humain peut s’opposer à la réalité de cet impératif qui fait partie de son humanité, ou au contraire en jouer au mieux de ses capacités, sa latitude en acte est plus ou moins grande : elle est variable selon les circonstances, selon la force des pulsions qui l’animent, selon la prégnance de l’impératif, et selon ses dispositions acquises. Le fait qu’il faut que/il ne faut pas que, ne conduit pas nécessairement à des tourments pathologiques : bon nombre de gens se débrouillent et arrivent très bien à vivre avec ce manque. « Vivre avec sans », comme le dit un jour l’analysant d’un collègue psychanalyste.

La faute et la perte, par principe

En reformulant les choses en perspective médiationniste, on dédoublera explicitement la problématique du manque, compte tenu du fait que la pulsion, accrochée à un objet de satisfaction, souffre déjà dans le règne animal que sa satisfaction soit différée, orientée par un avantage ou bénéfice qui rend la suspension de la satisfaction intéressante.

Et on dira ceci : à l’humain, il ne suffit pas de payer un prix pour obtenir un bien. Les prix et les biens sont soumis au crible d’une échelle d’(il)légitimité : le prix peut être légitime ou non, tout comme le bien. L’humain, parce qu’il acculture la vie pulsionnelle qui l’anime, peut se sentir soit en faute soit en deuil, déçu par une perte.

D’une part, un prix n’en étant pas un autre, ce prix-ci n’étant ni un alius (différent) ni un alter (deuxième), et ce par principe, structuralement, il est toujours possible d’en douter et d’y substituer un autre (qualitativement), ou encore de déplacer la marge de sa vigilance contre toute fuite (quantitativement).

D’autre part, un bien n’en étant pas un autre, ce bien-ci n’étant ni un alius (différent) ni un alter (deuxième), et ce par principe, structuralement, il est toujours possible d’espérer mieux en dénonçant la nullité de ce qu’on a (qualitativement), ou encore d’augmenter systématiquement les enjeux pour ne pas se dégonfler face à la moindre infortune (quantitativement).

En somme, refouler équivaut à transformer la recherche de la satisfaction par la possibilité de transgresser, de commettre des fautes et d’être déçu.

S’assurer et se contenter, en situation

Pour faire face au manque structural sans sombrer dans l’impuissance absolue des éternels blâmeurs et désappointeurs, pour au fond se dégager de lui-même, et dépasser la prégnance d’une formalisation éthique qui est de son propre fait, il est nécessaire que l’humain rende ses comportements effectifs moralement supportables. Il ne peut le faire qu’en retrouvant l’intérêt de se satisfaire. Il ne peut y arriver qu’en s’assurant conjoncturellement de ses démarches, qui sont virtuellement soit justes soit coupables (s’il s’y prend de la bonne manière, il ne commet effectivement aucune faute), et qu’en se contentant conjoncturellement de ses prétentions, qui sont virtuellement soit approuvables soit chimériques (s’il vise juste, il ne subit effectivement aucun échec).

L’humain ne peut réaliser sa liberté qu’en s’exonérant en acte, aussi bien des fautes que des déceptions éventuelles, implicitement possibles. En acte, c’est-à-dire en situation, là où les circonstances varient, et là où les pulsions poussent à la dépense et à la satisfaction, nonobstant le manque, malgré cet « il faut que/il ne faut pas que ».

La liberté de l’humain, dans cette perspective axiologique, ne consiste ni à se débarrasser des avantages qui l’intéressent en absolutisant sa critique de la légitimité, ni à se débarrasser de l’exigence éthique en absolutisant l’intérêt avantageux qui le pousse, mais à transformer l’un et l’autre dialectiquement.

L’interprétation ou l’ambivalence des décisions

Dès qu’il refoule, l’humain accède à l’ambivalence du vouloir. C’en est fini de la simple quête des plaisirs immédiats ou différés. Les comportements humains deviennent interprétables, chose impossible dans le monde animal, mais nullement dans le cabinet du psychanalyste classique, au travail avec des névrosés.

Freud, comme on le sait, passablement névrosé lui-même, soupçonne toujours et partout ses patients, et d’autant plus qu’ils sont malades, névrosés : ils prétendent vouloir ceci ou cela, mais leurs symptômes semblent indiquer qu’ils veulent peut-être autre chose, à la place (par Verdichtung) ou à côté (par Verschiebung). Et pour cause : dès qu’un humain refoule, il lui est toujours loisible de remettre en cause la certitude concrète des souhaits (Wunsch), les siens ou ceux de quelqu’un d’autre – à condition, bien sûr, qu’il manifeste un souhait, en se décidant pour quelque chose, épreuve éminemment difficile pour les névrosés, justement.

En perspective médiationniste, on dédoublera la problématique freudienne. On dira que les décisions, même celles qui ne se manifestent qu’a contrario par le biais des symptômes des névrosés irrésolus et impuissants, regardent aussi bien les méthodes (les prix transformés à la mesure des formes structurales que sont les « gages ») que les motifs (les biens transformés en mérites à la mesure des formes structurales que sont les « titres »). L’humain peut soit questionner des itinéraires, des démarches (s’y prend-il de la bonne manière ? Ou serait-il préférable de changer d’approche, et donc de d’engager une autre méthode pour ne pas commettre de faute irréparable ?), soit questionner des aspirations, des mérites ambitionnés (la chose à laquelle il prétend est-elle la bonne, la juste, la vraie, celle qui satisfait légitimement ? Ou faut-il désirer autre chose pour ne pas souffrir de déception impardonnable ?).

La passion névrotique des extrêmes, sur deux faces, sur deux axes

On aura compris ‒ cela intéressera tout clinicien qui s’inscrit dans l’héritage de Freud, et cela devrait intéresser tout clinicien sans plus, y compris ceux qui se rassurent et se contentent d’employer des manuels statistico-diagnostiques où l’on démultiplie à l’envie des soi-disant troubles sans expliquer les principes qui en justifieraient l’hypothèse ‒ on aura donc compris que la possibilité de la faute et de la déception ainsi que la nécessité de s’en exonérer sont au cœur même de toute névrose.

La tentation de céder, d’autant plus grande qu’on refoule trop (la tentation donc d’arrêter de refouler, de lâcher prise pour se satisfaire sans se légitimer), d’une part et la lutte contre toute concession (la pression inexorable du refoulement, l’impératif de se légitimer au lieu de se permettre quoi que ce soit n’importe comment), d’autre part, sont à première vue contradictoires mais en fait complémentaires, surtout en cas de névrose. Elles manifestent la dialectique de la Norme à la manière du névrosé, par excès et par décompensation : elles montrent la passion typiquement névrotique des extrêmes, ici sur la face du « Réglementant » (celle des gages), là sur la face du « Réglementé » (celle des titres) [8].

Chacun des deux extrêmes comportementaux illustre à sa façon une dialectique en panne, une formation de compromis ratée, une contradiction qui n’arrive plus à se résoudre à cause de la prévalence d’un des deux pôles de la dialectique, à savoir : soit l’analyse structurale soit la poussée occasionnelle. Les plus insistants des symptômes, les plus attendus, manifestent l’excès de retenue éthique : on pourrait dire, en généralisant, qu’ils sont tous caractérisés par une espèce d’inactivité : les névrosés s’arrêtent. Mais il y a d’autres symptômes, moins attendus : des symptômes opposés qui compensent les excès du rationnement par un affairement tout aussi typique.

Les uns, sur la face du Réglementant (comparez le signifiant en linguistique), vivent la passion des extrêmes comme épreuve morale de la faute à conjurer, à racheter, mais au fond impossible à racheter. Ils tournent en rond et ne sont jamais rassurés. Par principe, toute méthode choisie est fautive, elle est mise en doute (il faut toujours mieux peser les choix, car sinon le choix ne peut qu’être le pire) ; par principe encore, toute entreprise pourtant programmée est fautive, elle accumule les occasions de fuir (il faut prendre toujours plus de précautions, car sinon on est sûr de lâcher).

Le drame névrotique s’avère ici polarisé entre deux contraires d’ordre méthodique, et cela selon deux axes, l’un qualitatif, l’autre quantitatif.

Qualitativement, chez les compulsifs, le drame est polarisé

- entre leur scrupulosité anxieuse, impuissante, indécise (ils hésitent entre une manière et son contraire, quitte à annuler leurs décisions ou ne rien décider du tout et faire le mort)

  • et leur occasionnelle désinvolture insouciante, tout à fait paradoxale.

Quantitativement, chez les phobiques, ce drame est polarisé

  • entre leur dérobade paniquée, impuissante, indécise (face à une décision à prendre ils reculent encore et encore pour se prémunir plus complètement, ou ils s’encombrent de décisions futiles pour tout prévoir, mais surtout gardent au moins une porte de sortie pour ne pas être coincé)
  • et leurs entreprises à hauts risques, véritablement téméraires mais calculées jusque dans le plus infime détail, planifiées de main de maître d’une étape à la suivante, paradoxales.

Les autres, sur la face du Réglementé (comparez le signifié en linguistique), vivent la passion des extrêmes comme épreuve morale de la perte à supporter, à pardonner, mais au fond impardonnable. Ils tournent en rond et ne sont jamais contents. Par principe, toute ambition bien définie est déçue, usurpée, trompée (on doit toujours désirer mieux, car sinon on se contente du pire et ne fait guère preuve d’exigence) ; par principe encore, toute poursuite pourtant programmée d’une ambition à réaliser donne lieu à la conviction d’un échec total sans appel, d’autant plus imminent que l’échéance approche (on doit toujours désirer plus, le maximum à vrai dire, sans flancher, car sinon on se contente de bien peu et fait preuve de suffisance).

Le drame névrotique s’avère ici polarisé entre deux fortunes contraires, et cela selon deux axes encore une fois.

Qualitativement, chez certains hystériques, dits mythomanes, le drame est polarisé

  • entre le dénigrement impuissant, indécis du démérite (ils disqualifient ce qu’ils ont pourtant choisi, ils brûlent ce qu’ils chérissent, une décision leur semble impossible, ils peuvent donc tout aussi bien s’abandonner et se laisser emporter au gré de ce que les circonstances suggèrent)
  • et l’attrait gratifiant mais tout à fait paradoxal de réussites surévaluées, idéalisées, irréalistes.

Et quantitativement, chez d’autres hystériques, dits de conversion, il est polarisé

  • entre l’effondrement nerveux, impuissant, indécis (ils se saturent de toutes les misères de la terre, mais alors comment s’engager encore ? Ils ne peuvent aller jusqu’au bout face à tant d’adversité : ils se retiennent donc et s’écrasent plutôt que d’être affrontés à quantité d’impasses possibles)
  • et l’acharnement engagé, paradoxal, pour une multiplicité de causes incontournables.

2. La dialectique de la Norme, bis

Récapitulation

Poussé par les pulsions, activement à la recherche du plaisir, orienté par des projets qui peuvent lui faire plaisir, l’humain, normalement, ne peut s’empêcher de refouler, de soumettre ses décisions morales au crible d’une grille formelle implicite ‒ et de se compliquer la vie. Freud l’a très bien vu. Et tout comportement humain peut dès lors être envisagé comme une formation de compromis, entre la pulsion qui pousse et met en branle et le refoulement originaire qui contraint : se satisfaire oui, mais avec mesure, autrement plutôt qu’avantageusement.

Soit, en termes médiationnistes, axiologiques : l’humain ne valorise pas uniquement ses efforts par des avantages, mais il accède à l’univers de la faute et de la perte. Il fait face au manque, inconnu des animaux. Il s’intéresse à ceci ou cela qui lui fera plaisir, mais il est traversé, clivé même, par ce sentiment impérieux qu’« il faut/il ne faut pas ». Tout comportement devient interprétable, toute décision questionnable, toute décision morale éventuellement suspecte. Et pour cause : tout comportement n’est qu’un effet de cens, il présuppose et la quête active du plaisir et le manque qui commande une abstinence. Il résulte d’une contradiction à surmonter entre un premier temps, l’activité intéressée (le prix payé pour un bien), et un deuxième temps, le rationnement éthique (la formalisation structurale des prix et des biens, le fait qu’un gage n’en soit pas un autre, qu’un titre n’en soit pas un autre).

Les dissociations cliniques [9]

L’hypothèse des trois temps axiologiques a ses raisons noso-analytiques.

Le monde des affects sans but, de la pulsion à l’arrêt ou à la dérive, et de l’intérêt qui pousse à valoriser ce qui n’est pas immédiatement là mais peut être obtenu en s’activant, peuvent s’examiner à travers la dépression et la manie, à travers la problématique de l’aboulie [10]. Mais également à partir de certains troubles d’ordre neurologique (ceux qu’on caractérise par « la perte d’auto-activation psychique », par « la perte de l’élan vital », survenues suite à des lésions cérébrales, accidentelles ou autres) [11].

Le va et vient dialectique qui sous-tend la réalisation plus ou moins morale de la satisfaction intéressée (certes réalisée, mais justement, plus ou moins morale, donc ambivalente, donc critiquable quand même tant au regard des sacrifices consentis que des biens escomptés, parce que soumise à la pression implicite d’un rationnement structural), peut être examinée à partir de divers troubles d’ordre psychopathologique.

On peut répartir ces troubles en deux groupes. En toute logique, ces troubles mettent en effet en évidence un des deux pôles du va-et-vient, opposés mais en principe complémentaires. « Fusionnels », les troubles psychopathiques (genre addictions, troubles de la consommation) privilégient la satisfaction occasionnelle, à défaut de rationnement structural [12]. « Autolytiques », les troubles névrotiques exacerbent l’urgence formelle, par excès de rationnement [13].

Le va-et-vient dialectique peut toutefois également être exploré en référence à certains cas neurologiques : les cas des cérébrolésés souffrant du syndrome frontal médio-basal notamment [14], tel le célèbre Phineas Gage (qui survit à un accident spectaculaire, s’en retrouve littéralement dépourvu d’un bout de cerveau, et qui devient méconnaissable, car en gros impulsif, sans retenue, à défaut du bout de cerveau qui conditionne le fonctionnement éthique [15]).

Il ne faudrait pas croire, autrement dit, que nos aptitudes, même celles qui nous sont en propre (la faculté éthique de structuration en gages et en titres), soient désincarnées et nullement neurologiquement conditionnées. Le conditionnement neurologique de nos capacités n’implique toutefois pas que le champ des sciences humaines soit réductible au champ neurologique.

Le logos n’est pas la dicée

De même que nul humain n’a besoin d’un théoricien du langage pour parler, de même nul humain n’attend l’axiologue pour chercher à légitimer ses conduites et se permettre quelque chose en situation quand même. Il n’a besoin d’un théoricien ni pour se mettre à mesurer la valeur éthique des chemins qu’il parcourt et des espoirs qu’il couve, ni pour se permettre quelque chose quand même. Il le fait, spontanément, et même dès un âge précoce, au même moment où il commence à dire le monde et à le dépecer techniquement, vers ses dix-huit mois plus ou moins.

La raison éthique dont il fait preuve ne saurait être confondue avec le logos qui cherche à l’expliquer. La formalisation des comportements est immanente à ses comportements, et elle est mise en œuvre avec plus ou moins de bonheur, quoi qu’il arrive. Elle n’est pas le fait du théoricien. Elle n’est pas de l’ordre du logos, mais de l’ordre de la dikè, de la dicée. L’intellection conceptuelle, stricto sensu, n’a jamais guéri quelqu’un de son indifférence immorale ou de son hyper-sensitivité morale ‒ ce qui ne veut pas dire que la parole n’ait aucun impact moral, dans la mesure où la parole ne manifeste pas que l’activité conceptuelle, mais peut, justement, être critique, interprétative.

Est-ce un postulat d’affirmer que le logos n’est pas la dicée ? Non, puisque nul aphasique n’est ipso facto, du fait même de son aphasie, soit aboulique soit psychopathe soit névrosé, et vice versa. Ou encore, pour les sceptiques : il y a assez d’arguments cliniques pour décider que la raison morale n’est pas la raison langagière.

On comprendra pourquoi Jean Gagnepain appelle la phase antithétique du va-et-vient dialectique sur chaque plan d’activité humaine, le rationnement éthique notamment, « implicite » et non inconscient, afin d’éviter les amalgames que la noso-analyse aide et même contraint à contrer.

Forme et matière, processus et contenu

On notera par la même occasion que les idées de Freud au sujet de l’inconscient sont quelque peu ambiguës [16]. On ne sait jamais trop bien s’il désigne par ce mot des processus seulement, c’est-à-dire, dans la perspective freudienne trop logocentriste, une manière de travail psychique (psychische Arbeit) exercé à l’égard du matériau que constituent les représentations (Vorstellungen) qui sont en fait des souhaits (Wünsche), une pensée (Denken) qui opère par déplacement et condensation, à l’insu de l’individu, sans qu’il le sache ni le décide. Ou s’il désigne au contraire un contenu (Inhalt) latent, caché derrière un contenu manifeste : un contenu travesti qu’il faut désensevelir, un peu comme si l’Inconscient ‒ substantivé ‒ était une boîte bien fermée dont il convient de forcer la serrure en temps voulu. Ce qui est inconscient est alors non un fonctionnement mais quelque chose, plus particulièrement un contenu oublié [17] : un contenu en définitive sexuel [18], à retrouver dans le passé de l’individu, œdipien surtout, pré-œdipien aussi, mais éventuellement même dans un passé d’ordre phylogénétique.

Dans la Traumdeutung notamment, Freud consacre des pages et des pages à cette « pensée » : il explique alors comment le travail entrepris par l’analyste et son analysant défait, par le biais de la parole interprétative, le travail de condensation et de déplacement préalablement effectué à l’insu du malade ; comment l’analyste et l’analysant font marche arrière et renversent les chemins de la pensée jusqu’alors inconsciente. Freud reconnaît donc le sens tout à fait procédural du mot inconscient : l’inconscient est une affaire de processus, de mise en forme d’un matériel.

Mais Freud peut tout aussi bien interpréter des rêves concrets et chercher à restituer le contenu latent de ces rêves à partir de leur contenu manifeste : il est alors à la recherche du matériel originaire. Il indique cependant que la découverte sans reste de ce matériel est en définitive impossible. On finit toujours par se heurter à « l’ombilic du rêve » (der Nabel des Traumes) : il ne faut pas confondre les sens du rêve (Sinn) et sa signifiance (Bedeutsamkeit), explique-t-il. Freud, autrement dit, tend parfois à positiver l’inconscient, surtout dans une perspective historisante ou biologisante. C’est en ce sens qu’il qualifie les pulsions : il les appelle alors sexuelles ou d’autoconservation, de vie ou de mort.

Parler d’« implicite » en perspective médiationniste n’est en revanche rien d’autre que parler d’un mode de traitement spécifiquement humain, qui modifie un fonctionnement spécifiquement animal. Ce qui intéresse l’axiologue n’est pas d’interpréter un discours par exemple, mais bien d’expliquer ce qui rend son interprétation possible et nécessaire : une structuration implicite des prix en gages et des biens en titres, qui conduit à exploiter la polyvalence de ces formes structurales pour s’exonérer d’une faute et d’une perte par principe possibles.

Le transfert [19]

Est-ce dire que le psychanalyste et son analysant ne sont pas installés dans une histoire ? Non, pas du tout. Car leurs paroles ne relèvent pas uniquement de l’ordre de la Norme, en tant que discours ou allégorie. Ils échangent également des mots, en dialoguant, et ce faisant, ils peuvent s’intéresser aux modes habituels voire phylogénétiquement conditionnés, mais nuisibles, de l’analysant d’investir certains objets plutôt que d’autres en payant un prix de façon apprise, inculquée, ou au contraire originale, autonome, en somme plus ou moins personnelle.

Le travail analytique n’est pas épuisé par l’interprétation du drame névrotique. Il consiste également à s’approprier son histoire trop passive. À participer ensemble à une prise de position interactive, renouvelable jusqu’à un certain degré, par rapport à une histoire vécue infantile que manifestent notamment les investissements transférentiels, c’est-à-dire les investissements affectifs, chargés de faute et de déception possibles, des personnes. Des personnes qui ne sont jamais réductibles aux corps en présence. L’analyste, autrement dit, est là pour représenter quelqu’un d’autre qui n’est pas là physiquement. Mais qu’il en soit ainsi, qu’il ne se réduise pas à sa présence charnelle, n’est nullement une question d’ordre axiologique, mais pleinement une affaire sociologique.

Le refoulement originaire : un changement de régime

Certains objecteront ainsi peut-être que le fonctionnement éthique de l’humain, présumé spécifique et indépendant d’autres fonctionnements, ne surgit pas dans le vide. Ils diront plus particulièrement que l’enfant ne se mettrait pas à refouler s’il n’était pas confronté aux interdits sociaux qui donnent lieu à un travail psychique qui prend la forme des refoulements rendus à la fois possibles et nécessaire par le refoulement originaire.

Je répondrai ceci. Raisonner ainsi aboutit nécessairement à pratiquer une regressio ad infinitum. Par ailleurs, l’enfant commence à refouler quelque part à un certain moment, oui. Et il le fait dans un contexte social. Sans doute ne le ferait-il pas s’il n’était pas sollicité à l’occasion d’une interaction, s’il vivait dans la forêt vierge. Mais le refoulement originaire dont parle Freud n’est pas un premier moment dans l’histoire des refoulements subséquents. L’Urverdrängung dont parle Freud indique un changement de régime sur le plan de la Lust et l’Unlust [20]. Ce concept renvoie au fait que l’enfant passe de la « simple » régulation économique à un fonctionnement ambivalent : l’enfant découvre l’épreuve morale de la liberté. Et pour cause : il est désormais capable d’une mise en structure, ici dite éthique, des itinéraires et des destinations. Une des premières manifestations de ce changement consiste en ceci qu’il prend un plaisir fou à objecter, à dire non et à en faire à sa tête. C’est très bien, et très rassurant même, quoique parfois un peu chiant. Ce changement de régime se manifeste d’ailleurs autrement aussi : par la mise en scène de ses fantasmes, quand il joue, quand il rêve.

Une structuration immanente ou la réciprocité des faces (du Réglementant et du Réglementé)

La structuration éthique est immanente, entendons : 1. l’analyse des itinéraires possibles (des méthodes possibles, dits « gages ») renvoie à celle des destinations possibles (des prétentions possibles, des biens dits « titres »), elle l’implique, et elle n’a besoin que de cela pour pouvoir être opérante ; et 2. l’analyse de la deuxième renvoie à la première, elle l’implique, et elle n’a besoin que de cela pour pouvoir être opérante (ce qui ne veut pas dire que ces deux analyses soient superposables) [21]. Il n’y a pas lieu de chercher les raisons du rationnement éthique ailleurs qu’en lui-même, ni dans un monde infra-humain, celui des instincts, ni dans un monde supra-humain, celui des normes idéales à la manière platonicienne.

Qu’on s’arrête un moment, pour avoir une idée de ce que signifie cette immanence ou réciprocité des deux faces du fonctionnement éthique, le Réglementant et le Réglementé, sur deux conduites typiquement névrotiques.

L’obsessionnel (excès d’analyse du gage, du Réglementant), qui est toujours en faute, qui n’est jamais sûr de payer le bon prix et qui doute à n’en pas finir des méthodes choisies jusqu’à oublier (« refouler ») ce qu’il pourrait ainsi se permettre à titre de satisfaction, justifie ses doutes, malgré lui, par la catastrophe qu’il risque de réaliser ou de subir s’il ne se rachète pas comme il faut – mais comment faut-il, justement, se corriger pour bien s’y prendre ? La catastrophe fantasmée qui l’engage dans une correction qui n’aboutit pas, a un nom : c’est l’obsession, l’idée obsédante, l’idée de quelque horreur qui n’a rien d’un bien escompté, mais qui le guette s’il transgresse au niveau du prix.

Inversement, l’hystérique (excès d’analyse du titre, du Réglementé) qui n’arrête pas de s’insurger contre l’insuffisance des biens qu’il obtient, et qui affiche vaillamment sa prétention à autre chose, trouve la preuve qu’il a droit à autre chose en prétextant qu’il a payé le prix qu’il faut : tous ces efforts, regardez donc, pour cette pauvre pitance, c’est injuste, cela ne suffit pas. Et le voilà parti dans l’énumération des sacrifices qu’il a consentis, pour bien prouver qu’il a droit à quelque chose d’autre : il a tout fait pour obtenir ce à quoi il prétend, un plaisir autre. Pourquoi se tempérer ? Pas question d’en faire moins, et surtout pas de réviser ses prétentions. Ce serait impardonnable. Sauf que les lapsus, les actes manqués et les conversions sont là pour prouver que l’hystérique ne recherche peut-être pas ce à quoi il prétend pourtant ouvertement mais autre chose, qu’il est difficile d’avouer… Voilà comment il légitime ses prétentions, ou plutôt, voilà comment il cultive la déception malgré lui.

Pas besoin d’instincts ni de Platon pour trouver à justifier et invalider ses décisions humainement.

Le code, négocié, incarné, incorporé

Pas besoin non plus d’un professeur de morale ou d’un père fouettard, à qui la société attribue la compétence voire le monopole incontestable des justes décisions, lesquelles sont en fait des décisions légales, mais pas forcément légitimes. L’immanence du fonctionnement éthique n’empêche en effet pas que l’épreuve morale puisse être attribuée à quelqu’un qui vit dans l’histoire, ensemble avec d’autres gens. Tout locuteur apprend une langue historique (éventuellement avec l’aide d’un professeur de langue attitré), mais pas à signifier (à structurer le monde du son et du sens). De même tout « décideur », tout humain qui met son aptitude éthique à l’épreuve en situation pour moralement décider d’un cens (une dépense ou une consommation présumées légitimes), apprend un code historique (éventuellement avec l’aide d’un professeur de morale attitré ou par crainte des représailles violentes), mais pas à rationner (à structurer le monde des pulsions en marche vers la satisfaction).

On sait que le code se négocie et se modifie politiquement : les hommes se donnent des constitutions et des lois positives. Et on sait également que le code s’incarne dans des figures archétypiques : c’est le gendarme, le flic, le censeur, celui qui fait peur au névrosé en train de fantasmer je ne sais quelle punition, approbation ou éloge. Ou c’est l’autorité présumée, contre laquelle on fantasme s’insurger, qu’il ferait plaisir de désavouer en montrant qu’elle ne vaut pas le prestige qu’on lui accorde. La présence effective de ces figures, en la personne des parents notamment, ou le seul fait que ces figures soient invoquées, laisse des traces : elle peut être incorporée dès l’enfance. Le code prend alors les formes spectrales mais bien réelles du surmoi et de l’idéal du moi.

Tout cela Freud le savait très bien, et on en retrouve les retombées dans sa deuxième topique, qui oppose le Ça et le Surmoi en accordant un rôle de médiateur au « Ich »
(« [das Ich] das vermittelt ») [22]. Personnellement, je crois que Freud se trompe, qu’il est trop sociocentriste, qu’il faut dégager toute axiologie de ses présupposés sociocentristes [23]. Nul ne saurait être sensible aux interdits du Surmoi et aux exemples de l’Idéal du moi sans être capable déjà d’éthique, de formalisation structurale en gages et en titres [24].

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Notes

[1Pour une lecture critique en perspective médiationniste de l’œuvre freudienne, voir entre autres : Mettens P., 1994 et 1997 ; Pirard J.-L., 1994 et 1995 ; Schotte J. C., 2015a, 2015b, 2015c.

[2Pour des représentations schématiques du modèle médiationniste, voir entre autres : Gagnepain J., 1991 (1982) et 1995. Pour une présentation du modèle dans le champ du langage, voir Urien J.-Y., 1984. Pour des représentations schématiques plus récentes, voir Couty B., 2011 ; Pleitinx R., 2019.

[3Freud S., 1972 (1900), Die Traumdeutung, Studienausgabe. Band II, Die Traumdeutung, pp. 174-5, 251 et 333.

[4Freud S., 1970 (1905), « Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten », Studienausgabe. Band IV, Psychologische Schriften, p. 161, p. 189 et suivantes, p. 217.

[5Belgicisme qui désigne diverses activités festives estudiantines arrosées (NDLR).

[6Le manque visé ici est ce que Lacan, tributaire de l’héritage freudien, appelle la castration (symbolique), donc ni la privation (réelle) ni la frustration (imaginaire).

[7„Ein anderer Schauplatz“, ainsi Freud S., Die Traumdeutung, in STA, Band II, Die Traumdeutung, Frankfurt, Fischer, 1972 (1900), p. 72 et p. 512.

[8Voir Guyard J. et Guyard H., 1997.

[9Le lecteur intéressé pourra entre autres consulter divers numéros de la revue Tétralogiques : le numéro 9 Questions d’éthique. Anthropologie Clinique, 1994 ; le numéro 10 Dissocier les Raisons. Bilan et perspectives en anthropologie clinique, 1995 ; et le numéro 11 Souffrance et discours, 1997.

[10Voir De Guibert C., 1994 ; Duval A. et Le Gac–Prime C., 1995 ; De Guibert C., 1997 ; De Guibert Cl., Clerval G. et Guyard H., 2003.

[11Voir Duval-Gombert A. et Le Gac C., 1994.

[12Voir Mettens P. et Schotte J. C., 1999.

[13Voir entre autres Guyard J. et Guyard H., 1994 ; Guyard J. et Guyard H., 1997 ; Kerboriou S., 1995 ; Guyard H. et Le Borgne R., 1997 ; Guyard J. et Guyard H., 1999.

Le mot autolytique peut paraître obscur, il ne l’est pas. Il suffit de penser à ce que Freud appelle la perte de réalité (Realitätsverlust) : autolytique se dit de tout trouble par excès de formalisation, cet excès induisant un recul devant l’épreuve de réalité effective, devant la décision morale en acte.

[14Voir Sabouraud O., 1994 ; Sabouraud O., 1995.

[15Pour le cas de Phineas Gage voir Le Bot J.-M., 2010, pp. 159-161.

[16Voir Schotte J. C. 2015a, pp. 272-274, pp. 274-276 et pp. 293-339 ; Schotte J. C., 2015c, pp. 364-365.

[17Schotte J. C., 2015b, pp. 75-85.

[18Schotte J. C., 2015a, pp. 93-150 ; et Schotte J. C., 2015b, pp. 57-83.

[19Voir à ce sujet J. et H. Guyard, 1994, pp. 154-157.

[20Voir à ce sujet entre autres Pirard J.-L., 1994.

[21Voir à ce sujet le remarquable article des frères Guyard, 1994.

[22Voir Schotte J. C., 2015a, pp. 211-216.

[23Voir ibidem, pp. 341-350.

[24Voir à ce sujet entre autres Le Poupon J., 1997.


Pour citer l'article

Jean Claude Schotte« Ça casse mais pas n’importe comment… Petite introduction à l’explication dialectique en axiologie », in Tétralogiques, N°26, Pour une axiologie clinique.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article179