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Jean Gagnepain

Séminaire – Les névroses et les psychoses – 1983-1984

Résumé / Abstract

Publication dans ce numéro 26 de Tétralogiques des parties V (La bile et la fureur), VI (Du côté des névroses) et VII (Du côté des psychopathies) du séminaire.

Transcription initiale de Pierre Juban vérifiée, complétée et éditée par Laurence Beaud, Patrice Gaborieau et Jean-Michel Le Bot, à partir des numérisations audio de Marc Jouffe, Jacques Le Goff, André Sauvage (V, VII), de Jean-Claude Quentel et Mireille Bomo (VI, VII). Séminaire publié avec l’autorisation de l’Institut Jean Gagnepain.

Les mises entre crochets ainsi que les notes à la fin du document sont le fait des éditeurs.

Mots-clés
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SOMMAIRE

V. La bile et la fureur (26/01/1984)

I - La boulie
1) La pulsion
2) L’aboulie
3) Les troubles de culture

II – La dichotomie libidinale
1) L’amour et la haine
2) Violence et agressivité
3) La volonté de puissance

VI. Du côté des névroses (16/02/1984)

I - Du bon usage de l’analogie

II - La peur de vivre
1) La conjuration de l’angoisse
2) Le retour du refoulé
3) La suggestibilité

III - La structure névrotique
1) L’autocastration
2) La névrose timologique
3) La névrose chrématologique

VII. Du côté des psychopathies (15/03/1984)

I - De l’amoralité
1) Humeur et liberté
2) Névrose de caractère et criminologie
3) Le chant du cygne de la philosophie

II - La faillite de l’éducation
1) L’équivoque de l’asocialité
2) L’histoire en cause
3) Le primat pathologique du Surmoi

III - La structure psychopathique
1) Réluctance et délinquance
2) La timopathie
3) La chrématopathie

V. La bile et la fureur (26/01/1984)

[…] le séminaire d’entrée sur « L’aliénation », [celui] sur « Le bien d’autrui » et celui d’aujourd’hui doivent être, encore une fois, en même continuité [sont mutuellement complémentaires]. Il y aura une coupure à partir d’aujourd’hui pour la prochaine fois, mais de toute façon ces trois-là doivent être lus ou écoutés ensemble [1]. Cette fois je l’intitule « La bile et la fureur ». C’est évidemment pour pasticher Faulkner. Mais c’est plus sérieux que ça tout de même. C’est d’abord pour renouer avec une tradition. [Si vous parliez des fous] aux bonshommes ou aux bonnes femmes de Bretagne, il est bien certain que ce n’est pas immédiatement à ce que nous avons raconté jusqu’ici qu’ils penseront. Les fous, ce sont d’abord des frénétiques pour eux, ou des gars tellement prostrés que finalement il n’y a plus de contact avec eux. Bref, l’idée que les gens se font d’une manière générale ou qu’on se fait traditionnellement de la folie a bien moins à voir avec ce que les intellectuels ont appelé le délire, car la folie ne commence à intéresser les intellectuels que quand précisément les gens déconnent, mais à la campagne autrefois nous avions l’habitude de manière très générale de déconner, ça n’était pas un trait pertinent [rires]. Autrement dit, ce n’était pas au délire qu’on reconnaissait la folie, mais bien plutôt à ce qu’on appelait, c’est le vieux mot, la frénésie. Voilà pourquoi j’ai donné ce titre aujourd’hui, parce qu’il n’y a pas de doute que là, même s’il s’agissait d’une attitude traditionnelle et peu réfléchie, ils mettaient le doigt sur quelque chose qu’on a trop oublié – encore une fois tous nos théoriciens du délire sont encore, au fond, un succédané des théoriciens du bavardage – mais que la folie n’intéresse pas que le langage, elle intéresse également ce que, depuis Hippocrate, on appelait les humeurs. Même si au fond on ne croit plus à ça comme principe d’explication, on dit encore couramment que les gens sont de bonne ou de mauvaise humeur. Cette théorie des humeurs est vieille comme le monde et c’est comme ça qu’autrefois on attribuait tout, moins au cœur, comme le croient les Français contemporains, comme chacun sait, qu’au foie ou plus exactement à la bile. On parlait de la bile noire, pour exprimer la dépression, on a conservé le mot, « mélancolie », et chacun sans rigoler, dans les sections de psycho, enseigne qu’il n’y a qu’en Afrique qu’il n’y a pas de mélancolie [rires]. Enfin on opposait la bile noire, « mélancolie », la dépression, ce qu’on appelle la déprime à présent, et puis la bile chaude, du grec kholera. Avec > kh <, à ce moment-là, on l’écrivait. Bon, on a foutu le > h < en l’air, mais la colère est liée également à la bile. Bile chaude ou bile noire, voilà au fond deux aspects de la folie qui au fond ont été un peu négligés, sur lesquels je voudrais vous faire réfléchir aujourd’hui. Et pourquoi ? Parce qu’en le faisant nous allons compléter ce premier ménage que nous avons opéré dans la nosographie des autres. C’est-à-dire que dans les deux séminaires qui précèdent, et dont je vous dis qu’ils étaient liés, la critique a porté finalement sur le concept freudien d’Éros ou de sexualité. Autrement dit, dans les deux séminaires antérieurs, tout le développement concernant l’aliénation ou le bien d’autrui a consisté d’une part à articuler de manière plus systématique l’altération perverse et l’aliénation des psychoses.

Voilà le premier volet de l’avant dernier séminaire. Dans le séminaire suivant, j’ai essayé de vous proposer une redéfinition de l’être et de l’avoir comme relevant à la fois de l’appropriation culturelle de la personne. Autrement dit, j’ai voulu vous montrer que notre conception de la personne rendait illusoires tous ces procédés d’érotisation toujours insuffisante par lesquels on essayait de rendre compte des superstructures de civilisation à partir de la sexualité. J’ai voulu montrer que c’était déjà dans l’œuf dans la mesure où précisément le phénomène d’appropriation incluait aussi bien les gens que les choses, que ce qui nous opposait aux choses, ce n’est pas notre qualité de sujet, mais précisément notre qualité de personne incluant l’appropriation et du sujet, et de l’objet, du trajet ou du projet. Voilà pourquoi je vous ai présenté ces deux séminaires-là d’une manière successive. Vous vous rendez bien compte que la critique fondamentale et centrale de la chose s’ordonne autour d’une redéfinition plus précise du concept freudien d’Éros ou de sexualité.

Or en traitant aujourd’hui de ce que j’appelle la bile et la fureur, c’est-à-dire de cet aspect dépressif ou frénétique de la folie traditionnelle, je voudrais justement rendre compte d’un autre principe que Freud avait d’abord négligé, dans la première théorie des pulsions, et qu’ensuite, sous la pression ou grâce à la concurrence d’Adler [2], il a été obligé de réintroduire, dans la deuxième théorie des pulsions, c’est-à-dire la pulsion de destruction, la pulsion de mort. Adler disait l’agressivité. Or cette agressivité, vous vous rendez bien compte qu’elle a été carrément occultée par le freudisme pur. C’est-à-dire qu’au fond il l’avait d’abord oubliée, dans son désir de tout ordonner à la sexualité. Et puis ensuite quand il a introduit en face d’Éros, Thanatos, la pulsion de mort, ça a toujours senti la récupération. Ça a fait beaucoup plus de problèmes en tout cas chez les psychanalyses, et ça a divisé les écoles, beaucoup plus que ce qu’il a raconté sur l’Éros ou le principe de la sexualité.

Aujourd’hui donc, en traitant non plus de sexualité mais d’agressivité, je n’essaie pas du tout de tendre au compromis jungien, qui a essayé de les mettre tous les deux d’accord en les juxtaposant, avec les extravertis, introvertis, et tout le bazar. Il disait au fond : il y a des clients pour tout le monde. Il y a ceux au fond qui sont plus sensibles à une psychanalyse de type freudien, d’autres qui seront plus sensibles à une psychanalyse de type adlérien. Il y a en a qui souffriront d’une malformation de l’élite si j’ose dire [i.e. d’un complexe de supériorité] et les autres qui souffriront d’un complexe d’infériorité. Bref, comme ce qui intéressait au fond Jung, c’était les archétypes, il disait : au niveau de la cuisine on peut mettre tout le monde d’accord. Il y aura une clientèle pour chacun. J’appelle ça du compromis. Il ne s’agit pas ici de créer du compromis entre Freud et Adler, entre Éros et Thanatos, entre sexualité et agressivité. Mais il s’agit bel et bien de tenter un dépassement dialectique qui nous est épistémologiquement suggéré par un appareil condamnant à la fois Freud et Adler pour la même raison, c’est-à-dire pour avoir confondu, tous les deux en chœur, les plans III et IV [3]. Autrement dit ils tombent de notre part sous une même critique. Encore sont-ils mutuellement complémentaires. Et c’est pour ça qu’en oubliant de parler d’agressivité, non seulement on fausserait la réalité à décrire, mais, par-dessus le marché, on ne tirerait pas tout le parti désirable de l’appareil conceptuel que j’essaie de vous proposer et qui justement nous suggère la possibilité de resituer l’un et l’autre. Et j’allais dire qu’à la limite on a besoin des deux pour pouvoir illustrer la théorie éclatée de la personne. Tant qu’on concevait la personne comme quelque chose de simple, ça pouvait aller. Mais vous le savez, la personne pour nous est un complexe d’instituant et d’institué [4], c’est-à-dire d’acculturation de la sexualité et d’acculturation de la génitalité. Or vous voyez où je veux en venir : l’agressivité trouvera sa place dans le tableau, et c’est ça que je veux situer aujourd’hui. Elle est même une nécessité dans le cadre d’une psychanalyse qui ne renie pas ses origines, mais qui ne peut pas rester purement freudienne. Et pour ça, ce que je vous proposerai ici, pour l’instant – mais nous aurons toute l’année pour en traiter en détails – c’est comme je fais d’ordinaire, c’est des rapports. C’est-à-dire qu’au total, comme il s’agit, au sens où je l’ai définie, d’une clinique expérimentale, je vais essayer de faire travailler avec vous ou devant vous le modèle pour que vous voyez comment les vides des modèles suggèrent des pistes, autrement dit comment le modèle crée la réalité à vérifier, autrement dit crée les hypothèses, et en même temps comment ce modèle, et les hypothèses qu’il permet, permettent d’ores et déjà, avant toute vérification plus profonde, de repérer dans les descriptions, c’est-à-dire dans la nosographie faite par les autres, les traits qui déjà justifient la situation que nous donnerons aux principaux concepts.

Il se trouve que, en matière de psychiatrie, Dieu sait que c’est le boxon, Dieu sait que c’est, comme je vous le disais, la partie molle de la médecine. Mais c’est aussi celle qui justement, n’ayant rien à dire d’anatomique, a le plus travaillé du point de vue descriptif. Quand on travaille sur les aphasies, finalement, vous savez, ils n’avaient pas dit grand-chose. On parlait toujours de Broca et de Wernicke. Ça paraît simple. Nous, nous avons ajouté la schizophasie [5]. En ce qui concerne l’atechnie, personne n’en a jamais rien dit. En ce qui concerne les maladies psychiatriques, là au fond le délire n’était pas chez le client. C’est-à-dire qu’au total ils avaient approfondi la description de telle manière qu’il y a très peu de chances que les syndromes que nous cherchons nous leur aient échappé. Il reste qu’ils les ont souvent mal placés. Comme ils n’ont pas de véritable modèle, systématique, à ce moment-là ce n’est pas très explicatif, mais en général ils n’ont pas mal observé. Autrement dit il suffit encore une fois de prendre un traité de nosographie psychiatrique, en mettant de l’ordre, même dans la table des matières, si vous voulez, on arrive déjà à un système cohérent d’hypothèses, qui évidemment ne sont nullement un dogme, nullement une réalité, mais qui doivent suggérer de nouvelles pistes. Car comme vous le savez, il ne s’agit pas, comme certains le croient, de nous apporter des documents. Il n’y a document que s’il y a question posée, que s’il y a réponse à des hypothèses. Autrement vous amenez des charretées de recueils de propos de psychiatres… de paranoïaques, de schizophrènes, etc. Dans la mesure où ça a été observé par d’autres, ça ne nous sert strictement à rien, vous pouvez le foutre en l’air. Autrement dit c’est à partir de l’hypothèse que nous essayons nous expérimentalement de formuler qu’il peut y avoir ou non document. Jusque-là ce n’est rien ! C’est pour ça qu’ils n’en sortent pas. Il n’y a pas de modèle.

Alors nous en traiterons sous les trois rubriques suivantes :

I - La boulie
II - La (pseudo) dichotomie libidinale
III - Pour une redéfinition des psychoses

I - La boulie

Vous savez que dans les traités de psychologie et de psychiatrie d’autrefois, il y avait une vieille théorie, une théorie traditionnelle du vouloir, de ce qu’ils appelaient la volition, la volonté : ça a pris tous les noms. En fait la volonté était toujours considérée comme le propre de l’Homme et à ce moment-là la seule manière qu’ils avaient de la distinguer de ce qu’ils appelaient l’instinct, c’est-à-dire une énergie purement animale, c’était de faire intervenir la raison. Mais cette raison, successivement dans le temps, a pris deux allures. Depuis les scolastiques, ce qui semblait devoir caractériser le vouloir humain, c’était la délibération. Ils opposaient même dans la théorie scolastique traditionnelle la conception, la délibération, la décision et l’exécution. Ils disaient que tout acte de vouloir suppose d’abord la conscience de sa fin. Mais vous trouvez ça chez les auteurs les plus modernes. Ça suppose toujours la conscience de sa fin. Et ça suppose qu’avec cette conscience-là, vous disiez : « Maintenant, qu’est-ce que je dois faire ? » « À droite ? À gauche ? ». Etc. Bref, vous êtes en permanence devant l’urne. C’est une espèce de vote, c’est-à-dire que vous êtes obligés de vous décider en fonction de la décision que vous prenez. Ensuite, vous exécutez avec plus ou moins d’astuce ou d’intelligence. Bref, la délibération, ce qu’ils appelaient la raison délibérante, était au fond l’élément essentiel du vouloir humain.

Ce rapport du vouloir, qui ne s’humanise que par le verbe, que par le langage, se trouve encore dans les conceptions, qui traînent chez les neurologues, de l’apraxie idéomotrice. Autrement dit, ça ne leur paraît quelque chose d’un petit peu plus compliqué et qui échappe à l’animal que dans la mesure où la motricité se trouve entraînée par une quelconque idée. Ils n’ont pas défini l’idée. Ni la motricité non plus. Mais c’est le lien qui en fait leur paraît humaniser la chose. C’est ce qui fait toutes les discussions qui ont eu lieu jusqu’au début du siècle sur le mobile et le motif. Le mobile étant ce qui ébranle ; mais la volonté n’avait pas que des mobiles : le mobile, c’est animal ; mais les motifs – car « motif » vient de « mot » – les motifs, ça c’est humain, ça déclenche parce que c’est le résultat d’une délibération. Je résume ici d’une manière évidemment rapide et simpliste, mais c’est pour vous dire qu’en général on allait chercher l’instance qui humanisait le vouloir précisément dans le langage. À partir de la fin du siècle dernier, il y a eu toute une école qui a essayé de proposer une théorie non plus intellectualiste mais sociologique du vouloir. Et c’est là qu’on a interprété le vouloir humain comme au fond une énergie instinctuelle mais surdéterminée par une pression quelconque. Bref, à ce moment-là un devoir. Quel que soit le fondement du devoir, le devoir – vous savez où il se trouve en ce qui nous concerne : lié au Surmoi et tout le bazar – c’est au troisième plan. Bref, vous vous rendez bien compte que là, conformément à l’histoire des sciences d’ailleurs, on est passé de l’intellectualisme au sociologisme, le sociologisme à partir d’Auguste Comte et de Durkheim, finalement, rendant compte de tout ce qui est humain. Ce n’est plus le langage. La raison, c’était avant tout l’expression de la coaction, comme ils disaient, de l’être ensemble, ou de la coercition. Bref, quand ils parlaient de liberté, ils parlaient de libertas a coactione. Autrement dit, ce qu’ils cherchaient là-dedans c’était au fond une définition. Ce qu’ils appelaient « liberté », c’était au fond l’autonomie, l’indépendance qu’on pouvait plus ou moins politiquement revendiquer. Voilà en gros comment on prétendait acculturer la volonté.

Les conceptions modernes, d’une part du signifiant, et d’autre part du Surmoi depuis l’analyse n’ont rien changé du tout. Quand on regarde ça, c’en est même humiliant. Qu’est-ce qu’on a changé ? Les mots. Car lier le désir au signifiant en disant qu’il s’aliène en lui et tout le bazar, comme le fait Lacan, ou bien lier la volonté pour l’humaniser au langage, à la délibération, c’est du pareil au même. Lier le vouloir au devoir ou bien le lier au Surmoi, je ne vois pas le progrès. On a baptisé autrement la coaction. On a baptisé autrement la coercition. On l’a appelée la loi, mais dans les deux cas la psychanalyse n’a jamais fait que la mélasse des deux instances qu’on avait proposé pour l’humanisation de l’instinct, comme ils disaient. C’est-à-dire qu’au total il n’y a même pas eu d’élaboration proprement conceptuelle, il y a eu changement de vocabulaire.

Et c’est là qu’on voit comment c’est profondément humiliant souvent l’histoire des sciences. Il est évident que si vous ne savez rien de la culture antérieure, vous êtes toujours épatés. Les gens qui ont commencé à découvrir le monde avec la psychanalyse, ils se disent : « C’est calé ! Le désir qui s’aliène dans le signifiant, ouh là là ! » [rires]. Le Surmoi, etc. ça épate. Mais mes pauvres enfants, c’est vieux comme les rues. Autrement dit faire de ces deux choses-là l’instance du vouloir, non seulement ça n’avait rien de moderne, mais c’est pour ça que ces gars-là [ceux qui ont cherché à fonder différemment la morale] ont été régulièrement marginalisés, condamnés à leur époque. Vous m’avez entendu parler de Schopenhauer avec son vouloir vivre. Vous m’avez entendu parler de Jean-Marie Guyau avec sa morale sans obligation ni sanction [6], c’est-à-dire une morale déliée du devoir sociologique, déliée du Surmoi, etc. Bref, qu’est-ce qu’ils cherchaient ces gars-là, aussi bien Schopenhauer, que Jean-Marie Guyau, que Sartre dans Les chemins de la liberté quand il essaie de vous définir la liberté comme indétermination absolue. Dieu sait que les philosophes traditionnels et les autres lui ont tapé dessus en disant : « Qu’est-ce que c’est que cette liberté-là ? ». Eh bien ça voulait dire qu’il n’a pas trouvé la solution, c’est une évidence, il nous a laissé le faire. Mais ce qu’il a exprimé, c’est le malaise où toute une philosophie essentialiste laissait précisément la théorie de la liberté. Il y avait là une panne sèche, si vous voulez.

Vous comprenez l’importance en tout cas – et la difficulté, c’est évident, vu l’ambiance – de trouver l’instance spécifique de légitimation du désir. Vous voyez pourquoi je parle de cette dissociation du quatrième plan par rapport à tous les autres. C’est qu’il s’agit bel et bien de cerner d’une manière précise et cliniquement vérifiable si possible une pathologie du désir et de l’instance qui l’humanise, de l’instance qui l’acculture, qui n’ait rien à voir avec l’intellectualisme ni le sociologisme dont finalement la psychanalyse se fait le plus moderne écho.

1) La pulsion

Et c’est pourquoi je voudrais [revenir] sur un concept qui n’est même plus discuté parce que personne d’abord ne s’y plonge : le concept de pulsion. Nous l’avons envisagé dans les deux ans qui précèdent : je ne renonce à rien de ce que je vous ai raconté là. Mais je voudrais approfondir le concept ici et surtout vous faire comprendre pourquoi je peux penser comme ça – ce n’est pas du caprice – et pourquoi, si on n’admet pas la différence des plans, on ne peut pas le faire. Ce n’est pas une question de mauvaise volonté, il n’y a là-dedans ni bons ni méchants. Mais il s’agit d’articuler la critique à un appareil conceptuel systématique et précis.

Alors en ce qui concerne la pulsion, qu’est-ce que j’appelle comme ça ? Pour moi c’est le rapport volontaire au monde. Je distingue l’affect – qui peut se perdre par apathie. Etc. Mais l’affect si vous voulez – là j’ai compliqué un peu ce que je racontais autrefois – ça n’est pas que passif. Ce qui est affect, si vous voulez, c’est ce qui est commun, dans ce qu’on appelait autrefois la sensibilité, à tout le vivant, y compris le végétal. Autrement dit, l’affect ne suppose pas seulement une sensibilité, mais en même temps une réaction à cette sensibilité. C’est-à-dire qu’au total ça inclut tous les tropismes, tous les réflexes au sens le plus végétal, végétatif du terme. Au contraire, il n’y a pulsion au sens où je l’entends que chez l’animal, dont nous sommes, dans la mesure où il y a gestaltisation des affects, c’est-à-dire de la gamme des tonalités affectives, et prise en compte de ces affects. Cette prise en compte fait que l’animal, à la différence du végétal, émerge à la spontanéité, à l’automatisme.

Mais je n’entends pas par automatisme le truc des machines. Par automatisme j’entends le fait de se mouvoir soi-même. Autrement dit on a bien rigolé de Descartes en disant : il fait des animaux des machines. Mais finalement c’est lui qui avait raison. Ce n’est pas que les animaux soient des machines, mais c’est que les machines que l’homme fabrique ne sont pas mieux que les animaux, en tout cas. C’est ça qu’il voulait dire : autrement dit il avait touché du doigt quelque chose d’une théorie correcte de la liberté ou plus exactement quelque chose de la base même sur laquelle elle pouvait s’élaborer. Autrement dit il s’agissait bel et bien, dans la pulsion, de cet automatisme, de cette spontanéité résultant d’une gestaltisation de l’affect. Bref, c’est ce que j’appelle moi le projet. Et pourquoi ? Parce que j’essaie de situer cette gestaltisation-là par rapport à toutes les autres, et que j’oppose donc à l’objet et au trajet, le sujet et le projet [7]. Mais qu’est-ce que j’entends par projet ? En quoi ma libido est-elle différente de la libido analytique ? Pourquoi je parle de boulie ?

Eh bien cette boulie, c’est le plus vieux mot qui veut dire « vouloir » en grec. Or si je parle de boulie, je la distingue cette boulie de la libido en ce sens qu’étant essentiellement projet, elle ne se définit pas comme tendance par rapport à un objet. C’est parce que justement on a objectivé ou subjectivé le monde qu’à ce moment-là on décrit en général le monde comme extérieur à nous. Mais le monde n’est fonction, comme je vous disais, que du fait que nous sommes dedans. C’est-à-dire encore une fois et pour parler comme Kant que si nous étions nés avec des lunettes bleues le monde serait en bleu. Est-ce que sa nature physique aurait changé pour autant ? C’est le rapport. Autrement dit le monde et nous, c’est un rapport, ni plus ni moins. Il ne faut pas vous figurer qu’il y a des choses et puis à côté les modes d’abord de l’Homme. C’est comme ça qu’est né par exemple le fameux concept de tendance tant récusé par les marxistes – à juste titre – et par beaucoup d’autres d’ailleurs. Le concept de tendance tient justement à ce que n’ayant pas conçu que, quel que soit le mode d’approche de l’homme, le monde était toujours dedans, et aussi séparé et séparable, si vous voulez, que ces différentes modalités d’approche, eh bien à ce moment-là il est évident qu’on avait l’impression qu’il y avait quelque chose et qu’on pouvait agir dessus ou qu’on pouvait tendre vers. Mais le concept de tendance disparaît en même temps que le concept d’objet.

Bref nous définir comme boulie, c’est définir le monde comme projet, si vous voulez, c’est définir la chose comme projet. Les deux sont inextricablement liés. Autrement dit ça suppose que vous acceptiez la déconstruction totale, c’est-à-dire de ne plus traiter de la chose avec un grand C, dans une perspective métaphysique, mais de découper la chose en même temps que vous découpez l’Homme. On ne peut pas, dans les sciences humaines, dissocier un découpage de l’autre. Vous voyez la différence et vous voyez que du même coup le problème de la tendance n’existe plus, le problème de l’objet ou de l’objectivité non plus. On ne pourra pas dire : on a une boulie, on a une pulsion vers tel ou tel objet qu’on énumérera en fonction de la gueule que ça a : les gens, les choses, etc., voire les poireaux, les chaises... On ne pourra pas énumérer ou classer les objets, ça n’a ni queue ni tête. La boulie sera définie en fonction de notre rapport au monde, c’est-à-dire de notre pulsion, de notre projet.

À ce moment-là vous comprenez que ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas de tendance. Mais vous allez voir : les tendances existent à partir du moment où précisément il y a rupture du projet. Autrement dit il en est bouliquement des tendances comme des mouvements élémentaires de la praxie. Quand Liepmann [8] définissait la praxie, il vous disait que la praxie ou le geste si vous voulez était la coordination de mouvements élémentaires. Comme s’il y avait des mouvements élémentaires et puis qu’ensuite on faisait le lien. Mais c’est supposer là qu’il existe encore une fois des unités dénombrables avant même notre possibilité gestaltique d’inclusion. Il est bien évident que les mouvements élémentaires résultent toujours pathologiquement de la désintégration du geste. Ce qui existe, ce qui est observable et descriptif, c’est le geste. Il n’y a mouvements élémentaires que quand tout cela « clashe », c’est-à-dire au total quand ça se bouscule parce que ce n’est plus ordonné dans le geste. Autrement dit, la tendance, on a eu raison sur le plan théorique de la critiquer. Mais ça ne veut pas dire que pathologiquement on n’en trouve pas des exemples. C’est-à-dire que ça n’apparaît tendanciel que dans la mesure où précisément il n’y a plus de projet et que c’est le bordel. La destruction du projet crée non pas La mais les tendances. La pathologie du projet nous pulvérise véritablement en tendances élémentaires, si vous voulez. Exactement comme c’est l’asomasie qui fait apparaître des parties dans le corps. L’anatomie vécue du corps sur laquelle Joël Guyard [9] avait fait sa thèse autrefois, c’est ça. Ce n’est pas une anatomie au sens purement anatomo-physiologique du terme, mais il s’agit aussi des parties qu’on a dans le corps, ce qu’on désigne, ce qu’on néglige et ainsi de suite. On sait qu’il y a des négligences de parties du corps, etc. Cette répartition est fonction de l’asomasie, c’est-à-dire de la destruction même du contour du corps. La description pathologique du contour du corps.

2) L’aboulie

Alors vous comprenez qu’à ce moment-là ce que j’appellerai l’aboulie, c’est-à-dire ce trouble naturel du projet, c’est lui qui nous pulvérise en tendances élémentaires. C’est lui, parce qu’il n’y a plus de pulsion, qui fera des impulsions, des compulsions, etc., c’est-à-dire qui fera que nous nous sentons poussés dans tous les sens, dans le désordre, et ainsi de suite. Autrement dit vous voyez comment, en faisant fonctionner le système, si vous êtes systématiques et cohérents, il y a d’autres problèmes qui se créent mais il y a des problèmes qui se résolvent du même coup dans la mesure où ça répond précisément à une difficulté déjà éprouvée par d’autres. Si les autres n’y avaient pas été, nous n’y serions pas non plus ; autrement dit il n’est pas question de les renier pour autant. Mais il n’est pas question non plus de les dogmatiser.

Vous vous rendez bien compte que cette pulsion peut se détraquer. Mais si vous ne confondez pas l’acquisition et le fonctionnement, si vous ne confondez pas les phénomènes de carence – qui dans le cours du développement de l’enfant peuvent s’instaurer – et les phénomènes de détérioration, vous vous rendez bien compte qu’il y a des degrés par défaut ou par excès du développement de la force pulsionnelle. Il y a des gens qui ont plus d’énergie que d’autres, d’une certaine manière. Ça n’a rien à voir avec ce que j’appellerais une indécision – alors que dans la plupart des manuels de psychiatrie c’est mélangé. C’est un manque de force pulsionnelle. Il y en a qui en ont plus ou moins. C’est exactement, si vous voulez, comme la faiblesse intellectuelle du développement de l’enfant qui n’a rien à voir avec une aphasie. Ça n’empêche pas qu’il y en a qui sont, comme on dit, plus ou moins doués pour l’un plutôt que pour l’autre. Autrement dit tout le monde n’arrive pas nécessairement au même degré de développement. Mais ça ne compromet en rien si vous voulez le principe de fonctionnement. Ce qui est encore autre chose. Or tous ces problèmes-là se trouvent là-dedans confondus. Et la théorie de la volonté étant par-dessus le marché incluse dans une perspective d’éducation, là encore on considère que le gosse a de la volonté quand il a la pleine maîtrise de soi. Finalement on n’a jamais pu si vous voulez dissocier dans la volonté ce qui faisait qu’il y avait vouloir – et que nous partageons avec l’animal – et ce qui faisait que c’était humain.

Or ce qui fait que c’est humain, pour nous, c’est la capacité que nous avons de frustrer notre désir spontané, d’y introduire de l’interdit, c’est-à-dire au fond l’équivalent culturel de la douleur organique. Ce qui nous fait mouvoir au niveau purement de l’émotion, c’est la douleur : je vous disais que nous avons des terminaisons douloureuses, jamais personne n’a trouvé des terminaisons de plaisir [?]. Organiquement, le plaisir n’est jamais que de la non-douleur. C’est-à-dire qu’au total il suffit qu’on nous dise : « Passe pas là » pour que ça nous fasse partir ailleurs. Bref, cet équivalent de la douleur organique qui nous fait mouvoir culturellement, c’est l’interdit. L’interdit, c’est au fond la douleur culturelle. C’est cette souffrance culturelle qui nous fait mouvoir en vue, comme je vous disais, d’un autre plaisir.

Bref, ici nous arrivons, dans le cadre de cette réflexion sur la pulsion, précisément à la distinction de ce qui est le trouble naturel que nous partageons avec l’animal – trouble de la pulsion –, d’un trouble de la décision qui elle ne dépend pas de ce qu’on y met de rationalité au sens verbal du terme, ne dépend pas du fait qu’on obéisse ou non à un devoir, mais [du fait] que nous sommes capables, comme je vous le disais, de nous autocastrer. Par conséquent à ce moment-là il n’y a de volonté humaine que libre. La liberté à ce moment-là, ça n’est pas une espèce de qualité qui vient s’ajouter ou qui vient dépendre de la société qui nous l’octroie. La liberté à ce moment-là n’est jamais que le résultat de la capacité que nous avons d’autocastrer notre désir et cette instance est spécifique, et c’est un mode de rationalité aussi. La liberté, c’est une des modalités de la rationalité, c’est-à-dire une des modalités de l’humain.

À ce moment-là cette fameuse aboulie, qu’est-ce que c’est sinon précisément ce qu’on a baptisé, en raison de ce qu’on a cru être sa profondeur, et à laquelle on a toujours fait un sort spécial, la psychose maniaco-dépressive ? La psychose maniaco-dépressive est à mon avis entièrement animale. Il est certain que si elle a fait difficulté, ce n’est pas en raison de sa complexité : il n’y a rien de plus facile à décrire. Il y a là [toute] une littérature psychiatrique. Mais ils ont toujours été coincés pour la situer. En appelant ça psychose, ça ne les engageait à rien, ça voulait seulement dire : ce n’est pas dans l’estomac. À ceci près, si vous voulez, on a toujours constaté que c’était parmi les troubles psychiatriques le plus sensible à la chimiothérapie, à l’électrothérapie et toutes ces bricoles-là. D’autre part, vous vous rendez bien compte que la difficulté tient à l’absence totale justement de théorie correcte de la volonté. Comme au fond le mot même de volonté, on l’imputait à l’homme et non plus à l’animal, on n’était plus foutu de distinguer là-dedans, puisqu’on avait mis d’emblée la volonté au niveau humain, ce qui différenciait le vouloir de l’animal et le vouloir humain. Bref, l’animal à ce moment-là c’est tout juste si on ne le ramenait pas au végétatif et l’homme commençait avec la volonté. En fait c’est l’absence de théorie de la volonté qui a compromis la psychose maniaco-dépressive. Exactement comme l’absence de théorie du corps a compromis la naissance de l’asomasie telle que je vous la proposais l’autre jour en redistribuant les hallucinations et en parlant de l’incorporation et de l’appropriation des hallucinations, des représentations, d’autre part quand je vous parlais également par exemple de ce qui dans la démence ressortissait précisément à mon avis de cette asomasie.

Bref, si on a du mal avec la somasie – Dieu sait qu’on en a, pas en soi mais avec ceux à qui on s’adresse – eh bien si on a du mal avec la somasie, c’est faute d’une théorie correcte du corps et d’une distinction claire du corps et de la personne, c’est-à-dire des contours du sujet et des contours de la personne. Eh bien si on a eu du mal avec la psychose maniaco-dépressive, c’est parce qu’on n’a jamais été capable d’opposer une théorie claire et naturelle des troubles de la pulsion et des troubles de la décision libre. Autrement dit on n’a pas pu opposer la nature sur le plan spécifique où nous nous situons maintenant. Lorsqu’il y a destruction de la boulie – la boulie, c’est une gestalisation donc, c’est un projet – s’il y a destruction du projet, s’il n’y a plus véritablement pulsion, c’est-à-dire spontanéité de la prise en compte par l’animal précisément de l’ensemble de ce qui le pousse, de l’ensemble de ses émotions, à ce moment-là vous sombrez dans un flottement comportemental, ni plus ni moins. À ce moment-là ça ressortit au déséquilibre, comme ils disaient, des humeurs – et c’est pour ça que traditionnellement ça a toujours été envisagé comme ça et que d’autre part c’est plus sensible aux traitements les plus physiologiques. Quand on parle de cyclothymie, c’est ça que ça veut dire. La cyclothymie, ça veut dire quoi ? Eh bien, mon Dieu, vous flottez, puisque vous n’avez plus de moteur intérieur, si j’ose dire, vous flottez au gré des vents. Où il y a du vent, comme le bateau à voile, ni plus ni moins. Où il y a du vent, c’est la manie ; où il n’y a pas de vent : c’est la déprime. Pour la bonne raison que vous n’êtes plus libre vous-même de votre motion, vous ne pouvez plus vous-même vous déterminer.

À ce moment-là vous comprenez à la fois ce caractère cyclothymique – qui veut dire ça pousse ou ça ne pousse pas – du trouble et en même temps sa variété d’aspects. C’est-à-dire que la même aboulie cliniquement définissable aura des têtes très différentes selon les clients. Parce que c’est lié à ce que nous avons de plus animal – d’où son rapport à la fameuse caractérologie, qui n’a ni queue ni tête, je vous l’accorde. Mais il n’empêche qu’il y a des gens qui s’en sont occupés, et les gens qui parlent de caractérologie, ils traitent tous de la psychose maniaco-dépressive. Ils ne parlent pas du reste. Pourquoi sinon parce que tout ceci tient à cette vieille théorie des humeurs – la bile, le sang, le flegme, voire le rhume : rhume, c’est un écoulement, ni plus ni moins. Or tout ça faisait partie de la médecine traditionnelle, [et] ça reste. Ça reste d’ailleurs complètement déformé, complètement désordonné. C’est dans ces théories-là qu’on parlait d’orgueil, de timidité, de paresse, de colère, et ainsi de suite. Toute l’histoire des péchés capitaux, c’est là-dedans, c’est dans la caractérologie que ça se retrouve et c’est lié finalement à la vieille théorie des humeurs, c’est-à-dire à une vieille théorie de la boulie qui, n’ayant pas été prise au sérieux, a été carrément rejetée du monde scientifique où on ne l’a pas théorisée du tout. Or c’est un tort, à mon avis. De même que je vous disais qu’il y a à faire une théorie correcte de la somasie, qui est infiniment vaste parce que personne n’y a travaillé, eh bien il y a à faire une théorie de la boulie. Et tant qu’on n’aura pas fait ça, on ne sera pas foutus de faire une théorie claire de la psychiatrie culturelle, c’est-à-dire des troubles, comme les psychoses ou les névroses, dont nous allons parler maintenant, liés précisément à notre capacité de nous acculturer. Mais avant de nous acculturer logiquement, encore faut-il que nous en posions les bases, et c’est pour ça que je vous ai parlé de cette pulsion et que je souhaite une théorie de la pulsion qui soit fonction, selon notre habitude, d’une clinique de sa disparition, c’est-à-dire d’une clinique de l’aboulie.

Nous sommes certainement les mieux armés pour poser sur ce plan précisément l’ensemble des problèmes auxquels un psychiatre ou un psychanalyste ou un psychologue se trouvent confrontés [mais nous ne pouvons pas en rester là]. Les malades ne font pas le choix, n’est-ce pas. On peut avoir des troubles éminemment culturels ou on peut aussi avoir des cors aux pieds. Vous pouvez souffrir d’une psychose maniaco-dépressive mais vous pouvez souffrir d’autre chose. Je ne prétends pas du tout réduire la psychiatrie à ça, au contraire. Seulement à ce moment-là quel est précisément le processus qui se trouve être en cause ? C’est le processus lié à cette capacité que nous avons, nous, d’acculturer notre pulsion. Et c’est là que nous quittons l’animal. Et cette capacité d’acculturer notre pulsion, c’est ce que j’ai appelé tout à l’heure cette douleur de culture, c’est-à-dire l’interdit – ou ce que je préfère appeler – parce que c’est lié à la nature de ce qu’est le vouloir – la nolonté.

Là je reprends un terme thomiste mais un terme utilisé par Spinoza. La nolonté, c’est-à-dire un vouloir contradictoire. Voilà ce qu’apporte l’homme. Il y a pourtant bien des gars qui avaient pensé à tout ça. On les a régulièrement occultés, régulièrement laissés de côté. Tous ces gars-là qui faisaient des thèses là-dessus, ils les rataient. Bon, c’est eux qui ont gagné. Parler de la nolonté, c’est ce que j’essaie de faire depuis pas mal d’années déjà. Mais ce qu’il faut préciser là, parce que non seulement j’essaie là de faire entrer dans le système, ce trouble de la pulsion dont je viens de parler sous le nom de psychose maniaco-dépressive, c’est qu’il s’agit de présenter maintenant, dans leur ensemble et surtout dans leur rapports systématiques, l’ensemble, enfin tout le reste des troubles psychiatriques de type culturel.

3) Les troubles de culture

[…] [10]

Les troubles culturels axiologiques de la nolonté, comme les troubles culturels sociologiques de la personne, échappent à l’animal car les premiers supposent non pas la volonté, mais la capacité d’accéder à sa frustration que j’appelle donc non plus l’aboulie, mais les troubles de la décision ou plus exactement les troubles de la nolonté par réification ou dissolution de la norme.

La pathologie de la norme

Quand nous parlerons des troubles de la nolonté, nous opposerons précisément les névroses aux psychopathies. Les névroses et les psychopathies s’articuleront exactement de la même façon que les deux ordres de troubles dont je viens de parler : d’un côté fétichisme et homosexualité [11] et de l’autre exhibitionnisme-voyeurisme et échangisme-donjuanisme. Alors en ce qui concerne les névroses et les psychopathies sur lesquelles nous reviendrons en détail, nous verrons qu’au fond nous avons là-dedans l’opposition d’abord, sur laquelle je suis beaucoup plus clair maintenant, de l’obsession qui intéresse ce que j’appelle le réglementant et de l’hystérie qui intéresse ce que j’appelle le réglementé [12].

Bref, l’hystérie dans le cadre des troubles de la nolonté se trouve être du côté du réglementé tandis que l’obsession est du côté du réglementant. De toute façon, elles auront en commun d’être des troubles inhibitifs, c’est-à-dire des troubles d’autolyse [13] de la norme. Mais d’autre part, nous aurons à tenir compte également du fait que cette inhibition peut ou non se somatiser. Et nous verrons que la conversion n’est pas seulement hystérique. La conversion peut être aussi obsessionnelle. Et nous montrerons à ce moment-là que des troubles comme l’onanisme et tous ces machins-là sont des conversions obsessionnelles de l’inhibition. Autrement dit il ne s’agit donc pas de ranger ces troubles n’importe où. Il s’agit précisément de mettre en rapport ce qui va l’un avec l’autre, et vous verrez que, aussi bien dans les processus d’acquisition que de fonctionnement, ça explique pas mal de choses. Quant aux psychopathies, elles représenteront globalement tout ce qui concerne précisément la perte de la capacité de décider, la perte de la liberté au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire la perte de la norme, la perte de la capacité de s’autocastrer, et c’est là-dedans que nous fourrerons toutes les toxicomanies et tous ces machins-là. Tous les maux modernes, vous verrez que c’est là qu’ils entrent.

Nous en ferons évidemment le détail. Seulement là ce que je voulais là vous faire apparaître, c’est le rapport entre ce qui précède et ce qui suit, c’est-à-dire au total que tout ceci vous apparaisse déjà comme quelque chose de plus construit, de moins nébuleux parce qu’en général si vous cherchez dans les manuels de psychiatrie la toxicomanie, vous en trouverez partout. À ce moment-là si vous en trouvez partout, pas besoin de vous dire qu’à ce moment-là il n’y a plus qu’à tirer l’échelle, ce n’est pas la peine de chercher à décrire. Une chose d’ailleurs très amusante, et c’est là que ça montre, comme je vous le disais tout à l’heure, que souvent, quand on est surpris, c’est souvent parce qu’on manque de la culture antérieure. Il y a aussi quelque chose qui est frappant dans l’histoire des maladies, c’est qu’on a toujours l’impression, quand des littéraires vont à l’hôpital, qu’ils vont trouver quelque chose d’objectif. C’est d’ailleurs comme ça que pensent les médecins : qu’ils nous apportent des faits, qu’ils nous apportent des données. Comment se fait-il à ce moment-là que les maladies soient toujours fonction des théories en cours ? Je vous parlais tout à l’heure de la vieille théorie traditionnelle de la volonté à savoir conception, délibération, exécution et tout le bazar. Eh bien on avait trouvé les maladies correspondantes. Renouvier [14] parlait de l’aprosexie. Aprosexia, ça veut dire inattention. Il parlait, pour ceux qui n’arrivaient jamais à se décider, de la procrastination, parce qu’en latin procrastinare ça veut dire rapporter à plus tard. Ils avaient trouvé les maladies correspondantes. Ils avaient des psychiatres qui avaient fait des thèses là-dessus. Il y a toute une littérature sur ces conneries-là. Les médecins ne la lisent plus. Mais ça a existé. Il y donc des gars qui ont pris ça pour la réalité. Il y a des gens qui ont pris ça pour des faits. Eh bien c’était fonction de la théorie ambiante. Alors comment voulez-vous, à partir du moment qu’on fait la critique des choses, qu’on fasse confiance à une théorie dont on sait très bien qu’à chaque fois elle crée les faits dont elle parle ? Voilà pourquoi la systématisation nous garde de ça, parce que si on crée, au moins on ne crée qu’une fois.

Ceci étant dit, il va de soi que la nolonté telle que je l’envisage, ça remet en cause même dans l’analyse le fameux principe dit de réalité. Parce que vous savez comment Freud conçoit la formation. Le principe de réalité c’est ce à quoi on arrive après être passé par tous les stades. L’éducation nous permet enfin d’accéder, au-delà du désir, au principe de réalité. Mais pour nous, étant donné que ça ne s’ordonne pas comme ça, nous constatons que la nature en fait ne crée rien : elle l’acculture. Acculturer, c’est faire muter et changer d’ordre, mais ça n’est pas changer ce que c’est. Bref, à ce moment-là si vous voulez il n’y a aucune raison de penser qu’on aille d’un principe de plaisir à un principe de réalité, qu’on aille au-delà d’un principe de plaisir. Voilà pourquoi je définis la nolonté comme la capacité que l’homme se donne d’accéder à un autre plaisir. Autrement dit c’est toujours du même principe de plaisir qu’il s’agit, c’est toujours aussi hédoniste. Mais il s’agit d’un plaisir d’un autre ordre. Le plaisir précisément dont peuvent jouir les gens libres. Mais la jouissance n’a pas changé de nature. Elle a culturellement changé dans la mesure où précisément cette jouissance, c’est nous librement qui nous la donnons. Vous voyez qu’à ce moment-là tout est différent dans l’approche, dans la perspective que j’essaie de vous ouvrir.

J’en arrive maintenant à la dichotomie libidinale.

II – La dichotomie libidinale

Là-dedans je traiterai successivement de 1) l’amour et la haine, 2) de la violence ou agressivité et enfin 3) de la volonté de puissance.

1) L’amour et la haine

C’est deux sentiments comme on dit entre lesquels on cherche une opposition. J’allais dire en fait, il n’y a aucun rapport. Et c’est ce que je vais essayer de vous démontrer. Ça n’empêche pas les gens d’avoir un avis [?] là-dessus et en fait d’avoir entériné le savoir populaire, d’une certaine manière, car là encore c’est une très vieille histoire, qui n’a dû de refaire surface qu’à Adler, parce qu’avec Freud on avait failli la perdre. C’est déjà chez Platon, qui oppose epithumia et thumos. C’est des mots que vous retrouvez dans cyclothymie et tout le bazar. Thumos veut dire l’humeur. Epithumia veut dire le désir, mais le désir dans le sens de ce que les Latins appelaient la concupiscence. Autrement dit vous avez là le désir au sens de la concupiscence et puis la colère d’une certaine manière. Bref, quelque chose de cette opposition de l’amour, c’est-à-dire du désir, ou de l’attraction, si j’ose dire, et puis de la haine. Les scolastiques avaient déjà ça : ils parlaient des appétits concupiscibles et irascibles. C’est magnifique. Mais c’était drôlement complet leur affaire ! Ils devaient trouver les maladies correspondantes, hein ! Bon, appétit concupiscible et irascible. Concupiscible, c’est-à-dire au fond le désir, etc. et irascible, de ira, la colère. Alors vous comprenez que quand Freud est arrivé, avec Éros et Thanatos, avec la pulsion d’attraction, attractive si j’ose dire, et la pulsion de destruction, eh bien qu’est-ce qu’il a dit de neuf ? Et comme, par-dessus le marché, il [aurait] même oublié la seconde, s’il n’y avait pas eu Adler pour la lui rappeler, qu’est-ce que ça aurait été la psychanalyse ? Par conséquent son Éros et son Thanatos, là aussi c’est de l’épate-bourgeois. Ça n’a rien de neuf : c’est chez Platon, c’est chez tous les scolastiques, etc. Eh bien là encore, il ne s’est pas rendu compte que ce qui était en cause, c’est précisément ce à quoi il s’est cru obligé, par l’idée qu’il se faisait de la pulsion. Il a dit : maintenant c’est complet mon système. Éros et Thanatos. Donc j’ai dichotomisé la libido. Mais qu’est-ce qui lui permet de dichotomiser la libido ? Qu’est-ce qui lui permet d’isoler, encore une fois, le fait d’aimer sa femme ou les poireaux ? [rires] Ah ben ça, c’est alimentaire. Alors on peut l’érotiser. La merde aussi. Tout s’érotise. [rires] À partir de lui on a érotisé la merde ; et l’argent, à partir de lui c’est de la merde, avant on disait de la galette [rires]. Mais oui ! Il n’en parle pas. Alors c’est vieux comme les rues. C’est des images, c’est des métaphores, et ça ne rime à rien finalement. C’est des moyens de se tirer d’affaire.

Mais ce que je lui reproche là, c’est surtout d’avoir dédoublé la libido. Dédoubler, pourquoi pas tripler, quadrupler, etc. ? Et pourquoi pas une seule ? En fait, il a considérablement forcé les faits en prétendant en trouver deux. Et c’est là qu’il faut l’attraper, qu’il faut le saisir je veux dire [rires]. Parce qu’il y a quelque chose qu’il n’a absolument pas saisi, c’est que, s’il y en avait deux, c’est précisément parce que ça ne ressortissait pas au plan sur lequel il se situait pour décrire sa libido. Ça ressortissait à notre plan III, à ce double aspect de la personne qui en tant qu’instituant fabrique de la parité – c’est-à-dire de l’égal, du pair, et puis de l’ennemi, de l’étranger –, et puis en même temps qui fabrique, en faisant de la paternité, une forme de responsabilité de domination, qui précisément oppose de l’inférieur au supérieur. Or ce double aspect des choses n’est double que parce que justement ce qui se trouve concerné c’est la personne. Je reviens donc à ce que je disais l’autre fois à propos de la hiérarchie des pulsions dans l’Éros et du Surmoi. Freud au fond sans le savoir a fondé la sociologie. Mais sa double théorie des pulsions ne dichotomise pas la libido. C’est contradictoire. Ce qui est dichotomisé c’est précisément l’être sur lequel va porter la libido lorsque la libido porte sur de l’être, porte sur du sujet, porte sur de la personne, et pas sur de l’outillage ou du langage. Et dans la mesure où ça porte sur de la personne alors d’accord vous aurez le désir charnel, ou élaboré en amitié, et vous aurez aussi ce désir de domination, qui peut être purement brutal ou qui peut-être au contraire plus élaboré en pouvoir. Or ce qu’il avait là c’était à la fois une théorie du rapport social, du rapport à l’autre, et une théorie de la relation à autrui, c’est-à-dire une théorie du pouvoir. Bref, il n’a pas saisi, parce qu’il a lié l’agressivité au sentiment qui l’inspirait. Rappelez-vous ce que je vous ai dit de la sexualité. On va faire aujourd’hui la même critique à l’égard de l’agressivité. Dans toute la littérature analytique sur la sexualité, je dis : il ne faut pas confondre la sexualité qui est un mode d’organisation de la personne, qui est la base d’un mode d’acculturation de la personne, et puis le désir qu’elle inspire, qui lui est du quatrième plan. Étant donné ce que nous sommes, il ne faut pas confondre, je vous le dis toujours, la constitution physiologique de l’estomac et l’appétit ou la nausée. Eh bien c’est la même chose en ce qui concerne la sexualité. On ne peut pas confondre la sexualité, qui fait partie de notre condition, avec le désir qu’elle inspire. Eh bien c’est pareil pour l’agressivité. Et c’est ça qu’il n’a pas saisi. C’est que l’agressivité, si vous voulez, comme type de rapport de domination, voire de destruction, nous le verrons, n’a rien à voir avec le désir qu’elle inspire. Autrement dit on a trop fréquemment et même toujours confondu violence et agressivité.

2) Violence et agressivité

Si vous transposez ça à tous les mouvements contemporains, vous vous rendez bien compte que ce n’est pas toujours le déchaînement de violence qui exprime la pire agressivité et vice-versa. Il y a la même violence, par exemple, non seulement dans l’agressivité, mais dans l’exaltation par exemple. Dans l’exaltation, dans la manie, dans la colère, etc. Vous pouvez avoir la même violence, qui n’est pas toujours destructrice. Par conséquent, la violence, ça tient à la manie, ça tient à l’impulsion, des choses dans ce goût-là. Ça tient à une décharge d’énergie. Ça n’a rien à voir, si vous voulez, avec une agressivité qui peut être parfaitement froide. Autrement dit confondre ça empêche de comprendre par exemple que chez l’enfant ou le maniaque, la colère puisse de déchaîner, pas seulement après les gens, mais après les choses, même des choses qui n’appartiennent à personne. Mais il casse, il fracasse. Ce besoin de casser, ça existe. Alors évidemment que ça peut casser du monde, mais ça peut casser aussi du langage. Le discours du maniaque, par exemple, même si c’est au niveau de la boulie qu’il est atteint, il n’empêche que son discours n’est pas le discours de quelqu’un de normal. Autrement dit il casse le langage. Comme il casse des appareils. Et quand il casse, il casse. Il se soulage si vous voulez. Ça n’a rien à voir avec un rapport particulier à l’égard des autres ou de soi-même. Bref, on ne peut pas lier le concept d’agressivité au concept de violence qui peut se déchaîner ou ne pas se déchaîner.

Et vous comprenez qu’à ce moment-là, quand on voit les tests comme celui de Laborit, dans son livre L’agressivité détournée [15], il y a là quelque chose qui est grotesque et qui empêche complètement de piger ce que c’est que les sciences humaines. C’est une erreur profonde de chercher la source de l’agressivité chez l’animal, comme le fait Laborit. Il remonte à l’animal. Autrement dit il cherche la source de l’agressivité dans la manie, ni plus ni moins, dans la frénésie dont je parlais au départ, c’est-à-dire dans ce déchaînement qui veut tout casser. Comme il cherche aussi la source là-dedans de notre sexualité. Or vous pouvez remarquer que la sexualité comme l’agressivité animales sont bien moindre que les nôtres. On a fait de jolis progrès à côté. On se dispute bien plus que les animaux, de même que notre sexualité est infiniment plus compliquée, nous donne bien plus de tourments. L’animal ne se pose pas de problèmes, hein ! Il a besoin, allez, pof pof, c’est terminé, on se reverra à la saison prochaine [rires]. Tandis que l’homme ce n’est pas ça. Et la femme non plus. On a donc une sexualité infiniment plus compliquée, infiniment moins limitée par la nature et infiniment plus débridée pathologiquement. Eh bien c’est la même chose pour l’agressivité. Laborit va chercher l’exemple de l’agressivité chez l’animal. Mais il n’y a pas plus pacifique que l’animal. Il n’est agressif que quand il a faim, quand il défend ses petits, quand il défend son territoire. Mais il y a un droit de circulation. Les grands mammifères s’arrangent pour avoir un territoire suffisant pour que d’autres ne viennent pas empiéter. Ils se foutent la paix, il y a une entente, un consensus mutuel, etc. c’est charmant. Autrement dit ils ont rarement l’occasion d’être agressifs. On ne les juge agressifs que quand ils vous mordent, parce que vous y allez et que vous avez la trouille. Ils le sentent et ils vous mordent. Mais ce n’est pas de l’agressivité ça. Et puis vous n’avez pas besoin d’y aller [rires]. Autrement dit parler de l’agressivité animale en parlant des glandes et en parlant de tout le bazar comme il le fait, c’est vrai au niveau naturel, mais disons qu’en tout cas, en matière d’agressivité, on est infiniment mieux soignés qu’eux. Et pourquoi ? Mais parce que précisément chez eux, ils sont dans des conditions de lutte pour la vie. Que ce soit du point de vue sexuel ou du point de vue de la domination, l’animal est dans des conditions de lutte pour la vie. Lorsqu’elles sont remplies, pas de problème. Nous on a, dans les conditions culturelles d’un conflit – et je reviens là au conflit au sens marxiste, c’est-à-dire [que] nous sommes dans une lutte des classes et lutte des métiers. Autrement dit le conflit que nous introduisons nous, non seulement il ne cherche pas à guérir la nature de son agressivité dite naturelle, non seulement il ne cherche pas à la détourner : il en fait autre chose. Il en fait autre chose qui au fond suppose un enrichissement, une complexification terrible, et de l’un et de l’autre. C’est-à-dire que notre sexualité à nous, par le fait qu’on y foute de la propriété, est infiniment plus complexe et plus susceptible que celle d’un animal, et notre agressivité, également, infiniment plus débridée. Le détour dont il parle lui, le détour qui fonde la société, c’est l’équivalent pour l’agressivité du Surmoi freudien pour la sexualité. Ni plus ni moins.

À vrai dire il n’y a pas plus de confusion possible entre la haine et l’agressivité qu’entre l’amour et la sexualité. Ni plus ni moins. Dans les deux cas, c’est l’exemple même du faux problème. Si c’est double, ce n’est pas parce que la libido est dichotomisable. C’est parce que l’être sur lequel il se trouve qu’on a choisi de l’observer, dans la mesure où elle l’affecte, qu’il s’agisse de l’être naturel ou culturel, c’est-à-dire du sujet ou de la personne, cet être est double. Naturellement, dans l’espèce, nous sommes à la fois sexualité et génitalité. Nous acculturons l’une et l’autre. Mais nous ne supprimons ni l’une ni l’autre. Encore une fois nous accroissons la parité, nous accroissons le nexus. L’animal, une fois qu’il a trouvé bobonne, c’est terminé les trois quarts du temps, avec les grands mammifères. De même la génitalité, l’animal fait ce que la nature lui dicte, et puis c’est tout. Il n’y a pas de degrés là-dedans ou de merveilles. Il ne dit pas il en faut 15 ou il en faut 2. La question n’est pas là. L’espèce elle se défend comme elle peut. Tandis que nous au contraire il n’y a pas de doute qu’on émerge ici à une perspective qui culturellement complique la sexualité et la génitalité. Pourquoi ? Mais parce que dès le sujet animal, il y a choix d’un partenaire, d’un congénère, et choix d’un petit ou choix d’un inférieur, si vous voulez. Ici vous choisissez un égal, un partenaire, un comparse. Ici vous choisissez précisément un petit que vous aurez vous à protéger. Mais à protéger d’une manière très limitée, parce que une fois qu’il a grandi, terminé, l’adulte vous dit : bye bye. Chez nous pas. Et c’est là que ça se corse. Et c’est justement là que je veux en venir : à la volonté de puissance.

3) La volonté de puissance

Chez le vivant, prenons le désir d’un sujet, encore une fois, ce n’est pas la libido. [Freud] n’avait pas besoin de faire deux théories des pulsions. La seconde est aussi fausse que la première. Parce que ce n’est pas la libido qui se dichotomise, c’est simplement que la même libido en s’appliquant aussi bien au sujet qu’à la personne est obligée de tenir compte du dédoublement qui, au plan III, se manifeste et au niveau naturel, et au niveau culturel. Et au niveau naturel de la sexualité et de la génitalité. Et au niveau culturel précisément de la parité et de la paternité. Autrement dit vous vous rendez bien compte que le désir d’un sujet, comme projet à ce moment-là, puisqu’il s’agit de désir, et que le désir au quatrième plan peut porter sur tous les autres, lorsque le sujet devient votre projet, automatiquement il est à la fois et nécessairement désir de ce que j’appellerai coalescence, c’est-à-dire de partage de la vie, d’une vie commune, et désir de domination. Bref, désir d’un partenaire et désir d’un inférieur. Et comme je vous disais, la culture ne change pas la nature mais s’y fonde, on trouve les deux volets symétriquement au niveau sociologique dans ce que j’appelle le nexus, c’est-à-dire le rapport à l’autre, et le munus, c’est-à-dire cette prestation sociale qui nous rend responsables d’autrui. Rapport à l’autre, rapport à autrui. Le nexus je le définis comme le principe égalitaire du rapport à l’autre. Le munus, qui est le principe de ce que j’appelle le pouvoir, c’est le principe « hégémonique », entre guillemets, pour faire comme, comment il s’appelle, l’autre tordu là, le député, le principe « hégémonique » de la relation à autrui. Quand je dis hégémonique ici je n’envisage pas simplement le gouvernement. Mais j’envisage cette participation au pouvoir qu’est toute paternité. Toute paternité suppose que vous faites pour l’autre, du moment que c’est pour l’autre, c’est autrui, à ce moment-là. Vous n’êtes pas sur un pied d’égalité précisément. Vous l’infériorisez. Vous n’êtes père que si vous l’infériorisez. Autrement dit l’infantilisation elle est fondamentale ici. Elle est naturelle, et c’est la domination de l’adulte sur le petit quand il n’est pas sevré. Mais chez nous c’est cette domination qui s’acculture et qui devient le principe même du pouvoir. Alors vous voyez qu’au fond, cette domination je l’interprète comme rapport agressif. Pourquoi ? C’est un rapport de subordination. C’est un rapport d’infériorisation. C’est comme disait Rosolato [16], un rapport d’humiliation. Et vous le verrez tout à l’heure quand on parlera du masochisme, du sado-masochisme. Autrement dit ce rapport d’humiliation il est là dès le départ, il est dans cette conception si vous voulez du rapport des sujets. Le rapport des congénères qui s’acculture en nexus, c’est-à-dire en parité, bref c’est un principe à ce moment-là égalitaire. Ici il s’agit d’un rapport de domination c’est-à-dire finalement de génitalité, au sens d’un adulte complet qui a un petit qui n’est pas fait. Eh bien à ce moment-là ce rapport s’acculture en munus, c’est-à-dire en principe hégémonique de paternité. Ce qu’a l’animal, si vous voulez, ça cesse avec la nécessité biologique. Aussi bien le rapport qu’il a avec son congénère que le rapport qu’il a avec son petit, ça ne tient que dans le cadre de la nécessité biologique. Ça varie selon les espèces, selon leur fragilité, etc. Il y en a même qui ne se séparent jamais du groupe : les essaims, etc. C’est pour ça que plus c’est fragile plus ça fait paquet. Au contraire en ce qui concerne l’homme, ça n’a plus aucun rapport avec la nécessité biologique. Ça a rapport avec quoi ? Avec ce qu’on appelle la loi. C’est ça la loi, au sens le plus analytique du terme. On n’est plus dans l’ordre de la nécessité biologique, avec le fait que c’est défini et imposé par la nécessité naturelle. On est dans l’ordre de la loi – c’est-à-dire dans l’ordre des usages, la loi ayant au fond deux aspects, deux volets, sinon deux mamelles : la perversion et la castration. Perversion de la sexualité, qu’elle élabore en amitié ou en hypersexualité si ça se détraque ; ici castration [17] qui s’élabore en pouvoir, dont on peut effectivement, si ça se détraque, abuser en fabriquant une infantilisation de culture qui n’est même pas non plus accessible à l’animal. Bref, cette hypersexualité que nous avons vu au niveau de l’instituant, nous la retrouverons au niveau de l’institué. Cette hypersexualité au niveau de l’institué ce sera au fond un excès de cette capacité que nous avons, d’élaborer le pouvoir. Autrement dit ce sera l’abus de pouvoir par excellence, mais un abus ici pathologique auquel aucune politique ne peut remédier.

Et vous voyez qu’à ce moment-là, dans la mesure où vous avez compris qu’il fallait intégrer dans le modèle et du sujet et de la personne l’acculturation non pas seulement du désir charnel, mais de ce que Nietzsche appelait – et il avait raison – la volonté de puissance, plutôt que l’agressivité, eh bien cette volonté de puissance, c’est notre institué. Bref tout ce que je raconte on le trouve chez les autres, mais dispersé. Il s’agit les trois-quarts du temps non pas de créer dans tous ces domaines-là, car vraiment ils ont fait le tour, ils ont pensé à tout, mais d’y mettre de l’ordre. C’est-à-dire finalement d’y donner sens, parce que ça n’avait ni queue ni tête. Donner sens à cet ensemble, grâce à l’appareil conceptuel que je vous propose, c’est comme ça que vous voyez comment cet appareil peut fonctionner. […] [18]

VI. Du côté des névroses (16/02/1984)

Dans les séminaires antérieurs, j’ai insisté sur les concepts d’altération et d’aliénation et fait en somme la nosographie de ce qu’on pourrait appeler d’un côté la perversion et de l’autre côté la castration. Autrement dit, perversion et castration sont les deux rubriques sous lesquelles à mon avis s’inscrit une théorie véritablement sociologique de la personne. La personne, dans la mesure où elle est instituant et institué, est donc normalement à la fois perverse et castrée : elle porte à la fois en elle une possibilité d’altération et une possibilité d’aliénation puisque l’Ego comme nous le disions est lui-même le principe et du rapport à l’autre et de la relation à autrui.

Bref, la perversion pour moi est quelque chose de normal. L’anormalité commence avec la pathologie de la perversion, c’est-à-dire de la transformation de la sexualité naturelle. Et de même avec la pathologie de la castration, c’est-à-dire l’anormalité sur le plan de la relation à autrui. J’ai tout fait en tout cas pour vous montrer que la possibilité qui nous était offerte d’y voir un peu plus clair tenait précisément aux progrès réalisés dans l’élaboration du modèle. Ce à quoi je tiens cette année, c’est à ce que vous mettiez bien en rapport la nosographie que je vous propose et le degré d’affinement du modèle.

Le plus gros de l’effort de cette année est donc fait pour l’instant. Ça ne veut pas dire du tout que je prétende avoir défini chacune des choses dont j’ai parlé. J’ai seulement voulu nosographiquement les situer. Mon boulot n’est pas le boulot du psychologue ni du psychiatre, c’est au contraire encore une fois l’élaboration de ce qui généralement est rejeté par les psychologues, à savoir une nosographie. Non pas du tout que je croie qu’il y a autre chose que des malades, mais il est bien certain que si l’on veut avoir un jour l’espoir de les traiter et si on veut surtout théoriser le normal, les malades sont moins intéressants pour nous – épistémologiquement – que les maladies. Voilà pourquoi ma perspective est éminemment nosographique. Je ne prétends donc pas avoir fait autre chose jusqu’ici que de situer les troubles dont j’ai parlé.

Mais nous sommes désormais, du fait d’avoir traité de ces troubles, sur un terrain beaucoup plus solide, pour aborder aujourd’hui le problème des névroses. J’appelle cela « Du côté des névroses » pour faire allusion à qui vous savez. La prochaine fois, ce sera « Du côté des psychopathies ». Évidemment, ce n’est pas très clair comme situation. C’est tout ce qu’on peut faire à mon avis pour l’instant, mais à mon avis c’est déjà mieux que ce que font les autres. Par conséquent ça représente un progrès.

Donc aujourd’hui « Du côté des névroses ». Ces névroses, d’ailleurs, si j’en parle après avoir parlé des perversions et des psychoses, ce n’est pas pour rien. C’est précisément parce que leur articulation avec les troubles précédents n’est pas mon fait. Freud avait déjà parlé en particulier du rapport des névroses et de la perversion, puisqu’il vous disait que les névroses étaient l’envers de la perversion. Ceci dit, il ne se rendait pas compte qu’il était victime de sa profession, c’est-à-dire du fait qu’étant au fond thérapeute et psychiatre d’une certaine manière – quoique s’étant toujours dit neurologue – disons neuropsychiatre, il avait à traiter des névroses et des psychoses aussi. Ce qui se trouvait professionnellement groupé lui est apparu, à lui qui cherchait à mettre un peu d’ordre, comme ayant une articulation particulière. Bref, il ne faut pas confondre procédure et épistémologie. Le lien saisi par Freud et le lien aujourd’hui exploité par moi-même, dans la mesure où je parle des névroses immédiatement après avoir parlé des perversions et des psychoses, n’impliquent absolument pas qu’il y ait un lien plus fondamental entre les névroses et ce qui précède qu’avec les psychopathies. Autrement dit, il ne faut pas être victime à la fois de la méthode et de la procédure inhérente à une profession et confondre ça avec une articulation épistémologique que nous discuterons.

La fois prochaine je parlerai donc des psychopathies. J’en donnerai la primeur à Schotte [19], car c’est lui qui m’a fourré là-dessus depuis des années et j’espère tirer de mes propos non pas une rupture mais au moins, quand même, une sorte de Spaltung qui mette chacun à sa place. Ceci dit, en traitant des psychopathies, vous verrez que j’exploiterai là aussi un lien purement professionnel qui tient à notre pratique à nous dans la mesure où les psychopathies représentent le trouble performantiel au lieu du trouble instanciel. C’est-à-dire les psychopathies sont par moi mises du même côté que les aphasies ou les atechnies. Il est bien évident que pour les psychopathies nous tirerons davantage de la clinique développée par notre équipe à l’hôpital sur les aphasies et sur les atechnies, alors que pour les névroses nous tirerons davantage de ce que nous avons antérieurement exploré. Bref je ferai pour les psychopathies exactement ce que Freud a fait pour les névroses. Mais encore une fois ça n’implique aucune articulation épistémologiquement démontrable ; ça implique simplement une procédure qui tient à la manière dont une équipe de recherche fonctionne. Parler des névroses après les psychoses et les perversions, ça n’est pas encore une fois impliquer un rapport particulier, c’est simplement exploiter la successivité de l’exposé, et de même en ce qui concerne les psychopathies, nous reviendrons aux aphasies et aux atechnies, qui seront plus éclairantes simplement parce que nous avons travaillé sur cet aspect particulier des choses.

Vous pouvez remarquer dès le départ qu’à la différence des aphasies ou des atechnies, les troubles des plans III et IV, à mon avis, ne sont pas différents – aujourd’hui nous allons réfléchir là-dessus –, mais, malgré tout, la procédure utilisée n’est pas la même. Pourquoi ? Parce que les travaux antérieurs ne sont pas les mêmes non plus. En ce qui concerne les troubles dits psychiatriques, étant donné que c’était pratiqué par des psychiatres – c’est-à-dire par ce type de médecins qui n’avaient pas grand-chose d’autre à dire que de la littérature sur les cas – il est évident qu’à ce moment-là ils ont fait une littérature épouvantablement descriptive. La profusion descriptive est le propre de la psychiatrie traditionnelle, et la psychanalyse d’ailleurs est tombée dans le panneau aussi : à chaque fois qu’on parle de Freud, c’est toujours l’homme au rats ou l’homme aux loups ou le Président Schreber, etc. Bref, on décrit, et cette description, finalement, fait qu’on a multiplié, je ne dis pas les concepts, mais la terminologie.

On a multiplié les mots. Si bien que quand il s’agissait des aphasies, ça paraissait tout simple de distinguer aphasie phonologique et aphasie sémiologique, etc. Pour les atechnies, kif-kif. Quand il s’agit des troubles psychiatriques, ils sont infiniment mieux décrits. Si bien que notre problème à nous, c’est de regrouper la marchandise et de faire les paquets-cadeaux. En d’autres termes, au lieu d’insister sur la déconstruction comme dans le cas des aphasies ou des atechnies, nous sommes là d’une manière très curieuse, très paradoxale obligés au contraire de reconstruire, c’est-à-dire de regrouper ce qui a été dispersé par une descriptivité complètement exagérée. C’est pour ça que l’autre jour en les regroupant j’ai utilisé les mots qu’ils utilisent : fétichisme, homosexualité, narcissisme, schizophrénie et ainsi de suite. Vous avez pu remarquer que tout là-dedans était baptisé et que le vrai problème, c’était de regrouper ce qui allait ensemble selon les compatibilités ou incompatibilités. Procédure, donc, complètement différente, alors qu’en fait nous sommes strictement sur le même plan, dans le même ordre épistémologique. C’est encore pareil : c’est une conséquence de la procédure et surtout de la procédure antérieure ; épistémologiquement, ça ne prouve rien. Ça ne prouve pas de difficulté particulière, ça prouve simplement qu’on n’en est pas au même endroit de la recherche. Mais c’est important du point de vue du fonctionnement de l’appareil conceptuel.

Nous traiterons [de ces névroses] en trois parties, comme d’habitude :

I - Du bon usage de l’analogie
II - La peur de vivre
III - La structure névrotique

I - Du bon usage de l’analogie

Vous avez tous entendu parler, même si ça ne vous est pas familier, du fameux tableau de Mendeleiev. À partir de lui la chimie a considérablement progressé. On a toujours parlé de Lavoisier. Lavoisier, il a décomposé l’eau. Vous me direz qu’il a fait un petit peu plus. D’accord. Mais enfin, c’était un besogneux. Mendeleiev n’avait jamais touché à rien, mais du même coup il avait une objectivité terrible quant à la totalité : il a fait un magnifique tableau avec des trous et ce sont les vides qui se sont trouvés heuristiques. C’est à peine une parabole par rapport à mon propre cas. C’est-à-dire qu’au total il s’agit, quand on essaie d’élaborer un système, surtout de faire les trous. On met le reste autour si on peut. Dans la mesure où structuralement comme vous le savez c’est précisément ce vide qui est heuristique, ce sur quoi je voudrais insister en démarrant, c’est le fait que laisser des vides, en ce qui nous concerne, ne suppose pas qu’il n’y a pas déjà quelque chose. Au contraire, vous savez que dans ce fameux tableau de Mendeleiev où les poids atomiques sont groupés par progression et où selon les lignes ou les colonnes on manifeste une sorte de périodicité des propriétés des corps, petit à petit ça a permis de savoir que des corps existaient et de les définir avant même de les avoir trouvés. Il n’y a plus que deux cases vides : 85 et 87. Ces cases-là m’intéressent, moi, je suis ça de très près. Je n’irai pas fouiller pour les trouver, c’est sûr qu’on les trouvera, donc ça ne vaut même plus le coup de s’en occuper.

Eh bien c’est là que nous en sommes, nous. Et je voudrais vous montrer que la médiation c’est ça : c’est le Mendeleiev des sciences humaines. Il s’agit de tirer des vides que nous créons la capacité de réfléchir chacun selon sa compétence en se disant : faisons confiance aux contours et essayons de voir intelligemment ce qu’on peut y mettre. C’est énorme mais il faut les deux car si ça reste vide ça ne sera rien. Des vides à vrai dire, il y en a partout. C’est plus complet maintenant, parce que les autres avaient fait le plein, il a fallu que je fasse le système de vide dans lequel leur plein est entré. Mais du même coup ça lui a donné sens. Car ça n’en avait, vous me l’accorderez, aucun. Même si le mien n’est pas parfait, au moins c’est un essai de sens.

Troubles de la personne

[Jean Gagnepain commente le tableau retranscrit ci-après]

Alors je distingue là-dedans les troubles de ce que j’appelle autolyse, les troubles autolytiques [et les troubles] fusionnels. Les troubles autolytiques, ce sont les troubles dans lesquels le médiateur finit par devenir prégnant, et des troubles dans lesquels il n’y a plus de réinvestissement de ce médiateur, qui se réifie, qui se cristallise, qui devient chose si vous voulez. Et les troubles fusionnels – j’utilise exprès le terme de fusion, qu’on utilise généralement pour la paranoïa, parce qu’étant donné que je ne fais pas de différence entre les troubles imputés à la neurologie et les troubles imputés à la psychiatrie, je crois qu’il faut insister sur l’identité des processus à travers la totalité des troubles. Autrement dit, ce que j’appelle les troubles de l’adhérence, il vaudrait mieux les [re]baptiser carrément, en reprenant volontairement le terme de fusion, parce que ça fait réfléchir. Vous avez les troubles dans lesquels vous avez abolition de la médiation, abolition de la structure. Ce sont les troubles fusionnels : le signe qui colle à la chose désignée, etc. Et puis l’inverse, les troubles où le médiateur devient prégnant et ne s’investit plus ; il devient chose lui-même. À ce moment-là je parle d’autolyse, c’est-à-dire de détachement. Voilà la grande séparation – les séparations ne sont pas gratuites, elles ne sont pas innocentes, elles sont fonction de ce qui marche ensemble ou pas, et de l’articulation que nous pouvons y saisir. J’ai mis fétichisme et homosexualité [dans les troubles ontologiques], narcissisme au sens où je l’ai défini la dernière fois et puis schizophrénie [dans les troubles déontologiques]. Ce que ces troubles ont en commun, c’est précisément d’être des troubles de l’autolyse, autolyse de l’instituant ou autolyse de l’institué. Bref ces troubles marchent ensemble en ce sens que, comme ceux d’une aphasie phonologique et d’une aphasie sémiologique, ils se trouvent être de la même phase dialectique. Il s’agit là de troubles ontologiques ou déontologiques dans notre terminologie, selon qu’il s’agit des troubles de l’instituant ou de l’institué. Ça nous est peu familier en ce qui concerne les plans I et II : nous y avons surtout travaillé les aphasies et les atechnies. Les schizophasies, nous y avons peu travaillé, les schizotechnies pas du tout. Au total, nous sommes très peu armés par ce que nous avons fait antérieurement pour placer ces troubles-là. Mais ces troubles-là nous fournissent au contraire l’occasion de mieux explorer, précisément, les phénomènes d’autolyse. [Ce qui] faussait l’examen de la dialectique, c’est que la dialectique du normal s’était presque répartie en fonction de sa pathologie chez les neurologues ou chez les psychiatres. L’autolyse était plutôt d’ordre psychiatrique. D’où l’impression que ça touchait toujours le fond de l’être, plus ou moins – on n’arrivait jamais à trouver le fond. Donc, troubles ontologiques ou déontologiques [indiqués] par schizo-quelque chose. Dans les troubles de la fusion, nous avions exhibitionnisme et voyeurisme, d’autre part nous avions l’échangisme et le donjuanisme dont nous avons parlé la dernière fois, et puis au niveau de l’institué, au niveau déontologique, nous avons cette fois le sadomasochisme et la paranoïa, enfin les paranoïas.

L’ennui, c’est que traditionnellement les paquets ont été faits transversalement au lieu d’être faits comme ils auraient dû l’être, à savoir verticalement. Autrement dit, si nous avons raison de dire qu’on n’a jamais vu de cas où l’on avait ensemble une aphasie et une schizophasie puisque ce sont des troubles contradictoires mettant en jeu des phases dialectiquement opposées, au contraire, on peut avoir des aphasies phonologiques et/ou sémiologiques et des phonologiques et/ou sémiologiques. Vous comprenez mieux maintenant les rapports qu’il peut y avoir – et qui ont été signalés dans les descriptions – entre la schizophrénie [schizophasie] et l’homosexualité. Bref – et c’est là la réflexion sur l’appareil dont je parlais, ce qui gêne ici la réflexion, et qui gêne la mienne en particulier, c’est que les paquets ont été faits autrement et il faut chercher souvent dans deux inventaires la pâture qui nous permet de combler nos vides à nous – car nos vides n’ont rien à voir avec les leurs. Tout ce qu’ils appellent généralement « perversions », ce sont nos troubles de l’ontologie ; et tout ce qu’ils appellent « psychoses », ce sont nos troubles déontologiques. Or jamais on ne constate d’échange possible entre les troubles autolytiques et les troubles fusionnels. Il y a par contre une articulation possible entre les troubles ontologiques et les troubles déontologiques. Autrement dit, le tableau n’est pas là pour impressionner la galerie, mais doit être parlant et mettre en abscisse et en ordonnée ce qui convient pour illustrer, pour spatialiser un système de rapports ; ce n’est pas simplement le désir d’y mettre de l’ordre, mais le désir d’y faire apparaître les rapports de processus à travers la manière dont le tableau se trouve disposé.

Si vous passez de là aux troubles de la norme que nous envisageons à partir d’aujourd’hui, chose curieuse, les paquets ont été bien faits. Du côté de l’autolyse, c’est-à-dire de la réification de la norme, vous avez ce que généralement on appelle obsession ou hystérie, l’obsession étant ce que nous définirons comme un trouble du réglementant, l’hystérie comme un trouble du réglementé. Mais de toute façon tout le monde a toujours saisi leur articulation, et Freud en particulier qui a toujours foutu ça dans ce qu’on a appelé les névroses.

Vous voyez en tout cas comment la systématicité peut être heuristique. Comment vouliez-vous qu’on puisse saisir clairement l’articulation des névroses, des psychoses et des perversions puisque de toute façon les rapports et les articulations n’étaient pas saisis clairement ? On ne comparait pas le comparable ; les paquets ne coïncidant pas, eh bien mon Dieu, il y avait évidemment un peu de tout dans tout, mais c’est bien tout ce qu’on pouvait en dire : il n’y avait aucune systématicité. Quant aux psychopathies, je ne les mets pas là, parce que ce sera l’objet du séminaire prochain. Mais il est bien évident que pour l’instant, même si je prévois un peu ce que j’y mettrai ensuite, vu ce que je vous en ai dit, vous avez là les vides.

[le tableau originel présente effectivement des « vides » qui ici ont été remplis, après avoir été comblés ultérieurement par J. Gagnepain (n.d.e )]

Troubles de la norme

Vous vous rendez bien compte que dès maintenant le problème du tableau ce sera de prouver que les névroses et les psychopathies sont dans un même rapport que les troubles autolytiques de la personne et les troubles fusionnels du même plan. Ça veut dire qu’il faut justifier là-dedans que le processus d’autolyse ou le processus de fusion ne changent pas selon le plan sur lequel ils se manifestent. Cela contraint à l’abstraction ; cela contraint à dire que si sur le plan de la manifestation, je ne sais pas trop quoi y mettre, il n’empêche que si j’ai raison de poser ce tableau-là, on peut déjà savoir quelque chose de ce qui va remplir les trous. On saura ainsi qu’il y a de la fusion, et qu’il faut prévoir une taxinomie et une générativité. Si par l’examen du reste vous avez déjà saisi ce qu’étaient le processus d’autolyse et le processus de fusion, la capacité taxinomique et la capacité générative, quel que soit le plan par lequel vous puissiez les illustrer vous savez déjà quelque chose de ce qui est attendu là.

C’est là que ça vous sert de paire de lunettes pour voir ; c’est là que vous cherchez quelque chose. Vous me direz que c’est contraint. Eh bien oui mais à condition de ne pas être dupes de la contrainte, d’être capables de suffisamment de souplesse pour changer la contrainte au besoin quand elle ne vous fait rien voir. Mais dans la mesure où cette contrainte est là pour que vous essayiez de vous rendre compte des articulations saisies par les autres dans le désordre, il y a bien des chances qu’épistémologiquement ce soit plus près, je ne dis pas de la vérité, plus près au moins de la cohérence et en tout cas de la systématicité qui permet l’intelligence des choses. Si l’on met en regard les troubles dont nous avons antérieurement traité, à savoir les troubles du signe et les troubles de l’outil, nous avons au premier plan ce que l’on appelle les aphasies phonologiques et sémiologiques. De l’autre côté, la schizophasie – nous avons commencé [et] avons des cas. On a des idées assez précises mais il est certain que c’est infiniment moins fouillé que pour les aphasies. En ce qui concerne la théorie de l’outil [le deuxième plan], c’est pareil, étant donné que professionnellement nous sommes passés à l’atechnie après l’aphasie. Et ce qui nous est apparu dans les atechnies, c’est la distinction d’une atechnie mécanologique et d’une atechnie téléologique. Quant aux schizotechnies, pour l’instant c’est le brouillard. Mais à la limite on s’en fout dans la mesure où le degré maintenant tout de même très élaboré de la systématisation des aphasies et des atechnies, automatiquement, va nous permettre de boucher le trou qu’on a avec les schizotechnies.

Ce côté performantiel, ce côté fusionnel des névroses que j’appelle les psychopathies – que nous ne pouvions pas traiter jusqu’ici malgré Schotte qui me poussait, parce que nous n’avions absolument aucun modèle pour le faire – maintenant il se trouve que, grâce à ces modèles-là, nous avons le moyen de savoir déjà quelque chose de ce qui doit se passer là avant même de l’avoir observé. Voilà le portrait-robot.

Ce dont nous allons traiter aujourd’hui, c’est la phase autolytique et les troubles autolytiques de la norme. En traitant des psychopathies, nous traiterons la prochaine fois des troubles fusionnels de la norme. En tout cas dès maintenant, avant même tout autre examen, ce que je récuse c’est l’interférence des plans avant de les avoir eux-mêmes posés. La pseudo-finesse des psychiatres qui après avoir parlé des psychoses et des névroses ont tout de suite parlé des psycho-névroses n’en est pas une ; c’est certainement faux et ce n’est même pas la peine de se pencher là-dessus et de faire une thèse de médecine. Comme on ne savait déjà ni ce qu’étaient les psychoses ni ce qu’étaient les névroses, il est sûr que le concept de psychonévroses est un concept passe-partout, un concept encore une fois de repentir de grammairien, ni plus ni moins. Si vous vous placez au niveau des processus en cause, pas au niveau de leur plan de manifestation, quand on traite d’aphasie il est bien évident que ce sont les processus grammaticaux qui sont en cause ; ce n’est pas ce qu’on dit, ce n’est pas la réalité du dire : il n’y a pas une aphasie des fleurs, du jardinage, de l’électricité ou de je-ne-sais-pas-quoi. De même, maintenant que nous y voyons plus clair sur l’écriture, nous ne parlons pas d’alexie des aphasiques. Ou bien on a des troubles de l’écriture, et ça rentre dans le cadre plus large des atechnies ; par conséquent, « troubles de l’écriture », ça ne veut rien dire d’une certaine manière. Ou bien ça touche au langage, mais à ce moment-là c’est la retombée d’une aphasie. Bref, tous ces concepts d’alexie pure ou pas pure, ce sont des concepts bidon. Eh bien le concept de psychonévrose aussi. On ne peut plus traiter de ces concepts intermédiaires dans la mesure où déjà les pôles n’avaient pas été clairement posés.

Après avoir présenté le tableau, je voudrais déjà plus ou moins formuler l’hypothèse. Dans la mesure où je vous dis qu’il n’y a pas de psycho-névroses, on ne va pas poser dès le départ le problème de l’interférence des plans – ça ne veut pas dire que je n’y croie pas à l’interférence des plans, mais il faut encore une fois d’abord définir les plans – et l’hypothèse consistera à montrer précisément que dans les troubles dont il sera question à partir d’aujourd’hui et la prochaine fois, c’est moins de nerf qu’il s’agit – malgré le terme de névroses – que d’intention ou, comme disait le vieux père Baruk [20] – de conscience. Problème de conscience, mais conscience au sens moral du terme. Il est vrai que les névroses ont ceci de commun qu’elles font toutes apparaître leur concentration autour de la culpabilité.

Ceci, il y a belle lurette que ça a été envisagé. Mais il faut en tirer toutes les conséquences. C’est-à-dire que, dans la mesure où nous avons fait grâce au modèle de la personne, des psychoses et des perversions une nosographie de l’être, nous passons maintenant à une nosographie du vouloir. En parlant de l’être nous parlions d’usage ; en parlant de vouloir nous parlerons de morale, au sens où je l’entends, c’est évident : c’est la vieille confusion des mœurs, qui pouvaient être tout aussi bien des usages que la moralité. Bref, la dissociation des plans est une nécessité à retenir pour pouvoir comprendre quelque chose à la différence que maintenant nous évoquerons. Dans le modèle précédent il pouvait être question d’autonomie, dans le modèle actuel, [il est question] de liberté. La liberté n’est pas l’autonomie, bien qu’actuellement tout le monde – les hommes politiques, les évêques et même le pape – mélange les deux concepts. Autonomie et liberté sont toujours confondus. D’autre part, dans le modèle de l’être il s’agissait de responsabilité, à partir du modèle du vouloir il s’agit de culpabilité.

Vous voyez que c’est ici le problème criminologique par excellence. Quand on fait venir les psychiatres dans les tribunaux, c’est généralement pour résoudre ce problème-là. Jamais ils n’y parviennent. Et pour cause : jamais le problème n’a été clairement posé. Il s’agit cette fois non plus de l’être, c’est-à-dire de la personne mais uniquement du désir, ou plus exactement de la capacité qu’a l’homme de s’autoriser par la censure. Il s’agit de cette forme de rationalité inhérente à la norme que je nomme le rationnement. C’est de la raison aussi. Or ce rationnement intervient au niveau du désir ; l’être, le « moi », comme on nous raconte, n’a strictement rien à y voir. Ça ne veut pas dire que ça ne se recoupe pas, mais les processus ne s’en confondent absolument pas. Ce que la personne est culturellement a ce qu’on appelle généralement dans les théories de l’énergie la néguentropie. La personne c’est la même chose, c’est la néguentropie de culture, c’est-à-dire au total la dénivellation. Voilà ce que fait la personne : elle crée une dénivellation, c’est-à-dire qu’elle crée une définition, une délimitation. Eh bien ce que la personne est à la néguentropie, la norme l’est culturellement à la douleur. Ce qui est naturel, c’est la douleur. Mais l’insatisfaction de culture, c’est la norme. La norme, c’est un interdit, c’est une souffrance, mais une souffrance inventée, une souffrance de culture : il s’agit cette fois non plus de définition mais de prohibition. La souffrance qui en résulte est ce que j’appelle une autocastration.

Vous voyez qu’à ce moment-là, et au moins à titre d’hypothèse, elle n’a rien à voir avec la souffrance du sadique ou du masochiste. La personne, et en particulier l’humiliation n’est pas en cause. Ni l’humiliation d’autrui, ni mon humiliation devant autrui, mon auto-humiliation. Il ne s’agit pas d’une auto-dégradation de la personne ; il ne s’agit pas de ce type de souffrance-là. Il s’agit d’une souffrance de culture, c’est-à-dire d’une souffrance qui est nôtre et qui nous permet grâce à la peine, c’est-à-dire au prix que nous payons pour l’avoir d’accéder à ce qu’on appelle un autre plaisir.

Tout ce que je viens de vous raconter là à titre d’hypothèse, c’est ce à quoi nous étions parvenus comme conclusion l’an dernier. Eh bien, c’est cette conclusion que je vais essayer maintenant d’illustrer dans la nosographie que je vous propose. Par rapport au modèle antérieur, il ne s’agira plus d’une nosographie du pouvoir comme celle à laquelle nous faisions allusion en parlant de l’agressivité la dernière fois. Il ne s’agit plus de troubles du pouvoir mais de troubles, au sens strict du terme, de la puissance. Or, comme vous le savez, à ce niveau-là, au quatrième plan, il n’y a puissance que la seule liberté. La seule puissance humaine, ce n’est pas une puissance d’énergie simplement. La seule puissance humaine, c’est la liberté. Il n’y en a pas d’autre. Le reste – et c’est là précisément le trouble – est impuissance. La seule puissance humaine normale, c’est la liberté. Tout le reste, c’est-à-dire l’anormalité, doit être réputé impuissance.

Or vous voyez très bien ce que l’on appelait l’impuissance jusqu’ici d’une manière très générale dans la population. L’impuissant, c’est celui qui ne peut pas. Qui ne peut pas copuler quand il en a envie. L’impuissance, la frigidité et tout le bazar, on nous a baratiné tout ça. Pour moi, qu’il y ait inhibition ou bien qu’il y ait asservissement à l’instinct de telle manière qu’on ne puisse pas résister à ses pulsions, dans les deux cas il s’agit d’impuissance. Le névrosé a sa forme d’impuissance. Et le psychopathe, le type qui ne peut pas voir un être du sexe opposé sans lever la patte comme sur tous les réverbères, celui-là est un impuissant aussi malgré les affirmations militaires qui ont l’air d’en faire un modèle de virilité. Autrement dit, il y a deux formes d’impuissance. La seule vraie puissance humaine, c’est la liberté. Sont des impuissants précisément ceux qui ne sont pas libres. Il y a deux manières de ne pas l’être. Il y en a une, la névrose, qui peut tenir effectivement à des facteurs éducatifs comme on disait. Mais il y en a une autre, avec les psychopathies, qui peut tenir également à des facteurs culturels de civilisation dans la mesure où une civilisation devient trop laxiste, où on ne fout plus le pied au cul de personne, à ce moment-là, on fabrique des psychopathes à la pelle. Alors que l’éducation traditionnelle a fabriqué des névrosés hystériques, l’éducation actuelle a fabriqué des psychopathes : l’une ne vaut pas mieux que l’autre, ça fait toujours des impuissants – c’est la morale de l’histoire.

Or c’est de cette impuissance que nous allons traiter avec d’autant plus d’objectivité que je n’y participe point [rires] : impuissance névrotique aujourd’hui, impuissance psychopathique la prochaine fois. Vous vous rendez bien compte que cette puissance ne dépend pas du projet du désir. On ne peut pas définir le désir par son projet, ce que d’autres appelleraient son objet. Il n’y a pas de désir de maintenance – par exemple, désir alimentaire – ou de désir de reproduction, sous la forme dont nous parlions la dernière fois, de la coalescence et de la domination. On ne peut pas définir le désir par son projet car c’est exactement faire comme pour le langage, le définir par les choses dites. Ce n’est pas ça qui fait les processus linguistiques. Or, tant qu’on parle du désir, en général on l’ordonne à tel ou tel projet qu’on a hiérarchisé en disant que c’était plus important que les autres. Mais au nom de quoi ? Qui permet cette hiérarchie-là ? Nous l’avons discuté il y a deux ans et je n’y reviens pas, mais je [le] rappelle simplement parce que précisément nous avons une conception des rapports de la liberté et de l’impuissance qui se définissent dans le cadre même d’un seul plan sans nécessaire interférence d’un autre, sans Surmoi ni loi, ni rien du tout, comme je vous le disais – que nous sommes armés par notre modèle pour traiter du désir indépendamment des projets dans lesquels le désir peut trouver à s’investir.

Il est bien certain qu’à ce moment-là la puissance dont il sera question est différente de l’inappétence de l’aboulique. L’aboulique n’a pas d’appétence au sens strict du terme, au sens scolastique de l’appétit. Il ne s’agit pas du manque de volonté chez le maniaco-dépressif : n’ayant pas de volonté, il n’y a pas d’appétence, ni plus ni moins. Là, il ne s’agit pas de ça. Le névrosé a de l’appétence, il n’est pas aboulique. Mais son impuissance, son trouble, est d’un autre ordre et il est nécessairement double si je m’en réfère à la systématicité du modèle proposé. Nécessairement double, c’est-à-dire qu’il y aura une impuissance autolytique et une impuissance fusionnelle. Impuissance autolytique, vous voyez le caractère projectif du truc : c’est ce qu’on appellera l’inhibition. Il y aura une impuissance par inhibition et la norme sera voulue pour elle-même. N’étant plus réinvestie mais devenant elle-même la fin du désir, elle se réifie et du même coup ça inhibe le type qui ne peut plus se satisfaire parce qu’il se satisfait de la norme. D’où alors à ce moment-là le caractère inhibitoire de la situation. Voilà les névroses. De l’autre côté, une impuissance fusionnelle, qui nous permettra de donner un statut clair à ce qu’on appelle la dépendance, qui est exactement l’inverse de l’inhibition. L’impuissance fusionnelle, c’est précisément la dépendance psychopathique. Que ce soit à l’égard de la drogue, de l’alcool ou de n’importe quoi. De toute façon, dès qu’il y a dépendance, vous avez impuissance mais impuissance de type fusionnel. L’une ne vaut pas mieux que l’autre. Dans les deux cas il y a trouble ; dans les deux cas il y a pathologie. La pathologie des névroses, c’est essentiellement l’inhibition ; la pathologie des psychopathies essentiellement la dépendance. Si j’ai raison de dissocier les névroses de l’inappétence aboulique, à la différence de ce qu’il en est pour pas mal de psychiatres ancien régime, Baruk et autres, il ne peut pas y avoir de névrose ou de psychopathie animale. Définies comme ça, elles supposent une référence à la norme.

Voilà. J’ai précisé là les contours de l’hypothèse que nous allons dorénavant illustrer. Mais encore faut-il que je précise, pour terminer ceci, les limites de validité – puisqu’il s’agit encore une fois du bon usage de l’analogie – d’une systématisation telle que celle que je vous ai présentée là. Je vous ai dit qu’elle était heuristique ; mais il ne suffit pas qu’elle donne des idées. Encore faut-il, pour que ce soit scientifiquement valide, préciser les limites de cette validité, c’est-à-dire jusqu’où peut aller cet esprit de système. Quelle sont les limites qu’il doit s’imposer s’il veut rendre service à la science plutôt que de passer lui-même pour elle. Car le système n’est pas la science, c’est une procédure, ni plus ni moins.

Ces limites de validité sont les suivantes : la déductivité systématique ne vaut que dans son ordre propre. Il s’agit d’épistémologie ; il s’agit d’une nosographie et ça ne vaut que dans son ordre propre et ça n’engage cliniquement ni la cause ni le traitement. Autrement dit, je veux que les choses soient claires : je ne prétends jouer ni au psychologue ni au psychiatre ni à rien de tout ça. Je ne prétends pas du tout leur imposer le goût de la nosographie : avoir voulu faire passer la nosographie pour ce qui était le principal de leurs préoccupations, c’était une connerie, là je suis d’accord avec eux. Mais d’autre part en ce qui nous concerne, nous, c’est la nosographie que nous visons, et vous voyez pourquoi. Autrement dit, il ne faut pas tout mélanger là-dedans : la déductivité nosographique n’engage ni la cause ni le traitement.

Ça veut dire encore une fois que nous ne sommes ni psychologues ni psychiatres. Mais ce n’est pas seulement ça. Ça veut dire que nous pensons que dans cette nosographie le problème de la cause, c’est-à-dire de l’origine du trouble, nous n’en savons rien ; le problème du traitement, c’est-à-dire de ce qu’il faut faire pour y remédier, ce n’est pas que nous nous en foutions, mais nous n’y connaissons rien non plus. Seulement il est bien évident que personne ne traitera rien si on ne sait pas ce que c’est. Et d’autre part, même si on veut un jour trouver la cause, vous vous rendez bien compte que tant qu’on n’aura pas fait une analyse nosographiquement aussi claire et précise et limitée que possible, on ne saura pas où chercher la cause. Car la cause de quoi ? Quand on vous dit : « grave trouble de la personnalité », qu’est-ce que ça veut dire ? Tant qu’on ne saura pas ce que c’est, où voulez-vous chercher la cause ? C’est pour ça qu’on a décidé une fois pour toutes, vu la complication descriptive des cas, que les troubles psychiatriques n’avaient au fond de cause qu’en eux-mêmes. C’était dans l’esprit, comme on dit toujours, c’est-à-dire qu’au total il n’y avait de cause nulle part, on a dit : « surtout pas de référence biologique ! » C’est une connerie.

Ça ne veut pas dire du tout que ça avait une référence biologique du type traditionnel, c’est-à-dire une référence correspondant à des modèles physiologiques. Pas question. Mais il faut bien trouver des modèles psychologiques qui permettent de reposer le problème de la causalité biologique d’une autre façon qui à ce moment-là fonde corticalement ces modèles-là. Vous voyez où nous en sommes : nous, à la différence de la plupart des spécialistes de sciences humaines, nous sommes très systématiques, c’est vrai. Mais nous avons infiniment plus d’humilité que les autres. Parce que nous ne cherchons pas à gagner notre vie, nous au fond. Au total, pas d’idée sur la cause, pas d’idée sur le traitement ; simplement parce que pour l’instant à mon avis c’est trop précoce. Mais ce que je crois, c’est qu’un jour nous arriverons à une théorie du psychisme suffisamment précise pour qu’on fasse ce que Harvey a fait à partir de Torricelli : à partir de la physique, élaborer le modèle de la circulation. Eh bien peut-être qu’un jour nous ferons cela. À ce moment-là, on verra ce que c’est que le cortex.

Ceci dit, pour se dissocier des sciences naturelles, il a bien fallu que la psychologie trouve une cause qui ne soit pas de l’ordre naturel. Mais à ce moment-là cette cause est du même ordre que nous essayons de fonder. Vous voyez la circularité de la chose : on va, pour être sûr de pouvoir résoudre le problème, trimballer la cause à l’intérieur, c’est-à-dire prendre pour cause un phénomène qui relève lui-même de cette causalité-là et qu’il faudrait lui-même expliquer.

Et je pense ici, analytiquement, au fameux problème du trauma. Le trauma originel, d’où vient-il ? Freud a passé tout son temps – et très légitimement – à dire que le trauma n’était pas une lésion. Tout son problème était là : comme neurologue, il voyait des lésions. Et puis il y avait des troubles, pour l’hystérie en particulier, où il n’y avait pas de lésion. Babinski [21] et les autres en ont conclu que c’était du flanc. Freud a soutenu que c’était autre chose. Mais il a tellement voulu dire que c’était autre chose qu’il a cherché la cause dans l’ordre qu’il fondait. Je suis tout à fait d’accord avec Freud qu’il fallait émerger aux sciences humaines ; grâce à lui on y a émergé. Mais sa discussion originelle sur le trauma et sur sa nature non lésionnelle l’a amené à dire que le trauma était historique. Et dans la perspective historiciste de l’époque où on croyait que ce qui faisait la spécificité de l’homme c’était l’histoire et l’explication historique, on a cherché dans l’histoire elle-même à fonder la différence de l’histoire – c’est-à-dire elle-même – et de la vie, de l’anthropologie et de la vie.

Vous voyez la circularité qu’il y a là-dedans. Admettre à ce moment-là comme cause des défenses et des refoulements, etc., précisément un trauma plus ou moins antérieur qui pourrait se représenter sous des déguisements, ensuite être plus ou moins authentiquement retrouvé… un palimpseste et tout le diable et son train. Qu’on appelle ça n’importe comment, de toute façon vous vous rendez bien compte qu’on a cherché avec cette théorie du trauma à fonder l’histoire dans l’histoire. Qu’on appelle ça un trauma d’origine ou de l’enfance ou de tout ce que vous voudrez, y compris du fœtus ; qu’on parle des archétypes de manière plus métaphysique ou qu’on parle de l’Urzene, de toute façon il y a toujours Ur- quelque part, c’est-à-dire que l’histoire devient explicative dans la mesure où elle est histoire antérieure. Mais c’est l’histoire de l’œuf et de la poule : cette histoire antérieure, où va-t-on la fonder ? Qu’est-ce qui fait la différence de l’homme et de l’animal ?

Tout est là ; voilà où ils nous ont coincés. Et c’est là que je suis pleinement d’accord avec la perspective analytique d’émergence à un autre ordre – non lésionnel, c’est une évidence ; en tout cas non lésionnel à la mode physiologique. Mais se contenter de prendre pour cause un élément antérieur d’une histoire qui elle-même reste intégralement à fonder – puisqu’il faut montrer les différences du lésionnel et de l’accidentel au sens historique du terme, dans la mesure où il devient constitutif, plus qu’explicatif – eh bien il y a là une pleine circularité.

À mon avis, le trauma cesse d’être cause puisqu’il faudrait lui-même l’expliquer. Mais ceci n’est pas propre à la psychanalyse et c’est pour ça que je faisais allusion à l’ensemble des spécialistes des sciences humaines. Car toutes les sciences humaines, surtout depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe – et les gens depuis n’en sont pas revenus – pratiquent toujours ce fameux ontocentrisme. Là aussi vous allez voir comment la déconstruction de notre modèle implique une rupture avec tout ça. Car tant qu’il y a rémanence d’ontocentrisme, il y a une parfaite illusion, que partagent la plupart des gens, et surtout encore une fois les gens de sciences humaines, que l’histoire au fond est spécifique de l’homme et en est l’explication. Bref, on télescope tous les plans dans un seul. Mais celui-là, où s’explique-t-il ? Et non seulement on les télescope dans un seul, mais à l’intérieur de celui-là que se passe-t-il ? Regardez par exemple comment le marxisme procède. Nous sommes d’accord avec le matérialisme historique pour un modèle de la société fondée sur le conflit ; nous sommes d’accord pour mettre le conflit en instance et la performance comme au fond un effort désespéré d’aboutir à des contrats, c’est-à-dire à des paix toujours précaires et toujours disputées.

Ceci dit, il est bien évident que les contrats se font dans tous les domaines où nous pouvons contracter, dans tous les domaines où l’échange est possible. Qu’il s’agisse de domaines de type sémiotique, socioartistique ou bien sociocritique – en ce qui concerne par exemple la socialisation du droit en code –, de toute façon tous ces domaines, le domaine économique, etc., sont sociologiques. Au nom de quoi privilégier l’un d’entre eux comme infrastructure alors qu’en fait le problème de la structure est ailleurs, dans la capacité qu’on a d’opposer une instance à une performance. Il est difficile de mettre quoi que ce soit à part puisqu’il s’agit de phases dialectiquement contradictoires. Il est impossible de dire descriptivement que tel ou tel phénomène relève de l’instance, donc sociologiquement de l’ethnique, et puis que tel autre phénomène relève de la politique. La politique, c’est facile à décrire : ce sont tous les domaines. Mais alors à ce moment-là on vous demandera ce que c’est que l’ethnique. C’est exactement la question que posaient les Nantais. D’où leur « hérésie », et c’est pour ça qu’ils se sont séparés de nous. Ils me disaient toujours : « Donnez-nous des exemples de votre sémiologie. Sémantique, on comprend, mais la sémiologie ? ». Autrement dit, il leur fallait un dédoublement quasi schizophrénique du monde car ils n’avaient jamais rien compris à ce qu’était la dialectique au sens strict du terme, c’est-à-dire la contradiction inhérente à l’objet qu’on décrit : ils voulaient poser deux objets : sémantique et sémiologie.

Ici c’est pareil, vous ne pouvez pas poser sociologiquement les domaines politiques et en face ce qui est l’infrastructure ethnique sous-jacente. Alors comment font les sociologues ? Comme ils décrivent à travers l’ensemble des domaines, ils essaient de déterminer entre les domaines ce qui est semblables, ce qui est identique, ce qui ne fait pas acception de la différence des domaines. Et à ce moment-là ils aboutissent à ce que j’appelle une cénotique générale, exactement l’équivalent de la linguistique générale ; cette linguistique qui, en fait, parcourt l’ensemble des langues du monde et vous dit que le langage, c’est ce qui reste – c’est-à-dire quelque chose de si abstrait que finalement ce n’est plus rien.

Ceux qui n’ont pas voulu faire une cénotique générale, se sont appuyés – car on cherche une infrastructure – sur l’un des domaines privilégiés. Privilégié d’abord par leur propre approche ; et d’autre part par le fait qu’historiquement il est vrai que les configurations politiques n’ont jamais la même base et qu’on peut faire une configuration politique sur une base économique, sur une base sémiotique ou sur une base artistique sur toutes les bases possibles et imaginables. Or il est vrai qu’à l’époque de Marx on était à la naissance d’une société industrielle et que l’infrastructure du monde d’alors, qui était parfaitement explicative de l’ensemble du fonctionnement politique, était économique. Mais c’est précisément ça qui détermine l’histoire du XIXe et du XXe siècles.

Autrement dit, Marx a choisi comme infrastructure celle qui se trouvait être historiquement l’infrastructure explicative de son temps. Je suis d’accord là aussi pour opposer aux structures de surface la seule structure profonde explicative du tout, mais cette structure profonde, comme vous le voyez, ne peut pas être l’idée générale correspondant à tous les domaines et on ne peut pas non plus privilégier l’un quelconque d’entre eux car le privilège accordé à ce domaine fait lui-même partie de l’histoire. Bref, l’économisme dans le matérialisme historique, c’est comme le traumatisme en psychanalyse. C’est encore une fois la circularité consistant à s’expliquer par soi-même. On fonde l’histoire dans l’histoire. Et ça c’est grave parce que c’est au fond la manifestation de cet ontocentrisme dont j’ai parlé trente-six fois – cet ontocentrisme qui fait que tout le monde admet qu’il y a une difficulté – moi je l’ai éprouvée en écrivant – pour traiter d’ethnique sans illustrer trop politiquement. Et quand je parle de politique, j’ai toujours tendance à parler d’ethnique aussi. Car il est impossible de les isoler ; ce qu’il faut faire comprendre à chaque fois, c’est leur contradiction. Par conséquent vous vous penchez sur un aspect et vous faites perpétuellement allusion à l’autre. Seulement ce n’est pas du même côté que vous allez regarder. Mais dans les deux vous ne pouvez illustrer que de la même façon. C’est épouvantable mais c’est comme ça.

Alors on a l’impression à ce moment-là que pour les autres plans c’est plus facile. Pourquoi ? Beaucoup de gens se disent que le langage, ça peut quand même se décrire et puis ce qu’on dit, le savoir, c’est autre chose ; c’est à part parce que la langue en tout cas nous est commune. Mais qu’est-ce qui dit que la langue nous est commune ? Qu’est-ce qui dit que la dialectique peut plus facilement s’illustrer aux plans I, II et IV, sinon précisément que ce qu’on a pris pour le langage, c’est le parler sociologiquement défini. Le fait d’avoir confondu le langage avec la langue fait croire qu’on peut décrire sous le nom de grammaire, sous le nom d’instance glossologique, le français comme si le français allait de soi. C’est l’illusion saussurienne. Saussure a pris la langue pour le langage. Mais dites-vous bien que la plupart des gens font la même chose quand ils prennent pour la technique, c’est-à-dire pour l’instance de la dialectique de l’art le style ; quand ils prennent pour l’instance du droit le code. Vous voyez qu’on a la même illusion dans tout ça : c’est une illusion ontocentrique.

Bref, c’est une pure naïveté de croire qu’il est plus facile de mettre à part l’instance et la performance au plan I, au plan II et au plan IV qu’au plan III. On a la même difficulté, seulement il se trouve que le plan III a servi de centre et finalement d’explication de la totalité, en raison de cet ontocentrisme qui dure encore et qui fait qu’expliquer l’homme, c’est-à-dire faire des sciences humaines, chercher la causalité, ça a toujours été finalement la chercher en soi-même plutôt que de se fonder sur ce qui nous contraignait à être un homme plutôt qu’un hominien. Autrement dit, on a fondé l’histoire dans l’histoire, et le trauma ou bien l’infrastructure économique participent exactement de la même illusion.

Mon attitude à l’égard de la psychanalyse et du matérialisme historique est donc la même : je ne récuse pas le domaine auquel ils nous font humainement émerger mais leur principe d’explication à mon avis est trop restreint et surtout ils s’emprisonnent les pattes dans notre condition elle-même dans la mesure où on y fonde l’histoire dans l’histoire sous prétexte que l’histoire à elle seule suffit à assurer la spécificité de l’humain. C’est une illusion car il s’agit maintenant de fonder précisément cette histoire. Vous comprenez à ce moment-là mon insistance sur les psychoses et les perversions, car sans modèle clair de la personne il n’y a pas de moyen de fonder l’histoire dans les sciences humaines.

Reste à voir maintenant et c’est là que nous en sommes, comment fonder non plus l’histoire mais la liberté dans une théorie de l’impuissance qui nous fera mieux comprendre, par l’examen des névroses et des psychopathies, où se situe précisément là-dedans la différence de l’homme et de l’animal.

II - La peur de vivre

1) La conjuration de l’angoisse

Tout le monde est d’accord pour dire que la névrose, c’est d’abord de l’angoisse. Freud en particulier est parti d’une théorie de la névrose actuelle ou « névrose d’angoisse ». Je ne reviens pas là-dessus, ce n’est pas mal du tout. Encore que… C’est bon qu’il ait été lu surtout par des anticléricaux. Mais quand il parle de névrose actuelle, ça rappelle le vieux chapitre du catéchisme sur la grâce : grâce habituelle et grâce actuelle. Lisez le vieux catéchisme du diocèse de Rennes, ça vous préparera à la lecture de Freud, car c’était le même dans le diocèse de Vienne où il était. Il n’y avait que ça qui parlait de moralité. Donc obligatoirement il s’est inspiré du vocabulaire. Donc il ne faut pas chercher là-dedans des sous-jacences quelconques, ni même une compétence psychiatrique, c’est du vocabulaire de curé. Mais enfin peu importe… Freud a donc parlé de la névrose actuelle ou d’angoisse. Et il a montré que c’était une névrose de fondement à prédominance constitutionnelle et indifférenciée. Indifférenciée parce que c’est le point de départ, le tremplin de névroses plus différenciées, c’est-à-dire où le psychiatre croit voir un peu plus clair et dans lesquelles il distingue – je vous fais le résumé, ça ne veut pas dire que je l’accepte – névrose phobique, névrose hystérique – en gros, hein, parce qu’il y a des détails, il faut bien qu’il y ait des gens qui fassent des thèses, alors ils en trouvent toujours une, une névrose dans un coin – et névrose obsessionnelle. Toutes ces névroses-là ont en commun d’être inhibitoires, c’est-à-dire au total des troubles qui ressemblent à ceux de la schizophrénie, d’où certains rapports de celle-ci avec l’hystérie qui ont été traités par Freud et par tant d’autres : en somme des troubles autolytiques.

À partir du moment où vous avez déterminé clairement certains processus, vous comprenez pourquoi il y a des rapprochements, mais il ne faut pas les confondre pour autant. Le processus n’explique pas la totalité du cas ni même de la case nosographique. Tous ces troubles ont en commun d’être autolytiques. Or cette description-là est l’exemple même – et très longuement mené par tout le monde d’ailleurs, et là-dessus ils sont à peu près d’accord, c’est curieux – d’une excellente description doublée d’une fausse explication. Autrement dit, on va reprendre la description ; là pour le coup c’est à peu près bien fait : quand je dis clairement et correctement, ça veut dire comme je le fais moi-même. Au total, ça me paraît clair de ce point de vue-là, du point de vue de la description, les articulations sont bien saisies ; par contre, l’explication est radicalement idiote.

Je suis d’accord par exemple, pour l’articulation de l’obsession et de l’hystérie. Je me suis farci des descriptions de Janet, de Freud évidemment et tout le bazar – et Janet n’était pas si con que ça au fond [rires] ; c’est ça qui m’est apparu à la relecture. Évidemment c’est très modéré, ce que je dis là, ce n’est pas un compliment ; mais enfin malgré tout il y avait des bricoles. Freud par exemple vous parle d’une obsession qui est une régression libidinale ou pulsionnelle plus profonde. C’est très curieux, vous allez voir ; peu importe ce que ça veut dire, pour l’instant : c’est la différence qui m’intéresse. L’obsession c’est une régression. La régression, c’est idiot parce que ça suppose un historicisme de la chose auquel je ne crois pas ; les stades et tout ça, à mon avis ce n’est pas vrai. Mais ceci mis à part – c’est une affaire de vocabulaire là – on va s’intéresser à ce terme : « régression libidinale ou pulsionnelle plus profonde ». L’hystérie au contraire est une « régression objectale » : on change d’objet mais on ne change pas les procédés par lesquels on l’aborde. Autrement dit, il y en a une qui apparaît plus profonde que l’autre. Pour Janet, dans l’obsession vous avez des « idées obsédantes » et il parle d’une « dégradation idéomotrice » de la volonté. Il y a du moteur là-dedans, donc pour Janet c’est toujours un peu mécano, c’est donc moins important, moins haut dans la hiérarchie. Et pour l’hystérie, il parle d’« idée fixe », c’est-à-dire de dégradation perceptive ou psychologique (là, c’est un peu plus noble). En tout cas chez Freud comme chez Janet, il y a l’idée que l’une est plus profonde que l’autre.

Il y a là quelque chose à tirer pour nous, vous voyez où je veux en venir. Car nous allons être amenés à montrer que la différence de l’obsession et de l’hystérie est une différence de réglementant et de réglementé. Et ce n’est pas un hasard s’ils ont saisi ce rapport-là même s’ils ne l’ont pas exprimé comme ça. Mais ce n’est pas un hasard s’ils l’ont exprimé en termes de profondeur ou de hiérarchie. Pensez à la double articulation de Martinet [22] : c’est exactement la même chose. C’est curieux comme à une même époque épistémologiquement les mêmes erreurs se retrouvent. Une fois que vous avez un système pour comprendre les erreurs du temps, en général les erreurs ne sont pas si légion qu’on pense : ce sont toujours les mêmes. À condition de savoir dépasser le domaine où ça s’illustre pour remonter aux conflits des procédures. Or épistémologiquement, parler comme ils le font de hiérarchisation, de régression ou de dégradation, ou parler comme Martinet du rapport des faces du signe en termes de hiérarchie, en termes de double articulation, l’une étant plus économique que l’autre, c’est exactement la même chose.

Or cette pseudo-hiérarchie, je la récuse. Mais il n’empêche qu’ils ont bien saisi qu’il y avait là une articulation que je conserve. Car en fait leur erreur même m’a mis sur la voie de la situation à donner aux deux ordres de troubles dans la mesure où précisément c’est la même erreur que celle de Martinet. Autrement dit, ils se trompaient dans l’explication qu’ils en donnaient ; mais ils ne se trompaient pas dans la position que leur nosographie imposait aux différents troubles dont ils traitaient.

D’autre part, vous savez que Freud a très clairement vu et démontré le rapport entre la phobie et la conversion. Il va même jusqu’à parler pour la phobie d’« hystérie d’angoisse » et pour la conversion d’« hystérie de conversion ». Il a donc saisi qu’il y avait quelque chose de commun entre phobie et conversion. Vu la qualité du descripteur, on est obligé d’en tenir compte. Voilà pourquoi vous verrez que cette fois, non pas dans l’opposition du réglementant et du réglementé mais dans l’opposition des axes, nous situerons la phobie et la conversion précisément sur le même axe. La phobie sera dans le réglementant le trouble de la générativité que sera l’hystérie dans le trouble du réglementé. Ce n’est évidemment pas démontré ; la question n’est pas là. J’essaie simplement de vous montrer comment je procède indépendamment de la description des cas, car il ne faut pas que le modèle que je vous propose ne rende pas compte de la description qu’ils ont faite et des caractéristiques qu’ils ont reconnues aux différents types de malades qu’ils envisageaient. Mais il faut aussi qu’on tienne compte dans le système des articulations qu’ils ont saisies et que le système doit prendre en compte.

D’autre part, tout le monde est d’accord sur le fait que les névroses ont ceci de particulier qu’il s’agit toujours de symptômes, comme ils disent, fabriqués. Ils vont même jusqu’à parler de mystification. Les névroses ont ceci de commun par rapport aux autres maladies que les symptômes ne sont pas à prendre pour ce qu’ils sont, il faut les prendre comme des réactions de défense, etc. Bref, comme toute une espèce de cérémonial, de masques que vous propose le névrosé dans la mesure où il est à la recherche d’une solution de son problème. Symptômes fabriqués, tout le monde est d’accord là-dessus : on parle de stratagèmes pour l’obsession – c’est le mot qui revient le plus souvent dans la littérature – et de simulation dans le cas de l’hystérie. C’est toute l’histoire du pithiatisme de Babinski [23] et tout le bazar. Babinski neurologue, qui avait été amené à voir des hystériques, c’est-à-dire que, dans sa clinique neurologique, il a eu des malades dont il disait qu’ils n’avaient pas les lésions des autres. Et cependant ils avaient les mêmes troubles. C’était des bonnes femmes en grande partie, et il s’est demandé d’où ça pouvait venir. Alors il a posé carrément le problème de maladies sine materia, de maladies sans matière organique, sans lésion. Et c’est là qu’il y a eu la querelle entre la Salpêtrière et Nancy. Maintenant c’est plutôt la Salpêtrière et Rennes. Au total, c’est toujours avec la Salpêtrière que se sont déroulés ce genre de conflits. Ça s’explique, mais je ne vais pas vous dire pourquoi.

Sur tout ça, nous sommes à peu près d’accord ; c’est-à-dire que j’ai essayé de prendre en compte, dans le système que je propose, de l’ensemble des articulations et des différences qu’ils avaient eux-mêmes posées. Il est bien certain qu’à chaque fois ce que je récuse, c’est l’explication. Je ne crois pas à la hiérarchie des faces. Je ne crois pas non plus au rapport freudien de la phobie et de la conversion comme ressortissant à une même hystérie parce que ça serait mélanger les phases dialectiques, ce qui est exclu par le système. Et puis d’autre part je ne crois surtout pas à la mystification des symptômes.

Là, je suis tout à fait dans la ligne de Freud puisqu’il a fondé tout son système sur le fait qu’il y avait vraie maladie même s’il n’y avait pas apparemment lésion. Je suis dans sa ligne, mais j’y vais plus fort comme vous allez le voir car tout mon propos consiste à dire que non seulement c’est de la vraie maladie, mais par-dessus le marché qu’il n’y a pas mystification. Que la mystification n’est pas pathologique parce qu’elle fait partie, étant donné l’autonomie du quatrième plan, du comportement normal qui est un comportement toujours menteur. Voilà la différence : c’est que l’ensemble des stratagèmes ou des simulations sont donnés par Freud, et par toute la psychiatrie à sa suite, comme un ensemble de mystifications, de réactions pathologiques de défense. Or moi je vous dis, de même que la perversion et la castration sont normales mais qu’il peut y avoir des troubles de la perversion et de la castration, il peut y avoir des troubles du mensonge. Mais le mensonge est normal. Autrement dit, la mystification dont ils parlent, c’est elle qui constitue le désir comme humain. Voilà la différence.

Ceci dit, ils nous parlent tous de cette angoisse qu’éprouve le névrosé, et du danger dont il doit se protéger. Mais quelle est la cause de son angoisse ? De quoi se protège-t-il et de quoi se défend-il ? Alors là, les différents auteurs passent tout en revue : l’anxiété, ce qui met tout le monde d’accord : c’est physiologique ; ils vous disent « l’angoisse, c’est tout autre chose. L’angoisse n’est pas liée à telle ou telle stimulation, l’angoisse est panchronique ». C’est-à-dire qu’il peut y avoir des réminiscences, vous êtes angoissé parce qu’autrefois votre père a perdu son parapluie au café du commerce [rires] – je simplifie, évidemment, mais vous avez des trucs comme ça. Il y a un trauma quelque part, on vous dit « l’angoisse c’est déjà plus sérieux ». C’est panchronique, ça revient tout le temps. D’autre part, l’angoisse est fantasmatique : il se peut très bien qu’il n’y ait rien, qu’il n’y ait pas de vrai stimulus mais cependant on n’est pas heureux quand même. Donc, c’est de l’ordre de l’imaginaire, de l’ordre fantasmatique. Et puis surtout cela a tendance à être stéréotypé. Alors que l’anxiété change selon ce que vous avez absorbé : si c’est du gros sel, ce n’est pas la même chose que si vous avez la coqueluche ou je ne sais pas quoi. Tandis que là, c’est stéréotypé. Autrement dit, tout le monde est à peu près d’accord sur la différence de l’anxiété, qui relève plutôt du gastro-entérologue, et de l’angoisse qui constitue la spécialité des psychiatres. Il faut bien vivre de quelque chose, que voulez-vous. Alors autant vivre de votre prochain…

Au-delà de ça, tout le monde est aussi d’accord pour dire qu’au fond l’angoisse naît d’une insatisfaction. C’est là que commence notre différence. Insatisfaction libidinale, dit Freud. Cette insatisfaction libidinale, pour Freud, elle vient de deux sources : coitus interruptus ou bien colère rentrée. Je simplifie, je grossis les choses, mais vous vous rendez bien compte ici qu’il y a toujours eros et thanatos qui traînent quelque part, or j’ai démontré qu’en fait il n’y avait pas deux libido ou plutôt deux libidines. Il y avait en fait la libido. Quant à savoir s’il y avait ou non eros ou thanatos, s’il y avait acculturation de la sexualité ou acculturation agressive de la domination, de toute façon vous avez là une interférence du plan IV par le plan III. À mon avis, l’eros et le thanatos ne se situent pas, comme j’ai essayé de vous le montrer la dernière fois, dans l’ordre de la libido.

Bref, ces deux traumata terribles qui provoqueraient les névroses, à mon avis ne peuvent pas être véritablement des causes. Ça ne veut pas dire que ça ne fasse pas de petits ennuis, c’est très possible. Mais d’où vient l’interruptio coitus ? C’est-il de la pure mécanique ? Si c’est de la pure mécanique, ça peut se corriger. Mais il y en a pour qui toutes ces bricoles-là ne fonctionnent point et pour d’autres raisons : parce qu’ils y mettent une culpabilité quelconque. Tout le problème est de savoir d’où vient l’interruptio. Ce n’est pas le fait mécanique de l’interruption qui provoque la névrose. Mais c’est précisément que la névrose comporte un autre ordre de causalité, c’est-à-dire que là où ça marche si bien chez le chien, ça ne marche plus pour nous. Vous vous rendez bien compte qu’on frise là davantage ce que Freud appelait l’angoisse existentielle. Il a dit : « La névrose, c’est l’angoisse de sa liberté ». Il avait misé juste et pourtant je ne l’aime pas beaucoup car je trouve que c’est un esprit fumeux. Mais pour une fois il se rencontre avec le mien et donc je juge qu’il a eu raison. Cette angoisse existentielle, cette angoisse de la liberté, « liée, dit-il, à un sentiment pathologique de la culpabilité », voilà ce qui est en cause là-dedans. Voilà contre quoi le malade se défend. Ce n’est pas contre un mécanisme qui peut fonctionner de manière plus ou moins satisfaisante qu’il se défend, ce n’est pas contre une colère rentrée – il y a toujours d’autres occasions de la sortir. Mais pourquoi l’a-t-on rentrée ? Pourquoi a-t-on interrompu le coït ? Autrement dit, à quoi tient précisément la cause de la névrose ? À mon avis pas à de la mécanique, mais précisément à autre chose, je dirais ici à une impuissance qui ne tient pas à l’absence de moyens ou au désarmement général, mais au contraire à un trouble de la culpabilité.

2) Le retour du refoulé

Et c’est justement là que j’en arrive au fameux retour du refoulé. Je vous disais à propos du trauma qu’on ne peut pas croire à un trauma accidentel et non constitutif, dont la redécouverte, au-delà de tous les « déplacements symboliques », permettrait à ce moment-là de renouer avec « l’authenticité de l’étymon », comme dit Lacan. Autrement dit, renouer avec le trauma, ça serait renouer avec un authentique. J’ai essayé de vous démontrer – c’était la conclusion du séminaire de l’an dernier [24] – qu’il ne pouvait pas y avoir d’authentique. Que là aussi c’était une illusion ontocentrique de se figurer que l’authentique puisse être autre chose que ce que l’observateur juge authentique. C’est-à-dire, exactement comme dans notre clinique aphasiologique : tant que nous rapportions les émissions du malade à l’émission que nous attendions. C’était nous le standard, c’était nous le principe de réalité à ce compte-là. À ce moment-là il y a là un ethnocentrisme sociologique formidable et rien ne nous permet de déterminer l’authentique du faux.

C’est pour ça que quand j’ai parlé l’année dernière du discours, j’ai essayé de vous montrer qu’il était caractérisé par l’ambiguïté du message, sans qu’on puisse dire qu’il y avait une vraie face et une fausse. En fait, il y en a deux. C’est au fond l’amphibologie qui fait le discours. Ce n’est donc pas la peine de se mettre à la recherche d’un authentique quelque part ou d’un plus vrai sous prétexte qu’il est antérieur. En fait, on ne peut pas encore une fois fonder dans l’histoire ce qui ne s’y fonde pas.

Mais alors vous voyez l’erreur qui a consisté à interpréter à la fois le processus qui provoquait ce trauma, à savoir la censure – processus qui est renvoyé à notre troisième plan, il y a une pression qui fait qu’il y a censure – et des mécanismes de défense du moi. Lisez Anna Freud, par exemple : vous verrez la liste des processus de défense du moi ; mais c’est fou ! C’est fou ce qu’on a pour se défendre et on n’en savait rien. Tous les mots s’y trouvent, j’y ai trouvé le dictionnaire complet : refoulement, déplacement, projection, identification, introjection, isolation, annulation, condensation, évitement, dénégation, déni, forclusion, régression, sublimation – ça, c’est un refoulement réussi. Bref, elle fout tout sur le même plan. N’ayant pas de conception dialectique de la chose, et surtout n’ayant pas conçu l’autonomie du quatrième plan, tous ces mécanismes qu’elle saisit très bien sont décrits de manière plane et linéaire. D’ailleurs elle dit du refoulement qu’il a deux sens : il y a le refoulement général et puis le refoulement comme processus pour… etc. Il y a là-dedans une combinatoire terrible parce que tous les mécanismes sont foutus sur le même plan, alors que pour nous il y a le mécanisme de refoulement et le mécanisme de compensation qui va dans le sens hédonique de la satisfaction. C’est-à-dire que vous avez là-dedans encore une instance et une performance autonome. Il ne faut pas mêler les deux choses.

Et ce qui est aussi erroné là-dedans, c’est d’en faire par-dessus le marché des défenses du moi. Mais le moi, où l’ont-ils fondé ? Ils renvoient ça à un troisième plan [à une sociologie] dont on n’a pas le modèle, et dans le quatrième tout est linéairement disposé comme mécanisme de défense d’un moi qui n’a pas de consistance puisqu’on ne l’a pas posé. À ce moment-là, tout passe pour la défense d’un moi qui serait constitué comme arbitre entre un Surmoi et le Ça. Alors pas besoin d’aller chercher bien loin pour comprendre que du moment que le refoulement est ce qu’on a rejeté autrefois, on peut admettre que de temps en temps ça coince, c’est-à-dire qu’il y ait le retour du refoulé.

Reprenez ce que je vous disais tout à l’heure à propos de l’idée qu’il y a un vrai et un faux. Si vous l’envisagez structuralement, le faux est explicite et puis le vrai est en dessous : il faut le décrypter, il faut le chercher. Ou bien alors si vous envisagez la chose historiquement, le vrai est avant et le faux est maintenant. Par conséquent de temps en temps il y a ce foutu vrai qui n’en finit pas de mourir et qui provoque des réminiscences, qui repointe de temps à autre : le retour du refoulé. Dans les deux cas, cela suppose qu’il y a une vérité quelque part et qu’il y a de la fausseté, de la mystification explicite qui passe son temps à le cacher et qu’il faut découvrir pour pouvoir y accéder. En fait on sera toujours déçu à mon avis, on n’accédera jamais nulle part sinon au fait qu’on est soi-même dédoublable de ce point de vue-là, c’est-à-dire que nos comportements sont tous menteurs.

3) La suggestibilité

Toujours pour bien vous montrer pourquoi et comment je me dissocie de leur perspective, pourquoi je fais cette différence entre le troisième et le quatrième plan, et en particulier de ce que j’appelle la castration et l’autocastration : il suffit de lire la littérature aussi bien psychanalytique que psychiatrique pour se rendre compte à quel point on a insisté sur la suggestibilité des névroses. Or c’est en pleine contradiction avec l’origine qu’ils imputent à la censure, à savoir le Surmoi, c’est-à-dire le plan III. On vous dit que tous ces malades ont en commun d’être suggestibles, c’est-à-dire d’être accessibles à l’influence de l’entourage, de l’interlocuteur, etc. On le dit évidemment beaucoup plus pour les hystériques que pour les obsédés. Mais pour les obsédés, on s’en est rendu compte thérapeutiquement : il y a des gars qui ont fait des articles sur la docilité thérapeutique des obsédés. Il paraît que ça marche très bien, que ce sont des clients en or pour les psychanalystes de choc. Moi, je veux bien, je n’y connais rien et je ne ferai jamais de psychanalyse, croyez-le bien. Je la fais tout seul, ça me coûte infiniment moins cher.

On a aussi parlé du pithiatisme hystérique – le mot grec pour dire le fait de croire, de croire à n’importe quoi. Mais justement ce qui m’a toujours parlé à la lecture des études de Freud sur l’hystérie, c’est qu’il parle très éloquemment justement de la suggestibilité des hystériques. Mais alors comment se fait-il qu’il n’ait jamais tenu compte dans la description qu’il fait des cas de sa propre influence sur ses malades ? J’ai l’impression que ce qu’il décrit des malades, eh bien c’est lui qui le leur a fait dire. Lisez-le avec cette idée-là. Si vraiment ils sont si suggestibles qu’il le dit, les trois quarts du temps il crée les réponses. Ses questions mêmes appellent des réponses et remarquez que c’est à ce moment-là qu’il s’est dit qu’il fallait se taire… Il avait compris. Mais de toute façon la suggestibilité joue énormément dans ce cas-là. Si je vous en parle, c’est parce que non seulement ça caractérise les névroses par oppositions aux psychoses, mais que par-dessus le marché vous retrouverez la même chose avec les psychopathies.

Les psychopathies supposent justement une incapacité d’autocastration. Le malade casse le frein : plus de norme. Ça ne les empêche pas de rechercher la fessée, de rechercher la castration, ou plus exactement de rechercher d’autres qui font comme eux pour qu’à ce moment-là une psychopathie, c’est-à-dire une lâcheté généralisée devienne la nouvelle loi. Mais ils ne veulent pas être en infraction. D’où ce phénomène que j’appelle le gangstérisme. C’est-à-dire le fait que les drogués ou certains criminels se foutent en paquets. On fait des groupes, c’est-à-dire qu’on fait de la société. Ils ont une sociabilité terrible, ces gens-là ; ils sont charmants d’une certaine manière, entre eux. « Aimons-nous les uns les autres » : ils pratiquent ça en bloc.

Pourquoi ? Parce que n’étant pas foutus de s’autocastrer, ils cherchent finalement la garantie de la castration. Alors si c’était véritablement un problème de castration, un problème de défense contre une censure qui vous opprime, mais comment se ferait-il qu’ils soient si suggestibles. Il y a là une contradiction dans la description qu’on a donnée des cas. La suggestibilité, en fait et si on l’aperçoit dans sa totalité, vous montre bien qu’il est désormais impossible de confondre castration et autocastration.

III - La structure névrotique

1) L’autocastration

Je reviens sur les fameux symptômes névrotiques dont on nous dit que c’est de la simulation, des stratagèmes, du trucage ; bref, de la mystification. Eh bien je vous dirai : trucage, soit, mais trucage normal. Et pas d’emblée pathologique. C’est là notre différence. Autrement dit, je suis tout à fait d’accord avec ce qu’ils racontent sur le trucage. Seulement la différence, c’est que pour moi, étant donné que je n’admets de réalité nulle part, il n’y a pas de point fixe dans le désir qui serait plus réel, plus vrai, et qui serait simplement mystifié par les moyens qu’on a de se défendre contre lui. Encore une fois, il ne s’agit pas dans le trucage d’un phénomène pathologique mais d’un phénomène normal. Et les noms qu’ils donnent à ça quand ils parlent de ritualisation, de mythomanie, c’est rigolo de voir comme tous les termes qu’ils utilisent sont des termes du XIXe siècle par lesquels Auguste Comte ridiculisait le religieux. Pensée magique, on vous dit, et toutes ces conneries-là. C’est tout le vocabulaire des anticléricaux de l’époque pour montrer à quel point le théologique était grotesque. À ce moment-là, ça paraît le domaine même de l’irrationnel.

Or il ne s’agit précisément pas dans ce trucage d’un irrationnel. Il s’agit d’une autre rationalité, cette rationalité nous constituant en tant que comportement comme menteurs. Vous vous souvenez du discours tel que j’en ai parlé l’an dernier. Encore une fois ce qui fait le discours, ce n’est pas son rapport à une vérité, mais c’est son amphibologie sans qu’on puisse démêler nécessairement ce qui est vrai de ce qui est faux. Mais tout, du point de vue de l’expression, est double. La différence avec le normal est ailleurs. C’est là un phénomène important dans les névroses – et chez le normal aussi – et sur lequel j’attire votre attention. Je vous ai dit à propos du discours – prenons ça comme exemple, si vous voulez, d’application de la dialectique de la norme, on peut les prendre dans n’importe quel domaine, mais puisque ce domaine-là je l’avais traité un peu plus à fond –, qu’il y avait à la fois réticence et allégorie. En somme, sens interdit et sens obligatoire : c’est le rapport de l’instance et de la performance dans la dialectique de la norme à propos du discours. Or je vous disais que c’est simplement parce qu’on met des sens interdits qu’il peut y avoir un sens de la circulation. C’est simplement dans la mesure où le désir est contraint de faire du slalom qu’il peut y apparaître humainement une intention. Or cette intention, c’est ce qui crée, prosaïquement ou littérairement, le thème. Je vous ai dit que s’il y a un thème, s’il y a un plan, c’est parce que précisément dans l’exposé il y a du non-dit et ça crée une direction. On se dit : « Voilà ce que le type veut dire », son message n’est pas gratuit, n’est pas innocent, il y a un sens de l’énoncé qui n’est pas le sens du message.

Eh bien cette thématique est présente chez le normal puisqu’au fond c’est la manifestation de l’intentionnalité du désir. Mais chez le normal la thématique reste adaptable et varie selon les situations. Parce que nous sommes capables d’autocastrer le désir, nous lui donnons – je ne dirai pas « sens » parce que pour moi cela rappelle le premier plan – une intentionnalité, du vouloir dire. Et du même coup, dans tout discours normal, cette intentionnalité est fonction des paramètres de la situation dans laquelle ça s’investit. Avec les névroses nous avons un processus d’autolyse, c’est-à-dire non-investissement. À ce moment-là vous êtes bloqués dans la thématique. Autrement dit, les névroses, qu’elles soient obsessionnelles ou hystériques, vous bloquent dans la thématique. Il y a thématique parce qu’il y a norme, parce qu’il y a interdit, parce qu’il y a prohibition. Mais il y a une thématique telle qu’elle arrête la circulation. C’est ce qu’on appelle l’inhibition.

C’est un peu ce qui se passe dans le centre de Rennes depuis les nouvelles règles de circulation. Les interdits font un sens à la circulation mais à partir du moment où il y a vraiment trop d’interdits on marche à pied. On ne peut plus bouger, sauf quand on tombe sur un flic à peu près intelligent – il y en a, j’en ai rencontré un il y a un certain temps. J’étais bloqué dans le machin et je lui dis « Merde, je prends le sens interdit » : « Oh, il me dit, d’accord, allez-y ». Il était tellement embêté, le pauvre gars... Mon indiscipline a passé pour une bonne action : il faut le faire !

Ceci dit, l’autolyse névrotique vous bloque par inhibition du côté d’une thématique qui à ce moment-là devient prégnante. Vous comprenez à ce moment-là ce qu’on appelle la répétitivité de l’obsessionnel : ce même cérémonial qui revient en permanence illustre la chose. Le malade a une telle thématique dans son comportement qu’il s’y consacre tout entier. Qu’il aille à la faculté, il y comptera les livres ; qu’il aille dans la rue, il y comptera les pavés, etc. Chez l’obsessionnel, la répétition est répétition de l’inhibition par autolyse thématique.

Mais cette autolyse thématique se manifeste également chez l’hystérique. Il y a belle lurette qu’on a repéré que l’hystérie était sélective. Quand il y a une amnésie hystérique, par exemple, ça porte sur certains panneaux de la vie, sur certains pans de l’existence, pas n’importe quoi. Il y a des choses et des noms qu’on ne retient pas, et pas n’importe lesquels. Ça rappelle la vieille distinction que faisait Janet entre les idées obsédantes et les idées fixes. Les idées obsédantes, c’était en général les idées compulsives, répétitives, etc. ; les idées fixes, c’était la cristallisation autour d’un thème. C’est-à-dire qu’on décelait, malgré la multiplicité des performances, que ça tournait toujours autour d’un vide qui n’était jamais comblé, d’une impuissance qui ne pouvait pas se dire. La thématique, qu’elle soit répétitive ou sélective, selon qu’il s’agit d’une névrose obsessionnelle ou hystérique, est essentielle à la névrose dans son aspect autolytique. L’obsessionnel comme l’hystérique sont excellents pour faire le plan dans la dissertation. Ils poussent la thématique à son point culminant, qui peut être complètement stérilisant : il y a des gens qui font un plan parfait et qui ne peuvent pas développer du tout. Ça se trouve aussi un peu chez le normal, d’ailleurs.

Ce que j’appelle autolyse de la norme, cette réduction à une thématique répétitive ou sélective, c’est ce qu’on appelle généralement les satisfactions substitutives. Il ne s’agit en fait pas de satisfactions substitutives mais bel et bien d’une inhibition propre, il s’agit de se satisfaire de ce qui précisément constitue la prohibition. Autrement dit, il s’agit de réifier ni plus ni moins l’interdit. Et je voudrais justement parler – pour les critiquer – des deux processus qu’on prête et à l’un et à l’autre de ces deux types névrotiques : d’une part la ritualisation et d’autre part la mythomanie. Simplement pour vous aider à liquider ces deux faux concepts.

Ce qu’on appelle la ritualisation, c’est toujours à l’obsessionnel qu’on la colle. Il s’agit chez l’obsessionnel d’un certain type de pratiques, un peu du genre « toucher du bois », etc. Ou alors, chaque fois que le type entre dans la pièce, il faut qu’il mette le torchon là ; quand il se déshabille, le pantalon ici et la veste là… Bref, c’est un type bien propre. Ce rituel, ce cérémonial accompli par l’obsessionnel, on appelle ça « magique ». Mais magique pourquoi ? Et c’est très amusant, ça : parce qu’en général les exemples donnés dans la littérature sont à peu près toujours les mêmes (sauf chez Freud, qui en cite de tous ordres). Ce sont ceux qu’on a cru pouvoir interpréter – c’est là que l’observation dépend vraiment du regard qu’on projette – comme la rémanence d’un état de civilisation antérieur, un peu plus con que le nôtre encore, si c’est possible. Ils vous parlent de pensée magique parce que « toucher du bois », évidemment ça ne s’explique pas maintenant. Et si ça ne s’explique pas maintenant, ça a bien dû s’expliquer autrefois quand on était cons. Cet autrefois renvoie à la magie puisque ça ne peut pas renvoyer à ce que nous appelons, nous, l’empirie.

C’est d’une naïveté terrible. Mais ça a permis de focaliser l’attention sur certains cas, toujours les mêmes. Alors qu’en fait si vous regardez ce que peuvent faire les obsessionnels, les trois quarts du temps vous n’arriverez pas à cette interprétation magique au sens du moins précis où nous l’entendons ici. Par conséquent ce n’est pas là qu’il faut chercher l’explication. Il se peut très bien que, dans l’exploitation qu’ils font de pratiques automatiques, il y en ait qui s’expliquent par la rémanence de vieux systèmes magiques, ça je ne le nie pas du tout. Mais ce n’est pas la totalité. Par conséquent on ne peut pas parler de magie, ni même de rite – je n’entends même pas rite ici au sens où je l’entends habituellement dans ma théorie de l’écriture. Mais rite, ici, ils le voient comme quelque chose de religieux, de cérémonial, parce qu’ils ont l’impression qu’une liturgie est toujours quelque chose de magique.

Autrement dit, il y a là un privilège accordé sous le nom de ritualisation à certains cas particuliers de pratiques automatiques de l’obsessionnel, mais qui sont des cas effectivement très particuliers. D’autre part, ce qui est plus grave, c’est que quand ils ne peuvent pas expliquer ça magiquement, ils essaient toujours de rendre compte de ce qu’ils appellent le déplacement par la symbolique. C’est-à-dire qu’on part toujours du soi-disant désir qu’on voudrait satisfaire, qu’on n’ose pas satisfaire parce qu’on a peur de se rendre coupable, et à ce moment-là on le remplace par des stratagèmes dont on veut absolument qu’ils aient un rapport direct avec le désir non satisfait.

Pas besoin de vous dire que ça déchaîne le délire des analystes qui veulent, vu la symbolique qu’ils ont choisie, absolument trouver des phallus ou des vagins partout. Je parlais tout à l’heure de la hiérarchie du réglementant et du réglementé en renvoyant ça à la double articulation de Martinet. Eh bien là, je renvoie le déplacement symbolique dont ils parlent à la même hiérarchisation indue. Pourquoi déplacement ? Ça suppose toujours qu’il y a une bonne position quelque part, celle qui correspond à la satisfaction du désir, et puis pan ! il y a des bâtons dans les roues. Alors le bâton, il faut bien qu’il ait un rapport tout de même avec la non-satisfaction. Précisément il va falloir qu’il y ait du phallus là-dedans. Ce déplacement qui doit trimballer quelque chose du désir insatisfait dans ce qu’il remplace, ça a quelque chose de ce qu’on appelait autrefois, même avant Martinet, la morphonologie qui confondait carrément notre pertinence et notre dénotation. Il fallait absolument que les phonèmes constituant la marque correspondent quand même à peu près au sème que la marque convoyait. Ça remonte aux calendes grecques dans la mesure où on cherchait dans la marque quelque chose d’évocateur du sens. Eh bien ils en sont là avec leur déplacement symbolique. Et de même que tout à l’heure je condamnais l’histoire du trauma parce qu’il s’agit de l’accident d’une histoire qui est elle-même à fonder, de même la symbolique vue comme ça n’est pas du tout une émergence à notre culturel, c’est à mon avis véritablement quelque chose d’encore enfantin dont il faut absolument sortir. Quand ils parlent de l’hyperexpressivité métaphorique de l’hystérique, la métaphore est bien plus chez le psychanalyste que chez l’analysé. Elle est dans un mode de compréhension des choses qui au fond simplifie littérairement l’observation mais n’explique rien du tout.

Ce qui j’y vois, moi, c’est qu’il y a une occultation dans leur fameuse ritualisation. Il y a une occultation de ce que j’appelle la peine. Je donne à peine son sens ancien, du grec poinè, qui veut dire le paiement, la rançon. C’est de là que vient la punition. Rappelez-vous ce que je vous ai raconté sur les rapports du réglementant et du réglementé, l’un étant le gage de l’autre qui est le titre. Je vous disais que la norme est l’acculturation – et c’est le moment de faire fonctionner le modèle – de la valeur conçue comme la liaison du prix et du bien. Le prix étant le projet sacrifié par lequel on obtient le bien, c’est-à-dire le projet sacrifié pour l’accès à un autre projet – considéré à ce moment-là comme le bien mais qui logiquement n’a rien de supérieur à l’autre. C’est à l’origine de ce que j’appelle le gage et le titre, le gage étant ce qu’il faut payer pour obtenir une satisfaction de droit.

Ceci est un rappel du passé, mais c’est le moment de le placer pour que vous compreniez comment le système même permet ici de rendre compte immédiatement des occultations faites par une autre théorie. Car tout théoricien explique, moi compris. Un jour viendra où quelqu’un d’autre voudra montrer que je me trompe, il sera obligé d’en tenir compte. Et au fond il aura peut-être raison, comme moi provisoirement. Mais de toute façon il s’agit de sortir des occultations faites par les autres ; car toute explication, en même temps qu’elle explique, bouche. Or là, avec leur ritualisation, ils ont bouché par un déplacement symbolique d’un type un peu naïf le fait qu’il ne s’agit pas de passer directement de la satisfaction du désir à des moyens de remplacement, mais qu’il s’agit de passer de l’ordre du désir à l’ordre de l’autocastration, c’est-à-dire à l’ordre de la norme, et que la norme est l’acculturation à la fois du prix et du bien. Cela veut dire qu’elle est la peine pour obtenir la satisfaction. Parce qu’elle est dichotomique – elle a deux faces, comme le signe, l’outil ou la personne – la norme suppose qu’il faut prendre de la peine pour obtenir une satisfaction. Et ce sont les deux à la fois qui s’acculturent ; pas l’un seulement au détriment de l’autre. On a donc simplifié le problème et du même coup occulté la peine, c’est-à-dire le réglementant de la norme.

Bref, leur théorie a bloqué ce que précisément la nôtre essaye d’éclairer, à savoir l’importance du gage. Vous comprenez pourquoi dans la description de l’obsessionnel on insiste tant sur le scrupule (qui à l’origine veut dire le petit caillou – on compte ses billes, on collectionne). Il paraît qu’ils ont généralement une tendance à l’avarice. Pourquoi ? Qu’est-ce que c’est que l’avarice en l’occurrence ? C’est que toute l’importance est donnée à la peine, au gage, et pas au titre ou à la satisfaction. Autrement dit, chez l’obsessionnel, ce qui est important est le gage. Si l’argent est important, c’est en tant qu’il est le prix dont on paye les choses qu’on veut. C’est donc tout à fait cohérent dans la conduite de l’obsessionnel que de privilégier l’argent. Il privilégie l’argent comme il privilégie tous les comportements des peines, c’est-à-dire tous les comportements de l’effort à fournir une satisfaction légitime.

Tout l’éclairage étant mis sur le gage, on perçoit alors que la souffrance qu’il s’impose n’a rien à voir – et j’y insiste – avec l’autodégradation ou l’humiliation du masochiste. Quand on parle d’autopunition, c’est un terme complètement bloquant du point de vue théorique. Parce que ça veut tout dire : ça couvre à la fois le masochiste et l’obsessionnel, alors que ça n’a rien à voir. Tant que vous utilisez les mêmes mots pour le dire, parce que vous décrivez, vous mélangez tout. Il faut fabriquer une terminologie pour pouvoir dire différemment les deux choses. Car la souffrance qui s’impose n’a rien de l’autodégradation ou de l’autohumiliation du masochiste devant un autre. Tous les descripteurs de l’obsession disent que l’obsessionnel est parfaitement conscient que c’est lui qui se fait des croche-pied et qu’« il n’y a pas d’imputation extérieure » : à la différence des malades du plan III, jamais l’obsessionnel ne prétend ni avoir des voix ni avoir un gars qui l’emmerde. Il ne peut pas s’empêcher mais il sait très bien que c’est de lui que ça vient. Ni l’autre ni autrui ne sont en cause dans l’obsession, le malade est en cause tout seul et ça n’a rien à voir avec la souffrance masochiste. Vous voyez donc que la cohérence du système vous impose la cohérence conceptuelle en ce qui concerne même la description.

Non seulement la « ritualisation » me semble être un concept ridicule parce que trimballant un jugement de valeur sur la mystification des symptômes, mais elle est aussi par dessus le marché un concept occultant dans la mesure où ça empêche de saisir ce qui dans la norme constitue ce que j’appelle le gage.

Voyons à présent l’autre concept, qui s’applique généralement aux hystéries, et qu’on appelle la mythomanie. Si vous lisez toute la littérature hystérique, vous verrez que les cas de mythomanie véritable, au sens où j’entends mythe, ne sont pas si nombreux que ça. Il y en a, c’est évident : « Ça me coupe les jambes » – d’où paralysie hystérique. Freud en a quelques-uns, des exemples comme ça avec les vertèbres sacrées, et tout le bazar. Il y a des cas où on peut essayer de trouver dans le langage concerné des explications d’une conversion hystérique. Mais ce sont toujours les mêmes cas qu’on rapporte ; on va toujours les chercher chez Freud et quelques autres qui avaient vraiment un don pour les repérer – il ne les a pas fabriqués. Et puis ce ne sont pas tous les cas d’hystérie. Alors quand ça ne l’est pas on se dit que c’est peut-être faute de l’avoir trouvé. Peut-être, mais c’est comme pour la magie de tout à l’heure : il y a des cas où il y a des rémanences magiques. Là non plus je ne veux pas dire que la manière de parler ne joue pas dans les conversions hystériques. Mais toutes les conversions hystériques ne correspondent pas nécessairement à la réification de l’hypostase – c’est-à-dire à ce qu’ils appellent « la réalisation plastique des images ». Moi aussi je parlerai de réification des hypostases, mais ça n’est qu’un cas particulier de l’hystérie de conversion.

D’autre part, on parle de théâtralité à propos de l’hystérique. Alors automatiquement on dit qu’il y a masque. L’hystérique serait un gars qui se masque, qui n’est jamais lui-même. D’où le « dédoublement ». Janet, à la fin, ne voit carrément plus la différence entre un hystérique et un schizo. Là, il confond la duplicité et le dédoublement. Il confond le mensonge et le masque. On a encore l’impression d’une altération de la personnalité. Mais comme ils parlent aussi de personnalité névrotique, on ne peut plus s’en tirer. C’est impossible : avec un vocabulaire comme ça, on est radicalement cuits. Par conséquent il faut le rejeter, il n’y a pas de problème.

On parle de théâtralité alors qu’on sait très bien que, si l’hystérique est vantard, pour employer un mot vulgaire, il n’est pas dupe de lui-même. Par conséquent il n’y a pas masque, c’est de la blague. Et d’autre part, dans cette histoire de « mythomanie » – où l’on confond notre mythe et notre mensonge [25] – il y a surtout occultation de la prévalence du titre. L’inhibition de l’hystérique n’est pas l’inhibition de l’obsessionnel. L’obsessionnel a une inhibition du gage ; l’autre a une inhibition du titre. Qu’est-ce que c’est que le titre ? Le titre, chez le normal, est l’acculturation du comportement, c’est-à-dire ce qui légitime le comportement.

Prenez un exemple dans le discours. Comme tout discours est menteur, le discours est le message qu’on émet quand on ne peut pas dire ce qu’on a vraiment envie de dire. Autrement dit, on est contraint à être poli. Mais de toute façon menteur. Bref, on transforme le message – non pas qu’il y en ait un de nécessairement vrai – qui devra alors nécessairement se manifester comme ambigu.

Or que fera l’hystérique ? L’hystérique est un gars qui est au fond un impuissant. Un impuissant réel : il ne peut pas se satisfaire. Mais à la différence d’un psychopathe qui sera fier de sa virilité, lui il ne peut pas. Mais s’il ne peut pas, il va privilégier le titre, c’est-à-dire la capacité qu’il a de sublimer, d’acculturer le comportement qu’on attendrait chez un psychopathe par exemple, lui il ne se le permet pas pour la bonne raison qu’il ne peut pas. Mais il ne peut pas admettre qu’il ne peut pas. Et c’est là qu’il y a la simulation. C’est le gars qui vous dit : « Je pourrais bien, moi, si je voulais ». D’où l’excentricité du propos, etc., et le risque qu’il courra en permanence d’aboutir, mais avec une crainte bleue d’aboutir. C’est le type même de l’essai non transformé, comme on dit au rugby. Pourvu qu’il ne fasse pas de drop ! Voilà l’hystérique.

À quel niveau est-il inhibé ? Au niveau du titre. Il est le spécialiste du détour, le spécialiste de l’acculturation comportementale qui fait qu’il vous dit : « Moi, si je voulais »... Il va presque jusqu’au bout. Mais pas jusqu’au bout car il ne peut pas y aller. Au total, il joue avec le titre comme on joue avec le feu. Il y a une expression qui dit : « Possession vaut titre » ; il faudrait dire pour lui : « Titre vaut jouissance ». Incapable de satisfaction, il joue de la capacité qu’il a de s’autocastrer, c’est-à-dire qu’il joue du titre avec tous les risques que ça comporte. Mais surtout avec un désir profond de ne point aboutir et de ne pas transformer l’essai. C’est l’homme qui prendra tous les risques, mais des risques qui de toute façon ne lui coûtent pas cher car ils n’aboutiront à rien. Autrement dit, il lui suffit de rêver ses débauches sans parvenir jamais à aucune jouissance ; mais il lui suffira d’avoir brûlé, si j’ose dire, de s’être approché de la satisfaction. D’où alors ce faux bonhomme qu’il représente, d’où ce caractère théâtral. Mais ce caractère théâtral, comme vous le voyez, n’est jamais que l’occultation de la prévalence du titre.

2) La névrose timologique [26]

C’est-à-dire la névrose du réglementant. J’en ai assez dit maintenant pour que vous compreniez rapidement comment et pourquoi je situe les névroses dans l’ordre où je les dispose ici dans le système. Du côté autolytique, vous aurez une névrose timologique, c’est-à-dire une névrose du gage, et puis du côté fusionnel, une névrose chrématologique c’est-à-dire une névrose du titre [27]. Dans la névrose timologique, il s’agit bel et bien de l’obsession. L’inhibition en effet, dans ce cas de névroses-là, n’affecte que le gage. L’obsessionnel a donc tout à fait conscience de la tentation à éviter. Tout le monde dit ça dans les descriptions : il sait très bien ce qu’il faut éviter. Chez lui, comme dit Janet, le danger est toujours cerné et précis. Pourquoi ? Parce qu’il n’a rien du côté du réglementé. N’ayant rien du côté du réglementé, il sait ce à quoi il a droit, ce qu’il ne faut pas faire, etc. mais d’autre part étant atteint du côté du gage, il est comme l’aphasique phonologique qui sait très bien ce qu’il veut dire mais qui ne sait pas faire la cuisine. Lui sait très bien ce qui le satisfera et ce qui ne le satisfera pas : le titre pour lui n’est pas en cause ; mais ce qui est en cause, c’est la manière de le payer. Il n’a jamais fini, il ne sait pas compter sa monnaie, en gros. Voilà pourquoi je parle de névrose timologique : le danger est précis et cerné ; on est capable de sublimer correctement du point de vue du réglementé mais on n’est jamais conscient que c’est assez payé, assez expié au sens où je définissais l’année dernière l’expiation. On n’a jamais fini de payer le droit de faire quelque chose.

À ce moment-là, l’obsession se définira dans notre système comme le trouble taxinomique du réglementant. Si je donne ce titre-là, ce n’est pas pour changer les mots, c’est pour qu’on voie par rapport à nos autres cliniques comment s’aider du travail déjà fait. Il s’agit d’avoir des pratiques, tout un cérémonial. Il y en a qui comptent les chiffres, paraît-il ; on a même fabriqué une « arithmonévrose » : les gars qui comptent les chiffres ou qui récitent les départements ; bof, il y a des gars qui comptent les moutons pour s’endormir – d’ailleurs ça ne marche pas, de mon point de vue du moins. Mais il y a aussi des gens qui récitent leur chapelet. Ce type de comportement-là, je vous disais à quel point c’est ecclésiastique. Et vous retrouverez ça dans la phobie. Car quelle est la différence entre l’obsession, qui est à mon avis le trouble taxinomique du réglementant, et la phobie ?

L’obsessionnel est un agité qui n’a jamais fini de recompter ses petites affaires. Il aura tellement expié par avance que ce sera déjà à moitié pardonné. Il met tous les atouts de son côté – c’est un économe à la Barre [28]. Car le titre, chez l’obsessionnel, est moins important que le gage. L’obsessionnel est bloqué sur le gage, il faut qu’il paye. Eh bien la phobie, j’en fais le trouble génératif du réglementant. Parce que tout le monde insiste sur le blocage et la focalisation systématique de la phobie. On vous parle de diverses phobies : l’agoraphobie, la claustrophobie, la scotophobie si vous avez peur du noir… On a fabriqué des phobies à la pelle, on peut en trouver tant qu’on voudra : la phobie des femmes blondes ou des chiens à queue courte ; il y a toujours des espoirs de thèses. Mais la différence avec l’obsession, c’est que l’obsessionnel est un praticien. Il multiplie les pratiques, c’est-à-dire qu’il multiplie le monnayage ; le phobique au contraire se bloque et fuit, évite les circonstances et les occasions de culpabilité. Au lieu de pratiquer comme l’autre, qui multiplie les procédures, lui, il fuit les occasions. Vous retrouvez là encore le vieux catéchisme. Il y a deux manières d’éviter le péché : réciter trois « Je-vous-salue-Marie » et quatre « Notre-Père », et tout le bazar, ou bien alors c’est « Fuyez-les-occasions-mon-fils-n’allez-pas-vous-fourrer-là-dedans-pour-ne-pas-chuter ». Bref, pratiques diverses ou fuite des occasions. On dit généralement, en particulier à propos de l’agoraphobie que c’est toujours la vue qui est en cause. J’aimerais bien qu’on me le montre. Je vous en parle puisqu’ils le disent, mais voilà un problème qui est complètement ridicule.

3) La névrose chrématologique  [29]

Il s’agit à ce moment-là non pas d’une névrose du gage, mais d’une névrose du titre. Cette fois la cristallisation ne se fera pas sur le gage mais précisément sur le titre. Comme je vous le disais, l’hystérique est un impuissant réel, à la différence de l’obsessionnel. C’est un type qui, au régiment, n’est pas aussi viril que les copains et qui rougit de ne pas oser se satisfaire. Il cultive le détour, il cultive l’asymptote, c’est-à-dire qu’au total il cherche à ne pas transformer l’essai. Il tourne autour de son pot, si j’ose dire, sans pouvoir se mettre dedans. Et d’ailleurs il peut y tourner de trente-six mille manières. Car il peut y tourner par des choses qui ne vous paraîtraient absolument pas coupables puisqu’il joue sur le titre. Il ne faut pas que ça soit en soi-même coupable.

D’où alors combien de dévouements sont des dévouements hystériques. Freud a remarqué le truc sans le dire : « C’est curieux, dit-il, c’est souvent dans un milieu d’infirmières que ça se passe ». Des infirmières très dévouées. Alors il s’agit de jeunes filles de la bonne société allemande ou viennoise qui étaient au chevet de leur mère malade, pendant six mois avec un dévouement sans bornes ; ou de leur père. Et ensuite il dit qu’elles étaient tellement fatiguées que finalement ça a déclenché des phénomènes hystériques, et il évoque la culpabilité aussi. Et puis là-dessus, il généralise, il vous dit, c’est beaucoup d’infirmières que ça prend, des infirmières qui en soignant des jeunes hommes, etc., bon, mais pourquoi ? sinon parce que c’est leur dévouement lui-même qui était hystérique ; elles en rajoutaient, c’était une forme de témoignage d’amour qui ne voulait pas se dire. Au total, il n’y a pas de dévouement qui soit complètement pur, de ce point de vue-là. Il y a toujours quelque chose au fond et on ne va pas jusqu’au bout. Mais malgré tout il y a toujours un petit brin où on est autre chose que son acculturation. Le dévouement excessif de certaines infirmières et de beaucoup de bonnes femmes [rire général de l’assistance, avec de nombreux rires de femmes] en particulier a peut-être un fondement de cet ordre-là, c’est-à-dire d’une impuissance réelle ou tout au moins ou d’une impuissance à se satisfaire complètement.

Vous comprenez que je placerai alors cette hystérie qui se cristallise sur le titre ; cette hystérie qui, au lieu d’être simplement répétitive, se trouve être sélective dans la mesure où il s’agit d’essayer tous les comportements qui peuvent aller sans être celui qui transformera l’essai et qui seront tous menteurs évidemment, qui seront tous faux bonhomme, qui seront tous théâtre, acteurs. Je mets tout ça dans ce qu’il faudrait appeler à mon avis l’hystérie. Je parle à ce sujet beaucoup des femmes et il est évident qu’il y a des hommes aussi ; mais moins étant donné le type d’éducation qu’on a reçue. J’y vois en tout cas le trouble taxinomique du réglementé. L’autre n’a jamais fini de régler ses comptes, celui-là n’a jamais fini d’essayer de faire des drops en priant le bon dieu que ça ne marche pas. Ce trouble taxinomique du réglementé, voilà ce qui explique la simulation : « Je pourrais si je voulais ». On joue avec le titre comme on joue avec le feu, et même si à la fin on voit que les autres n’y croient pas, ça finit dans la crise de nerfs. La crise de nerfs, c’est avec cet hystérique-là que ça marche.

Inversement, vous avez l’autre aspect, qui n’est pas du tout la crise de nerfs mais qui tend à la catalepsie, comme on l’a dit. Celui qui procède par blocage. Non pas par blocage phobique mais par blocage par conversion. À ce moment-là, plutôt que de parler d’hystérie de conversion, il vaudrait mieux distinguer l’hystérie en lui laissant le sens premier qu’ils appellent – à tort – mythomanie, et puis garder à conversion le sens parfaitement défini par Freud, c’est-à-dire le sens qu’ils ont appelé « hyperexpressivité somatique des affects inconscients » (moi, je n’appellerais pas ça comme ça, mais peu importe). Il y a ici une somatisation dans la mesure où précisément l’interdit devient une incapacité. Je reprends l’exemple de Freud avec ses soldats dans la tranchée. Le courage, vous dit-il, consisterait à y aller. Je ne veux pas y aller, alors je suis paralysé. Mais il faut voir le mécanisme du truc. Quand le courage m’appellerait à sortir, si je voulais véritablement me satisfaire, plutôt que de faire dans mon froc, je dirais : « Moi, j’y vais pas ». Autrement dit, j’assumerais ma lâcheté. Mais qui peut assumer sa lâcheté s’il a le sens de la morale, s’il a le sens de l’interdit ? Eh bien plutôt que d’assumer sa lâcheté, il est paralysé car le corps l’assume pour lui. L’interdit dont on ne peut pas assumer la transgression devient purement et simplement une paralysie. C’est comme si l’on disait au fond : « Moi, je voudrais bien assumer ma lâcheté, mais je n’ai pas l’occasion car je suis paralysé. Bref, je reste moral puisqu’à l’impossible nul n’est tenu ».

Vous voyez là l’origine d’une masse de troubles que l’on ne peut pas dénombrer. Vous aurez des abasies-astasies, comme ils disent, c’est-à-dire que vous ne pouvez pas tenir debout et que vous ne pouvez pas marcher. Vous aurez des troubles de la mémoire avec les amnésies hystériques. Vous avez des anorexies. Des impuissances ou des frigidités, des cécités et des mutismes hystériques… Jusqu’à la catalepsie, tout ce que vous voudrez. Bref, vous aurez une ribambelle de troubles somatiques. Il y en a même qui sont moindres que ça et qu’on appelle la névrose hypocondriaque, celle dans laquelle on impute le trouble à ses pièces : « J’ai une angoisse, c’est le foie ». Et en général ce sont des maladies à la mode ; tout le monde maintenant a, comme chacun sait, son cancer. Là encore le fait d’imputer son trouble à des pièces du corps, ce n’est pas simplement une influence du médical – encore qu’avec la littérature médicale de maintenant on a multiplié les occasions.

Ce que j’ai voulu faire là, c’est encore une fois tout simplement la situation respective des différents troubles. Si on veut y voir clair, voilà la disposition et l’articulation que nous impose le système. Entre hystérie et conversion, vous avez un rapport évident, c’est-à-dire le même rapport qu’entre aphasie générative et taxinomique affectant la même face du signe. Aujourd’hui, tout le monde parle d’angoisse, d’anxiété, d’inquiétude ou de personnalité. Mais quand on parle de masque, on ne sait plus s’il s’agit du plan III ou du plan IV. Quand on parle de souffrance, on ne sait plus si c’est du masochisme ou de la névrose. Certains parlent d’ailleurs d’autopunition – mais ne définissent jamais l’auto.

Une fois qu’on a fait ça, on n’est pas au bout de ses peines. Il est bien certain que là, bon, je ne vous ai pas montré les moyens par lesquels j’y suis parvenu, car je me suis farci pas mal de littérature inutile. Il n’empêche que maintenant, on pourrait tirer de ça des hypothèses de travail concernant des tests à fabriquer pour savoir ce qu’on mesure. Autrement dit, quand on me dit que je suis contre la psychométrie, ce n’est pas vrai. Je sais bien que par exemple le Rorschach dont on parle tant, après tout, ce n’est pas con. Mais ce qui est con, ce sont les questions qu’on lui pose. Ne sachant pas quoi lui demander, finalement il ne donne rien. Il en est des tests comme il en est du scanner : si vous ne savez pas quelle question lui poser, autrement dit si vous n’avez pas fait de progrès en neurologie, le scanner ne vous révélera pas grand-chose de plus que le marteau à réflexes. C’est plus cher et c’est tout. Le jour où la neurologie aura fait des progrès, le scanner servira à quelque chose. Pour l’instant c’est de l’épate bourgeois et de la dépense inutile ou à peu près. Il en est de même de tous les tests qu’on élabore : si on veut faire un jour de la psychométrie, encore faut-il savoir ce qu’on mètre, ni plus ni moins. Dans la mesure où on l’appliquera au langage et où on en tirera les conséquences, le système que je vous propose donnera des moyens proprement linguistiques d’élaborer des tests qui permettront peut-être l’utilisation de ceux qui ont précédé. Car ils ne sont peut-être pas idiots en eux-mêmes ; les idiots, c’étaient les utilisateurs.

Ce vers quoi il faudra aller maintenant, c’est ce que j’appelle le portrait-robot. Il faudrait maintenant relire Freud, au lieu de toujours le prendre au sérieux, avec ces lunettes-là. Vous verrez que vous y trouverez autre chose. Et même vous remarquerez qu’il n’a pas observé telle ou telle chose pour la bonne raison que, prisonnier de son propre système, il n’observait que ce qu’il cherchait. Il est possible de faire une relecture de tout ça ; il ne faut pas prendre l’homme aux rats, l’homme au loup, etc. comme une dogmatique, c’est une erreur. Et même il faut faire de la prospective, j’allais dire. C’est-à-dire essayer de concevoir, à la mode de La Bruyère, des portraits.

Pour les névroses, on est en pleine caractérologie, d’une certaine manière. Pourquoi ne pas essayer de faire ainsi, à la La Bruyère, le portrait de l’obsessionnel ou le portrait de l’hystérique, du phobique, etc. ? Selon la plus ou moins grande adresse de votre apologue, vous verrez à ce moment-là si ça colle ou si ça ne colle pas. Ce sera le portrait-robot que vous essayerez de vérifier ensuite dans la nature des choses. Si ça marche, tant mieux. Si ça ne marche pas c’est qu’on se fout dedans quelque part.

La fois prochaine nous passerons du côté des psychopathies.

VII. Du côté des psychopathies (15/03/1984)

Nous avons traité la dernière fois des névroses, ce coup-ci nous passons du côté des psychopathies. Autrement dit, nous avons, la dernière fois, traité de ce que j’appelle l’impuissance autolytique, sous l’aspect d’une quadruple inhibition. Nous avons vu qu’au fond tous les troubles de ce que j’appelle le quatrième plan supposent une double impuissance, puisque ce sont des troubles de la norme : des troubles que j’appelle d’inhibition et des troubles de dépendance. Les névroses étant à ce moment-là des troubles que j’appelle des troubles de l’impuissance autolytique, c’est-à-dire des troubles dans lesquels la norme, étant à elle-même si vous voulez sa propre fin, devient proprement inhibante. À ce moment-là, il y a une espèce d’hypermoralité aboutissant, selon qu’il s’agit du réglementant ou du réglementé, à une inflation du réglementant sous la double forme axiale de l’obsession et de la phobie, et puis, en ce qui concerne le réglementé, sous la forme de l’hystérie et de la conversion. J’ai gardé à peu près le vocabulaire psychiatrique, en respectant simplement au fond les articulations freudiennes, c’est-à-dire les rapports que Freud dans sa pratique avait cru pressentir sans à mon avis les théoriser toujours correctement. Je n’y reviens pas, nous les avons présentés la dernière fois. Il s’agit cette fois d’envisager non pas les troubles autolytiques, ces troubles de la réification de la norme qui engendrent l’inhibition des névroses, mais de l’autre forme de l’impuissance, car il s’agit toujours d’impuissance puisqu’il y a altération de la liberté. La liberté ici est altérée dans l’inhibition, la liberté de l’autre côté est altérée par ce que j’appelle une dépendance ou ce que l’on appelle également, en généralisant le terme psychiatrique, une fusion. Bref, vous avez des troubles autolytiques, c’est-à-dire des troubles de la réification, et des troubles fusionnels, c’est-à-dire des troubles dans lesquels le vouloir humain cesse de l’être, simplement parce qu’il se confond avec la libido. Bref, nous parlons ici aujourd’hui des fameuses psychopathies. Mais si nous n’avons pas eu trop de mal à organiser le tableau des névroses, c’est précisément parce que la psychanalyse en particulier a fait là-dessus un travail considérable. En ce qui concerne les psychopathies, j’allais dire tout le monde s’en fout. Encore faut-il comprendre pourquoi. Car jamais on ne s’en fout volontairement. Si on s’en fout c’est en raison des pressions d’un système de pensée qui en général occulte tel ou tel type de réalité. C’est là-dessus que nous allons réfléchir.

Mais avant ce que je veux vous dire, c’est que je suis donc allé, il y a trois semaines, en Belgique. J’ai passé là huit jours, et je prenais ça comme banc d’essai si j’ose dire, parce qu’étant donné que nul n’est prophète en son pays et que là-bas ils sont tous ou presque ralliés, je voulais voir l’impression que ça produirait. Très rigolo : il y avait là toute une masse de psychiatres, de neurologues, psychologues et tout le bazar, comme par ici il y a un peu de tout. Mais ils sont plus… comment dire, non pas plus contestataires, mais ils discutent sérieusement – ils m’ont fait coucher très tard ces salauds-là – mais de toute façon, c’était productif parce qu’ils m’apportaient leurs expériences alors que moi je leur apportais simplement une nosographie à partir du modèle que je propose.

Ce que je dois dire, c’est qu’ils n’ont pas tous été d’accord pour ça, y compris Schotte. Il a posé un problème très particulier car j’ai assisté dans la semaine à ses deux phases, d’abord une opposition, j’allais dire une indignation maniaque à la totalité de la disposition que je donnais aux perversions et aux psychopathies, qu’il m’a toujours reproché de ne point loger, et maintenant que c’est fait, il ne peut pas encaisser que je les place là où je les place. Alors il y a eu d’abord une phase maniaque terrible d’opposition non constructive et puis après on est arrivé deux jours après, à onze heures du soir, à une phase de déprime intégrale où il acceptait strictement n’importe quoi. Pour savoir s’il est convaincu, il faudra donc que vous attendiez que nous l’invitions l’année prochaine – il m’a promis de venir, avec Vergote [30]. Alors on verra là si ça a donné, ou non, des fruits. Ceci dit, je crois qu’à la fin, il a mieux compris mais il a compris pour de mauvaises raisons comme d’habitude, à partir du moment où il s’est rendu compte que là où j’en mettais quatre ça pouvait encore se couper en deux etc., il s’est dit ça doit être ça tout de même. Je vous le donne avec cette pseudo-garantie là. Par conséquent, nous allons passer aujourd’hui à ce dont je leur ai donné la primeur, parce qu’hélas je ne pouvais pas vous la donner à vous : à l’étude des psychopathies.

Ce sont donc bien les troubles de l’impuissance fusionnelle, c’est-à-dire les troubles de la dépendance, dont il va être maintenant question. Seulement, je vous disais que nous avions très bien articulé les névroses : pas tellement compliqué parce que tout le monde plus ou moins l’a fait même en ne donnant pas toujours la même position aux choses. Eh bien en ce qui concerne la psychopathie, c’est le bordel intégral pour des tas de raisons. D’abord, et nous y reviendrons car c’est important, parce que notre époque est paradoxalement braquée sur les névroses, et du même coup elle ne s’est pas rendue compte, pour la bonne raison qu’elle en est probablement à l’origine si vous voulez, qu’elle occultait carrément les psychopathies. Tout simplement parce que, comme nous le verrons par la suite, l’éducation joue un rôle terrible dans la symptomatologie, et des névroses et des psychopathies. Il n’y a pas de doute que l’éducation rigoureuse d’autrefois, religieuse etc., a engendré une masse de névroses, mais on en a trop vite conclu que l’éducation était au fond pathogène parce que la manière dont en général on s’y prend maintenant accouche d’une masse de psychopathies que personne n’était préparée à traiter. Si les psychanalystes ont tellement insisté sur les névroses, c’est qu’au fond ils y trouvaient le moyen de mettre le nez des autres dans leur marmelade mais ils ne se rendaient pas compte qu’ils sont eux-mêmes les fils d’une époque qui au fond a pu engendrer un autre type de trouble dont il s’agit maintenant de prendre conscience pour pouvoir équilibrer l’ensemble du système.

Or, si vous vous reportez à l’ensemble du tableau pathologique que je vous ai donné, vous vous bien rendez compte que toute notre équipe hospitalière a travaillé surtout sur les troubles fusionnels au premier et au deuxième plan, en particulier quand il s’agit des aphasies et des atechnies. Ce qui est une simple commodité de procédure ne doit pas devenir l’équivalent d’une identification épistémologique, et les psychopathies n’ont rien à voir avec les aphasies bien entendu, mais il n’empêche que c’est la clinique, quoique neurologique, des aphasies et des atechnies qui va nous éclairer davantage sur les psychopathies qu’elle n’a pu le faire sur les névroses inversement. Si j’ai raison de systématiser à ce point l’ensemble de la clinique des troubles de la culture, vous vous rendez bien compte que sur les premier et deuxième plans, nous étions infiniment plus en avance en ce qui concerne la pathologie fusionnelle et nous étions très en retard pour la pathologie autolytique. Eh bien la clinique psychiatrique en retour nous fournit des modèles utilisables pour ce que nous appelions la schizophasie, la schizotechnie et tout le bazar. Autrement dit, les deux cliniques se corrigent l’une par l’autre, ou plus exactement s’appuient l’une sur l’autre.

Si les psychopathies se trouvent être mal traitées, c’est en raison de trois erreurs majeures sur lesquelles il faut réfléchir. D’une part – et épistémologiquement c’est important – on a créé de pseudosciences qui ont servi d’alibi à l’impuissance des psychiatres à poser une théorie des psychopathies. Je fais allusion ici à ce que l’on appelle la caractérologie et à la criminologie. Il suffit de mettre “-logie” après n’importe quel radical pour avoir l’air de donner un statut scientifique aux connaissances en cause. Il y a là une erreur à mon avis majeure qui consiste au fond à avoir rangé une masse de faits ressortissant aux psychopathies, sous des rubriques qui n’avaient plus rien à voir avec la psychiatrie elle-même et qui la débordaient de toute part. Une seconde erreur s’avère particulièrement grave pour ces troubles du quatrième plan dans lesquels la sensibilité au Surmoi c’est-à-dire à l’impact de la loi, et donc à l’interférence du troisième plan, du plan de la castration, fait partie précisément de la pathologie. L’éducation, par le biais de la société, par le biais de la cellule familiale, a un rôle épouvantablement pathogène. Ça ne veut pas dire que ce soit la cause du trouble. Je ne crois absolument pas que la société puisse être cause du trouble mais il n’empêche que c’est un milieu qui peut le favoriser.

À ce moment-là, très souvent, se trouve être confondus les faits de détérioration et les faits de carence. C’est une confusion entre la non émergence, ou la forclusion comme dirait Lacan en étendant le sens du mot, et la détérioration ou ce que j’appelle l’involution, c’est-à-dire l’interprétation du trouble comme l’inverse d’une évolution, ou comme les psychanalystes l’appellent, une régression. L’erreur, c’est que l’on a confondu là-dedans la carence et la détérioration. La troisième erreur énorme du point de vue épistémologique, c’est le positivisme des descriptions qui fait qu’on a été très souvent ébloui par l’objet de la libido, beaucoup plus que par la façon de l’assumer. Autrement dit, lorsque l’objet se trouvait être massif, on a arbitrairement exclu de l’ensemble des troubles ceux qui paraissaient se définir par quelque chose d’un peu plus facile à cerner, et c’est pour cela que je parle de positivisme. Je fais allusion ici à ce que l’on appelle l’alcoolomanie ou la toxicomanie. On a fait de ce trouble quelque chose de quasi autonome en lui donnant une réalité qu’il n’a pas. Vous avez là donc tout un tas de raisons, sur lesquelles j’ai insisté parce que c’est elles qui ont contrecarré une connaissance plus adéquate des réalités. Alors on va essayer maintenant de présenter les choses d’une autre façon, sans oublier évidement de citer ceux qui en ont traité, en les remettant à leur place théorique.

Je vais faire trois parties comme toujours :

I - De l’amoralité
II - La faillite de l’éducation
III - La structure psychopathique

I - De l’amoralité

Vous voyez bien pourquoi je parle d’amoralité : c’est qu’en traitant des névroses, j’ai parlé de l’inhibition, c’est-à-dire au fond de ce que les vieux traités de morale autrefois appelaient le scrupule. Dans les traités de théologie morale à l’usage des confesseurs, il y a toujours des chapitres énormes sur le concept de scrupule. Eh bien cette fois, en traitant de la dépendance et de la fusion, je vais traiter de ce qu’on appelle généralement non pas l’immoralité – parce que ça supposerait du vice alors qu’ici nous sommes en pathologie – mais de l’amoralité, c’est-à-dire au total de l’absence de préoccupations morales, l’absence pathologique de censure. C’est exactement l’équivalent du scrupule en ce qui concerne la névrose de l’obsessionnel surtout, et du phobique.

1) Humeur et liberté

Si je commence par traiter d’humeur et de liberté, c’est parce que très souvent le quatrième plan a été confondu avec la plupart des autres sur le plan théorique, je vous l’ai signalé bien des fois. On l’a confondu avec le troisième, c’est une évidence, et c’en est même difficile de le dissocier pour la bonne raison qu’on n’a pas le vocabulaire pour le faire. Avec le premier également dans la mesure où, comme je vous le disais, la théorie humaine du vouloir supposait une délibération, c’est-à-dire une conscience des fins. Bref, le quatrième plan, toujours ramené à tous ceux qui précèdent, présente aussi la difficulté de n’avoir jamais été clairement séparé du corporel. C’est-à-dire au total de n’avoir jamais été clairement dissocié d’une pathologie qui n’intéresse pas la culture mais qui la conditionne dans la mesure où la pulsion – ou l’impulsion, comme on disait avant l’analyse – se trouvait être en cause avec au besoin même ses changements de caractère en cours d’évolution. Voilà pourquoi je parle ici d’humeur. Très fréquemment on a mélangé les troubles de la volonté – au sens où je l’entends, la volonté humaine c’est-à-dire les troubles de la norme – avec les troubles de ce que Schotte appelle l’humeur. Mais il n’y a pas que Schotte : Hippocrate en parlait déjà ; alors on a tout de même un peu évolué depuis.

Ceci dit, vous vous rendez bien compte que les troubles dont nous allons parler et qui sont des troubles d’abolition de la censure supposent évidemment qu’on se complaise dans le plaisir, et le plaisir le plus immédiat, c’est-à-dire la satisfaction pulsionnelle aussi totale que possible. Vous me direz que les psychopathes ont de la veine. Ben non. Parce qu’on a trop considéré que le plaisir lui-même excluait la souffrance. On a une telle conception hédoniste des choses maintenant que ça paraît toujours bizarre qu’on puisse penser que la satisfaction puisse être si j’ose dire empoisonnée. Autrement dit, le plaisir n’est point toujours orgiaque. Quand on vous parle d’orgie, d’orgasme et de tout le bazar actuellement, on a toujours l’impression que de se pousser à l’extrême de ses possibilités donne du plaisir. À mon avis, toute moralité mise à part, ça engendre de la souffrance. Pensez à votre voiture : sur tous vos compteurs, même quand c’est interdit par la loi, on vous dit que ça peut aller jusqu’à deux cent vingt. Essayez donc… Vous verrez qu’à ce moment-là, ça broute. Eh bien nous aussi : si vous voulez pousser votre compteur à deux cent vingt, et obtenir cette orgie à laquelle je faisais allusion, vous verrez que ça broute. Vous me direz que je n’ai jamais essayé et que ce n’est pas d’expérience que je vous parle, je me suis toujours contenté… Mais malgré tout, ce qu’il faut retenir de ma proposition actuelle, c’est qu’encore une fois le plaisir n’exclut pas précisément la souffrance, c’est-à-dire finalement la pathologie.

Et c’est le cas mais d’une autre façon que dans la névrose. Le névrosé ressent l’angoisse, cette angoisse qui fait travailler tous les escrocs de l’univers actuellement. De l’autre côté, il y a ce qu’ils appellent tous « la froide détermination du psychopathe ». Mais précisément sa froide détermination n’a pas l’air de lui faire tellement plaisir : il ne peut pas faire autrement, le pauvre gars, il a cassé son frein. Il va donc, lui, carrément au bout du compteur. À ce moment-là, il s’agit moins d’hédonisme que de passion. Le vieux terme de passion, dont personne ne parle plus sauf Elle et tous ces machins-là, les journaux féminins – parce qu’il n’y a plus que les bonnes femmes pour croire encore que ça existe. La passion, au Moyen âge, ça avait deux sens : la passion est une souffrance aussi. Ce n’est pas nécessairement le plaisir, ça admet encore une fois l’empoisonnement dont je parlais tout à l’heure.

Il y a une chose que les analystes ont tous remarquée : c’est que les névroses, c’est leur champ ; c’est épatant, ça marche. Tandis que dans les psychopathies, disent-ils, on a un mal de chien à établir un contre-transfert. Ça doit bien vouloir dire quelque chose, il faut en rendre compte. Tout ce qui se passe en clinique doit être pris en compte pour la définition de notre objet.

Il y a un terme qui justement fait problème du point de vue du rapport – et pour nous c’est épistémologiquement essentiel – de la pathologie naturelle et de la pathologie culturelle, c’est l’ambiguïté du mot caractère. Vous savez très bien ce que ça veut dire : chez Hippocrate, c’était l’humeur. Là, les traités de psychiatrie sont toujours embarrassés : ils vous parlent des troubles du caractère et des névroses de caractère. Évidemment on fait comme on peut. Ils ne sont pas sots, ils observent bien et ils se rendent bien compte que ce n’est pas la même chose. Mais pourquoi dans les deux cas parler de caractère ? C’est encore une fois que le mot caractère ici a une connotation au fond historiquement physiologique, si j’ose dire ; c’est-à-dire une connotation naturelle qui n’a pas grand-chose à voir avec la culture, sinon dans une perspective de morale traditionnelle où, comme chacun sait, on savait bien que c’était la nature qui était mauvaise et que pour éviter ça il n’y avait qu’à prendre sur soi. Autrement dit, en trimballant encore le terme de caractère dans les deux acceptions de troubles du caractère et névrose de caractère, eh bien la psychiatrie entretient cette ambiguïté traditionnelle dont elle aurait intérêt à sortir. Les troubles du caractère, c’est là-dedans qu’entre ce qu’on a appelé la cyclothymie. La cyclothymie des déséquilibrés, comme ils disent, c’est une forme atténuée de ce que nous avons appelé l’avant-dernière fois l’aboulie. C’est comme ça qu’on peut vous parler, au niveau du caractère mais au sens naturel, d’une instabilité acquise. Il y a là un fait de caractère au sens naturel du terme ; ça les définit, il y a des instables.

Ceci évidemment ne nous est pas d’un grand secours. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit dans les psychopathies comme dans les névroses d’un trouble culturel de la norme. C’est-à-dire non pas d’un trouble de la libido, non pas d’un trouble de la pulsion – qui à ce moment-là marcherait à tous les vents, faute précisément d’avoir acquis son orientation et sa stabilité – mais il s’agit d’un trouble qui nous renvoie d’un quod licet qu’on ne peut plus atteindre au quod libet, c’est-à-dire au fond de la liberté à la libido pure et simple. C’est pour ça qu’on recherche la satisfaction immédiate. Le psychopathe cherche une satisfaction sans médiation, c’est-à-dire une satisfaction qui n’est plus censurée pour une raison très simple, c’est qu’il a cassé son frein.

Voilà pourquoi il y a dépendance. Mais dépendance à l’égard de quoi ? Fusion avec quoi ? Fusion de l’homme avec la bête en lui, si j’ose dire, c’est-à-dire avec ce qu’il a de plus naturel, à savoir sa libido. La fusion est avec la libido, la dépendance n’est pas à l’égard d’un objet ou, dans notre terminologie à nous, d’un projet auquel la libido se trouverait ordonnée. Car ça supposerait encore une fois un retour à la vieille psychologie des tendances. Or c’est une absurdité car ça supposerait que l’univers existe et que nous puissions établir une tendance à l’égard de tel ou tel objet extérieur à nous-mêmes.

Mais quand vous parlez d’objet, c’est l’univers en tant qu’il est représenté ; quand vous parlez de projet dans notre terminologie, c’est l’univers en tant qu’il donne lieu à votre satisfaction. Mais du même coup, il n’y a aucune raison de poser le projet en dehors de la capacité que vous avez naturellement de le poser par le désir que vous avez de lui. D’où alors à ce moment-là une conception naturelle de la libido qui, dans la mesure où vous ne pouvez plus émerger par la norme à la liberté, vous rend absolument dépendant de cette pulsion-là et non pas du tout de l’objet ou du projet sur lequel elle est supposée porter.

La chose est importante, vous allez voir pourquoi. D’abord parce que d’emblée ça exclut une définition de la toxicomanie ou de l’alcoolomanie comme on les définit généralement, comme dépendance à l’égard d’un objet qui vous donne tel ou tel type de satisfaction substitutive. C’est ce qui fait le phénomène bien connu : vous changez d’objet sans supprimer le trouble. C’est exactement la même chose que le trouble de la grammaticalité chez l’aphasique. Il n’est pas lié au domaine particulier dans lequel la conversation est supposée s’exercer. Que vous parliez d’électricité ou d’épicerie, vous aurez la même aphasie. Il n’y a pas une aphasie selon l’objet dont vous parlez. Eh bien à mon avis il n’y a pas de psychopathie selon les objets auxquels s’ordonne la libido. La définir par l’objet ou par les circonstances d’apparition du trouble (quand on parle de névrose de guerre, etc.), c’est une rigolade ; ça suppose à ce moment-là que vous faites une définition qui n’est plus psychiatrique parce qu’elle n’essaie plus de rendre compte des processus mais elle fonce dans une descriptivité qui emprunte ses modèles ailleurs – et sans le dire, ce qui est plus grave.

2) Névrose de caractère et criminologie

J’en arrive donc aux névroses de caractère qui seules nous intéressent. Tous les troubles cyclothymiques, je les renvoie à ce que nous avons raconté sur l’aboulie précédemment. Ces troubles de caractère ont été généralement bien observés. Esquirol appelle ça « la malignité monolithique du caractère ». À ce moment-là, la névrose apparaît dans le fait qu’il y ait monolithisme ou, comme il dit dans des termes qui évidemment mêlent tout, les monomanies instinctives ; les Anglais parlent des monomanies impulsives. On ne sait plus où on en est : s’il y a encore de l’impulsivité là-dedans, il y a encore ce risque de mêler les troubles de nature et de culture. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est le « mono ». Qu’on parle de monomanie, qu’on parle de monolithisme, etc., on a véritablement observé quelque chose. Il ne s’agit plus ici d’un trouble d’instabilité, d’un trouble naturel, mais de ce que Kraeplin appelle – mais là encore vous allez voir à quel point la terminologie nous fait conceptuellement errer – la personnalité psychopathique.

À partir de ce moment-là, on est foutu. Pour la bonne raison que les plans III et IV se trouvent encore mêlés et que les psychoses et les névroses se trouvent encore une fois raccordées. Parler de personnalité psychopathique c’est s’empêcher d’y voir clair. Et il y a pire encore à mon avis, c’est la manière dont les psychanalystes d’une manière générale (pas tous, heureusement, l’école lacanienne ne le fait pas tellement) traitent avec une circularité totale du classement des types psychopathiques en fonction des troubles que nous avons envisagés au niveau des perversions et des névroses. C’est-à-dire qu’en général, ils vous disent : « Voilà, dans les psychopathies, il y a le type névrotique, il y a le type psychotique, il y a le type pervers… ». Sincèrement, comment peut-on comprendre quelque chose à ça ? Si véritablement pervers, psychotique et névrotique, ça veut dire quelque chose, pourquoi voudriez-vous que ça entre à titre de facteur dans d’autres syndromes où ça devient même définitoire. Si véritablement il y a un type psychotique, un type névrotique et un type pervers, il faut pulvériser le trouble et le renvoyer aux trois facteurs. Vous voyez comment là s’entretient encore une fois la confusion des plans III et IV, c’est-à-dire la confusion qui est dans l’esprit de la plupart des analystes de ce que j’appelle la constitution et le désir.

Il y a des pages de Lacan pourtant qui frisent la différence. Cette différence de la constitution et du désir, j’y ai longuement insisté, et sur le fait qu’il ne fallait pas confondre la sexualité et le désir qu’elle inspire, pas plus que le fonctionnement physiologique de l’estomac avec l’appétit ou les nausées que ce fonctionnement peut, en nous, susciter. Le désir n’a rien à voir avec la constitution, mais si vous définissez comme ça les psychopathies par référence et à titre de facteur définitoire, aux troubles que nous avons préalablement exposés, vous vous rendez bien compte qu’il n’y a plus de classification du tout. On comprend à ce moment-là le rejet de la nosographie. Non seulement parce qu’au nom de la thérapeutique l’intérêt du malade rejette les classifications, mais surtout parce que les classifications sont tellement sottes et tellement peu mutuellement exclusives que finalement autant ne pas classer du tout et ne pas s’embarrasser, la veille de l’examen de psychiatrie, de toute une terminologie tellement mixte que finalement vous trouverez toujours un psychiatre pour l’entériner.

Mais il y a quelque chose à mon avis d’encore plus grave, et c’est là que nous allons toucher du doigt cet alibi de création de sciences dont je parlais tout à l’heure en débutant. C’est quand il s’agit non pas seulement du monolithisme du caractère référé aux différents troubles antérieurs, mais du passage à l’acte. Il y a quelque chose de presque amusant : c’est que là on n’est jamais capable de savoir, dans les différents traités que j’ai pu lire, si le patient est coupable ou malade. Vous me direz que c’est l’affaire des tribunaux. Eh bien je les fréquente de temps en temps, pour voir. C’est amusant. Je ne fais pas plus confiance aux juges qu’aux psychiatres. C’est quelque chose qui m’a toujours frappé, je me disais : « Si jamais un jour j’étais condamné par l’un d’eux, ce qui me ferait le plus de peine, ce n’est pas d’y perdre la tête s’ils rétablissaient la peine capitale à laquelle je crois avoir droit, mais ce serait d’être jugé par des imbéciles en ne comprenant strictement pas pourquoi ils m’ont condamné ». Car c’est incompréhensible. Ça serait ça mon pire trouble, je resterai intellectuel jusqu’au bout je crois. En fait, c’est affligeant de voir que ces questions sont toujours débattues sans aucun critère et que n’importe quel avocat un peu malin peut jouer avec tout ça et les renvoyer dos à dos.

C’est qu’en effet on se rend compte que l’inventaire de ces névroses de caractère, et en particulier dans la mesure où il y a passage à l’acte, n’est pas fonction de la compétence du psychiatre, mais il est fonction du code pénal. Relisez les traités de psychiatrie en fonction de ça, c’est très rigolo : chacun des troubles envisagés est lié précisément – et là Foucault serait content – aux définitions juridiques données par le code pénal. J’ai fait l’expérience, faites-la, ce n’est pas sorcier, il n’y a qu’à prendre le code. Il y a autant de troubles qu’il y a de catégories criminologiques prévues. Comment voulez-vous qu’il n’y ait pas à chaque fois un psychiatre qui pourra dire qu’il y a un trouble qui correspond : l’accusé peut toujours être malade.

Autrement dit, sans une définition plus claire de la culpabilité – qui est liée précisément aux troubles de la norme, c’est-à-dire de la liberté – on ne peut absolument pas arbitrer le conflit du juge et du psychiatre. Il y a même quelque chose qui est tout à fait amusant, et ça c’est l’expérience, contestée par personne, que j’ai des tribunaux : le criminel est un psychopathe pervers constitutionnel. Avec ce mélange-là, quand vous souffrez de ça… J’imagine que le gars qui se retrouve avec ça aux fesses se dit qu’il n’en guérira jamais. À mon avis ça ne veut rien dire mais ça n’empêche pas que ça se dise.

Et une troisième difficulté toujours, à propos de ces troubles de la moralité, c’est ce à quoi je faisais aussi allusion tout à l’heure, l’hypothèse de l’involution. C’est quelque chose de grave parce qu’on a admis, sans aucune démonstration – et là Freud y est bien pour quelque chose – qu’il y avait une symétrie de l’intégration et de la désintégration, ou plus exactement de l’ingression et de la régression. Autrement dit, dans la mesure où les fonctions culturelles sont supposées s’intégrer dans un certain ordre auquel correspond l’ordre inverse au moment de la désintégration, on ne peut pas ne pas interpréter le trouble dans les termes précisément d’une régression. C’est ce que Jakobson a essayé de faire pour l’aphasie. Moi je vous dis que pour l’aphasie ça ne colle absolument pas. Vous n’avez jamais vu un aphasique terminer par la soi-disant syllabe initiale : [pa]. Aucun aphasique ne termine en disant « papa ». Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour le savoir. Seulement comme Jakobson le disait sans rigoler, tout le monde l’a admis sans essayer de se rendre compte du ridicule de la chose. Car ce n’est absolument pas comme ça que les choses se passent et effectivement les troubles de l’acquisition du langage n’ont rien à voir avec les troubles de la détérioration. Pourquoi voudriez-vous qu’ici il en soit autrement ?

Seulement voilà : il y a eu la psychanalyse avec sa théorie à mon avis surannée des stades, c’est-à-dire ce reste d’évolutionnisme ramené à trois, selon que c’est oral, anal et génital, et auquel je faisais allusion la dernière fois en vous disant qu’au fond même le fameux concept dont on fait toujours l’honneur à Freud de la sexualité infantile, c’était un concept à peu près aussi naïf que celui de la double articulation de Martinet, puisque le sexuel était supposé s’accomplir dans le génital. Cette manière de voir fait qu’on parle de « dégénérescence impulsive ». Pourquoi « dégénérescence » s’il n’y a pas eu génération avant ? ; « immaturité affective », etc. ; tous ces termes doivent être discutés, il ne s’agit pas d’attraper tout cela comme des gogos et d’y croire bêtement car cela a des conséquences.

Moi, les modèles que je vous propose, j’allais dire qu’ils ne sont pas dangereux. Ce que je fais, je vous l’ai dit, c’est de la nosographie. J’essaie d’élaborer, à partir du modèle théorique que je propose, une classification des maladies. Moi, le malade, je ne le connais pas. C’est-à-dire qu’au total je ne pose le problème ni de la cause ni de la thérapeutique, je ne cherche pas à y remédier, ne sachant pas sur quelle cause agir. Mais les trois quarts du temps les psychiatres et les psychologues non plus, et ça ne les empêche pas d’essayer de faire quelque chose. Ils vous disent qu’« il se passe toujours quelque chose ». Effectivement, vous avez passé du temps.

Ceci dit, dans la mesure où ma préoccupation, puisque je ne suis ni psychiatre ni psychologue, ça n’est pas le malade, c’est la maladie. Donc je fais de la nosographie ; mais je sais très bien que le thérapeute, lui, a affaire au cas et que ma nosographie, à la limite il s’en fout, sauf si elle lui permet d’éclairer son observation. Mais de prendre un peu à droite et à gauche dans la mesure où quelques troubles peuvent par compensation se cumuler, le problème est complètement différent. Mais il y a des gens qui n’ont pas cette modestie, malgré les apparences. Et il y a des gens qui ont immédiatement tiré des conséquences pseudo thérapeutiques d’une théorie fausse. Si j’ai raison de dire que les fameux stades sont idiots, si j’ai raison de dire que c’est un reste du dix-neuvième siècle qui se trimballe, comment voulez-vous qu’on soit fondé à poser des thérapies en relation avec l’idée qu’on s’en fait ?

Récemment je parlais à des psychiatres et des infirmiers psychiatriques au Mans. Oh, ils étaient une douzaine, ce n’était pas terrible ; mais justement ils parlaient en liberté. C’était très rigolo d’entendre, en particulier les infirmiers psychiatriques, qui étaient choqués – c’étaient surtout des bonnes femmes, il faut dire – par certaines méthodes utilisées dans leurs établissements où un malheureux type de vingt-huit ans qu’on avait jugé régressif – il devait en être au stade anal – devait être amené, comme ils disent, à assumer son sexe. Alors vous imaginez la manipulation… Une de ces malheureuses infirmières était outrée, et elle me dit : « Monsieur le Professeur, ça ne vous choque pas ? ». On en a bien vu d’autres ; et puis ça ou autre chose, il ne s’en rend même pas compte, le pauvre gars. Ce qui me choque le plus, moi, c’est que sans savoir si véritablement c’est efficace, on trimballe immédiatement une pure théorie qui n’a jamais été vérifiée nulle part – et je vous fous mon billet que ce n’est pas vérifiable –, et tout le monde y croit, tout le monde l’applique. Quand on dit qu’on est un siècle d’incroyants… Mes pauvres amis, il n’y a que des crédules, c’est affreux. Il n’y a pas de mécréants actuellement ; tout le monde est prêt à croire n’importe quoi. Pas seulement en politique, mais en science c’est bien pire encore ; d’ailleurs la science est foutue.

Après tout, on fait peut-être des dégâts considérables. Comment savoir ? Et ça paraît très scientifique. Moi ça ne me choque pas, ça me fait rire. Parce que croire en soi à ce point-là, croire à la théorie au point de se figurer que la théorie peut avoir des conséquences thérapeutiques immédiates, c’est de la rigolade franche. C’est pour ça que je trouve que nous sommes très modestes, nous autres. Il ne s’agit pas du tout de trimballer mon petit système en essayant de voir si ça a des possibilités thérapeutiques. Sûrement pas tel qu’il se présente là. Car il n’est pas fait pour. Ça n’empêche pas que les psychiatres ou les psychologues peuvent en tirer des conséquences, si ils se rendent compte que ça marche. Mais des conséquences qui seront les leurs, qu’ils fabriqueront à volonté ; elles ne seront pas les miennes, je ne peux pas les envisager.

3) Le chant du cygne de la philosophie

Terminer comme nous le faisons aujourd’hui le tour d’horizon des troubles psychiatriques, cela liquide le dernier bastion de la philosophie. La philosophie a perdu le langage, comme chacun sait. Il y a belle lurette qu’elle a perdu le travail, ou plus exactement elle n’y a jamais réfléchi – c’est pour ça qu’elle insistait tant sur la méditation et puis le silence et le recueillement, à condition que les autres vous foutent la paix, que vous n’ayez rien à foutre et qu’ils vous apportent à bouffer : même les fakirs, il faut les faire vivre. La personne, évidemment c’était leur grande affaire. Manque de veine, maintenant il y a les sociologues. En ce qui concerne le quatrième plan, c’était encore leur truc. La norme, la liberté, c’était l’affaire en or, l’affaire d’ailleurs que personne ne discute plus : il n’y avait qu’à voir l’autre jour les manifestations de l’enseignement libre : il y en a qui défendaient « la liberté », et puis les autres qui disaient : « mais non, c’est nous qui sommes libres », on ne savait plus où on en était. Au total, il n’y a plus de liberté ni d’un côté ni de l’autre. Le problème n’est plus là. Il n’y a qu’à voir le résultat dans nos établissements : le gosse s’emmerde. Qu’il soit dans le privé ou qu’il soit dans le public, de toute façon il s’emmerde. C’est la vraie question, mais ça, personne ne la pose.

Si nous récupérons maintenant le quatrième plan, les philosophes n’ont plus qu’à bien se tenir, ils n’auront plus rien à faire. Ça n’empêche pas que dans les manuels de psychiatrie, pour tous les troubles des grandes psychoses, etc., et même pour les névroses, ils disent : « Nous allons maintenait recourir aux propositions de la psychanalyse qui a traité de ça avec beaucoup plus de détails », parce que là le médecin se dit qu’au fond, il n’a plus rien à en dire, plus besoin de piqûres ni de rien du tout, ces gars-là ont l’air de mieux savoir. Bref, pour ce genre de troubles, recourons à la littérature. Car c’est de la littérature : on y va à coups de métaphores, à coups de mythes et on fait de la littérature en pagaille là-dessus.

Malgré cela, vous vous rendez bien compte que c’en est terminé de ce bastion de la philosophie. Mais pour quoi faire ? Pour élaborer, comme j’essaie de le faire avec vous d’une manière plus raffinée, le modèle qui, par recoupement des différents plans, nous permettra à ce moment-là de traiter des problèmes qu’on n’a pas pu traiter sur les autres plans. Je vous disais tout à l’heure comment le modèle plus raffiné des névroses nous permet de mieux envisager sur le premier plan le contraire de l’aphasie, c’est-à-dire les schizophasies. Le principe d’analogie nous permet d’émettre les hypothèses qui nous permettront de construire le modèle, et vice versa pour les autres.

À la philosophie, nous substituons un modèle que nous appellerons donc un modèle axiologique. À ce moment-là, même la liberté échappe à la philosophie. Et pourtant si vous définissez correctement la philosophie… – mais ce n’est pas comme ça qu’en général les tenants de la discipline la définissent. Ils la définissent comme ayant un contenu, comme représentant une discipline, un savoir. Mais qu’est-ce que c’est la philosophie ? C’est tout ce dont les autres n’ont pas pu traiter. Autrement dit, à chaque époque il y a toujours un irréductible. Cet irréductible, nous le trimballons avec nous, quelle que soit la manière de voir – et je parle ici de voir au sens de l’évidence. À toutes les époques, le savoir évident laisse toujours persister un irréductible. Cet irréductible, c’est là-dessus que se jettent les philosophes comme la misère sur le monde. Bref, les philosophes, vous ne pouvez pas les éviter. On ne peut, j’allais dire, que les déplacer. Eux, ils sont imbattables. Car ils profitent de la modestie des autres, c’est-à-dire qu’il y a toujours une impuissance quelque part, quel que soit le type de savoir qu’on élabore.

Nous, notre type de savoir nous fait voir les choses en quatre – et Schotte les divise chacune encore en deux. Nous coupons les cheveux en quatre. À ce moment-là, la philosophie se trouvera déplacée. Elle sera précisément la réponse concernant l’irréductible à mon découpage. Or quand je découpe, même le monde au sens le plus naturel, je parle d’objet, trajet, sujet et projet, tout ceci suppose un découpage, mais un découpage qui fait souffrir ceux qui, ayant un esprit cosmique, veulent aller au bout du savoir. À ce moment-là, que deviendra la philosophie à venir ? Si un jour ma manière de découper s’impose, la philosophie, ce sera la théorie de mes interférences. C’est-à-dire qu’il faudra bien traiter de la Chose, qui sera cet irréductible à l’objet, au trajet, au sujet et au projet. Bref, les gens que ça fait souffrir quand je coupe en quatre pourront alors se satisfaire, ce n’est pas exclu, ça fait même partie de la théorie. C’est au fond ce qui recompose ce que l’analyse cliniquement nous permet de dissocier.

Donc à ce moment-là, parler de chant du cygne – c’est pour ça que j’ai blagué sur la chose – ça ne marchera jamais. C’est pour ça qu’on peut parler du phœnix qui renaît de ses cendres. Ces gens-là, on ne peut pas les tuer. Le philosophe étant toujours au fond celui qui récupère les déchets de tous les autres, c’est-à-dire au total qui recompose une réalité dont il a la nostalgie à partir de ce que les autres découpent pour essayer de la comprendre. Vous comprenez que pour eux il n’y a pas de compréhension possible, à la limite il n’y a même que de la contemplation.

II - La faillite de l’éducation

1) L’équivoque de l’asocialité

Très fréquemment en effet les psychopathes sont envisagés comme des asociaux. J’en ai déjà suffisamment parlé à titre allusif pour que vous vous rendiez compte à quel point c’est faux. Je dirais même qu’ils sont plus sociaux que vous et moi dans la mesure où précisément n’étant plus capables à mon sens d’autocastration correcte, ils recourent ou souffrent davantage de la castration qui leur est imposée par les autres. Bref, ils sont plus sensibles que quiconque à l’interférence des plans III et IV. Pour eux, ce n’est pas seulement une impossibilité intellectuelle de les dissocier puisqu’ils en souffrent dans leur chair, si j’ose dire, ou plus exactement dans leur psychè. Ils souffrent précisément de la relation au Surmoi.

Or vous vous rendez bien compte de ce que très généralement on fait : en raison même de l’importance de l’éducation en matière de psychopathies, on a tendu à réduire la totalité du troisième plan – c’est-à-dire dire le plan de ce que j’appelle en gros un état de civilisation, la civilisation étant au fond l’aspect culturel du troisième plan – à la codification du droit à laquelle la civilisation nous contraint. Vous savez que la civilisation est à la fois langue, style et code. C’est-à-dire pour ce dernier que le recoupement du plan IV nous permet d’institutionnaliser même la réglementation. Or les trois quarts du temps on confond la réglementation qui est un phénomène du plan IV, que j’appelle la règle, avec l’institutionnalisation de cette règle au plan III, qu’on appelle généralement et dans une ambiguïté totale, la loi.

Or quand on parle du rapport à la loi, si on ne l’a pas pré-analysé, ça ne peut pas être explicatif. Car la loi en psychanalyse est à la fois ma loi et ma règle. Autrement dit, ça crée une difficulté dans la mesure où d’une manière parfaitement ambiguë, les deux plans se trouvent être absolument télescopés dans un seul et même concept. Or cet aspect précis de la loi n’est jamais qu’un de ses aspects. La loi pour nous couvre la totalité de l’être au niveau même de l’institution. Autrement dit ma loi n’a rien à voir avec le code par lequel elle institue la règle. La loi est infiniment plus vaste que cette institutionnalisation particulière qui est le fait de la règle et que j’appelle un code. Elle est au fond cette espèce de décence (du latin decet), cette espèce d’acceptabilité qui vaut pour la totalité des usages à une certaine époque de la civilisation. On ne peut donc pas, sous prétexte qu’une certaine théorie confond la loi et la règle, c’est-à-dire la réglementation avec sa codification, on ne peut pas tirer de là qu’il s’agit d’un trouble inhérent à la constitution, c’est-à-dire au plan III ; alors qu’en fait il s’agit de la simple impuissance à se retenir, c’est-à-dire à se résister à soi-même.

Vous voyez la différence. La différence est que, d’une manière absolument systématique, j’implique l’autonomisation du plan IV. À ce moment-là, on ne peut alors plus parler de structure dyssociale. Je ne sais plus lequel a dit ça, mais quand il y en a un qui a parlé d’asocialité, le suivant qui fait une thèse a envie de changer ; alors il vous parle de dyssocialité ; c’est comme la dyslexie et tout le bazar. Le psychopathe, donc, souffre d’une structure dyssociale. C’est comme quand ils vous parlent du lien de la délinquance et de la perversion. Ils vous parlent par exemple du lien de la toxicomanie à la sexualité régressive. Et ainsi de suite. Tout ça, comme disait Molière, c’est bon à mettre aux cabinets. Vous ne pouvez pas revenir en permanence sur l’ordre des troubles dont vous avez traité en renvoyant toujours ceux dont il s’agit de traiter maintenant à ceux du troisième plan.

En particulier, puisque je parle ici de toxicomanie : alors là, ils sont forts. Il y en a en général dans les traités des pages et des pages, mais disproportionnées ! Car ça, on pige tout de suite. Ils insistent sur quoi, qu’est-ce qui fournit leur chapitre ? N’importe qui a essayé d’écrire un bouquin est bien au courant des petits trucs par lesquels on remplit quand on n’a rien à dire. En général, on vous met des pages et des pages sur les effets de l’intoxication par l’alcool, ou sur les causes sociales du boire. Du moment que vous dites « du boire », ça fait immédiatement conceptuel. Des fois c’est un euphorisant artificiel – personne n’a pensé au pourboire mais bon… Faire l’inventaire des causes sociales du boire ou faire l’inventaire des effets de l’alcool, mais ça n’a rien à voir avec la psychiatrie ! On peut agir là-dessus : si le type s’intoxique, on peut y remédier en le désintoxiquant mais je ne vois pas en quoi ça a un rapport avec la psychiatrie, c’est-à-dire avec un trouble de culture. Là au fond, c’est l’alibi parfait. Ça permet au médecin de type traditionnel d’intervenir parce que là enfin il a quelque chose à faire. On sait ce qu’il a, une intoxication quelque part, ça lui a foutu des bricoles. On a agi sur les bricoles mais on n’a pas tellement agi sur les causes, et pour cause, d’ailleurs puisque la cause en général on l’ignore ou alors on l’attribue encore une fois à des phénomènes sociaux tellement généraux qu’en dehors d’une révolution on n’y pourra point remédier.

Et surtout que ce qui est fou, c’est que les mêmes causes, en général, ne produisent pas, surtout dans le même groupe, le même effet. Alors comment voulez-vous qu’on fasse confiance à l’inventaire des causes sociales du boire, puisque dans une même famille la même désunion du père et de la mère, voire le même atavisme, n’aura pas le même résultat sur les malheureux gamins. On ne peut pas faire confiance à ce genre d’investigation-là. Il faut voir au contraire le trouble dans l’influence même de l’éducation. Autrement dit, disons que ces gens-là ont une susceptibilité particulière à l’égard de l’éducation. C’est ça qui est en cause. Ce n’est pas la famille qui les rend malades, c’est que précisément ils sont moins que d’autres capables d’en supporter l’influence. Tous on a eu des familles pathogènes. On n’est pas tous morts pour ça, ou alors il y a longtemps que l’humanité aurait disparu. Personne n’est complètement mature quand il fabrique d’autres qui viennent de naître. S’il fallait attendre d’être complètement fait, on ne les ferait jamais, parce qu’on prendrait conscience des responsabilités. On les fait dans le feu de l’action, si j’ose dire. Et on ne s’en plaint pas après coup. Mais il n’empêche que s’il fallait attendre à chaque fois qu’on soit complètement formés, voire analysés, pour pouvoir assurer la descendance de l’espèce, l’espèce aurait la queue courte si j’ose dire.

Ceci dit, vous comprenez maintenant pourquoi, plutôt que de parler d’asocialité, parce que cette sensibilité à l’éducation fait partie du trouble et contribue à le définir, je dis qu’en fait l’histoire elle-même est en cause. L’histoire est en cause, non pas du tout comme dans les psychoses ou les perversions, mais dans la mesure où elle fournit à d’autres qui ne sont pas capables d’autocastration un cadre qui par la force des choses les castre. Et dans la mesure où ils n’ont pas de troubles sociaux, justement, ils sont sensibles à cette castration-là, mais ils le deviennent d’une manière pathologique par le fait qu’ils ne sont pas eux-mêmes capables de s’autocastrer. Qu’est-ce que vous penseriez – et le cas se produit – de gens qui n’étant pas capables de langage, seraient contraints par l’interlocution imposée par le groupe de parler ? Disons que ces gens-là seraient obligés à la langue sans être capables de langage. Vous comprenez la comparaison : vous avez exactement ici le même cas. Comment voulez-vous que des gens qui ne sont pas eux-mêmes capables d’émerger à la moralité puissent ne pas ressentir l’obéissance comme une contrainte ? Ils sont exactement comme des manchots qui seraient obligés de nager la brasse. N’ayant pas l’aptitude qui convient, n’ayant pas émergé eux-mêmes à la norme, comment voulez-vous à ce moment-là qu’ils ne considèrent pas le code comme particulièrement contraignant ?

2) L’histoire en cause

Voilà exactement où nous en sommes. C’est pourquoi quand je dis que l’histoire est en cause, prenons-la au niveau de la structure familiale. La structure familiale ne peut pas être la cause de ce qui la rend tout particulièrement et toujours historiquement efficace. Autrement dit, c’est parce que certains enfants par exemple sont plus sensibles que d’autres à la castration – en raison même d’un trouble qui leur appartient – que précisément la famille fait des dégâts. La famille n’est pas, et ce quelle qu’elle soit, pathogène par elle-même. Elle n’est pathogène qu’à titre secondaire, dans la mesure où certains tempéraments ne peuvent point en supporter la pression. À ce moment-là, il est certain que cette famille a un rôle énorme : soit qu’elle provoque, soit qu’elle occulte. Qu’elle provoque comment ? Eh bien très souvent quand on décrit les psychopathies, on se rend compte que le contenu du trouble est fonction de l’éducation reçue. Et ça, aussi bien dans les psychopathies que dans les névroses. Quand on vous parle par exemple de la sexualité là-dedans, à mon avis la sexualité n’est pas responsable du trouble comme dans les perversions ou dans les psychoses. Là oui, sexualité et génitalité sont directement concernées. Dans les névroses et les psychopathies, à mon avis la sexualité n’est en cause que par répercussion. Et si la plupart des névroses qu’on a connues ont presque toutes un contenu sexuel – d’abord, ce n’est pas toujours le cas – c’est de par le contenu de l’éducation d’autrefois. Lisez encore une fois les vieux traités de morale, c’étaient toujours les sixième et neuvième commandements [31], que je ne vous répéterai pas parce que je ne les sais plus – ça ne veut pas dire que je ne les pratique pas – pour la pureté et tout le bazar qui étaient concernés. De quoi est-ce qu’on faisait les bonnes femmes ? Uniquement de ça.

Le pansexualisme de Freud, je vous l’ai dit bien des fois, ne tient qu’à cette ambiance chrétienne janséniste à laquelle, lui-même étant juif, il ne participait pas directement, mais il participait quand même d’un certain type de civilisation inspirée par là. Mais avec son pansexualisme, il a choqué par exemple tous les chrétiens. Mais qui a foutu le pansexualisme au monde ? Ce n’est pas Freud ; il n’a jamais fait qu’être le reflet de son temps. Ce que je lui reproche, c’est de s’être dit que du moment qu’il y avait pas mal de névroses sexuelles, toutes les névroses devaient s’expliquer par là ; et en avant la musique avec son symbolisme. Il a toujours essayé de ratiboiser l’ensemble pour le faire coller avec une symbolique sexuelle. Mais en fait le sexualisme des névroses comme des psychopathies est un sexualisme d’éducation bien plus que de caractère ou d’humeur. Bref, ce qui est en cause là-dedans, c’est bien plus l’histoire qu’autre chose ; ce n’est pas que l’histoire soit ici pathologique, mais elle ne l’est que parce que les malades le sont eux-mêmes. Elle le devient en raison de la pression qu’elle provoque.

Et quand je dis qu’elle provoque, c’est à mon avis justement ça qui explique le concept de prédominance. Les psychiatres parlent des psychopathies en les appelant « névroses de caractère » alors qu’elles ne sont pas des névroses, justement, c’est ça qui est important. Ils ont foutu à part, dans la théorie des névroses, les névroses de caractère. Pourquoi les ont-ils foutues à part ? Elles devaient entrer à mon avis dans cette conception-là des psychopathies. Ça n’a rien à voir avec des névroses, ça n’a rien de inhibant comme nous le verrons, et cependant il faut bien qu’on essaie de rendre compte du pourquoi du classement. Qu’est-ce qui ressemblait assez à l’inhibition pour faire ranger ça dans les névroses ? En fait, toutes ces névroses de caractère sont caractérisées par ce qu’ils appellent une « prédominance ». C’est-à-dire que quand vous avez une certaine névrose, vous avez une prédominance névrotique ou une prédominance-ci ou une prédominance-ça ; de toute façon pas toutes à la fois. Les types à mon avis sont moins dus au caractère qu’aux modalités de l’éducation reçue – mais vous voyez à ce moment-là les statistiques qu’il faudrait faire et les études à fournir pour justifier cette affaire-là.

Et c’est là que vous voyez à quel point la fameuse caractérologie a pu faire des dégâts. On sait très bien qu’on ne parle de caractère que dans le cas de mauvais caractère. C’est la même chose en ce qui concerne la caractérologie. La caractérologie s’est, au fond, fondée sur une théorie des mauvais caractères alors qu’en fait ce qui est en cause, ce n’est pas une science des caractères, mais c’est, je crois à la limite, l’histoire de chacun. Pas question à mon sens d’entériner ce concept de névrose de caractère : d’une part parce que ce qu’ils appellent « névrose » devrait être placé dans nos psychopathies pour une raison qu’on va voir tout à l’heure ; et d’autre part surtout parce que le caractère n’existe pas et que la prédominance est fonction bien moins du tempérament que de l’histoire des cas.

Donc il se peut que la famille, en raison du type d’éducation reçue, puisse s’avérer objectivement pathogène. Mais elle peut également occulter le trouble. Et c’est une chose très courante dans la mesure où précisément une famille se trouve être hyperprotectrice. Lorsqu’une famille est hyperprotectrice, vous avez ce qu’on appelle le phénomène de l’enfant gâté. Ben mon dieu, si la famille a les moyens, etc., et si le gamin trouve une situation rentable où il gagne un peu sa vie tout en se les roulant davantage, au fond ça ira bien jusqu’au bout probablement : il ne témoignera probablement jamais de son trouble. Combien y a-t-il de délinquants virtuels ! J’en connais. On parle de l’enfant-bulle, par exemple. Le fait de l’avoir foutu dans une bulle ne le traitait pas, comme chacun sait, puisque dès qu’on lui a enlevé sa bulle il est mort, le pauvre gamin. Autrement dit il portait les germes de sa mort dès le départ ; on n’a rien fait du tout avec la bulle. Eh bien combien de familles sont des bulles de ce point de vue-là ? C’est-à-dire combien il y a de délinquants qui, faute d’occasion, n’ont jamais pu manifester qu’ils l’étaient, simplement parce qu’ils sont hyperprotégés par une famille qui pense, qui travaille, qui finalement vit pour eux. Si la vie peut se passer comme ça pendant un certain temps, ils ne finiront jamais en prison.

Et le plus fort, c’est que même quand la famille est déficiente de ce point de vue, si même la famille ne peut pas parce qu’elle est désunie ou qu’elle n’a pas les moyens ou que sais-je encore, il y en a qui trouvent une combine immédiate. Et dans une période où la famille est tellement permissive que les gamins ne trouvent plus d’os à ronger, ils ne peuvent plus se faire les dents sur un père ou sur une mère qui ne sont plus que des édredons, eh bien ils vont dans les sectes. Il n’y a pas besoin pour aller dans les sectes d’un retour de spiritualité comme on dit. Qu’est-ce qu’ils cherchent là-dedans ? À avoir chaud ! Une fois je me souviens il y a trois ans, il y avait une grève longue. Un jour ma secrétaire me dit : « Tiens, allez donc voir dans la bibliothèque, là, il y a un type en train de travailler, c’est celui qui dirige la grève ». Alors je suis entré, je m’installe et puis je cause. Alors je lui dis : « Tiens, il paraît que c’est vous qui dirigez la grève ? ». Il me dit : « Oui, m’sieur, oui ». « Ah, je dis, c’est bien, mon gars ; mais qu’est-ce que vous faites là ? ». « Ben, il me dit, j’écoute votre bande de ce matin ». « Ah bon, je dis, mais vous auriez mieux fait de venir ». « Ben, il me dit, je ne pouvais pas, je dirigeais l’AG ». Alors ce gars-là qui dirigeait l’AG, je lui ai dit à la fin : « Ben, finalement vous ne savez plus comment la terminer, votre grève, vous changez d’objectif ». « Oh, il me dit, ne dites pas comme tous les autres. Je vais vous dire pourquoi on fait la grève : parce qu’on se sent heureux ensemble ». En somme, c’était la kermesse, on se sert les coudes et on se tient chaud. Il m’a dit : « On s’emmerde tellement… ». Mais c’est touchant, ça ; ça veut dire énormément de choses. J’en ai bien plus appris là que dans les conférences à droite ou à gauche. Humainement, ils ont besoin de ça. Dans une période qui n’offre plus de sécurité nulle part, eh bien il y en a qui viennent chercher – et dans notre UER [32] en particulier – l’occasion de se tenir chaud. C’est pour ça que ça fait des fois un peu fanatique, un peu secte, un peu ghetto. C’est qu’il y en a que ça sécurise ; ça ne veut pas dire que ça les empêche d’être, mais au fond ça leur rend un petit peu du bonheur qu’ils vont quêter à droite ou à gauche. Mais dame, évidemment c’est la becquée. Alors, ceux qui s’habituent à la becquée ne veulent plus en sortir et c’est dommage pour eux parce qu’ils ne pourront pas vivre. Mais enfin ceci dit, les sectes c’est un peu ça. Combien y en a-t-il qui vont chez Moon [33], dans des machins comme ça, non pas par spiritualité mais pour ça ? Alors vous aurez beau leur raconter que Moon s’en fout plein les poches, que voulez-vous que ça leur fasse ? C’est exactement comme nous quand on nous dit que le pape au Vatican a failli foutre en faillite la Banque du Saint-Esprit. Un catholique s’en fout. C’est pareil pour Moon et ainsi de suite ; ce n’est pas ça qui les convaincra car les sectes, ils en ont besoin. Ils se les donnent, c’est leur bulle.

3) Le primat pathologique du Surmoi

Donc vous voyez que dans une telle perspective, c’est précisément le rapport à l’histoire qui est en cause, c’est-à-dire le rapport à la société, le rapport au groupe. Comment voulez-vous après parler d’asocialité ? C’est une ânerie dans le principe. Moi, je parlerai au contraire du primat pathologique du Surmoi. Ce Surmoi sur lequel j’ai tant tapé jusqu’ici, là je l’admets. Mais je l’admets exactement comme j’admets que les ordinateurs, comme disait un jour Laisis [34], fonctionnent comme les aphasiques de Broca. C’est-à-dire que le Surmoi, il y en a parce qu’ils sont malades. Pour un homme normal, il n’y a pas besoin de Surmoi. Le Surmoi est là chez eux, manifestement, parce qu’étant malades, ils le portent comme un Surmoi. Autrement dit, ce Surmoi, en tant qu’il est symboliquement père, même avant d’avoir fait des petits, eh bien ce Surmoi se confond avec le pouvoir que nous donne la paternité symbolique dans la mesure où au fond elle nous donne une responsabilité sociale. Ce Surmoi-là chez le malade devient une espèce de corps étranger qui s’impose à lui de l’extérieur puisqu’il n’est plus lui-même capable de règle, c’est-à-dire capable de se castrer.

Alors à ce moment-là la prégnance injustifiée et toute spéciale du Surmoi fait partie du trouble. Et précisément parce que là l’histoire est en cause et avec elle l’éducation, vous vous rendez compte à quel point les phénomènes d’acquisition se trouvent être ici privilégiés. Moi-même, en vous en parlant, je parle du gosse. C’est difficile de l’éviter dans la mesure où au fond le contact avec la société commence de très bonne heure et il fait d’autant plus de dégâts qu’il commence sur des gens qui n’ont pas eux-mêmes émergé à la norme c’est-à-dire à la castration. Mais de là à exprimer la pathologie en termes d’involution – c’est-à-dire le contraire de l’évolution – à mon avis c’est entériner d’une autre façon l’évolutionnisme du XIXe siècle à quoi il faut complètement renoncer.

Ce qu’il faut, c’est envisager justement le rapport, mettons de l’enfant, avec l’éducation qu’il a reçue et voir comment la rigueur de l’autorité parentale et sociale qui tendait autrefois à produire comme je vous le disais, des névroses – ou plus exactement leur contenu – se trouve être maintenant en raison de la démission de l’autorité, où que ce soit – aussi bien dans la famille que dans la société, et en réduisant la pression sur celui qui ne peut pas lui-même se castrer, ça contribue à multiplier les cas de psychopathies, c’est-à-dire les cas de dépendance libidinale. Faute d’être dépendant de son père, on finit par être dépendant de son propre désir, ce qui à mon avis ne vaut pas mieux.

Je connais même un cas, que vous connaissez aussi probablement au moins pour certains et donc je ne donnerai pas de nom, de transmission historique et non point génétique, de ce genre de chose par famille interposée. Dans cette famille-là que je connais bien, le père avait une paranoïa de première – il l’a toujours mais il est en train de mourir. C’était un père absolument castrateur. Son fils, qui est lui-même prof d’université, est un obsessionnel terrible. En raison de quoi ? Eh bien en raison que l’autre l’a complètement castré. Celui-là, dans ce type d’éducation à l’ancienne mode, rigoureuse parce que le terrain s’y prêtait (car il a des frères et sœurs qui ne sont absolument pas malades) est devenu un obsessionnel achevé. Et un des fils de ce type-là, en raison d’un changement dans l’éducation est un psychopathe terrible. Autrement dit, il y a là-dedans (c’est dommage que je ne puisse pas vous donner les noms) des choses pour lesquelles ce n’est pas la peine de chercher un terrain génétique. Il n’y a pas d’atavisme là-dedans ; j’allais dire qu’il y a l’héritage au sens où la gauche en parle, c’est-à-dire que finalement il y a histoire.

Et j’en arrive précisément à la structure psychopathique.

III - La structure psychopathique

1) Réluctance et délinquance

Il est absolument frappant qu’on ne parle que de délinquance en général sans jamais parler de l’autre. Or il y a à ce point de vue-là une dichotomisation des troubles au niveau du réglementant et au niveau du réglementé que nous allons envisager d’une manière aussi séparée que possible en essayant de rendre compte des relations déjà saisies par les autres. Mais encore une fois je ne prétends pas confondre une projection nosographique avec une expérience clinique. Bref, ce que je souhaiterais, c’est que ceux qui parmi vous ont une expérience clinique de quelque ordre qu’elle soit, fassent eux-mêmes et en fonction des cas auxquels ils ont affaire des essais de classement, mais à partir de leur pratique. On verra ensuite – pour l’instant il faut que nous fonctionnions en parallèle – si précisément l’articulation qu’ils donnent aux troubles qu’ils observent peut correspondre à l’articulation que nosographiquement par projection je tire du modèle que je propose.

Sous cette double appellation de réluctance et de délinquance, j’essaye de rendre compte des troubles psychopathiques du réglementant et des troubles psychopathiques du réglementé. Le trouble du réglementant consiste justement à ne pouvoir, faute d’être capable de norme, c’est-à-dire d’autocastration, ressentir la censure ou le code que comme une contrainte insupportable contre laquelle le malade regimbe. Autrement dit, le malade est parfaitement sensible à la castration, mais comme il n’a pas lui-même émergé à la norme, il ne peut ressentir cette castration – c’est-à-dire finalement la loi qu’on lui impose – que comme une loi parfaitement arbitraire contre laquelle il regimbe. Voilà pourquoi je parlais tout à l’heure de gens qui, n’ayant pas accès au langage, seraient contraints de parler une langue. À ce moment-là, on ferait des perroquets. Ça pourrait marcher un certain temps s’ils ont bon tempérament, mais ça finirait bien par se voir. Voilà pourquoi je parlais tout à l’heure des délinquants virtuels qui peuvent pendant longtemps paraître hyperprotégés par les familles mais qui finissent toujours un jour ou l’autre par se manifester comme tels.

Les seconds, ceux qui ont un trouble du réglementé, au lieu de ronger leur frein, ils ne peuvent pas supporter la pression de la loi. Ils grognent contre cette pression, bref ils luttent contre. Voilà ce que veut dire réluctance. La réluctance est au fond une résistance à la contrainte sentie comme une oppression parce qu’elle vient du dehors. Comme il n’y a pas de correspondance à l’intérieur, toute pression extérieure de la loi est vécue encore une fois comme une imposition arbitraire contre laquelle ils regimbent. D’où le terme de réluctance qui est le sens exact pendant tout le Moyen Âge et jusqu’au XVIIIe siècle à peu près.

Que l’on ait un trouble du réglementant ou un trouble du réglementé, dans les deux cas on récuse la norme. Mais le réluctant la récuse sans pour autant se permettre, se donner le titre d’agir. Par conséquent ça reste au niveau du gage contre lequel il regimbe. L’autre au contraire, même sans regimber, se permet tout. Le premier ronge son frein, comme on dit ; le second a cassé le frein. Et comme il a cassé le frein, il s’abandonne en bloc à diverses concupiscences, même si la transgression de la règle peut devenir elle-même loi du seul fait d’être partagée. Je parlais tout à l’heure des sectes. Mais ici c’est pareil : il y a ceux qui regimbent contre la loi, les réluctants, et il y a ceux qui ne regimbent pas mais qui n’en tiennent pas compte. Et qui à ce moment-là ont une autre manière de se débrouiller avec cette loi en se regroupant entre délinquants. Ils fabriquent un petit groupe de gens qui leur ressemblent et du même coup, la transgression devenant la loi, ils sont sécurisés du même coup.

Les réluctants grognent, les délinquants ont un culot monstre et ne tiennent absolument pas compte de la norme qu’ils ignorent ; et la loi, ils en jouent puisqu’en se groupant ils finissent par faire de leur infraction même une loi, c’est-à-dire qu’ils font de la transgression la règle qu’ils ont contestée. D’où alors le phénomène des gangsters et tous ces machins-là. On ne parle jamais que de la délinquance ; mais dites-vous bien que la réluctance est aussi importante, et c’est la seule manière précisément de permettre d’élaborer une théorie des psychopathies symétrique de celle des névroses et supposant la même dichotomie, mais vécue à l’envers, du réglementant et du réglementé.

Vous retrouverez d’ailleurs au niveau du langage cette opposition de la réluctance et de la délinquance. Je rejoins ici la fin du séminaire de l’an dernier, où je parlais, si vous vous le rappelez, de la parrésie, c’est-à-dire du discours du psychopathe. Le discours du névrosé est un discours inhibé. C’est ce que nous avons appelé la schizorrésie. Le discours du psychopathe, le discours de la délinquance, est un discours que j’appelle parrésique, c’est un terme de Démosthène qui signifie « qui dit tout et n’importe quoi », ce dont il accusait tous ses concurrents. Lui, il parlait d’or et les autres pratiquaient la parresia, c’est-à-dire qu’ils meublaient les vides – il y en a bien d’autres. Cette parresia, c’est le discours précisément auquel on pourra reconnaître la psychopathie. Mais justement, ça nous permet de voir maintenant que ce discours que j’avais divisé l’année dernière en deux sans savoir trop quoi en faire, vous le retrouverez ici dans le fait que le trouble du réglementant aboutit à cette forme particulière de la parrésie que nous avons nommée l’année dernière le juron – c’est-à-dire que le malade manifeste le fait qu’il regimbe, qu’il rélucte, par des gros mots. Au contraire, les troubles du réglementé se manifestent dans une parrésie d’un type très particulier qui est la parrésie du lapsus. À ce moment-là le malade dit tout, même ce qu’il n’aurait pas dû dire. Au lieu de tenir un discours normal, c’est-à-dire un discours qui nous permet axiolinguistiquement de dire sans dire, cette fois le malade se laisse aller (c’est ce que veut dire lapsus) et dit tout ce qu’il n’aurait pas dû dire. D’où le rapport que nous avions clairement posé l’année dernière du juron et du lapsus. Vous avez bel et bien là les deux aspects de la parrésie – attention, juron ne se réduit pas à « merde », rappelez-vous. Il faudrait maintenant recoudre la fin du séminaire de l’an dernier et ce que je viens de vous raconter là parce que le juron est la parrésie des troubles du réglementant comme le lapsus est la parrésie des troubles du réglementé.

Puisque nous avons posé ces deux concepts dichotomisant la même impuissance, à savoir réluctance et délinquance, mauvais caractère et tendance à l’infraction, je crois que ça nous permet de poser d’une manière plus claire la double structure des psychopathies comme nous l’avons fait pour les névroses.

En ce qui concerne les troubles du réglementant, j’avais d’abord baptisé ça – comme nous parlons d’aphasie phonologique et d’aphasie sémiologique – psychopathie timologique et psychopathie chrématologique. En termes parfaitement économiques, au fond, puisqu’il s’agit du prix et du bien. Mais on ne peut pas parler quand même d’une psychopathie timologique ni d’une psychopathie chrématologique : personne ne dira jamais des mots pareils. Alors à ce moment-là, et puisque « psychopathie » ne veut rien dire – si vous lisez la littérature anglaise, allemande ou française, etc, qui y est consacrée, vous verrez à quel point la psychopathie n’a point de sens, ce n’est pas un concept – à ce moment-là, pourquoi ne pas parler de timopathie et de chrématopathie ? Les unes représentant les troubles du réglementant, les autres représentant les troubles du réglementé.

Je reprends le cas des névroses, parce que j’insiste sur le caractère systématique de la perspective dans la mesure où les mots mis au même endroit doivent analogiquement avoir quelque chose de commun avec les autres. En tout cas vous comprenez pourquoi on a pu confondre les névroses de caractère avec les névroses. C’est qu’on a confondu ma réluctance avec l’inhibition. Autrement dit, l’inhibition qui est inhérente aux névroses parce qu’elle est le trouble autolytique par excellence de la norme, n’a rien à voir avec la réluctance, c’est-à-dire avec la lutte contre un Surmoi qui n’est pas du même plan et qui témoigne de ce qu’on a appelé le mauvais caractère. Autrement dit la réluctance suppose la présence de l’autre, la présence du tiers, la présence du Surmoi, la présence du père si vous voulez. Tandis que l’inhibition, pas du tout. Or c’est précisément ça qui explique qu’on ait pu parler des névroses de caractère. Bref, n’ayant pas posé le concept de réluctance, n’ayant jamais traité que de délinquance parce qu’on était influencé par la criminologie, et jamais de réluctance parce que ça c’était intérieur aux familles, c’était la politique intérieure des familles qui n’arrivaient pas à venir à bout de leurs malheureux gamins et qui à ce moment-là les confiaient aux enseignants. Cette histoire de mauvais caractère, on ne l’avait jamais véritablement systématisée, et finalement on avait renvoyé ça à un type de névrose particulier sans faire encore une fois la différence de la réluctance et de l’inhibition.

Seulement, ce qui montre bien que les gens en général qui observent ça sont honnêtes, c’est qu’ils en avaient fait un paquet. Autrement dit les névroses de caractère forment un petit machin clos à l’intérieur des névroses, et la plupart des gens disent : « Ben, oui, ce n’est pas tout à fait la même chose, mais enfin c’est un paquet ». Eh bien disons que le paquet, nous l’avons globalement déplacé ; ce n’est pas pour autant que nous avons changé la description qu’ils en ont faite. Et c’est précisément ça que nous allons maintenant mettre ici : il ne s’agira pas à ce moment-là de comparer les névroses de caractère avec l’obsession et la phobie dont nous avons parlé, mais avec quoi ? Eh bien voilà : dans les névroses, nous avions l’obsédé qui multiplie les pratiques et que j’opposais axialement au phobique qui fuit les occasions. Je vous disais que j’exprimais ça dans les termes du vieux catéchisme ou de tous les moralistes d’autrefois : si vous voulez éviter le péché, récitez trois Notre-Père et deux Je-vous-salue-Marie, ou bien surtout ne vous mettez pas dans des circonstances qui vous obligent à y céder. Autrement dit, pratiques diverses ou bien fuir la tentation. Eh bien au fond l’obsédé est celui qui multiplie les pratiques d’expiation, y compris anticipées ; au contraire le phobique fuit les occasions en focalisant généralement la chose autour de telle ou telle chose, mais c’est quand même du tir groupé.

2) La timopathie

Passons dans la timopathie, c’est-à-dire dans les troubles non pas de l’inhibition mais de la réluctance. Dans ces troubles-là qui sont les troubles du mauvais caractère avec la prédominance dont on parlait, ce ne sera pas l’obsédé et le phobique que je mettrai là, mais l’objecteur et le fugueur. Vous vous rendez bien compte de la parenté ; et si vous lisez les descriptions, vous verrez à quel point c’est lié. Qu’est-ce que l’objecteur ? C’est celui qui multiplie les écarts. Je n’invente pas la formule, elle est d’Esquirol, il ne l’appelle pas « objecteur », c’est tout. Il multiplie les écarts et c’est le sale gosse, l’emmerdeur. C’est celui qui de toute façon, par rapport au réglementant, par rapport à la loi, regimbe en permanence et contre tout. Il n’y a jamais moyen de lui plaire, il est toujours contre. J’étais comme ça. Alors vous vous rendez compte à quel point ça ressemble à l’obsédé tout en étant très différent. Car lui multiplie les pratiques qu’il se fabrique tout seul ; l’autre au contraire, il est déterminé. C’est pour ça que, selon le père ou la mère qu’il a, il n’objectera pas de la même manière. Ça dépend de l’astuce de l’autre et de sa psychologie – il y a des gens qui s’y prêtent. On dit des fois que les chiens sentent si on a peur d’eux et qu’ils vous mordent. Eh bien c’est pareil, l’objecteur sent ça.

Au contraire le fugueur, c’est, comme dit Hubert Guyard [35], la politique de la chaise vide. Sa manière de récuser le réglementant, ce n’est pas d’emmerder le monde en permanence ; il fout le camp, lui, il ne vote pas. Il résout toute situation conflictuelle par le démarrage, j’allais dire : comme si l’on pouvait se fuir soi-même. Vous vous rendez bien compte de l’intérêt d’envisager ensemble l’objecteur et l’obsessionnel, le fugueur et le phobique. En fait il y a là quelque chose qui est à fouiller et de plus on voit à quel point une théorie du savoir qui se fabrique des fausses sciences comme la criminologie ou la caractérologie empêchait complètement de mettre en relation ces différents éléments-là. On n’avait même pas l’espoir d’y voir clair. Je ne dis pas que ça c’est parfait, bien sûr que non. Mais c’est au moins la base de quelque chose qui est à revoir intégralement. Mais au moins il y a là une hypothèse nosographique qui permettra peut-être éventuellement encore une fois de rencontrer l’expérience d’une pratique.

Les fugueurs ne plient pas – c’est encore une expression des psychiatres – et même, dussent-ils le regretter, cultivent parfois l’infraction du gage, faute de pouvoir passer à l’acte, c’est-à-dire faute de pouvoir ne pas respecter le titre. En fait ces gens-là obéissent quand même ; ils grognent tout le temps ou alors ils manifestent le fait qu’ils sont contre. Ça ne veut pas dire, encore une fois, qu’ils se laissent aller à la délinquance.

3) La chrématopathie

Passons au délinquant maintenant et rappelons ce que je vous disais à propos des troubles du réglementé de l’autre côté. Je vous disais que nous avons des hystériques avec cette théâtralité qui leur fait multiplier les rodomontades de puissance alors qu’ils sont des impuissants effectifs. Et la conversion, l’impuissance qui se fait réelle d’une certaine manière, c’est-à-dire au fond qui devient fictivement organique. Je crois que nous avons la même chose chez le délinquant. Chez le délinquant – et là c’est pareil, la chose n’est pas faite – il y aurait lieu de se pencher sur toute la littérature pour essayer de voir la différence de ce qu’on peut appeler au sens du XVIIIe siècle le libertin et du toxicomane. Le libertin, c’est celui qui en fait n’a pas de frein, n’a pas de moralité, n’a pas la moindre norme et fait tout ce qui lui passe par la tête et, comme on dit, cueille toutes les roses de la vie. Celui-là profite de toute occasion. Lui, c’est un trouble du choix qui ne suffit plus à son bonheur. Mais inversement vous avez l’autre qu’on n’a jamais placé là-dedans et dont on a toujours fait un bloc, exactement comme dans le cas de la conversion d’avant Freud qu’on n’avait pas introduite dans l’hystérie pour la bonne raison qu’on l’avait mal remarquée et mal décrite.

Eh bien je crois que c’est là que se situe le problème axial des troubles du réglementé : au libertin qui se permet strictement n’importe quoi et dans le désordre vous avez celui qui focalise son impuissance à se résister à lui-même sur quelque chose. Et quelque chose qui est quoi ? J’allais dire soit la bouffe, soit la couche, soit n’importe quoi : l’alcool et ainsi de suite. C’est là que se situent à mon avis la toxicomanie, l’alcoolisme, la boulimie, etc. Tout ce genre de trucs, si vous voulez, qui au fond, résultent d’une impuissance à ne pas se satisfaire. Vous vous rendez bien compte à quel point ça a quelque chose de commun, car ça paraît immédiatement plus organique, avec la conversion. La conversion, relisez Bayle [36] et les autres : on parlait de paralysie générale. C’est-à-dire qu’au total on liait ça à des faits organiques.

Vous comprenez pourquoi ceux qui traitent de toxicomanie ne savent jamais exactement où ils en sont : s’ils sont sur le plan de la morale ou sur le plan de l’intoxication, c’est-à-dire sur un plan lui-même également organique. Il faut, si vous voulez, que les troubles qu’on met au même endroit dans la structure présentent entre eux des propriétés communes. Or je crois que la toxicomanie, l’alcoolisme, la boulimie, etc., sont à situer là. Mais alors à ce moment-là on ne peut plus les définir comme le résultat d’une régression, comme « la satisfaction d’un plaisir ou d’une pulsion partiels ». Pourquoi parlent-ils de partiel ? C’est comme si on disait que l’aphasique de Broca n’a plus qu’un langage partiel parce qu’une bonne femme, comme je vous le disais, à chaque fois qu’on lui demandait qui elle était et où elle habitait nous répondait : « Vive De Gaulle ! ». On n’a jamais pris ça pour un langage partiel. Pourquoi voudriez-vous que l’alcoolomanie, la toxicomanie, etc., soient la satisfaction d’une pulsion partielle ou régressive ? L’aphasie de Broca n’est pas une régression du langage. La preuve, si jamais la lésion se cicatrise, on voit qu’ils ont conservé complètement le langage.

Vous me direz que ce n’est pas la même chose en psychiatrie, d’accord. Mais enfin, malgré tout… Pourquoi régression, sinon parce qu’on a une théorie sous-jacente qui suppose un évolutionnisme des stades ? Et pourquoi parler encore de satisfactions substitutives ou de satisfactions partielles sinon parce qu’on a l’impression, nous, d’être totaux ? C’est-à-dire d’avoir la possibilité d’envisager des satisfactions plus vastes et plus générales, alors que lui est bloqué, il est focalisé. La focalisation est partout : même une hystérie de conversion vous donne mal aux reins ou je ne sais pas où. Ça élimine le reste et ça passe même pour une sorte d’autodéfense dans la mesure où ça bloque sur quelque chose et que ça fournit un alibi organique. Eh bien c’est la même chose pour la toxicomanie : alibi organique si on veut. Mais vous voyez dans quel sens : ce qui est partout en cause, c’est l’idée de focalisation.

On comprend que quand ils décrivent la dépendance toxicomane ou alcoolique, ils la décrivent comme répétitive et stéréotypée. On ne peut pas mieux comparer avec l’aphasie de Broca. Elle aussi est répétitive et stéréotypée. Et pour les mêmes raisons. L’intérêt d’une systématisation – ça vaut ce que ça vaut – mais ça permet aux gens de ne pas fabriquer une explication ad hoc à chaque moment. C’est-à-dire que dans la mesure où c’est du même problème qu’il s’agit, il faut faire apparaître le processus sous la variété des manifestations, et ici leur variété quadruple.

J’en ai terminé pour ce tour d’horizon, pas avec la psychiatrie bien entendu. Seulement, et c’est là-dessus que je voudrais conclure aujourd’hui, vous voyez bien qu’en faisant – d’une manière plus raffinée que nous ne l’avions fait jusqu’ici – le tour des différents troubles inventoriés par les psychiatres, je n’ai pas prétendu faire leur boulot, encore une fois. J’ai simplement prétendu leur suggérer nosographiquement des pistes. À eux maintenant d’en tirer parti s’ils le peuvent et s’ils le souhaitent. Quant à nous, nous devons tirer les conséquences épistémologiques du raisonnement que nous avons jusqu’ici mené. De temps en temps vous venez me demander de quoi je vais parler la prochaine fois ; mais ce n’est pas moi qui fabrique de quoi je parle. Ça s’impose. [...] Parce que dans le quatrième plan les problèmes de l’éducation ont été trop souvent évoqués ; que j’ai essayé de vous montrer que cette sensibilisation à l’éducation faisait partie pathologiquement du cas, mais que ça nous obligeait à confondre là plus encore qu’ailleurs carence et détérioration, nous sommes obligés pour conclure le tour d’horizon de cette année de revenir sur les troubles de l’acquisition pour les dissocier des troubles que nous avons inventoriés. C’est-à-dire que je serai obligé la prochaine fois de parler de la psychiatrie de l’enfant. Bref, de la pédopsychiatrie. On parle maintenant beaucoup de neuropédiatrie. On va bientôt avoir ici une spécialiste, la fille de Suzanne Allaire [37]. Il faut faire à mon avis une pédopsychiatrie. Eh bien j’essaierai, en fonction évidemment des idées que j’ai sur la théorie de l’acquisition et sur la psychiatrie, de voir ce que pourrait être – mais ce sera plus hypothétique encore, une pédopsychiatrie.

Car mieux vaut encore, dans le bordel contemporain, essayer d’ouvrir des pistes que de ronronner en permanence, même si on y gagne sa vie.

ANNEXES

TROUBLES NEUROLOGIQUES DES FONCTIONS

Tableau 2 de l’abrégé de nosographie du Vouloir Dire III, p. 63.

TROUBLES NEURO-PSYCHIATRIQUES DES FACULTÉS

Établi à partir du tableau 2 de l’abrégé de nosographie du Vouloir Dire III, p.64, revu, redistribué et complété par Pierre Juban (cliquer sur la vignette pour agrandir l’image).

Notes

[1Les séminaires dont il est question sont les cinquième, sixième et septième de l’année 1983-1984. Ils se sont respectivement tenus les 26 janvier, 16 février et 15 mars 1984, et leur teneur est résumée dans les paragraphes qui suivent. Ils font suite aux quatre premiers : « Les conditions de l’observation » (6 novembre 1983), « Hypothèses nosographiques » (17 novembre 1983), « L’aliénation » (15 décembre 1983) et « Le bien d’autrui » (12 janvier 1984).

[2Alfred Adler (1870-1937), médecin et psychothérapeute autrichien. Il créa avec Sigmund Freud la « Société psychanalytique de Vienne » avant de prendre ses distances avec la primauté accordée notamment aux pulsions sexuelles pour fonder une « psychologie individuelle » dans laquelle le « complexe » d’infériorité et sa compensation constituent le principe explicatif de la personnalité.

[3Respectivement sociologique et axiologique. Ces plans correspondent à la diffraction de la rationalité humaine en quatre facultés : le signe ou plan I (glossologie), l’outil ou plan II (ergologie), la personne ou plan III (sociologie), la norme ou plan IV (axiologie).

[4Instituant et institué sont les deux faces de la personne sur le plan sociologique, analogiques aux deux faces du langage : le signifiant et le signifié.

[5Sur le plan du langage, il s’agit d’une « grammaticalité sauvage » laissant libre cours à un « univers de signification pure », Du Vouloir Dire, tome I, Du signe, de l’outil, p. 78. [En ligne] https://www.institut-jean-gagnepain.fr/%C5%93uvres-de-jean-gagnepain/

[6Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris : F. Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1885, in-8°, 254 p.

[7L’objet sur le plan glossologique du langage, le trajet sur le plan technique, le sujet sur le plan sociologique de la personne. Ce sont les modalités de traitement gestaltiques naturelles et animales. Cf. séminaire « Vices de forme » (1995), Tétralogiques, n°21. http://tetralogiques.fr/spip.php?article41

[8Hugo Karl Liepmann (1863–1925), neurologue et psychiatre allemand.

[9Psychiatre, Réflexion sur le concept de schéma corporel, 1971 (Olivier Sabouraud était le président du jury de thèse). Il est également l’auteur de Langage, éthique, névroses par preuves et dommages, Thèse de doctorat en Linguistique et psychologie, 1999.

[10Note des éditeurs : par souci de pertinence et de cohérence par rapport au thème de ce numéro de Tétralogiques, nous avons choisi dans cette édition du séminaire de ne pas publier le début de cette partie qui traite des pathologies de la personne dont le principe explicatif est sociologique, et non pas spécifiquement axiologique.

[11Le concept ne recouvre ici que partiellement ce qui est communément désigné par le terme « homosexualité ». Il renvoie ici à une façon particulière de nier la dualité naturelle des sexes, qui va au-delà du traitement social qui peut en être fait ainsi que de l’acte sexuel lui-même. S’il y a toujours eu des rapports sexuels entre personnes de même sexe, l’homosexualité est, selon les endroits, les époques et les milieux, socialement acceptée ou stigmatisée voire criminalisée. Elle a été médicalisée puis retirée des nosographies officielles, en 1973 dans le DSM de l’Association américaine et en 1991 dans la CIM de l’OMS. Ainsi, une communauté peut concevoir comme pathologique un type particulier d’intimité ou d’amitié qu’une autre communauté acceptera sans difficulté. Il s’agit dans le raisonnement de l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain d’un mode de fonctionnement qu’il décrivait ainsi : « Au nom de l’hypersocialité, de l’amitié, je me disconnecte de tous ceux qui ne me ressemblent point, c’est-à-dire que je me mets à part » (Séminaire 9, Langue, discours et psychiatrie du 03/05/1984). Son hypothèse met en avant un entre-soi exacerbé qui rend problématique plusieurs formes d’alliance et qui pourrait être mieux désigné par les termes d’homosocialité ou d’homoparité. Il précise d’ailleurs dans le séminaire suivant qu’il n’a fait que reprendre les termes psychiatriques de son temps en les modélisant autrement. Pour une discussion sur le sujet, voir Jean-Michel Le Bot, Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, PUR, 2010, chapitre « La complicité homosexuelle », pp. 115-127.

[12Réglementant et réglementé sont les deux faces de la norme ou plan axiologique, analogiques aux signifiant et signifié sur le plan du langage. Voir séminaires VI et VII ici transcrits et tableaux à la fin de la présente transcription.

[13Du grec αὐτο-, auto- « soi-même » et λύσις, lysis « action de délier ; libération, dissolution ». Les troubles autolytiques sont un blocage sur le moment structural du fonctionnement humain qui a pour conséquence une réification formaliste sur tous les plans. Ils s’opposent aux troubles fusionnels qui présentent une réification positiviste.

[14Gagnepain confond avec le philosophe Charles Renouvier (1815-1903) le médecin psychiatre Paul Chavigny (1869-1949), qui caractérisa cette affection en 1915.

[15Henri Laborit, L’agressivité détournée. Introduction à une biologie du comportement social, Union Générale d’Édition, coll. « 10/18 », 1970, 191 p.

[16Guy Rosolato (1924-2012), psychiatre et psychanalyste français.

[17Jean Gagnepain dit « perversion » à la place.

[18Pour les mêmes raisons qu’invoquées plus haut dans la note 10, nous ne publions pas dans cette édition la dernière partie du séminaire de ce jour-là intitulée « Pour une redéfinition des psychoses » qui aborde les troubles relevant du plan sociologique de la personne.

[19Jacques Schotte (1928-2007), psychiatre et psychanalyste belge, avec lequel Jean Gagnepain a entretenu un dialogue intellectuel fructueux. Il a fait connaître la Théorie de la médiation en Belgique (à l’Université catholique de Louvain d’abord).

[20Henri Baruk (1897-1999), psychiatre français.

[21Joseph Babinski (1857-1932), médecin neurologue français.

[22André Martinet (1908-1999), linguiste français, qui a théorisé le fonctionnement du signe linguistique comme étant doublement « articulé », une première fois par des éléments qu’il détermine comme « porteurs de sens » (et baptise les monèmes), une seconde par les phonèmes qui selon lui permettent que les monèmes se distinguent les uns des autres.

[23Du grec πειθώ, peithô (« persuasion ») et ἰατός, iatos (« guérissable »). Joseph Babinski, Démembrement de l’hystérie traditionnelle : pithiatisme, Imprimerie de la Semaine médicale, Paris, 1909.

[24Repris dans la seconde partie de Mes Parlements 1 (« Aux sources de l’axiologie ») [En ligne] https://www.institut-jean-gagnepain.fr/%C5%93uvres-de-jean-gagnepain/

[25Où l’on confond donc les plans du langage et de la norme.

[26Du grec τιμή, timê : valeur, prix, estimation

[27Au lieu de « Du côté autolytique... et puis du côté fusionnel... », il faut lire ici « Du côté réglementant... et puis du côté réglementé... ». C’est bien en effet des deux faces de la norme dont il est question ici.

[28Allusion à Raymond Barre (1924-2007), Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing de 1976 à 1981, chantre de la « rigueur », c’est-à-dire de l’austérité en matière de politique économique.

[29Chrêma, du grec χρῆμα, richesses, argent.

[30Antoine Vergote (1921-2013), psychanalyste et philosophe belge, co-fondateur avec Jacques Schotte et Alphonse de Waelhens de l’École Belge de Psychanalyse.

[31La convoitise et la concupiscence.

[32Unité d’Enseignement et de Recherche de l’Université, devenue UFR avec la loi du 26 janvier 1984.

[33Sun Myung Moon a fondé en 1954 en Corée du Sud une organisation religieuse de type sectaire qui s’est répandue ensuite dans de nombreux pays, en particulier au Japon et aux états-Unis.

[34Jacques Laisis, Maître de conférences en Sciences du langage retraité de l’université Rennes 2.

[35(1948-2009) Linguiste et psychologue. Professeur à l’université de Rennes 2. cf. Tétralogiques, n°19, La conception du langage et des aphasies. La contribution de Hubert Guyard. http://tetralogiques.fr/spip.php?rubrique29

[36Vraisemblablement Antoine Laurent Jessé Bayle (1799-1858), médecin et aliéniste français.

[37Catherine Allaire, neuropédiatre. Suzanne Allaire, professeure retraitée en langue et littérature française à l’Université Rennes 2 Haute-Bretagne.


Pour citer l'article

Jean Gagnepain« Séminaire – Les névroses et les psychoses – 1983-1984 », in Tétralogiques, N°26, Pour une axiologie clinique.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article176