Christophe du Fontbaré

Psychiatre à Blois
chrisdufontbare chez hotmail.com

Une boussole pour la psychiatrie



Le texte qui suit est la retranscription d’une intervention que j’ai faite à Blois pour les journées de Psypropos [1] en octobre 2018, à la demande du Docteur Lecarpentier. Je venais de quitter la clinique de La Borde, après y avoir travaillé pendant quinze ans, auprès du Docteur Jean Oury. En 2003, alors que je terminais ma formation de psychiatre à Bruxelles, j’ai eu l’opportunité d’aller écouter le séminaire du Docteur Oury à Sainte-Anne, à Paris. C’était la première fois que j’entendais parler de psychiatrie avec un tel désir et une telle intelligence ! En 2004, j’ai obtenu une dérogation pour terminer mon internat de psychiatrie à La Borde. En 2005, j’étais diplômé et « embauché » à la clinique. J’ai beaucoup aimé la vie et le travail à La Borde. Ce doit être vers 2012 que j’ai commencé à m’intéresser à Jean Gagnepain. Au début un peu en dilettante, puis avec beaucoup d’intérêt, lors de la découverte des Leçons d’introduction à la théorie de la médiation, en particulier. À partir de ce moment-là, j’ai lu tout ce que je trouvais sur le sujet. J’ai découvert qu’à côté des disciples rennais (Quentel, Le Gall, Le Bot, etc), un nombre conséquent de Belges s’y étaient intéressés (Brackelaire, J.-C. Schotte, Pirard, Robinson, Jongen, etc).

Il y a une vraie difficulté à penser la psychiatrie. Rare sont ceux qui parviennent à en soutenir conceptuellement les différents aspects : les découvertes de Freud et de Lacan sur le désir inconscient, la phénoménologie et l’analyse des variations de la présence (Dasein) dans les psychoses en particulier (Binswanger, Maldiney), la psychothérapie institutionnelle (Tosquelles, Oury) et la prise en compte de l’importance de l’ambiance et du collectif dans le soin des pathologies lourdes (endogènes), les dimensions intriquées, organiques et biologiques des maladies mentales (von Weizsäcker)... Jean Oury fut certainement un penseur de cette complexité. Jacques Schotte aussi. C’est dans cette lignée que je situe Jean Gagnepain. Son anthropologie clinique sert à penser et à articuler les différents aspects de la pratique psychiatrique. Dans l’après-coup, je pense qu’il m’a permis de « m’émanciper » quelque peu de la pensée si forte de Jean Oury, qui appréciait beaucoup Jean Gagnepain mais qui, par chance, n’en était pas un très grand connaisseur…

Parler de Jean Gagnepain m’apparaît comme une entreprise difficile, complexe. Pour situer le contexte, je l’ai découvert par Jean Oury qui en parlait un peu, un tout petit peu, du moins durant la période de ses séminaires à laquelle j’ai assisté. Dans la vidéo qu’Olivier Apprill a réalisée sur un de ses séminaires à La Borde [2], il y a un passage de dix ou quinze minutes, où il parle de Gagnepain et de la théorie de la Médiation. Je me suis intéressé à cet auteur et à cette théorie et j’ai très vite été passionné. Je découvrais des outils et une vraie pensée permettant d’analyser, et de justifier sérieusement ce qu’on fait là : ce qu’on appelle la psychothérapie institutionnelle. De quoi s’agit-il ? De psychanalyse en institution ? De psychiatrie communautaire ? Gagnepain permet de comprendre de façon beaucoup plus précise ce dont il s’agit, ce à quoi on est confronté et quel type de logique on met en place. L’œuvre de Gagnepain est une sorte de boussole, de grille de lecture pour se retrouver dans l’enchevêtrement des théories qu’on utilise en psychiatrie, et en particulier parmi les nombreux auteurs que Oury citait fréquemment.

Par exemple, l’agencement qui se fait dans un lieu comme La Borde : est-ce plutôt un travail sur le microsocial, se référant à la sociologie, à Marx, à Lévi-Strauss ? C’est un travail sur la responsabilité partagée par les uns et les autres, soignants et soignés, dans cette micro-société qu’est une clinique psychiatrique. Est-ce plutôt une action sur chacune des personnes qui est là, réputée malade, avec un traitement médicamenteux et une écoute psychanalytique, pour appréhender les impasses de son désir ? On peut penser que c’est les deux. Oui, mais comment ça s’articule ? Pour ne pas faire une grande soupe de tout et n’importe quoi, il nous faut une grille de repérage. Pour moi, cette grille, c’est l’œuvre de Gagnepain.

Dans mon parcours professionnel, je me suis souvent posé la question : comment agence-t-on sa casquette de médecin-psychiatre avec celle de psychanalyste ? Est-ce si radicalement différent, la médecine et la psychanalyse ? Du transfert, il y en a tout le temps, si on veut bien y prêter attention, quelle que soit la casquette que l’on porte. L’inverse est vrai aussi, le psychanalyste n’est jamais tout à fait hors la psychiatrie, il utilise à peu près les mêmes diagnostics, etc. La théorie de la médiation permet d’y voir un peu plus clair.

I.

Jean Gagnepain, est un linguiste à la base, un théoricien du langage, qui a travaillé et fait œuvre avec un neurologue rennais, le professeur Olivier Sabouraud. En linguistique, il y a plein de gens très ingénieux qui proposent toutes sortes de théories, comme Noam Chomsky et d’autres, mais aucun d’eux ne propose une théorie du langage, non pas ingénieuse, mais congruente avec les pannes du langage, les maladies du langage, que sont les aphasies neurologiques. Les deux plus connues étant, bien sûr, l’aphasie de Broca et l’aphasie de Wernicke. Gagnepain s’est efforcé de proposer une théorie du langage qui permette de rendre compte de ces pannes que sont les aphasies. Son modèle théorique a permis de comprendre toutes sortes d’aphasies qui jusque-là étaient répertoriées sans lien logique entre elles, comme dans une sorte de catalogue, à l’image d’une énumération botanique : première panne, deuxième, troisième, pourquoi pas centième… aucune architecture qui permette de les penser dans leur articulation réciproque. À quel niveau se situe tel type d’aphasie ? C’est comme ça qu’il a mis en place une approche cliniquement argumentée de la théorie du signe linguistique.

Par la suite, il s’est rendu compte, toujours en neurologie, que les gens qui venaient avec des aphasies, présentaient aussi, ou parfois seulement, des apraxies, c’est-à-dire, des difficultés des gestes d’habillage, d’écriture, d’usage du marteau par exemple. Et il a donc proposé un modèle non plus du signe linguistique mais de l’outil, comme « médiation » des praxies. Une théorie de l’outil donc, qui rend compte des apraxies. Tout un champ s’ouvre, dans le service de neurologie du Professeur Sabouraud. Des marteaux, des tournevis ou des machines à coudre font leur apparition pour essayer de comprendre les apraxies et les atechnies sur un modèle analogique à celui qu’il avait mis en place au premier niveau, celui du signe linguistique. Deuxième niveau, donc, ergologique, l’outil.

Connu comme spécialiste du langage, des psychiatres de Rennes lui ont envoyé certains de leurs patients en voulant un avis sur telle ou telle particularité langagière qu’ils présentaient. Quelles sont ces anomalies du langage que peuvent présenter les patients psychotiques, certains délires, par exemple ? Ce n’est pas un problème grammatical ou rhétorique, comme dans les aphasies, mais un problème d’interlocution, de rapport à l’autre, de l’usage du langage comme langue. La langue comme interlocution, comme partage. Il propose un modèle analogique au signe et à l’outil, pour ces difficultés-là. C’est le modèle de la personne (ce qui fait que l’être humain est un être toujours engagé socialement).

Par la suite, il a encore proposé analogiquement un quatrième niveau qu’il appelle le modèle de la norme et qui est la médiation dont se servent les humains pour se débrouiller avec leur désir. C’est proche de la psychanalyse : les animaux agissent leurs pulsions, les humains analysent leurs désirs, ils ne sont jamais dans un premier degré de pulsionnalité. Tout ce qu’on veut faire, on le passe au crible d’une analyse, notre vouloir n’est jamais agi tel quel : manger, copuler, etc. Les humains passent par une analyse. Classiquement analyse du bien et du mal. Est-ce que c’est permis ou pas ? Est-ce que je me le permets ou pas ? Est-ce que je le fais ou pas ? Le modèle de la norme permet une compréhension des maladies du vouloir que sont les névroses et les psychopathies. D’un côté, les névrosés se freinent beaucoup trop, ils ne vont pas jusqu’au bout de leur vouloir, de l’autre, les psychopathes agissent leur vouloir tout de suite, ils passent à l’acte. Vous avez là, très vite dit, les quatre grands niveaux de sa pensée. Jean Gagnepain dit que la rationalité humaine est divisée en quatre plans : celui du signe, celui de l’outil, la personne, et la norme.

II.

Ça situe le paysage. Maintenant je vais aborder les choses un peu autrement pour essayer de montrer l’usage qu’on peut en faire. Je vous présente le cas d’un jeune homme que j’ai reçu à mon cabinet et que je vois depuis longtemps. Cette situation pose des questions. J’ai d’abord reçu la femme de ce monsieur, qui avait fait une sérieuse tentative de suicide. Elle avait été hospitalisée quelques mois. Il s’en était beaucoup occupé. Il l’avait soutenue, et il avait aussi fait tout ce qu’il fallait pour leur fille, qui était tout petite à l’époque. J’ai reçu cette femme quelque temps, en l’encourageant, en lui disant des paroles positives sur sa valeur personnelle, sur ses qualités. Ça semblait suffire. Elle est allée beaucoup mieux, elle a retrouvé du travail. Elle a retrouvé confiance en elle. Elle se trouvait très moche alors qu’elle était plutôt jolie, mais elle se dépréciait. Finalement tout se remettait bien. Et, au moment où elle allait mieux, son mari, qui était carreleur dans une entreprise, a eu des douleurs très fortes dans le dos et a dû être mis en arrêt de travail. Il s’est retrouvé alité, déprimé, ruminant, coincé chez lui. Il a été opéré du dos. Il était devenu très colérique avec leur fille, pour un oui pour un non. « On ne vit plus ! », disait-elle. Je lui ai proposé de venir me voir avec lui, qu’elle l’amène à la consultation. Lui, il disait qu’il n’était pas fou. « Je suis soigné par les orthopédistes, je n’ai rien à faire chez un psychiatre ». Finalement, il vient et il accepte que je lui donne un peu d’antidépresseur et d’anxiolytique, pour le soutenir et lui permettre d’être moins énervé. Il demeurait malheureux comme tout. L’opération n’a pas été une réussite. Il n’a pas repris le travail. Son patron l’aime beaucoup parce qu’il travaille bien et il ne lui met pas trop de pression pour qu’il clarifie sa situation. Ça lui fait plaisir mais ça l’embarrasse aussi.

Je vais le recevoir pendant deux ans. Il vient consulter avec des béquilles. Il ne s’assied pas, il se tient debout, appuyé sur le dossier de la chaise. Il a 38 ans, je ne sais pas trop quoi faire. Je lui demande de me parler de sa famille : il m’explique que dans sa famille, tout le monde a eu des problèmes physiques assez lourds, son père, ses frères, sont très marqués physiquement, ont de grosses pathologies mais il n’en dit pas plus. Je cherche avec lui un aménagement et il remarque lui-même qu’il peut travailler s’il est assis. Il a abandonné toutes ses passions. Il a vendu toutes ses motos. Par ailleurs, il s’est installé un atelier où il chrome des jantes qu’il revend après. Je me dis, voilà un aménagement intéressant, et je le soutiens en pensant qu’il tient peut-être là une issue à son handicap qui l’immobilise partiellement. Comme il est doué professionnellement, il pense qu’il pourrait devenir formateur, chef de chantier. Pourquoi pas ? Je le soutiens. Apparaît une autre compétence encore, il connaît pas mal d’objets liés à ses passions diverses… Il les achète et les revend plus cher sur Le Bon Coin. Ça ne marche pas si mal, il gagne de l’argent. Il achète et revend aussi des voitures, mais il est interdit de revendre plus de quatre voitures par an. Au-delà, on devient suspect pour l’administration. Il demande à des copains de prêter leur nom pour ces transactions. Il a du génie, il se débrouille.

Aujourd’hui, toujours la même situation, je le reçois récemment et il reste debout. Sa canne s’est perfectionnée avec une pince au bout pour attraper des objets. Il me dit que ça y est, il a obtenu une pension d’invalidité avec un complément par l’Allocation Adulte Handicapé. À 38 ans, il a le statut. Je sens en lui une espèce de satisfaction. Je lui dis : « vous savez, beaucoup de personnes ne sortent plus de ce statut et ils en font une carrière, jusqu’à leur retraite, ça les oblige à rester malade pour justifier l’invalidité ». Il est satisfait, pourtant il souffre. Il prend très au sérieux les prescriptions médicales. Il prend consciencieusement ses quatre comprimés de Xanax à heures fixes, sinon c’est tout un petit drame, une crise peut survenir. Sa femme doit l’aider pour sa toilette, et pour d’autres situations, même dans les rapports sexuels car il ne peut pas bien bouger.

Il tombe mais le chirurgien ne veut pas l’opérer une deuxième fois, pensant qu’il n’y aurait pas plus de réussite que lors de la première opération. Je ne suis pas à l’aise avec ce que je pressens. Le statut de handicapé, de victime : « enfin la réponse sociale qu’il attendait ! ». Les médecins sont tous d’accord ! Et moi, son psychiatre, je serais d’accord ? J’essaie de reprendre le problème autrement, de réouvrir un espace de questionnement. « Peut-être, pourrais-je revoir votre femme ? Comment supporte-t-elle tout ça ? ». Il devine que je pourrais la sensibiliser à quelque chose et me répond : « D’accord, mais pas toute seule, je viens aussi ». J’accepte, et la consultation s’arrête là.

III.

Revenons à Jean Gagnepain. Le corps du patient, modifié par cette maladie du dos, le fait changer de statut social, de place sociale. Le corps est porteur de la place sociale qu’on occupe. Cette place se définit par le métier, ou la paternité, et la filiation mais aussi par les relations affectives que l’on noue. Ce sont les médecins qui reconnaissent le handicap, leur décision est relative à la maladie mais aussi au métier du malade. Les deux sont discutables comme pour tous les handicaps. Mon patient aurait eu une autre profession, par exemple écrivain, il ne se retrouverait pas handicapé. Il serait gêné par son dos mais pas allocataire d’une pension de handicapé. Le médecin traitant est souvent invité par son patient à l’aider à la fois à guérir et à la fois à obtenir une reconnaissance sociale. Les deux démarches peuvent apparaître antinomiques. Je le découvre rapidement. Ce sont les deux faces du métier de médecin. D’un côté, la clinique, le soin, et de l’autre, le médecin comme intervenant social, arbitre des conflits du travail, expert reconnaissant les dommages, les invalidités, les arrêts de travail, les certificats, etc. Ce deuxième aspect relève-t-il vraiment du médical ? Sûrement, même s’il est très peu pensé et enseigné. Ce qui est sûr, c’est que ce niveau est très influencé par les idéologies ambiantes (à mon avis, la clinique aussi, mais d’une autre manière, moins visible).

Le corps est aussi la manifestation, à un autre niveau, du désir du patient. D’un point de vue psychanalytique, que paie-t-il par cette souffrance ? De quoi cette souffrance peut-elle être le prix ? Quel désir « illégitime » se trouve mortifié par cet état ? J’aurais peut-être dû lui dire, lors de notre dernier rendez-vous : « maintenant que vous avez cette allocation, que puis-je faire pour vous ? Quel est votre désir ? » S’il répond : « aidez-moi à vivre comme handicapé », ou s’il me demande : pourquoi ça tombe sur lui, ou qu’est-ce qui a bien pu se passer pour en arriver. Ce n’est pas la même chose ! Une position serait plus médicale et l’autre plus psychanalytique.

Le corps dans son rapport au statut social, c’est le plan que Jean Gagnepain dénomme « sociologique », celui de « la personne ». Le corps manifestation du désir ressortit au plan de la norme. La souffrance traduit la difficulté de cette négociation des pulsions en prise avec la norme. Il appelle ce niveau « axiologique  » celui de l’analyse éthico-morale. Est-ce légitime ou non ? Quel prix suis-je prêt à payer, pour quel bien ?

Le corps mis en difficulté au travail, techniquement parlant, relève du plan « ergologique », celui de l’outil. La réflexion ouverte porte sur l’aménagement : aménager le travail, aménager le poste. Au premier plan, celui du signe, de l’abstraction, notre patient n’est pas démuni d’une logique intérieure que Gagnepain appelle le plan « glossologique  ». Au troisième plan, il dispose de toutes sortes de savoirs, sur les outils, les objets, les motos. Toutes sortes de compétences dont il essaye de faire métier. Il est « expert », il vend, il achète. Cette abstraction du concret qui devient du savoir, c’est une compétence qui n’est pas mise en difficulté par son handicap.

Les quatre plans de la rationalité décrits par Gagnepain se construisent dans un mouvement dialectique autour d’un creux, d’un vide. Au niveau glossologique, langagier, les mots sont dans un rapport d’impropriété par rapport aux choses, il y a un creux entre mot et chose, une abstraction, un vide. De la même manière dans le travail, dans le geste à faire, l’analyse technique du travail, par la médiation de l’outil, introduit du non faire. Il ne s’agit jamais seulement de la force physique dans le geste à faire, dans le travail à accomplir. Les humains outillent toujours leur trajet pour en faire moins. Cela introduit une négativité : comment faire sans faire ? C’est la question que se posent implicitement les humains quand ils font. Comment introduire du loisir [l’oisir] dans le faire ? La médiation de l’outil nous permet de sortir d’un premier degré dans le rapport de notre force ou de notre agilité avec notre faire.

La Personne, l’existence sociale, passe aussi par une abstraction, que Gagnepain appelle l’absence, ou le non être. Être carreleur, nécessite une absence à ce qu’on est « naturellement ». Contrairement à l’animal qui reste toujours dans une présence naturelle au monde. En tant qu’Homme, notre présence naturelle est transformée en une présence culturelle, prise dans une histoire. On n’est jamais « que soi-même », on est toujours le fils, le père, le frère, l’amant, le responsable socialement de ceci ou de cela. C’est la médiation de la Personne qui dialectise ces dimensions naturelles et culturelles de l’être. À mon avis, si le niveau axiologique est celui du psychanalyste, le niveau sociologique serait celui du médecin. Selon Gagnepain, c’est le niveau de la « dialectique ethno-politique ». Ethno, parce qu’on est toujours pris dans un canevas abstrait, ethnique, tout en étant lié à une époque, au social dans lequel on est situé et auquel on ne peut échapper. Nous avons une présence hors le social, une présence naturelle (c’est le corps comme soma) mais nous sommes aussi des êtres se réalisant toujours politiquement, dans une société.

Au dernier niveau, celui de la norme, on peut dire que la pulsion naturelle ne se réalise pas comme telle. On l’analyse toujours, pour en faire une satisfaction plus ou moins légitime. À la différence de l’animal, nous ne sommes pas dans un premier degré d’immédiateté par rapport à nos pulsions. Nous sommes capables de retenue, pas seulement par calcul, pour obtenir plus ensuite, mais par choix, par liberté. Le seul pouvoir qui en vaut la peine est celui que l’on conquiert sur soi-même. Après l’impropriété, le loisir et l’absence, voici l’abstinence, comme creux, comme vide dans notre rapport à nos pulsions. Lorsque, au titre de l’éducation de l’enfant on lui dit : ne mange pas ceci, pas maintenant… il s’agit d’une forme de retenue, d’analyse. On ne fait pas tout ce qu’on veut, comme on veut, quand on veut ! Échapper à ce premier degré, à ce diktat, c’est ce qu’est censé fournir l’éducation.

Au premier niveau, les maladies sont les aphasies. Au deuxième niveau, les maladies du faire, ce sont les apraxies et les atechnies. Au troisième niveau, celui de la personne, il y a deux types de maladie : les psychoses et les perversions. Les personnes psychotiques ne parviennent pas à soutenir leur présence dans le social, dans les contrats qu’elles nouent, dans les rapports qui les lient. On disait d’ailleurs des malades mentaux qu’ils étaient irresponsables de leurs actes. La responsabilité, c’est le concept-clef de ce niveau sociologique, comme la culpabilité l’est au niveau axiologique. Les pervers, quant à eux, ont une difficulté dans l’alliance, l’amour, la sexualité. En bref, ils court-circuitent le principe d’alliance, qui rend l’amour humain culturel et non plus naturel. Au quatrième niveau, celui de la norme, les maladies sont les névroses et les psychopathies. Le propre des humains c’est de pouvoir ne pas agir leurs pulsions, par principe, par non vouloir (noloir), par liberté, par choix (nolonté). La vraie liberté, dit Gagnepain, c’est la liberté qu’on a sur soi-même de ne pas acter son penchant naturel. La vraie puissance est une puissance sur soi, c’est une puissance de choix, de liberté. La psychopathie sexuelle est dès lors une forme d’impuissance. Ne pas pouvoir s’empêcher de passer à l’acte : sexuellement, il n’y a pas de puissance là-dedans. À l’inverse, le névrosé ne parvient jamais à satisfaire son désir. L’obsessionnel, parce qu’il ne paie jamais assez cher, l’hystérique, parce que le bien obtenu n’a jamais de véritable valeur. C’est le registre de la psychanalyse.

IV.

Revenons à la situation de mon patient : est-ce une névrose ? Pour x raisons complexes intérieures, il se met en souffrance, il paie très cher… Ou est-ce une psychopathie ? Cela voudrait dire, qu’en fait, il trouve une espèce d’astuce, un peu souffrante, il s’agence une vie de « bandit », qui reçoit de l’argent de l’État et organise une « contrebande » sur internet. C’est une personnalité très dépendante, sa maladie justifie le fait que sa femme doive le laver, lui faire ceci-cela, lui donner ses médicaments, l’emmener chez le médecin. Il a des tendances très psychopathiques. La position n’est pas la même si je prends les choses du côté de la névrose. En me défaisant de tout jugement moral, une trouvaille psychopathique qui les arrange tous les deux et qui lui permette de survivre, de se débrouiller, pourquoi pas ? Ce n’est pas à moi de juger si c’est bien ou pas. Si j’ai convoqué sa femme, dans ma tête, c’est un peu comme pour les alcooliques. On dit souvent que tant que leur femme couvre le problème, l’alcoolique a bien du mal à interroger son symptôme. Si sa femme dit qu’elle ne veut pas s’occuper de lui comme un bébé toute sa vie, peut-être que ça va problématiser sa psychopathie. Mais je n’en sais trop rien. Peut-être est-ce moi qui moralise… Je ne serai pas le premier psy à me laisser aller à cette confusion. (Les psychologues, psychiatres, psychanalystes et autres n’ont que rarement conscience de ce glissement, si tentant et si proche de ce qui leur est demandé. La palme d’or de cette « moralisation thérapeutique » revenant sans conteste aux pédopsy de tout genre).

L’embarras dans lequel je suis me fait penser à ce que disait Michael Balint (probablement dans Le médecin, son malade et la maladie, 1960) à propos de la médecine générale : « Il y a une première phase où le patient et son médecin essayent de trouver un accord sur le diagnostic et sur ce qu’on va faire… ». J’ai l’impression de me retrouver avec mon patient dans ce genre de négociation. Tout le monde semble s’accorder pour dire : « mon pauvre Monsieur… » L’orthopédiste, le médecin du centre anti-douleur et maintenant son psychiatre. C’est comme ça qu’il se présente, nouvellement, depuis la reconnaissance du handicap… La résistance à l’analyse, c’est d’abord la résistance de l’analyste, à cette analyse, comme le rappelle Lacan. Il est venu me voir amené par sa femme, je ne lui ai jamais demandé ce qu’il attendait, lui, de son psychiatre.

V.

Je vais terminer par une question plus large. Le symptôme de ce patient arrive par le travail, il est en lien avec son activité professionnelle. C’est là le terrain où est apparu son symptôme. Pour qui fait de la psychiatrie générale en cabinet, cela peut poser question, car une demande sur trois ou quatre est en lien avec le travail. C’est énorme, la souffrance au travail. Qu’est-ce que c’est comme difficulté ? Pourquoi actuellement le champ du travail est-il une telle source, une telle cause de souffrance ? Je m’étais fait une idée que je vous livre, qui est une idée partielle des choses, mais que je tiens un peu de Gagnepain, il me semble. Quand Freud démarre ses recherches psychanalytiques, pour élucider les symptômes, il mettra rapidement en cause les avatars de la sexualité, de l’amour, des fantasmes inavoués, au regard des exigences de la civilisation.

Aujourd’hui, bien que le problème de la sexualité ne soit pas résolu, loin de là, les symptômes viennent plus souvent par le travail. Freud disait que la cure servait à retrouver la possibilité d’aimer et de travailler. Mon hypothèse est, qu’actuellement, le travail est un espace social incroyablement moralisé, c’est le lieu d’une pression morale très forte. Alors qu’en 1900, c’était la sexualité qui était le lieu privilégié de la pression morale. Aujourd’hui, vous avez une sexualité comme ceci, comme cela, hétéro, LGBT etc. Si vous avez plein de relations sexuelles, tout le monde s’en félicite, ça ne choque plus vraiment personne. Tandis qu’au travail, les incessantes évaluations, accréditations, etc. sont des injonctions moralisantes, à peine cachées sous un vernis plus ou moins scientifique, technique ou managérial. Sous couvert de recommandations scientifiques, ce sont en fait des prescriptions morales dont il s’agit. Elles définissent la bientraitance, la démarche qualité, le bien faire, le bien penser, le bon sens, les bonnes pratiques. C’est le bien contre le mal. « Ah, vous ne travaillez pas pour le BIEN ? » : il n’y a pas plus moral que ça ! Dans le champ médical ou hospitalier, les accréditeurs sont des moralisateurs, ils moralisent le social, via le travail. Démarche qualité, ISO 9002, ça prend toutes sortes de formes. C’est une des formes de la moralité d’aujourd’hui, on n’y échappe pas. « L’obscénité » banale et généralisée de ce nouveau genre de morale est un catalyseur très puissant des dimensions névrotiques de tout un chacun.

Je pense aussi que beaucoup de discours dits écologiques sont en fait des discours moraux, ils annoncent scientifiquement la fin du monde, comme les religieux pouvaient le laisser craindre pour d’autres raisons à d’autres époques. Les enfants, si on leur demande ce que sont le bien et le mal, ils répondent sans avoir eu de catéchisme : le mal c’est de ne pas être bio, de ne pas trier ses déchets, de ne pas respecter la terre. C’est une vraie pression morale, avec des interdits alimentaires, qui sont des tabous moraux, avant d’être scientifiques, à mon avis. Mais pourquoi ? Il faut bien se soutenir moralement de quelque chose. La quasi disparition de la religion dans le social a laissé un vide. Les gens qui souffrent au travail analysent rarement leur condition comme les marxistes l’ont fait pendant cent ans. Ils souffrent de culpabilité  : je ne suis pas bon, je n’y arrive pas, je décroche, je n’ai pas la qualité suffisante, je n’atteins pas les objectifs fixés… Le travail est devenu un enjeu majeur de l’expression de la culpabilité, davantage que la sexualité. Les médecins sont très souvent amenés à intervenir : arrêts de travail, accidents de travail, congés longue maladie, burn-out, etc.

Dans le cas de mon patient, le travail fait surgir, je crois, que c’est un garçon psychopathe. Il ne sait pas se tenir quelque part. Quelque chose n’est pas advenu d’une auto-restriction. Quand il travaille, il essaye de tenir dans son statut de carreleur, mais ça glisse. On pourrait dire que ce qui glisse, c’est sa légitimité, il n’y arrive pas, il est débordé par ses pulsions. Par contre, il garde sa légalité, il reste carreleur, même en invalidité. Je pense que dans son handicap, il légalise son illégitimité. Il ne sait pas se tenir tout seul et il trouve une espèce d’échappatoire dans ce devenir-là. Ce qui est le cas bien souvent des psychopathes. En institution, par exemple, ils se glissent dans une sorte de statut de malade qui légalise leur présence dans la clinique. Officiellement, on les soigne, parfois longtemps, puis un passage à l’acte fait qu’ils doivent quitter l’établissement, et dehors, c’est rebelote, ça ne tient pas, errance, dépendances, etc. Jusqu’au lieu d’accueil suivant.

Gagnepain disait que celui qui trouverait la méthode pour soigner les psychopathes, fortune lui sera assurée en ce début de vingt-et-unième siècle ! Dans son effort de pertinence « scientifique », il voulait rester impertinent. « C’est la moindre des choses ! », aurait dit l’autre Jean. Je n’ai pas connu Jean Gagnepain mais je m’en fais une représentation fort sympathique. Ça compte, dans la pratique quotidienne, d’avoir des compagnons de route pertinents… et ne manquant pas d’humour.


Notes

[1Association, créée en 1990 à Orléans sous le patronage du psychiatre Jean Oury, dont l’objet est de créer des lieux de réflexion et de rencontres, d’organiser des journées d’études sur la psychiatrie dans ses rapports avec d’autres disciplines scientifiques (dans le champ des sciences humaines et sociales) ou artistiques. Le Docteur Lecarpentier, psychiatre à La Borde, est l’actuel président de l’association (NDLR)

[2Jean Oury, le séminaire de La Borde du 4 septembre 2004, documentaire, 2005. Téléchargeable à l’adresse suivante : http://www.balat.fr/Video-realisee-par-Olivier-Apprill.html (consultée le 1er mars 2021). NDLR.


Pour citer l'article

Christophe du Fontbaré« Une boussole pour la psychiatrie », in Tétralogiques, N°26, Pour une axiologie clinique.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article175