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Laurence Beaud

Maîtresse de conférences en sciences du langage
LiRIS, EA 7481, Université Rennes 2, laurence.beaud chez univ-rennes2.fr

Pour une axiolinguistique du second degré. Analyse de la dérision humoristique ironique et parodique

Résumé / Abstract

En analysant le discours de dérision ironique et parodique, je tente de rendre compte de la complexité du second degré dans le cadre principalement de la satire humoristique. Ironie et parodie, mis en rapport avec le sarcasme et le pastiche, constituent des formes d’allusions qui permettent de ne pas critiquer, se moquer, ridiculiser, directement et explicitement. Je les explique par un modèle axiologique de la dialectique éthico-morale. Ces détours et détournements, susceptibles de manipulations, interrogent notre duplicité ludique et sociale, notre interprétation du mensonge ou de l’ambivalence des intentions, ainsi que le droit. Le propos consiste donc à faire le point sur l’ensemble des dimensions qu’ils impliquent et problématisent.

By analyzing the speech of ironic and parodic derision, I attempt to account for the complexity of the second degree mostly in the context of humorous satire. Irony and parody, in relation to sarcasm and pastiche, are forms of allusion that allow not to criticize, mock, ridiculize, directly and explicitly. I explain them by an axiological model of the ethical-moral dialectic. These detours and detournements, which can be manipulate, question our ludic and social duplicity, our interpretation of lies or ambivalent intentions, as well as the law. The purpose of this paper is to examine all the dimensions that they imply and problematize.

Mots-clés
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Introduction

Certaines croyances en des infox basées sur des parodies ou plus dramatiquement les assassinats de journalistes de Charlie Hebdo après la publication des « caricatures de Mahomet » ou l’assassinat de Samuel Paty qui en a montrées dans sa classe, interrogent certes les croyances notamment religieuses. Mais ces faits interrogent surtout notre capacité humaine, qu’elle soit collective ou personnelle, à interpréter ce que l’on nomme couramment le second (qui peut être un nième) degré du sens d’un message, d’un discours, d’une image… Il n’est pas rare de lire ou d’entendre que le second degré humoristique est interprété plus sérieusement aujourd’hui qu’avant ou que le seuil de tolérance à la critique, même humoristique, a diminué depuis quelques années, poussant certains journalistes, humoristes ou enseignants à l’auto-censure afin d’éviter les reproches ou les procès, dans les meilleurs des cas.

Au-delà des changements sociohistoriques auxquels la sensibilité au second degré est nécessairement soumise, l’interprétation consiste invariablement à s’abstraire d’un sens dit explicite, littéral, au premier degré ou patent pour y déceler un sens non seulement implicite, non littéral ou latent mais surtout lourd d’autres intentions. Dire « Quelle belle coupe de cheveux ! » est un compliment, mais peut être interprété comme son contraire après trois mois de confinement sans pouvoir allez chez le coiffeur. L’ironie suppose qu’on ne prenne pas l’énoncé dit au pied de la lettre et qu’on sache y lire une intention en partie voilée. L’interprétation du vouloir dire résulte spécifiquement de ce que la théorie de la médiation (TdM), impulsée par Jean Gagnepain, appelle la capacité axiolinguistique, cas particulier d’une axiologie générale. Je l’aborderai à travers l’analyse de l’ironie et de la parodie considérées comme deux formes de dérision humoristique, à la croisée de raisons linguistique, sociologique et axiologique. Le propos tentera d’analyser cette complexité du second degré.

1 L’esprit tendancieux : un esprit critique

Dans son analyse du mot d’esprit, Freud (1905) distingue les « mots d’esprit tendancieux » (p. 177) qui, à la différence de ceux qui constituent « une fin en soi », sont mis au service de deux grandes tendances : l’hostilité (« qui sert à commettre une agression, à faire une satire, à opposer une défense » en critiquant certaines prétentions sociales) et l’obscénité ou la grivoiserie (« qui sert à dénuder » en critiquant la pudeur). Il arrivera à la conclusion que tout mot d’esprit est tendancieux car sa raison d’être est de jouer sur l’équivoque entre un message patent, qui semble dire une chose et un message latent, plus ou moins crypté et donc plus ou moins interprétable, qui exprime autre chose, inavouable car source de culpabilité : « … grâce à leur façade, [ils] sont à même de cacher, non seulement ce qu’[ils] ont à dire, mais aussi le fait qu’[ils] ont quelque chose – quelque chose d’interdit – à dire. » (p. 203) ; « … la force [du] mot d’esprit tient à ce que – par toutes sortes de détours – il l’a quand même dit » (p. 212). Le parcours interprétatif du manifeste au latent, fait du discours la mise en mots d’un passage à l’acte pulsionnel qui tente de se légitimer par de l’esprit (Urien, Guyard 1997). Les modes d’expression humoristiques s’avèrent être un moyen de contourner ce qui constitue à nos yeux un tabou ou un sujet délicat, une réticence à dire sans détour ce que nous nous interdisons. Ce détour offre alors le plaisir (Lust) de pouvoir parler de tout en toute légitimité, c’est-à-dire sans culpabilité. Et plus le détour est subtil, sophistiqué, plus le plaisir est censé être supérieur : la « qualité de l’humour se mesure à la manière dont le ’vrai’ message se trouve masqué par le message apparent. Le vice se cache derrière un propos vertueux » [1]. Nous arrivons ainsi à nous exprimer quand même grâce à ce masquage et parce qu’il est possible de ne pas prendre au sérieux ce qui s’exprime.

L’analyse freudienne invite à concevoir que la totalité du social puisse devenir le « contenu » sur lequel porte l’esprit humoristique. Aussi bien les rapports d’appartenances (qui analysent la sexualité) que les rapports de pouvoir (qui analysent la génitalité) sont la matière sociologique d’une analyse humoristique qui apparaît spécifiquement axiologique. Le contenu sociologique n’est toutefois pas le seul possible et ce sont en fait toutes les facultés humaines qui sont concernées. L’idée générale est que l’humour analyse ou cible toujours les manques, défauts [2], imperfections, faiblesses, échecs de l’être humain, qu’ils portent sur la faculté de dire, de fabriquer, de vivre en société ou de désirer. Le rire est selon Jean Gagnepain, « la jouissance des ratés rationnels » (séminaire non publié sur le rire du 11 janvier 2000). Même l’humour bienveillant a généralement des « ratés » pour objet parce qu’il critique justement toutes nos prétentions à la perfection, y compris dans nos manières sociologiques d’être.

Le rire sur les deux faces de la personne [3]

Rires tendancieux portant sur les défauts inhérents aux rapports sociaux
[Face des appartenances sociales ou instituant : sexuelle, spatiale, temporelle...]
Rire obscène ou déplacé
défauts susceptibles d’affecter la pudeur ou l’intimité
[Face des pouvoirs sociaux ou institué : responsabilités, compétences...]
Rire hostile ou agressif
défauts susceptibles d’affecter l’autorité
[axe taxinomique]
Grivoiserie
[génératif]
Indiscrétion
[taxinomique]
Ironie
[rire insolent]
[génératif]
Parodie
[rire plagiaire]

Dans le cadre de cet article, je m’intéresserai uniquement à la dérision ironique et parodique en commençant par interroger son rapport à la duplicité ludique.

2 La comédie humaine et le jeu social : du masque au mensonge

La conception dramaturgique de la sociabilité considérée comme une scène sur laquelle les acteurs sociaux jouent des personnages et portent des masques est bien connue en sociologie. Le masque ne dissimule pas forcément la « vraie » personne qui serait dans la coulisse par rapport à une « fausse » qui serait sur la scène (la situation ici et maintenant). Cela signifie, pour reprendre la conception goffmanienne que l’individu-acteur n’est jamais totalement identifiable à la partie qu’il est tenu de jouer. Le masque, précise la TdM, dissimule le sujet biologique que nous ne cessons d’être pour nous instituer culturellement en tant que personne (persona) qui n’est jamais totalement identifiable à la partie qu’elle joue ici, maintenant, avec cet interlocuteur-là. Le masque acculture le sujet biologique en lui conférant un statut et un rôle significatifs dans la structuration sociale. Chacun se définissant comme un faisceau de relations, il est toujours possible de montrer un autre statut et de jouer un autre rôle qui sont toujours virtuellement disponibles. Erving Goffman (1981) par exemple distinguait les rôles d’animateur (qui produit biologiquement et physiquement le message), d’auteur (qui sélectionne et organise le matériau qui constitue le message) et de responsable (qui prend à sa charge socialement le message communiqué). Le responsable n’est pas toujours auteur, comme le sujet parlant n’est pas forcément locuteur ou énonciateur. Dans une conception énonciative, l’énonciateur est le masque ou le rôle que porte sur la scène le locuteur, tandis que ces deux êtres discursifs se distinguent du sujet parlant, être empirique. La théorie polyphonique d’Oswald Ducrot (1984) explique ainsi l’ironie par une dissociation entre l’énonciateur (celui à qui un discours ou un contenu de pensée est attribué, autrement dit celui dont l’énoncé exprime la voix) et le locuteur (celui qui parle). Une personne dit qu’il va pleuvoir demain alors que son interlocuteur soutient le contraire. S’il pleut effectivement, l’ironiste dira : « tu vois il fait très beau ! ». Il emprunte l’expression de son interlocuteur/énonciateur et non pas ce qui est exprimé, son point de vue absurde, qu’il feint d’assumer. Ducrot va plus loin que l’analyse classique de l’ironie comme antiphrase consistant à dire A pour laisser entendre non-A. L’ironiste prend en charge non-A, la contradiction, tandis que A est attribué à un autre énonciateur.

Dans la conception de Jean Gagnepain, le masque renvoie à une sorte d’hypocrisie, au sens étymologique du terme [4] qui serait inhérente aux rapports sociaux puisque c’est la condition même de la personne de ne jamais coïncider avec elle-même. La personne étant l’hypocrisie du sujet, le masque est synonyme de cette absence de la personne, comme le comédien n’est pas son personnage tout en cherchant à donner l’illusion qu’il coïncide avec lui : « Toute la personne élabore en nous une sorte de fausseté, une sorte d’hypocrisie au sens le plus étymologique du terme. En tant que personne nous ne cessons de nier ce que nous sommes naturellement pour élaborer une sorte de masque ; et ce masque, d’une certaine manière, nous en sommes les acteurs. » [5] ; « Frères en hypocrisie, nous n’avons en commun que de n’être jamais, à proprement parler ce que nous sommes. Et l’on doit convenir que la sincérité systématiquement prônée de nos jours est, en définitive, à la personne ce qu’est au signe la propriété : elle n’est vertu que pour le travesti ! » (Gagnepain 1992, p. 51). L’hypocrite (tel que l’acteur était appelé dans l’antiquité grecque) est celui qui est capable de faire croire qu’il est quelqu’un d’autre que ce qu’il est. L’hypocrisie pourra se vivre alors comme une simulation, un mime, que l’on expérimente à l’occasion en exerçant son métier : « il y a un habitus du métier qui est l’équivalent du rôle au théâtre : en assumant un métier nous mimons une sorte d’idéal du sujet, plus que nous n’opérons réellement un type d’activité » [6]. Elle devient pathologique dans les perversions telle que l’anthropologie clinique médiationniste les conçoit, c’est-à-dire dans le donjuanisme et le sadomasochisme (qui joue de l’humiliation et non de la souffrance). Normalement, si l’on se fond en partie dans le personnage (on s’y identifie, on y croit et on convainc les autres), nous ne sommes pas pour autant dupes du rôle attendu, convenu, que l’on joue ou que les autres jouent. On peut alors s’en amuser si l’on a suffisamment de distance au rôle. Tout le monde en effet ne « souffre » pas ou ne se conçoit pas comme victime de cette comédie humaine et sociale. Mais encore faut-il admettre la duplicité de l’ego en reconnaissant que les personnes comme leurs comportements et leurs discours ne sont pas tout à fait ce qu’ils paraissent être. Derrière une condition sociale convenue, communément admise, se cache une condition secrète et l’humour consiste justement à prendre en défaut les conventions, à tordre les apparences sociales ou le paraître (Guyard 2005). Le transfert (cas de légitimation axiologique du social ou hégétique) montre par ailleurs que l’on peut aisément prendre une personne pour une autre et qu’une autre scène se joue dans celle où l’on est socialement parce que toujours investie d’émotions, de désirs provenant d’un autre temps, un autre espace et d’une autre relation [7]. La représentation dramaturgique que développe Goffman (1973) relève également en grande partie d’une axiologie quand il décrit les règles du jeu de rôle, soumis à la loyauté (ne pas trahir les secrets par exemple), la discipline (comme ne pas commettre de maladresse ou de faux pas, dissimuler une faute, conserver son sang-froid et être capable de taire ses sentiments spontanés) et la circonspection (prévoyance du protocole de la comédie ou de la tragédie). Les acteurs sont aussi « les boutiquiers de la moralité » (ibid, p. 237). Pour Jean Gagnepain, l’hypocrisie s’inscrit dans « la parodie fondamentale » qu’il considère comme définitoire de la socialité (au même titre que l’impropriété ou la polysémie est définitoire du langage), même si à l’occasion nous « tombons les masques » en rappelant le sujet biologique (comme nous cherchons à contrer l’impropriété du signe), en étant « naturel » et spontané, en abolissant toute étiquette ou politesse.

Le rôle peut se jouer sur le mode tragique (sérieux) ou comique (gai, distrayant) ou les deux à la fois. Le théâtre, qui est la répétition de la vie sociale selon Gagnepain, s’esthétise dans la chorale. Le choros était l’occasion pour les Grecs dans les cérémonies publiques de présenter des ballets, des danses puis des jeux de rôle.

« La comédie est une image de la vie commune : sa fin est de montrer sur le théâtre les défauts des particuliers, pour guérir les défauts du public, et corriger le peuple par la crainte d’être moqué. Ainsi le ridicule est ce qu’il y de plus essentiel à la comédie. (…) Car toutes les actions de la vie ont leur bon et leur mauvais côté, leur sérieux et leur ridicule. » René Rapin, Réflexions sur la poétique [1674] chapitre XXV intitulé « la fin de la comédie et les règles qu’il y faut garder », éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p 568-569 [8].

Le rapport entre processus sociologique et processus axiologique est ainsi d’emblée problématisé dans la conception de la TdM. Gagnepain critique [9] le lien qu’avaient établi les psychiatres (Pierre Janet en premier lieu) entre théâtralisation ou simulacre (qui relève du plan sociologique) et hystérie de conversion (trouble névrotique de la capacité axiologique), lien qui empêche de distinguer et spécifier ce dernier trouble de la schizophrénie sur le plan sociologique. L’hystérique donnerait en effet l’impression de n’être jamais lui-même et de porter donc un masque. Mais ce serait là confondre le mensonge et le masque : « si l’hystérique est vantard, pour employer un mot vulgaire, il n’est pas dupe de lui-même. Par conséquent il n’y a pas masque ». Il ne s’autorise pas mais fait croire qu’il pourrait s’il voulait. La simulation trouve sa raison ici dans le dénigrement et la peur d’aboutir d’où les détours pris à l’aide par exemple de périphrases qui exagèrent l’euphémie (comme principe de retenue éthique). Elle ne serait pas du même ordre que la simulation sociologique du théâtre ou du masque qui relève du double jeu. Le modèle invite ainsi à la distinguer de la duplicité axiologique qui renvoie à l’ambivalence des intentions (de dire, de faire, d’être). Axiolinguistiquement, dire consiste effectivement à exprimer et interpréter une intention qui n’est pas toujours directement ou ouvertement explicitée par retenue éthique mais qui se dévoile dans les détours et les allusions des sous-entendus. Vouloir dire et censure nous contraignent dialectiquement au compromis habituellement. Ce que l’on ne se donne pas le droit de dire est exprimé autrement, par détour euphémique. Ne pas tout dire, dire autre chose que ce que l’on dit constitue finalement un mensonge. Nul n’est censé être dupe de ce mensonge que l’on condamne souvent dans le même temps au nom d’une sincérité ou d’une franchise qui n’est pourtant pas toujours éthiquement légitime [10]. Si discourir revient à ne pas dire ce que l’on aurait pourtant envie de dire, tout discours est, en ce sens général, menteur ou plus exactement ambivalent car exprimant des intentions contradictoires. L’ironie en est l’une des déclinaisons qui nous permet d’opérer un détour que notre éthique nous impose pour satisfaire l’intention critique et oser dire [11].

3 La dérision humoristique et sa manipulation

La dérision humoristique est une « arme » aussi bien offensive (Laurent, 2009) que défensive [12]. Elle n’est pas uniquement une fin en soi, qui viserait le divertissement en lui-même, mais le moyen d’une critique sociale qui vise à désacraliser ou démystifier aussi bien l’ordre établi que sa propre condition sociale habituelle, peu enviable, dans l’autodérision. Elle dissimule, en le laissant entendre, un fond sérieux, subversif, qui effectue insidieusement un travail de sape. « L’ordre des sociétés différencie, classe, hiérarchise, trace des limites défendues par des interdits », avec l’humour cet ordre « peut être “brouillé”, moqué, symboliquement inversé, à défaut d’être renversé » (Balandier, 1980). L’inversion sociale est le procédé majeur de cette critique que l’on retrouve dans tous les carnavals depuis l’époque classique, dans la fête des fous au Moyen Âge [13] ou encore dans les « parentés à plaisanterie » [14] qui consistent à régler, par la moquerie voire l’injure mais sous couvert du rire, des relations familiales tendues. C’est aussi le ressort de ce que l’on appelle le retournement d’un stigmate qui peut atténuer son effet agressif potentiel. La dérision humoristique est censée inverser le mépris des dominants dans un jeu ou le méprisé devient méprisant à son tour pour un temps.

Si l’on s’attache plus spécifiquement à sa dimension axiologique, c’est moins l’inversion de l’ordre social qui importe que l’inversion ou le rabaissement des valeurs. La dérision satirique consiste à déprécier ou dénigrer une chose, un objet, une personne. Elle permet de se moquer de l’importance que quelqu’un (ou soi-même) croit avoir et de révéler au final son insignifiance ou ses petites ou grandes lâchetés. Le ridicule, domaine de choix du comique, rabaisse la dignité, l’honneur, que l’on ou que quelqu’un croit mériter. Sa fonction est « de substituer au triomphe des triomphants le doute et la précarité, de tordre le cou à l’éloquence et à la bonne conscience bourgeoise des vainqueurs » [15]. La satire humoristique cache la sévérité de ses critiques sous les dehors riants de la plaisanterie ou de la bouffonnerie. C’est pourquoi elle constitue « un moment de libération d’une contrainte, de négation d’une évidence, de relativisation d’un savoir doxique » (Charaudeau, 2011). Cette fonction cathartique trouve matière dans « un aspect psychologique de la personne afin de lui ôter sa légitimité et son importance (...) ; dans le “traitement” des personnes en dehors de leur statut de notoriété, afin de dévaloriser leur aspect public (…) ; dans la façon de raconter et de se moquer de l’échec d’une prétention, comme celle du nombre considérable de troupes américaines déployées en Afghanistan pour capturer Oussama Ben Laden ». Elle pointe une faiblesse propre à ruiner toute légitimité, comme dénoncer l’impunité légale dont peuvent bénéficier des conduites et des actes iniques (Abderrahmane, 2013). Il est possible alors de concevoir axiologiquement la dérision comme un jeu qui consiste finalement à construire l’embarras d’autrui par des reproches visant la suffisance de prétentions (le titre pour reprendre le terme qu’emploie la TdM). C’est en cela qu’elle se distinguerait d’un scénario d’humiliation qui repose avant tout sur l’abus de pouvoir sociologique.

Échange attribué à Lady Astor (Nancy Astor) et Winston Churchill (tous deux membres du Parti conservateur anglais) :
Lady Astor : « Si vous étiez mon mari, je mettrais du poison dans votre thé. »
Winston Churchill : « Si vous étiez ma femme, je le boirais »

En temps normal, on ne veut pas être assassiné et l’humour naît de cette incongruité. Mais le meurtre se transforme et s’inverse en suicide dans lequel la mort est accueillie comme une échappatoire au malheur conjugal dont Lady Astor serait la cause. Celle-ci serait tellement nulle, indigne d’être son épouse, que le suicide serait préférable.

Si l’humour satirique possède une fonction de soupape, il peut toutefois être manipulé socialement en permettant par exemple aux personnes d’exprimer leur mécontentement tout en s’accommodant de la situation. Il peut donc être un catalyseur au service du maintien de l’ordre établi. Si la dérision humoristique peut juguler, maîtriser, refouler, une agression physique potentielle, alimentée par la peur ou la frustration, elle jugule aussi l’agressivité de la « victime » qui doit entrer dans le jeu sous peine d’être accusée de ne pas avoir le sens de l’humour ou de perdre son sang froid. La manipulation pose plus fondamentalement la question d’une vraie agression cachée par l’humour. La dérision peut être humiliante et la satire peut isoler, marginaliser le groupe sur lequel elle porte. Le rire peut être totalitaire et la caricature le prélude au meurtre. Le détour humoristique peut priver d’effets les discours de haine tout autant que les dissimuler. « L’esprit de satire du carnaval d’Alost [Flandre-Orientale, Nord de la Belgique] et la liberté d’expression ne peuvent servir d’écran à de telles manifestations de haine » a déclaré Ernesto Ottone Ramírez, directeur adjoint de la culture de l’Unesco alors qu’un char représentait en 2019 des caricatures de Juifs orthodoxes qui rappelaient les caricatures antisémites nazies. L’intention ludique est censée être interprétable mais la confusion des genres, le mélange du vrai et du faux, peut toujours entraîner des lectures au premier degré.

4 Détours et détournements

Ironie et parodie sont deux formes d’allusions-échos, ou des faits « dialogiques » [16], qui ne se comprennent que par rapport à un autre discours en général, qu’il soit attribué à autrui ou tenu par soi. « Si l’ironie sert à polémiquer, c’est parce qu’elle suppose une référence antérieure, soit dans un discours précédent, soit dans la doxa, sur fond de laquelle l’antiphrase pourra être comprise. Elle se définit contre » (Gardes-Tamine, 1996, p. 131). Le locuteur désapprouve implicitement les propos mentionnés [17] en faisant entendre leur manque de justesse ou de pertinence. Parodia signifie également « contre-chant » en grec. Elles impliquent une part à la fois d’imitation et de distanciation transgressive. Mais alors que l’ironie dénigre par différenciation et hiérarchisation qualitatives, la parodie se moque de l’autonomie auctoriale de l’acteur-auteur. Les resituer dans une dimension proprement expressive ou axiologique donnerait le tableau suivant, que je développerai dans les parties suivantes :

Pôle éthique – Face du réglementé ou titre ou prétention (ce que l’on veut)
[taxinomie] Ironie : opposition moqueuse [génératif] Parodie : emprunt moqueur
Expression de la « bêtise », du ridicule jusqu’à l’insolence Imitation décalée jusqu’à la caricature, la trahison
Allusion à certaines prétentions pour en dévaloriser, dénigrer toute légitimité, tout crédit, mérite (médiocrité, impostures...) Allusion à des discours convenus ou consacrés par l’usage pour les ridiculiser, en dévaloriser le prestige, l’autorité

4.1 L’ironie

L’ironie est définie dans le classement rhétorique traditionnel comme un trope par décalage entre un sens dit propre ou littéral (en fait premier ou standard sociologiquement parlant) et un sens dit figuré (nouveau ou non-standard) dans un processus antiphrastique : dire une chose (littérale) et laisser entendre le contraire. C’est plus précisément une figure de pensée pour la plupart des rhétoriciens contemporains qui consiste à prétendre dire une chose et à vouloir en dire une autre.

« Vous venez de nous faire un beau discours, on en avait la larme à l’œil, mais c’est le même François Hollande qui, quand il s’enflamme en mimant François Mitterrand, dans les meetings dit “Je ne garderai aucun des magistrats, aucun des policiers, aucun des préfets”… », (Nicolas Sarkozy, Débat présidentiel de 2012, cité par Kerbrat-Orecchioni 2013).

L’ironie du début de l’énoncé est facilement interprétable et le jugement apparemment positif n’est en vérité qu’une moquerie de la grandiloquence attribuée à François Hollande dont le discours est jugé sans importance. La seconde partie est une raillerie plus directe basée sur une métaphore intensive qui vise le manque de personnalité de son adversaire imitant l’éloquence de son mentor.

Résumé des conceptions usuelles

IronieSarcasme
Dire quelque chose pour laisser entendre le contraire (forme linguistique de l’antiphrase) Dire exagérément ce que l’on pense (forme d’hyperbole ; parole outrancière)
. Quelle belle réussite ! (de quelqu’un qui vient d’échouer)
. C’est une Miss Monde (d’une personne jugée laide)
. Beau travail ! (de quelqu’un qui vient de produire une catastrophe)
. Que veux-tu, je suis le meilleur (= je suis nul)
. Tu veux que je t’aide ? (= feindre d’encourager un acte répréhensible)
. C’est un pitbull à la tête de Snoopy (à propos de F. Fillon, Premier Ministre de N. Sarkozy)
. C’est un vrai nain (de quelqu’un qui n’est pas d’une grande taille)
Raillerie indirecte. Feindre d’assumer le propos Raillerie directe. Assumer le propos

L’approche strictement linguistique ou rhétorique au sens usuel, de l’ironie, n’explique pas l’instauration d’un « second degré » qui masque une critique, et plus précisément une raillerie, en opérant un renversement des jugements de valeur (le compliment est un reproche, la proposition d’aide est une interdiction ou une menace…). Le sens caché n’est pas à chercher dans des propositions sémantiques contraires dont il serait issu mais dans une valeur contradictoire suggérée implicitement. Le dit est un faux-semblant, une feinte, derrière lequel se cache un autre jugement de valeur. Ce double fond doit être cependant interprétable pour que l’ironie fonctionne, à la différence d’un mensonge au sens courant de dissimulation pure et simple. L’ironiste (comme le sarcastique) croit également que son interlocuteur connaît la fausseté de son discours grâce à quelques indices. « Le ton de la voix, et plus encore la connaissance du mérite ou du démérite personnel de quelqu’un, et de la façon de parler de celui qui parle, servent plus à faire connaître l’ironie que les paroles dont on se sert ». (Dumarsais, Traité des tropes, 1730/1967, p. 14). La feinte est une composante axiologique que Henri Bergson avait bien repéré : « on énoncera ce qui devrait être [le bien, le bon, le juste] en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste l’ironie » (Le Rire, p. 97). L’ironie suppose une concession apparente, une simulation, sous les dehors souvent de l’impassibilité à l’oral qui sied au ton sérieux. On retrouve cette idée dans l’ironie socratique au sens de eirôn, eirôneia qui est l’art d’interroger en feignant l’ignorance et en faisant apparaître celle de ses interlocuteurs, ainsi que leur prétention (celle des sophistes). C’est une fausse naïveté qui laisse croire que le locuteur ne comprend pas ou comprend mal quelque chose.

L’énoncé ironique exprime généralement un acte indirect de critique négative, autrement dit une raillerie. Un propos explicite valorisant, positif, cache tout en l’exprimant un jugement sous-entendu dévalorisant, négatif. La louange cache le blâme ou le reproche que le locuteur ne veut pas dire ouvertement pour une raison éthique. Dans la plupart des cas, l’énoncé dit se présente comme une appréciation positive masquant une appréciation négative. C’est donc un faux éloge (appelé aussi diasyrme). À l’inverse, un reproche explicite peut s’interpréter comme une louange implicite. La critique devient positive quand l’énoncé négatif apparent exprime un jugement inverse. L’hypocorisme (« salut vieux débris ») ou l’astéisme, souvent considéré comme un faux dénigrement puisqu’il s’agit de louer et flatter avec l’apparence du blâme et du reproche, en sont des exemples (Fontanier 1977). Du point de vue de la polarité axiologique toutefois, l’astéisme, dont l’intention est affectueuse, est l’inverse de l’ironie si l’on considère que celle-ci est uniquement dévalorisante. Dans tous les cas, c’est l’ambivalence entre deux intentions contradictoires qui produit des erreurs d’interprétation du vouloir dire du locuteur [18]. Si l’ironie est trop subtile ou dissimulée, le propos sera pris au sérieux (la critique comme un compliment, la menace comme un encouragement…).

Par contraste, le sarcasme est une façon plus directe et explicite d’exprimer de la raillerie et donc de la dévalorisation. Elle est reconnue comme étant axiologiquement plus osée, plus directement hostile, telle une hyperbolisation du négatif, de ce qui ne devrait pas se dire d’un point de vue éthique. Il s’agit de souligner les défauts d’une personne au lieu d’y faire allusion (en les augmentant ou en diminuant l’aspect positif des choses). Ce qui est exprimé ne contredit pas mais exagère, caricature jusqu’au ridicule et à l’absurdité, des faits ou une opinion commune [19]. Si l’ironie comporte une dose d’agressivité atténuée et travestie, elle est manifeste dans le sarcasme (du grec sarkadzein, montrer les dents, mordre). Marine Le Pen, lors du débat du 21 mars 2017, laisse parler Emmanuel Macron avant de déclarer : « Vous savez quoi ? Vous avez un talent fou. Vous arrivez à parler sept minutes et je suis incapable de résumer votre pensée. Vous n’avez rien dit. C’est le vide absolu, sidéral ». Si le début relève de la dérision ironique (vous avez un talent fou), le propos de la fin (le vide sidéral) est plus directement sarcastique. Mais nous pourrions également analyser l’ironie comme une hyperbole de l’axiologiquement positif qui consiste à traiter en termes souvent excessivement valorisants une réalité qu’il s’agit de dévaloriser. Il reste que le sarcasme se rapproche de l’injure dans son principe (et est souvent une réponse à une injure), dont l’intention est soit de nuire, soit de critiquer l’hypocrisie, voire la lâcheté des personnes de façon plus audacieuse ou licencieuse, souvent avec emportement. Il illustre alors le pôle moral de la dialectique axiologique qui consiste à ne pas s’interdire et oser dire ce que l’on a envie de dire (son aigreur), sans donc le filtre ou le « frein » éthique. La critique ouverte est aussi ce que l’on retrouve dans le pamphlet et la caricature qui isole et exagère tel trait particulier déprécié. Ces genres consistent à présenter un objet, une idée, une personne sous un jour excessivement défavorable, avec des traits chargés, exagérés. Au-delà de la différence de leurs manifestations, un processus commun les relie : la ridiculisation virulente des actions, des pensées, d’une quelconque autorité (étatique, familiale, religieuse...), jugée répressive. Pour prendre un exemple de l’autorité parentale, la chanson de Jacques Brel, « Ces gens-là », grossit les traits de la famille de la fille convoitée pour exprimer sa rancune et mieux dénoncer l’obstacle qu’elle constitue dans l’accès à son plaisir. Claude Angenot (1982) souligne également cette démesure dans les traits du discours pamphlétaire sur la période 1868-1968 : violence du ton et recours à l’invective ; adoption d’une posture héroïque ; jouissance et valorisation de la marginalité [bravoure, défi] ; vision crépusculaire du monde permettant l’invocation d’un âge d’or ; défense de la vérité dangereusement destituée par l’adversaire ; dénonciation du galvaudage des mots et de l’inversion des valeurs.

4.2 Une ironie morbide ?

Les études cliniques qui portent uniquement sur l’ironie sont rares et leurs résultats s’avèrent relativement contradictoires. Une rapide recherche indique qu’une difficulté ou une impossibilité de produire mais surtout d’interpréter le sens non littéral en général, est présente, à la faveur de l’intérêt pour l’usage pragmatique du langage et de la théorie de l’esprit [20], dans plusieurs pathologies (troubles du spectre autistique, syndromes frontaux, Alzheimer, troubles bipolaires, schizophrénie…). Il semble toutefois qu’il y ait un lien plus étroit entre l’ironie et des troubles que l’on qualifiera globalement du comportement ou de l’humeur.

Jean-Yves Urien et Hubert Guyard (1997) l’ont démontré en analysant les réponses de Michel, jeune patient cérébrolésé qui présentait un syndrome frontal. Son trouble se manifeste en particulier par une insensibilité axiologique au discours allégorique, au sens de détour, alors même que ce patient reste capable de saisir sociologiquement son caractère usuel ou inusuel, commun ou étrange et de saisir sémantiquement sa cohérence ou incohérence. Si Michel raisonne sémantiquement et sociologiquement, il se montre incapable d’aller au-delà de ce qui se trouve explicitement dit et de saisir la dimension humoristique implicite du matériel qui lui est soumis par les cliniciens. La perte du sens critique, l’insouciance, l’insensibilité à la déception ou à l’échec, l’absence générale d’inquiétude, caractérisent son trouble. Il ne sourit pas à la présentation imagée ou écrite d’histoires drôles, n’y voyant aucune dérision, supercherie, intention cachée ou leçon de morale comme un reproche implicite. Il répond « au premier degré », insensible à la dimension humoristique du matériel proposé, c’est-à-dire à la confrontation d’affects qui se comprennent dans un cadre d’intelligibilité axiologique, où se définissent en particulier des prétentions risibles. L’un des tests (adapté du Rozensweig) met l’accent sur l’ironie : « Un homme conduit son ami à la gare. À cause d’une panne, ils arrivent trop tard. Le train vient juste de partir. Le conducteur dit au passager : « Vous allez avoir du temps pour admirer le quai de la gare ; n’est-ce pas merveilleux ? » Michel répond par écrit « C’est pas grave, je vais prendre le prochain » (p. 19). Le ton ironique échappe au patient qui se contente, même oralement, de désamorcer ce que la situation dialogique peut avoir de conflictuel. Son cas invite ainsi à dissocier ce qui relève de la compréhension sémantique (conceptuelle et propositionnelle), de l’intercompréhension sociologique et de l’interprétation axiologique et « affective », qui est sélectivement atteinte.

J. Le Maux, dont J. Biéder résume la thèse [21], estime que, contrairement à ce que l’on pourrait spontanément penser, l’ironie est fréquente dans les troubles hypomaniaques (troubles bipolaires) alors qu’elle serait absente des états maniaques dans lesquels les patients exprimeraient une causticité, une agressivité directe et peu contrôlée, donc loin du second degré. Dans la moria (euphorie que l’on trouve dans certains syndromes frontaux d’aujourd’hui), il y aurait souvent également des plaisanteries, mais grossières et impudiques, qui manifesteraient une absence de « frein » axiologique (autrement dit une forme de psychopathie ou sociopathie dans la terminologie usuelle), à moins d’y voir une absence de privauté sociologique. L’ironie serait moins fréquente qu’on le dit (encore aujourd’hui) dans la « démence précoce » (schizophrénie actuelle). Elle serait exceptionnelle dans la mélancolie et autodépréciative quand elle existe.

Selon Henry Ey (1989), la rigidité du paranoïaque lui ferait prendre tout au pied de la lettre et lui interdirait par conséquent de pratiquer et de comprendre l’humour. S’il se trouve dans une situation comique, c’est malgré lui. Il fait la guerre sans la désarmer et ne supporte pas que les témoins rient ou étouffent un rire (autrement dit le rire de connivence). Cela déclenche une colère paroxystique qui dépasse le niveau du sarcasme. L’observation tend à prédire que c’est le partage de l’humour qui pose davantage problème dans la paranoïa que la capacité à l’éprouver. L’hypothèse serait compatible avec la nosographie de la TdM qui, distinguant psychoses et névroses, explique les premières comme étant des troubles sociologiques de l’altérité. Mais cela n’empêche aucunement d’envisager un « humour paranoïaque » par exemple, c’est-à-dire un humour qui prenne la forme du fonctionnement caractéristique de ce trouble. Le raisonnement vaut pour l’ensemble des troubles de la personne. Concevoir en particulier un lien entre le sadisme et l’humiliation sarcastique apparaît tout à fait logique. Mais il resterait à la différencier du culot ou de l’audace sans borne du « libertin » (qui se permet n’importe quoi) sur le plan axiologique. Philippe Chaslin (1912), qui consacre un paragraphe à l’ironie, considère que l’ironie serait au contraire fréquente et caractéristique chez les persécutés et surtout les « persécutés raisonnants » (que l’on trouve dans un tableau paranoïaque), ainsi que chez les maniaques. Le névrosé quant à lui, selon Ey (p. 296), a peur de son propre désir comme il a peur de son agressivité qui se manifesterait alors par le détour de l’ironie. Ces quelques remarques mériteraient d’être approfondies par des observations cliniques plus documentées mais qui dépasseraient le propos de cet article.

4.3 La parodie

Si tout peut être parodié, la parodie consiste usuellement à imiter une phraséologie ou un discours, convenu, connu, et à le détourner de façon comique, sur un ton décalé, jusqu’à la caricature parfois. Elle joue avec, en les transgressant, les codes stylistiques, les clichés, les canons d’un discours et de son auteur. L’imitation porte soit sur le contenu, soit sur la forme, dans une intention moqueuse ou comique (Dupriez, Gradus, 2003, p. 331). « Je suis venu, je me suis assis, je suis reparti » [22]. L’imitation carnavalise ici la parole historique célèbre de César (veni vidi vici) qui résumait impérialement sa guerre des Gaules. Le détournement transgresse le propos guerrier, en substituant aux actions d’éclat (avoir l’audace d’affronter l’ennemi, la ruse d’observer ses faiblesses et l’intelligence d’en tirer parti pour le vaincre) une suite d’actions aussi peu héroïques que possible. Se retrouve ici l’inversion des valeurs dont j’ai parlée plus haut.

Parodie et pastiche s’inscrivent dans une longue tradition littéraire et journalistique française. Le Canard enchaîné ou Le Gorafi, site internet humoristique d’informations détournées qui reprend les codes de la presse sérieuse (Le Figaro) et qui est lui-même une imitation d’un site anglo-saxon, The Onion, mettent en évidence les torts et les tares de la « grande presse d’information » ou des politiques. Le numérique et l’internet décuplent techniquement les possibilités de détournements ainsi que leur diffusion [23].

Selon Gérard Genette (1982), la parodie transforme un sujet tandis que le pastiche l’imite. La première reprend le style (d’un texte) et en modifie le contenu. Elle détourne la lettre d’un texte tout en la respectant au plus près. Les deux relèveraient du régime ludique tandis que le « travestissement burlesque », en transformant et dépréciant le style (par un style bas, vulgaire) tout en conservant le propos, serait davantage satirique, ou critique. Il en va ainsi du rapport entre le film La Folie des grandeurs de Gérard Oury (1971) et Ruy Blas de Victor Hugo (1838) dont il est « librement inspiré ». Par des substitutions burlesques, le tragique est remplacé par la comédie, le langage est désanobli, les valeurs nobles sont remplacées par des valeurs de western ou de roman de cape et d’épée, le personnage malfaisant est ridicule… Le trivial est exalté, le sublime est désacralisé. Si la parodie laisse entendre un sens dévalorisant, le burlesque exagère la dévalorisation en abolissant toute retenue.

« Laissons aux mimes “éthologues” l’imitation qui tombe dans l’outrance, comme aussi l’obscénité. Il faut que l’orateur suggère seulement l’idée du personnage et permette à celui qui écoute de figurer plus de choses qu’on ne lui montre » Ciceron, De oratore, livre II, LIV-LX, Les Belles Lettres, 1964, p. 107

Les Grecs appelaient éthologues des imitateurs burlesques qui se produisaient soit dans la rue soit au théâtre. L’orateur n’est pas un bouffon et doit être maître de sa langue et sobre de bons mots.

L’opposition faite par Genette échoue toutefois à rendre compte de la part d’imitation que contient la parodie (qui doit se reconnaître comme une imitation de quelque chose) et de la part de transformation incluse dans le pastiche. Les deux questionnent les limites de la responsabilité ou auctorialité d’un point de vue sociologique. Les deux peuvent par ailleurs, du point de vue axiologique, s’employer satiriquement et questionnent alors le rapport ambivalent aux modèles dont ils sont issus, entre imitation (qui permet de reconnaître le parodié ou l’hypotexte selon le terme de Genette) et transgression (qui identifie le parodiant ou l’hypertexte) ou plus précisément entre « hommage » et « pied de nez » moqueur. L’emploi satirique est la combinaison des deux. Hommage d’un côté car l’on ne choisit de détourner que des « œuvres » reconnues, qui font autorité et qui sont largement partagées, et « pied de nez » de l’autre côté, car c’est un hommage feint, simulé, au sens axiologique d’une fausse admiration. Et on rappellera ici que Socrate était appelé eirôn parce qu’il contrefaisait l’ignorant et faisait semblant d’admirer les autres comme des sages (Perrin 1996, p. 91).

« C’est que la parodie nous délivre d’admirer les autres, au lieu que la comédie nous délivre de nous admirer nous-mêmes ; et ajoutez que la parodie ne distingue point et livre au ridicule tout un homme, alors que la comédie sauve celui qui rit par le rire ; ainsi la comédie ne va point contre le respect, mais la parodie y va toujours… », Alain, Beaux-arts, 1920, p. 168.

ParodiePastiche
Transforme un discours exemplarisé (tel slogan, telle citation, texte etc.) c’est-à-dire précis / singularisé / individualisé, et connu (souvent canonisé, classique, traditionnel) Transforme l’ensemble d’un genre (l’article de dictionnaire, la Fable…) ou un style (un registre de langue…) pour créer un « faux genre »
Emploi satirique : feindre l’admiration, l’hommage pour mieux se moquer (des discours dominants, convenus) Emploi satirique : écrire (parler) comme l’autre (prestigieux) jusqu’à en être dégoûté ; pour mieux s’en moquer, s’en libérer et valoriser sa propre compétence (en tant qu’auteur)

5 Le droit de détourner

Parodie, pastiche et caricature sont des exceptions au droit d’auteur du 11 mars 1957 (l’exceptio jocandi causa des Romains) [24]. Ces détournements doivent pour cela présenter des différences perceptibles par rapport à l’original (permettant de distinguer la parodie « à la manière de... » et le pastiche « dans le style de... », du plagiat qui, en masquant l’original et en se faisant passer pour lui, est une tromperie). Ils doivent également constituer une manifestation d’humour (une absence de sérieux) ou de raillerie, ou les deux à la fois. Le droit à la satire (légitimer son dégoût) constitue une exception au nom de la liberté d’expression. C’est le droit de parrhésie (la liberté de tout dire) qui est toujours conditionné ou limité par une qualification professionnelle (humoristes, journalistes) et par l’interdiction de tenir des propos diffamatoires, d’appeler à la haine, d’injurier, d’outrager ou d’attenter à la vie privée. La jurisprudence avance donc que l’humour ne peut justifier des intentions illégitimes comme un discours raciste, qui porte atteinte à la dignité humaine ou qui est dicté par une animosité personnelle (intention de nuire). L’éthique légalisée peut ainsi l’emporter sur les lois du genre : « Le message humoristique, aussi “choquant” soit-il, ne doit pas chercher à nuire, de sorte qu’il dégénère “dans l’insulte ou la calomnie” » (Ader 2015). L’accent est mis, y compris dans le droit commun, sur une distinction entre l’offense (ce qui déplaît, heurte ou choque), tenue pour licite car sans nuisance, du moins directe (c’est la raison pour laquelle il n’y a pas de délit de blasphème en France aujourd’hui), et le préjudice (qui crée un dommage moral, nuit à la réputation [25]). Le caractère inacceptable socialement des idées exprimées ne tombe pas sous le coup de loi.

Le jeu humoristique repose sur donc le postulat de l’innocuité ou de l’absence de dommage pour la « cible » du rire (« c’est pour de faux »). Pour l’évaluer, outre le statut de l’auteur, le droit prend en compte le contexte (concert, émission télévisuelle…), la nature de la « cible » (abstraite ou générale vs concrète, particulière) et bien sûr l’intention de l’auteur. « Le juge va alors chercher à savoir s’il y a bien un second degré, une distanciation ou une clé de lecture qui fait que c’est bien “de l’humour” et qu’il s’agit uniquement de cela. » (Ader, ibid). La difficulté, y compris pour tout un chacun, consiste à déterminer « l’intention coupable » de nuire en distinguant le vouloir dire du locuteur (qui peut être explicité ou non) de l’interprétation qui peut en être faite (Charaudeau 2016). Toute interprétation est une supputation d’une intention qui n’est pas toujours décidable car ambivalente, d’autant plus que la dérision humoristique mêle non sérieux et sérieux, alors même que ces deux interprétations ne sont pas censées pouvoir être confondues aux yeux du juge. Si la connaissance des sentiments du locuteur est de ce point de vue précieuse, on ne peut être totalement certain, ni de l’absence d’équivoque sur le second degré, ni de l’innocuité du propos exprimé. Le discours est censé fournir les clefs, ou des procédés repérables, pour ne pas être dupe et comprendre qu’il s’agit d’un « faux-scandale » et en rire sans scrupule sous peine d’être offensé (Guyard 2005). Le juge, quant à lui, n’est censé évaluer ni le bon goût du discours humoristique ni le degré de susceptibilité de la personne visée qui peut mal ressentir d’être tournée en ridicule.

Du gai savoir à l’ironie du sort ?

Entre la prétention arrogante de qui estime que tout est permis et celle, toute aussi arrogante finalement, du susceptible qui s’offusque de la moindre critique, il y a normalement place pour un compromis entre tout dire et ne rien dire, entre satisfaction et frustration. Les différentes formes d’humour illustrent cette dialectique axiologique qui réglemente nos intentions et désirs entre retenue éthique (ce que l’on s’interdit) et licence morale (ce que l’on se permet). La mise en œuvre des deux nous fait exprimer par détours allégoriques, telles que l’ironie et la parodie. Et si le second degré permet une retenue relative, tout en exprimant une raillerie, certaines formes tendent à être plus licencieuses, passant outre ce seuil, comme le sarcasme et le burlesque.

Le curseur de cette dialectique peut se déplacer vers les deux extrêmes en cas de pathologies. Il peut par ailleurs, sociologiquement parlant, varier selon les époques, les espaces et les milieux. Le type et l’état de la société dans laquelle la dérision humoristique s’exerce lui donne des codes et elle peut être légalement plus ou moins limitée. On pourra ainsi remarquer que les réponses juridiques dans le monde oscillent entre une permissivité qui rejette toute restriction légale au nom de son incompatibilité avec la liberté d’expression et un prohibitionnisme sanctionnant les discours qui en constituent des abus. On pourra aussi observer que différents groupes et mouvements sociaux, aux États-Unis d’abord puis en France depuis une décennie, s’efforcent d’occulter toute interprétation tendancieuse au nom d’une authenticité ou sincérité qui pourtant n’existent pas totalement. Les allusions et autres sens dits figurés ne semblent plus guère tolérées par ceux qui réifient un sens supposé littéral [26]. Dans le champ humoristique, le second degré est réduit au premier degré ou le premier degré est soupçonné de second degré. Une tribune de l’éditorialiste Charles M. Blow, parue le 3 mars 2021 dans le New York Times, accuse Pépé le putois de « normaliser la culture du viol ». Ce personnage des dessins animés Looney Tunes crée en 1945, est connu (mais pas par tout le monde) pour sa libido outrancière dévolue obstinément sur la chatte Pénélope. Le harcèlement suscite davantage un rire moqueur qu’un exemple que l’on devrait, on ne sait par quelle magie performative, suivre car admiré. Son comportement parodique du french lover à l’accent de Maurice Chevalier dans sa version originale, est visiblement ridicule et caricatural. Pourtant, la société Warner de son côté a coupé la scène où le personnage devait apparaître dans un film dont la sortie est prévue en juillet prochain. La décision s’avère d’autant moins justifiée que Télérama [27] rapporte, après le magazine américain Deadline, que la scène comportait une « valeur pédagogique sur la notion de consentement » et plus précisément une leçon de morale. Le putois libidineux était giflé par une femme qu’il importunait et condamné à ne plus s’approcher de la chatte Pénélope par décision de justice.

Le second degré, l’ambivalence, l’ironie sont parties constantes du comportement humain et n’ont pas attendu les réseaux numériques pour exister. Mais force est de constater qu’ils en sont les caisses de résonance actuelles, au travers desquelles les messages s’ouvrent à des interprétations chaotiques des intentions réelles de leurs auteurs, faute d’identification réelle (pseudonymat fréquent), de contexte et de cotexte (réduction de la formulation), d’intonation ou de gestes (malgré l’aide d’émojis). Ces caractéristiques, propres aux plateformes elles-mêmes, rendent difficile la différenciation entre un propos sérieux et une parodie ou une ironie. Le second degré devient difficilement discernable. C’est en tout cas le constat que fait Alexandra Profizi dans son essai (2020). Je retiendrai de son propos que certains des jeunes générations manient à merveille l’ambivalence et ses codes numériques, tout en la rejetant ou l’occultant selon ce qui les arrange. Elle relève une revendication croissante d’« authenticité », de « sincérité » ou de « transparence » qui serait perdue, portée par des prises de position et des discours univoques, tranchés ou radicaux. Ce qui apparaît selon l’autrice contradictoire avec la mise en scène de soi qu’offrent les réseaux numériques, reflétant une partie seulement de l’identité d’un individu, une identité en représentation formatée. Masque et mensonge sont légion dans cet espace mais l’injonction à se montrer plus honnête peut créer de la culpabilité chez les utilisateurs, dont certains se reprochent déjà par ailleurs d’y passer trop de temps ou de s’y montrer trop vaniteux.

Est-on entré dans une ère anironique ou « post-ironique » (post-irony) qui confond intentions sérieuses et non sérieuses ? Seule une enquête socio-historique pourrait y répondre. La théorie de la médiation répond plus généralement que la distance entre ce qui est dit et l’intention non dite mais exprimée (comme entre les mots et la réalité, entre autres médiations) est ce qui caractérise l’esprit humain qui est toujours et partout critique, positivement ou négativement, quel que soit le contenu sur lequel il porte. La dérision humoristique est un exemple particulier parmi d’autres de la création de ce rapport distancié et plaisant au monde et à notre comédie humaine.

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Strowel A., 1991, « La parodie selon le droit d’auteur et la théorie littéraire », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, Vol. 26, pp. 23-69. [en ligne]
Urien J.Y., Guyard H., « Esprit est-tu là ? Observation d’un trouble du discours chez un malade cérébrolésé », Tétralogiques 11, Souffrance et discours, 1997, 5-30. [en ligne]


Notes

[1Henri Bergson, Le Rire, 1900, p. 51.

[2À souligner qu’il n’y a pas de défauts ou de vices ni de vertus en soi : l’honnêteté par exemple peut être un défaut et devenir risible. À noter aussi que le sourire ou le rire est plus jubilatoire quand il s’agit de se moquer des défauts dont on se croit exempt, ou des défauts imputés à autrui. Il a des chances de devenir « jaune » ou amer quand quelqu’un d’autre nous les dévoile.

[3Reformulation d’un tableau extrait d’un cours de troisième année de licence « Des mots pour rire » (2005, « Langage, censure, société ») écrit par Hubert Guyard. Mon propos doit beaucoup à son analyse et tous les tableaux de cet article s’en inspirent. J’ai précisé dans celui-ci les axes d’analyse, taxinomique et génératif. Le premier est celui de l’identité par différenciation qualitative tandis que le second relève de l’unité par séparation quantitative.

[4Empr. au b. lat. hypocrisis, imitation (mimique) de la manière de parler et des gestes de quelqu’un, et gr. ὑπόκρισις « rôle (sur scène) ».

[5Séminaire n° 4 du 16 décembre 1982, La règle du jeu, I. La comédie humaine. Cf. également Quentel (1998).

[6J. Gagnepain – séminaire 1984 – Langue, discours et psychiatrie. Le théâtre constitue une exploitation esthétique de la simulation de la personne.

[7Dans le champ sociolinguistique, C. Kerbrat-Orecchioni (1986) a pu parler de « trope communicatif » qui consiste à s’adresser indirectement à quelqu’un d’autre tout en parlant avec son interlocuteur direct du moment. Il y a donc un décalage entre l’interlocuteur apparent et le vrai interlocuteur, qui est latent.

[8Cité dans Le Comique. Textes choisis et présentés par Véronique Sternberg-Greiner, Flammarion, 2003, p. 141. C’est la comédie moralisante (il faut corriger) tout autant que cathartique du XVIIe siècle.

[9J. Gagnepain, « Retour aux concepts » du séminaire de 1984, « Les névroses et les psychoses » (dans ce numéro).

[10Dire poliment d’une personne que sa robe est jolie alors que l’on pense le contraire est… charitable.

[11Le discours comme détour est clairement expliqué par Jean-Claude Quentel dans un document de cours consultable en ligne.

[12Un type de rire est « la politesse du désespoir » qui peut parfois « désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles. » (P. Desproges, Réquisitoires du Tribunal des flagrants délires, réédition 2003, p. 103.). C’est pourquoi l’on peut ou doit rire de tout… mais pas avec n’importe qui socialement.

[13Les hommes deviennent des femmes et inversement ; les pauvres devenaient les riches, les riches s’habillaient en pauvres, le roi devenait le mendiant et le mendiant, le roi. Chacun pouvait, pendant le temps de la fête et des déguisements, se libérer de ses peurs, de sa jalousie, de ses humiliations… cf. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, (1965), Gallimard, 1970.

[14Analysées par Marcel Mauss. Cf. Brackelaire J.-L., « Changer pour rire. Les relations à plaisanterie des Tarahumaras : figure et mesure du changement » , Anthropo-logiques, 4, 1992, 45-60. L’auteur hésite dans sa conclusion entre inversion de la loi sociologique et transgression de la règle éthico-morale axiologique. Il n’est pas interdit de les penser ensemble.

[15Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé, Gallimard, Paris, 1978. Cité par Gérald Cahen, L’Humour, Autrement, Paris, 1992, p. 223.

[16L’énoncé ironique est traversé par un dialogue interne implicite. Bres J., 2010, « L’ironie, un cocktail dialogique ? », Actes du deuxième Congrès mondial de linguistique française, New Orleans 12-15 juillet, p. 699.

[17Cf. Sperber D. & Wilson D., 1978, « Les ironies comme mention », Poétique, 36, 399-412.

[18Interprétation à laquelle l’enfant aurait accès, comme la compréhension des blagues et des mensonges, vers 6-7 ans, d’après Frith C.D., Frith U., 1999. Interacting minds. A biological basis. Science 286, 1692‐1695.

[19C’est l’« ironie par exagération » selon Laurent Perrin, L’ironie mise en trope. Du sens des énoncés hyperboliques et ironiques, Paris : Kimé, 1996.

[20La compréhension de l’ironie et du sarcasme suppose une compréhension des états mentaux d’autrui (croyances, intentions...).

[21« L’ironie et la raillerie, l’ironie morbide, l’ironie et la raillerie chez les aliénés », Paris, 1921, cité par Biéder J., 2006, « L’ironie morbide », Annales Médico Psychologiques 164, pp. 764–768.

[22Eluard, 152 proverbes mis au goût du jour en collaboration avec Benjamin Peret, Œuvres complètes 1, Paris, Gallimard, La Pléiade : p. 159). Cité et analysé par Alain Rabatel, 2013.

[23C’est le mème = « Une image, une vidéo, ou un morceau de texte [commun], typiquement humoristique, qui est copié et rapidement répandu par les usagers d’Internet, souvent avec de légères variations » (Oxford English Dictionnary). Les mèmes satiriques coexistent aujourd’hui avec des « wholesome memes » (les « mèmes sains »), dénués de toute malice et esprit cynique…

[24Alain Strowel, « La parodie selon le droit d’auteur et la théorie littéraire », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1991/1 (Vol. 26), p. 23-69. ; cf. également « Le droit de parodie » dans La Grande Bibliothèque du Droit.

[25Par exemple, le site « !Tintin parodies ! » a été condamné par la justice en 2004 au motif qu’il nuisait à la notoriété et l’exemplarité morale de Tintin (intégrité, gentillesse) par des dénaturations grossières des personnages. Cf. Françoise Rullier-Theuret, « Pastiches d’aujourd’hui : des batailles d’écriture », Revue d’histoire littéraire de la France, 2012/1 (Vol. 112), p. 119-132.

[26À titre d’exemple, j’ai lu sur un réseau social une personne Asperger, ou Aspie, affirmant qu’« il n’y a pas de sens figuré à autisme » [en parlant de son usage métaphorique] et qu’ « utiliser ce terme pour autre chose que ce qu’il désigne est insultant et stigmatisant ».

[27« La “cancel culture” à l’assaut de… Pépé le putois », Samuel Douhaire, publié le 10 mars 2021.

https://www.telerama.fr/cinema/la-cancel-culture-a-lassaut-de...-pepe-le-putois-6837816.php


Pour citer l'article

Laurence Beaud« Pour une axiolinguistique du second degré. Analyse de la dérision humoristique ironique et parodique », in Tétralogiques, N°26, Pour une axiologie clinique.

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article173