Sophie Le Coq
Publié sous la direction scientifique de Sophie Le Coq, maître de conférences en sociologie, université de Rennes, LIRIS, LIRIS (Laboratoire interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales) EA 7481. sophie.lecoq chez univ-rennes2.fr
Numéro 24. Présentation : le patrimoine en question
Cette nouvelle livraison de Tétralogiques, publiée sous la direction scientifique de Sophie Le Coq, maître de conférences en sociologie (université de Rennes, LIRIS), s’intéresse à la question patrimoniale, plus précisément aux façons dont les populations produisent, par elles-mêmes, des patrimoines. Ce questionnement n’est pas nouveau chez les médiationnistes puisque dès 1983, Pierre-Yves Balut se saisissait de cette thématique pour en proposer une déconstruction fine dont nous sommes encore redevables (Balut, 1983) — un article programmatique, paru initialement dans le numéro 2 de la Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale (RAMAGE), et que nous republions ici en clôture du dossier, dans une version spécialement revue par l’auteur.
Socialement, du point de vue de l’organisation sociale et politique du patrimoine en France, cette interrogation trouve une certaine actualité dans les effets engendrés par l’invention en 2003 du label « Patrimoine Culturel Immatériel » (PCI) par l’Unesco, et la rédaction, la même année, d’une convention internationale – ratifiée en 2006 par la France. Le PCI incite à penser le patrimoine dans un nouveau cadre de réflexion pour au moins quatre raisons :
- il est sous tendu par une conception anthropologique de la culture relative aux us et coutumes et non plus exclusivement une acception de la culture rapportée aux grandes œuvres de l’humanité, en l’occurrence les monuments historiques ;
- il se démarque du folklore – entendu comme produit d’une documentation réifiée – parce qu’il est « conçu comme le processus contextuel de recréation de ces éléments par les groupes mêmes qui, à travers ces opérations, activent un processus d’identification culturelle » (Bortolotto, 2011 : 27) ;
- il ébranle la légitimité de corps de professionnels, jusqu’alors habilités à définir le patrimoine, parce qu’il déplace l’autorité de la construction de la nomination (de la preuve par l’objet à la preuve par les performances ; de la connaissance à l’expérience [1] ; de l’expert scientifique à l’expert praticien) confortant ainsi certains sociologues dans une posture pragmatiste ;
- il tend à supposer l’existence possible d’un patrimoine mondial, commun à l’ensemble de l’humanité. Or cette dernière, de même que l’anthropos de l’anthropocène, est très loin d’être unifiée. Si l’Unesco tend à définir la diversité culturelle comme patrimoine commun, le PCI questionne aussi la façon dont quelque chose de mondial peut être fabriqué – un régime mondial de patrimonialisation –, dans le dépassement de multiples singularités.
Ces déplacements générés par le PCI s’inscrivent dans un mouvement plus général, amorcé dès le début des années soixante-dix [2], d’une extension patrimoniale en rapport à la consolidation historique de la notion de patrimoine en France.
Les historiens montrent en effet, qu’en France, l’association de la notion de patrimoine à l’idée de nation et de bien commun s’est progressivement élaborée du milieu du XVIIe siècle au début du XIXe siècle et concrétisée par la création d’institutions d’État dédiées à la préservation d’édifices, d’objets artistiques, expliquant l’emploi, aujourd’hui commun, de l’expression « patrimoine culturel ». L’époque des philosophes des Lumières, précise André Chastel, introduit à l’idée d’un progrès constant des sociétés et, dans le même temps, à une « attention concrète à la vie historique, dont les repères sont précisément les édifices, les œuvres d’art, qu’on ne peut plus laisser dépendre du caprice des possédants » (Chastel, 1997 : 1436). Mais, la notion de patrimoine, rapportée à l’idée de nation et de bien commun, se forme véritablement, chez les représentants de l’élite et ceux du corps dirigeant, durant la période révolutionnaire des années 1789-1795. En effet, face aux destructions populaires de tous objets symbolisant les deux grands ordres traditionnels – l’Église et la noblesse –, l’État les prend en charge de sorte que le « sens du patrimoine » émerge, c’est-à-dire celui « des biens fondamentaux, inaliénables ». Il « s’étend pour la première fois en France aux œuvres d’art, tantôt en fonction des valeurs traditionnelles qui s’y attachent et qui les expliquent, tantôt au nom de ce sentiment nouveau d’un bien commun, d’une richesse morale de la nation tout entière » (Chastel, 1997 : 1437 ; 1438). En somme, ces objets prennent une valeur générale dans « l’affirmation de leur intérêt pour l’éducation et pour l’histoire » (Chastel, 1997 : 1441). De la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle, les idées d’inventaire et de musée se concrétisent [3], la notion de « Monuments historiques » fait son apparition et l’État se préoccupe d’en établir un catalogue. Mais seule une minorité a conscience de l’ampleur du travail de protection et de consolidation à réaliser. Ainsi, durant le XIXe siècle l’État mènera une politique générale autoritaire, fonctionnant à partir de l’idée de prototype, c’est-à-dire d’une sélection d’objets selon leur caractère remarquable ouvrant sur des débats idéologiques autour des « Monuments historiques ». Pour autant, l’État maintiendra son monopole d’imposer sa politique et sa loi aux communes parce qu’à travers ces monuments historiques « se reflètent les traits éternels de la France » (Nora, 1997 : 4708).
La seconde moitié du XXe siècle marque un nouveau rapport au patrimoine qui peut se lire à partir d’un sentiment de perte, de disparition, ressenti par les populations, tout d’abord d’un cadre bâti puis d’un ensemble de pratiques spécifiques.
En effet, du fait des guerres et de ses ravages, de la reconstruction, une nouvelle sensibilité populaire à l’égard d’un bâti perdu et des façons de reconstruire s’exprime dans une France inscrite dans un contexte d’expansion économique et de modernisation qui s’accélère. Ainsi, face à la vitalité urbaine, André Malraux fait adopter la loi du 4 août 1962 qui impose un traitement spécifique de zones bâties définies comme patrimoniales. En 1964, il crée l’Inventaire général visant à fournir des repères techniques, topographiques et historiques dans l’aménagement du territoire national afin d’injecter un certain équilibre.
Dans les années 1970, on assiste à une sorte d’inflation patrimoniale, parce que la catégorie « patrimoine » recouvre désormais des ensembles d’objets de plus en plus divers. C’est l’époque où la France découvre la fin d’un monde, celui de la paysannerie. Le patrimoine ethnologique et paysan fait son entrée. Suivent le patrimoine industriel et urbain, de même que le patrimoine naturel et l’introduction de la notion de paysage [4]. Dans ce mouvement, les collectivités territoriales, les particuliers réunis en associations, seront associés à la décision, preuve d’une décentralisation politique en matière patrimoniale.
L’engouement pour le patrimoine – plus exactement pour les patrimoines – se confirme en 1980, par le succès, inattendu auprès des Régions, de l’année du Patrimoine, initiée en novembre 1979 par Jean-Philippe Lecat, Ministre de la Culture de l’époque. Son discours inaugurant le lancement de cet événement, indique, selon Jean-Louis Tornatore, que « la France se convertit au pluralisme culturel par l’ouverture de son corpus national aux savoirs et aux expressions jugées mineures des cultures populaires » (Tornatore, 2010 : 116) [5]. Le patrimoine reste culturel, mais s’ouvre à une conception anthropologique anglo-saxonne de la culture relative aux us, aux coutumes, aux mœurs de groupes sociaux dont l’étude sera confiée aux compétences des ethnologues au sein de la mission du patrimoine ethnologique [6]. Mais, en se pluralisant le patrimoine « n’est plus représentatif d’une identité collective d’ensemble (…), il est désormais constitutif d’une identité sectorielle, d’une catégorie sociale perçue sous la seule dimension culturelle » (Nora, 1997 : 4709), exprimant « une ruée vers le passé » et traduisant le passage « de la valeur historique à la valeur d’ancienneté », « d’une forme de conscience historique à une forme de conscience sociale » (Nora, 1997 : 4703 ; 4709 ; 4712).
Ce basculement, particulièrement lisible dans l’expansion du phénomène commémoratif s’explique historiquement par un délitement progressif, tout au long du XXe siècle de l’association étroite entre histoire, mémoire, nation, en somme de l’histoire comme mythe porteur de l’histoire nationale (Nora, 1997 : 28). Ce délitement tient aussi à la dissociation lente des notions de nation et de civilisation dont les causes historiques tiennent autant aux divisions internes qu’à la fin de l’hégémonie européenne sur le monde et du monopole qu’elle impliquait de l’idée même de civilisation : « la marche de l’humanité vers le progrès s’opère par la conquête de la raison ; or, de ce progrès de la raison, l’agent historique est l’État national (…) ; donc l’histoire de la France est celle de la raison en marche. C’est sur ce syllogisme intégré à la conscience nationale que reposait l’universalisme français : une élection fondée en rationalité, un principe généralisable incarné dans une aventure nationale particulière, un exemple exportable » (Nora, 1997 : 4711).
Aujourd’hui, dans une époque qualifiée de « culture-monde » par Gilles Lipovetsky et Gilles Serroy (Lipovetsky, Serroy, 2008), nos sociétés contemporaines tendraient à se spécifier par un manque de repères et de régulations collectives susceptible d’être décliné dans un nouveau rapport au temps, à l’espace et aux catégories sociales.
Sujette à la crise de l’idée de progrès, l’époque valoriserait le présent par rapport au passé, se caractériserait par une « fièvre du changement perpétuel » (Lipovetsky, 2006 : 61), à tout le moins instituerait un nouveau type de temporalité : celui de l’instantané, de l’immédiat. Ce règne du temps court, qui manque, impose, selon Nicole Aubert, une réactivité dans une urgence et dessine un nouveau type d’individu : « flexible, pressé, collant aux exigences de l’instant ou à la jouissance qu’il procure, et cherchant dans l’intensité du moment une immédiate éternité » (Aubert, 2003). Du point de vue des rythmes collectifs, c’est à une désynchronisation des rythmes sociaux que nous assisterions depuis le début des années 2000 particulièrement lisible dans l’espace urbain, notamment à travers le prisme des pratiques sociales de déplacements. Elle renvoie à l’idée selon laquelle les relations sociales quotidiennes seraient moins synchronisées, moins rythmées par des dispositifs collectifs mais davantage par des dispositifs individuels (Ascher, 2000 : 205 ; 207).
À l’échelle internationale, des zones géographiques d’activités, d’échanges, de circulation des capitaux financiers, dessinent de nouveaux pôles [7], prenant l’ascendant sur le vieux continent. Y compris en termes de « géographie symbolique », ce sont de nouvelles polarités qui apparaissent, repérables à partir d’une analyse des pratiques de déplacements d’agréments [8]. Par ailleurs, certains auteurs tels Anthony Giddens ont souligné que la dynamique de la modernité suscitait une délocalisation des relations sociales, car les moyens de transaction et les savoir-faire se seraient affranchis de leurs inscriptions territoriales, invitant à penser que l’essentiel pour les personnes serait d’accéder à un réseau et non plus de s’ancrer quelque part. Nuançant ce propos, d’autres insistent plutôt sur une tension entre mobilité et ancrage, entre un cosmopolitisme (dans une société dite de réseaux) et un attachement à un lieu (une commune, un quartier, etc.) – tension où les combinatoires sont plurielles –, de même que sur un rapport au déplacement comme nouvelle source d’inégalités sociales.
Du point de vue des stratifications sociales enfin, suite à « un procès de personnalisation » [9], nous assisterions à une sorte d’atomisation sociale, c’est-à-dire à une crise des identités collectives. Pour Gilles Lipovetsky, il s’agirait d’un « effacement des cultures de classes, [un] recul des sentiments d’appartenance à une collectivité, [une] fragilisation de la vie professionnelle et affective, [une] déstabilisation des rôles et des identités sexuelles, [un] relâchement des liens familiaux et sociaux, [un] affaiblissement des encadrements religieux ». L’ensemble de ces facteurs ayant pour conséquence d’ouvrir l’horizon des possibles pour chacun permettant un « bricolage » identitaire mais exposant les uns et les autres à davantage d’incertitude et accentuant « le sentiment d’isolement des êtres, l’insécurité intérieure, les expériences d’échec personnel, les crises subjectives et intersubjectives » (Lipovetsky, Serroy, 2008 : 59).
Dans ce contexte, grossièrement brossé, le bruit d’un « big bang » [10] du patrimoine se serait fait entendre.
« L’ère de la commémoration », qu’ouvrent les années quatre-vingt, analysée par Pierre Nora, signifie la démultiplication des célébrations du passé. L’auteur y lit le basculement de « l’historique vers le mémoriel ». Ce passage se comprend comme une réponse à la crise de l’idée de progrès. Tant que cette idée prévalait, la nation liait passé et avenir ; dès que s’immisce le doute puis la crise, ces deux instances se séparent et s’autonomisent. Ainsi, les commémorations célèbrent le passé, mais un passé qui perd de sa valeur historique au profit d’une valeur d’ancienneté. Le rapport à ce passé se modifie. Désormais, « ce qui compte ce n’est plus ce qu’il nous impose, mais ce que l’on y met » (Nora, 1997 : 4696).
Le « big bang » du patrimoine se lit aussi dans une patrimonialisation généralisée des espaces, c’est-à-dire une inflation muséale, un « embaumement » de quartiers urbains anciens, une invention de lieux patrimoniaux sur des espaces moins urbanisés, fondée, par exemple, sur une valorisation folklorique, artisanale, sur une mise en spectacle d’une ruralité esthétisée au risque du pittoresque. Dans tous les cas, on assiste à la création de marques, de labels patrimoniaux qui constituent un des leviers politiques de l’animation culturelle des territoires, cherchant à les rendre attractifs, à générer de l’activité économique en attirant un tourisme culturel qui, dans bien des cas, répond aux séductions, au risque d’une mise en péril des sites. Pierre Nora lit cette patrimonialisation généralisée des espaces comme une démultiplication des lieux de mémoire et l’explique par la formule célèbre : « il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire » (Nora, 1997 : 23). Plus précisément, ces lieux de mémoire seraient l’indicateur de la disparition « d’un immense capital que nous vivions dans l’intimité d’une mémoire pour ne plus vivre que sous le regard d’une histoire reconstituée ». Le sentiment d’une absence de « mémoire spontanée » viendrait expliquer l’apparition de ces lieux de mémoire. Mais, ce passage ne laisserait que des reliques : « les lieux de mémoire ce sont d’abord des restes. La forme extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui l’appelle, parce qu’elle l’ignore » (Ibidem : 28 ; 29). Remarquons que si ces lieux de mémoire ne sont pas les milieux de mémoire au sens d’une mémoire incarnée, ils maintiennent des « mémoires spécifiques », c’est-à-dire celles de groupes spécifiques (mémoire ouvrière, etc.) et intéressent « le plus directement ceux qui s’en sentent les descendants et les héritiers (…). Cette histoire est en fait leur histoire » (Nora, 1997, 4704).
Prenant acte des déplacements générés par le PCI et du mouvement plus général d’extension patrimoniale, nous sollicitions, dans le cadre de l’appel à contribution pour ce numéro 24 de Tétralogiques, les futurs contributeurs à prendre en compte la différenciation entre procédure de patrimonialisation et processus de patrimonialisation (Le Coq, 2017). La première retrace les différentes étapes de la transformation institutionnelle d’un objet en objet patrimonial, susceptible d’engendrer des régimes de patrimonialisation, variables selon les pays, lisibles dans les différentes législations et différenciés selon la nature des objets concernés (bâti, naturel, etc.). Les processus de patrimonialisation désignent les ressorts de l’établissement de liens avec des passés qui rendent secondaire une attention aux objets de patrimoine au profit d’une description et d’une analyse de ces liens. Nous les invitions alors à réfléchir aux façons dont les populations font patrimoine en tenant compte de cette différenciation ainsi qu’à engager leur réflexion dans un des trois axes suggérés :
1. Patrimonialisation et transmission
La question patrimoniale charrie aussi celle de la transmission, spécifiquement dans un rapport vertical entre les générations. De ce point de vue, l’organisation sociale et politique de cette transmission peut être investiguée, mais dans la mesure où elle cherche à rendre compte de ce qui spécifie la transmission patrimoniale.
2. Patrimonialisation et dette
La question patrimoniale définit une histoire passée dans laquelle ses héritiers s’inscrivent en tant que débiteurs. Le patrimoine peut donc s’appréhender comme dette du présent envers un passé. Qu’en est-il de cette dimension dans le cadre du PCIH ? La disparition ou la menace de disparition déclenche-t-elle des manifestations sociales de cette dette ? Si l’invention patrimoniale en France sert d’abord une visée d’identité et d’unité, comment s’articule-t-elle à la diversité et la pluralité des revendications patrimoniales aujourd’hui ?
3. Patrimonialisation et histoire
La question patrimoniale gagne a être inscrite dans un « régime d’historicité » lequel aide à mieux cerner les articulations qu’une époque opère entre passé, présent et futur. En s’aidant de cette notion empruntée à François Hartog (Hartog, 2006), voire de la sociologie des temps sociaux, est-il possible de spécifier les types de liens aux passés que traduit l’inflation patrimoniale ?
Ces propositions thématiques n’ont pas forcément convaincu les contributeurs. En revanche, tous se sont saisis, à leur manière, de la différenciation entre procédure et processus de patrimonialisation. Leurs raisonnements s’échafaudent à partir de sujets aussi divers que le patrimoine naturel en Bretagne, la réhabilitation d’une ancienne pratique de chasse en Argentine (le chaku), la mémoire ouvrière dans un quartier nantais, celle d’une culture musicale, pourtant périssable (le punk), dans une visée de patrimonialisation, le patrimoine culturel à travers l’exemple des chapelles en Bretagne, le patrimoine culturel immatériel au regard du fest-noz en Bretagne, la question de la transmission du point de vue d’une communauté spécifique, celle des Manush dans le département de la Charente. Enfin, un dernier article propose une réflexion sur l’articulation entre patrimoine et transmission.
Jean-Michel Le Bot s’intéresse à la notion de patrimoine naturel en retenant quelques enseignements de la déconstruction du patrimoine proposée par Pierre-Yves Balut en 1983. Il les mobilise pour explorer cette notion et propose un rappel historique de cette dernière par l’Unesco et le droit français. À la suite, il expose l’usage de cette notion par une association bretonne (Société pour l’Étude et la Protection de la Nature en Bretagne) à partir, entre autres, d’un travail documentaire de différents numéros de la revue Penn ar Bed, rappelant, au passage, que les réflexions de cette association ont contribué à la création des parcs naturels régionaux en France. De ce travail descriptif l’auteur retient quelques conclusions :
- le rôle central joué par les scientifiques dans la définition du patrimoine naturel, mais aussi l’intérêt de différencier sur ce point la construction logique de la connaissance et la construction sociale du savoir ;
- si la construction logique de la connaissance sur la nature tend à se confondre avec la définition du patrimoine naturel, il n’en reste pas moins que le patrimoine ne peut se passer d’héritiers. Or, ces derniers posent problème dans la mesure où si le patrimoine naturel s’inscrit dans la législation française depuis 1976, ce mode d’existence juridique du patrimoine naturel ne recoupe pas son existence politique, c’est-à-dire la constitution sociale d’héritiers.
L’auteur conclut sa réflexion par la formulation d’une hypothèse de recherche à partir de la question des landes en Bretagne : « le patrimoine “naturel” devient d’autant plus facilement patrimoine qu’il n’est pas exclusivement naturel ».
La contribution de Joaquin Gonzalez Cosiorovski et Pascale Moity-Maizi nous mène en Argentine, plus précisément dans la province de Catamarca située au nord-ouest du pays. Il s’agit de montrer, à partir d’un travail ethnographique réalisé dans la zone de Laguna Blanca, comment une ancienne pratique de chasse (le chaku) se trouve réhabilitée à la suite de la labellisation d’un territoire de cette province (le département de Belén) après la réalisation de travaux d’aménagements routiers et le constat d’un risque d’extinction de la vigogne, gibier du chaku, prisé dans les pratiques anciennes pour la qualité de sa laine. Les auteurs montrent comment opère la reconstruction des liens avec cette pratique de chasse autour d’apprentissages. Ces derniers permettent de redécouvrir une pratique et, surtout, participent à l’inscrire dans un nouveau régime d’action publique animé par une volonté de préservation et de valorisation marchande de la vigogne comme ressource spécifique et emblématique de cette région.
L’article d’Elvire Bornand, Frédérique Letourneux, Alice Cadouin, Doriane Gain et Thibault Rabain nous ramène en France, plus précisément dans un quartier nantais dont l’histoire se rapporte à celle des cités ouvrières. Il retrace la manière dont s’est opéré un processus de patrimonialisation par les habitants de cet ancien quartier ouvrier soumis à de profondes mutations urbaines. Il montre les rapports entre mémoire et patrimonialisation en soulignant le travail de sélection opéré par les initiateurs de cette démarche de patrimonialisation ainsi que par les habitants. Ce faisant, il interroge les points focaux sur lesquels s’articule ce mouvement de patrimonialisation qui se fonde davantage sur les discours que sur les traces tangibles, telles les formes du bâti. Les auteurs poursuivent en cherchant à cerner les produits de cette mise en patrimoine « par le bas » qui se rapporte à un héritage immatériel de solidarités de proximité qui raconte non seulement un monde passé, mais lui donne un sens et pour lequel les héritiers se sentent redevables.
C’est aussi de mémoires – entendues comme « ce dont on se souvient » – que traite Pierre Raboud, mais concernant un genre musical qui, d’emblée, s’est pensé comme périssable et à ce titre a produit de l’appartenance sociale : le punk. À travers l’histoire de ce genre musical en France et surtout l’initiative de sa patrimonialisation par le projet de recherche intitulé PIND (« Punk is not dead »), l’auteur montre comment cette démarche se construit, avec quels types d’acteurs, autour de quels types d’objets. Bien que valorisant l’immédiateté, les porteurs des mémoires punks (rapportées aux scènes locales) se disputent l’autorité de celle qui l’emportera particulièrement autour de la question de l’authenticité. En définitive, l’auteur fait remarquer que les spécificités de la patrimonialisation du punk recoupent les questions que posent le PCI à la consolidation du patrimoine français, particulièrement la centralité de l’expérience comme expertise.
À partir d’une enquête réalisée dans le département de la Charente, auprès de Manushs sur la question de la transmission, Muriel Gazzola s’intéresse à ce qui fait patrimoine pour les membres de cette communauté. Des portraits de Manushs permettent à l’auteure de préciser l’organisation sociale et le mode de vie de cette communauté. Ils font comprendre que ce qui compte en matière de transmission se rapporte non à des biens hérités mais à un mode de vie à s’approprier, où la place du père est centrale, pour exister socialement. Ce sont ainsi des statuts entre les membres, des régulations entre les âges qui reconduisent une appartenance à un ensemble. Le travail de transmission n’a pas besoin d’instances particulières pour définir des cadres sociaux spécifiques de la transmission parce qu’il se réalise dans les menus actes de la vie quotidienne. Autant dire que chez les Manushs la différence entre patrimoine et héritage ne paraît pas pertinente. Surtout, ce sont d’emblée des liens à un passé communautaire qui se transmettent plus que des biens comme si ces liens à une vie communautaire passée permettaient d’appartenir à un monde stable, cohérent.
Retour en Bretagne avec la contribution de Julie Léonard qui étudie, d’un point de vue ethnologique, les cadres sociaux du « regard patrimonial » à partir d’une enquête de terrain engagée en février 2018 sur un projet culturel mené dans une petite commune bretonne sur les pardons. Ce sont essentiellement les chapelles, comme lieu d’expression de ces pratiques rituelles, sociales et culturelles, qui font l’objet de l’attention de l’auteure. Plus précisément, il s’agit de rendre compte des façons dont les différents acteurs de ce petit patrimoine élaborent leur « regard patrimonial » à partir de la relation qu’ils entretiennent avec ces chapelles. Les contrastes que donnent à lire l’auteure entre la construction du rapport patrimonial de l’expert et celle des habitants, chargés de s’occuper au quotidien de la chapelle, montrent, chez ces derniers, leur appropriation du lieu et surtout leur difficile désappropriation.
Le sujet du fest-noz en Bretagne fait l’objet de la contribution de Charles Quimbert. Plus précisément, les transformations du fest-noz en Bretagne, de son renouveau dans les années cinquante à son inscription sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2012 illustrent, pour l’auteur, des manifestations d’un processus de patrimonialisation identifié comme relevant spécifiquement du principe qui fait de l’humain un être social. Le modèle de la Personne de la théorie de la médiation habilite l’auteur à souligner que ce processus de patrimonialisation se manifeste lorsqu’une rupture dans la transmission fait craindre la disparition de l’élément concerné et entraîne une action de sauvegarde où identité et responsabilité se répondent réciproquement.
Ce dossier thématique sur la question patrimoniale se conclut, avant la republication de l’article fondateur de Pierre-Yves Balut « Du patrimoine » (1983), par une réflexion collective sur l’articulation entre patrimoine et transmission. Profitant des « troubles » occasionnés par l’invention de la catégorie patrimoine culturel immatériel (PCI) dans la définition, l’organisation et la production de politiques patrimoniales, il s’agit de souligner que le PCI, appréhendé dans une perspective médiationniste, invite en fait à l’analyse non plus des procédures d’élection d’objets au rang patrimonial mais de l’élection et de la production de liens de filiation et de leurs processus. De ce point de vue, le patrimoine se spécifierait, sociologiquement, par une double caractéristique : l’une, conjoncturelle, par la présence d’héritiers spirituels sans donateur ; l’autre, structurale, par une sorte de hiatus dans la transmission. Il serait ainsi une des modalités de reconnaissance de paternité dans le temps, une sorte d’ancrage temporel nécessaire générant des effets sur les appartenances sociales et spatiales.
Un article, supplémentaire, dans la rubrique Varia prolonge la thématique de l’an dernier, celle du modèle médiationniste de la technique. Thierry Lefort y décortique l’impression 3D , montrant comment elle constitue un net démenti à l’idée si répandue que l’informatique entraînerait une « virtualisation » ou une « dématérialisation » par un examen précis et documenté de ses propriétés ergologiques.
Références bibliographiques
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Urbain J. – D., 2011, L’envie de monde, Paris, Bréal.
Notes
[1] Cette façon de faire patrimoine par l’expérience fait l’objet d’un ouvrage dirigé par Jean-Louis Tornatore en visant un horizon anthropologique (Tornatore, 2019).
[2] À l’échelle de l’Unesco, rappelons que la convention sur la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel en 1972 s’étend à l’ensemble du patrimoine immatériel, symbolique et spirituel de l’humanité. Notons aussi qu’en 1997 le patrimoine biologique de l’homme s’ajoute au patrimoine universel.
[3] Par exemple, la création en 1791 du « Muséum central des arts et des sciences », du Musée du Louvre en 1793.
[4] « Une nouvelle forme de passion du passé semble saisir les sociétés industrielles de l’Occident. Tout devient patrimoine : l’architecture, les villes, le paysage, les bâtiments industriels, les équilibres écologiques, le code génétique » (Guillaume, 1980 : 11).
[5] « ‘Le patrimoine, déclarait en 1979 le ministre de la Culture Jean-Philippe Lecat, à l’occasion du lancement de l’Année du patrimoine, ce n’est plus la froideur des pierres, la glace qui nous sépare des objets de musée, c’est aussi le lavoir du village, la petite église rurale, le parler local ou le charme des photos de famille, les savoir-faire et les techniques’ » (Tornatore, 2010 : 116).
[6] Cette mission est créée avec le conseil du patrimoine ethnologique en 1980. Depuis 2005, cette mission a été remplacée par la mission ethnologie, rattachée à la Direction générale des patrimoines du Ministère de la Culture et de la Communication.
[7] Par exemple ce qui a été nommé le BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) au début des années 2000. Depuis, d’autres pays s’y sont associés comme l’Afrique du Sud.
[8] « (…) la répartition de ses attractions type dans l’espace, en bouleversant (…) l’indexation spatiale de certaines grandes valeurs comme celles, temporelles, du passé, de l’avenir ou des origines, lesquelles étaient associées traditionnellement et respectivement à l’Est, à l’Ouest et au Sud », (Urbain, 2011 : 258).
[9] Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
[10] Expression empruntée à Jean-Didier Urbain (Urbain, 2011 : 227).
Sophie Le Coq« Numéro 24. Présentation : le patrimoine en question », in Tétralogiques.