Jean-Yves Urien

EA 2241, LAS, Sciences du langage, Rennes 2. Université Européenne de Bretagne. jean-yves.urien@laposte.

Qu’a de générale la linguistique générale ?


La formule « linguistique générale », a un côté provocateur en milieu médiationniste, et un côté caduque plus largement dans la corporation des linguistes, après que l’appellation « Sciences du langage » a été officialisée en France. Et pourtant, souvenons-nous qu’elle fait partie du titre d’un certain Cours d’un certain père fondateur… de quoi au juste ? Fondateur, d’abord, d’un regard sur le dire qui définit les mots comme des « valeurs » dont l’identité toute relative est garantie par leur seul « signifiant ». Ce petit rappel se justifie en ce qu’il est applicable au titre de ce présent propos. Entendons ici la formulation elle-même : « linguistique générale ». On peut tourner la formule dans tous les sens, et y repérer aussi bien de la cohérence que de l’incohérence. Tout dépend de ce que l’on conçoit par « linguistique » et par « général », et surtout par l’interaction des deux termes. Quels raisonnements ces mots résument-ils ? Quelle est la part du mythe, et celle de la science dans les raisonnements que cette formulation suscite ?

Le propos principal portera sur cette notion de « généralité », plus que sur celle de « linguistique », dont je vais d’abord parler rapidement. Les deux premières parties relèvent ainsi du thème de la dissociation des plans de médiation ; la troisième porte sur celui du caractère dialectique de tout fonctionnement culturel.

I – Cohérence et incohérence de la relation entre les deux termes « linguistique » et « généralité »

Un préalable. Que l’on accepte d’entendre le raisonnement suivant. Il est tout aussi légitime de considérer que le terme « linguistique » tente de désigner les contours d’un type d’explication scientifique, que de considérer qu’il tente de désigner les contours d’une discipline universitaire. Le terme est ambivalent mais il est essentiel de distinguer ces deux points de vue. Différence d’ailleurs, et non contradiction. La notion de discipline présuppose que le service rendu est un service de savoir scientifique. Réciproquement, tout raisonnement scientifique élaboré fait objet de débats et finit par susciter un corps de métier spécialisé. Ceci dit, dans la réflexion qui suit, les notions de « linguistique » et de « généralité » désignent respectivement un champ conceptuel, et une propriété sémantique.

1. « Linguistique générale » paraphrase de « glossologie »

Je soutiendrai maintenant l’idée que si la démarche à visée explicative dite « linguistique » est à critiquer, c’est parce qu’elle n’est pas du tout « générale », ou pas assez « générale », et non pas parce qu’elle serait « générale ». Si elle l’était, la linguistique aurait du même coup cette homogénéité qui lui fait défaut lorsqu’elle pense expliquer « le langage ». Saussure a bien vu cela au début du Cours, lorsqu’il déclare : « Pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite » (p. 25). En persistant à rechercher l’explication du « langage », la linguistique est « multiforme et hétéroclite ». Il y a donc lieu de repenser la notion de « généralité » pour qu’elle s’accorde avec l’exigence d’homogénéité et de cohérence de toute science.

Essayons de préciser ce constat d’incohérence. Si l’on entend par « linguistique générale » la pratique de la plupart des professionnels qui se rangent sous cette rubrique, on peut repérer deux aspects à cette incohérence. De deux choses l’une…

Ou bien on entend par « général » le travail d’ « inventaire d’usages communs à plusieurs langues, ou de différences de l’une à l’autre », par opposition à « l’inventaire de ce qui assignable à une seule communauté », (française, espagnole, etc.). Tout visiteur d’une université française comprendra ainsi un programme académique qui distinguera un cours de « linguistique générale » d’un cours de « linguistique française, anglaise, etc ». Dans ce cas, on fait une sorte de « linguistique comparée ou contrastive ». Et on aboutit à un inventaire d’usages, on dresse une sorte de paysage coutumier, dont la portée explicative souffre de deux limites. D’une part, l’explication renvoie à un principe de communauté ou de particularité des usages dont le statut est socio-historique. Et cela jure avec la notion de « linguistique » en tant qu’elle serait à la recherche des principes de fonctionnement du langage. D’autre part, l’explication bute sur les notions de ressemblance ou de dissemblance des usages, qui sont des notions pauvres, tant qu’on ne les renvoie pas à l’appareil plus large de la sociologie. Bref, voilà une linguistique qui ne pourrait plus prétendre cerner ce qui particularise « le langage », puisqu’elle en cherche les contours dans le cadre englobant du social. Incohérence radicale . une linguistique du dire ne peut pas se fonder sur un principe de généralité sociale. Voyons maintenant le second aspect de cette incohérence.

Inversons le raisonnement. Entendons par « général », comme Jean-Claude Milner, le travail d’exposé de « l’ensemble des propriétés… qui distinguent ce qui est une formation langagière et ce qui ne l’est pas ». (Pour une science du langage, p.46). Une explication « générale » de ce type n’est plus une « linguistique » dont l’objet serait « le fait que les gens se parlent », c’est-à-dire un échange, mais, restrictivement, un mode particulier de fonctionnement à l’intérieur de cette parole. Cette incohérence est l’inverse de la précédente : la recherche de la généralité du dire ne peut pas être le programme d’une linguistique de l’usage social que sont les langues.

En somme, il est aussi incohérent de lier une linguistique du dire à de la généralité sociale, que de lier une linguistique de la langue – fait social à de la généralité langagière.

Comment retrouver une cohérence ?

Je vous rappelle la position que prend Jean-Claude Milner quant à la terminologie : « Les propriétés A, B, C, etc. des formations langagières peuvent être combinées en un concept unique Z, qui n’est rien d’autre que le concept langage. Il résume non une question d’existence, mais de propriétés. Étant donné cette nouvelle définition, rien n’interdit que la linguistique se donne pour objet le langage ». Rien n’interdit donc, pour lui, qu’on appelle linguistique la démarche explicative qui a cet objet Z. Ce raisonnement est tout à fait cohérent. Considérons maintenant la solution proposée par Jean Gagnepain, (Du Vouloir Dire, t. I, p. 18) : « Nous n’acceptons plus d’identifier à la glossologie, dont la dichotomie grammaire et rhétorique constitue le propos, la linguistique, qui, concrètement, l’associe aux ergo-, socio- et axio-linguistiques (…) » On peut en extraire de ce propos critique la proposition positive : « La glossologie se donne pour objet spécifique la dichotomie grammaire et rhétorique », ou encore « on appellera glossologie la démarche explicative qui a pour cet objet grammatico-rhétorique ». Sachant qu’il n’y a pas d’objection, pour un glossologue, à considérer que cet « objet grammatico-rhétorique » est constitué de « propriétés A, B, C, etc. des formations langagières », celle qu’on rencontre toujours et seulement dans le langage, je considère que ce raisonnement clarificateur est identique à celui de Jean-Claude Milner. La perspective de fond est identique. (Ceci ne préjuge pas de possibles divergences importantes dans la conception de ces propriétés dans les deux modèles explicatifs. On sait, par exemple, l’importance que prend la biaxialité pour la glossologie, et l’absence de prise en compte de celle-ci par la grammaire générative).

La différence est dans la formulation, laquelle est inverse de l’une à l’autre. Jean-Claude Milner choisit de conserver les termes de « linguistique » et de « langage » mais en subvertit le sens, comme Saussure le fit de « langue » et de « signe ». De même l’astrophysique continue-t-elle d’appeler « étoile » ce qui est radicalement différent de ce qu’entend celui qui « dort à la belle étoile ». Lavoisier continue de parler de « chlore » comme les alchimistes, et nous acceptons d’en faire autant.

Le choix terminologique de Jean Gagnepain est différent. Autre stratégie vernaculaire. Sur le fond, le terme de « glossologie » règle le problème en un mot composite. Le suffixe « ‑logie » résume à lui seul le principe de toute démarche scientifique, en tant qu’elle explicite de la relation causale générale. Tandis que le préfixe « glosso - » résume le type d’objet de cette science, qu’il appelle « signe ». Ce n’est ni le signe d’Augustin ni celui des Maîtres de Port-Royal, ni même celui de Saussure, mais un principe de fonctionnement mental proche de l’objet Z. Par ailleurs, le préfixe « glosso‑ » transforme le grec, puisqu’en grec classique « glôtta- » désigne indifféremment l’idiome qui identifie un peuple, la parole, ou enfin l’organe buccal, mais jamais un fait de dire, lequel se formule par les termes « logos, phasis, rhema, onoma », etc. Jean Gagnepain n’a pas osé proposer : « logologie », ou « phasiologie » au fond plus adéquat puisque le logos se prend ici lui-même pour objet ! Ainsi, l’appellation « glossologie » règle apparemment le sort de la « linguistique générale ». À moins qu’on ne dise que, en un sens, la glossologie a pour synonyme possible « linguistique générale », en tant que science qui énoncé les propriétés spécifiques du fait de dire. Toujours en ce sens, ce serait même la seule « linguistique » possible.

Au demeurant, en tant que positions universitaires, « The question is, which is to be the master ». comme le dit si bien l’œuf Humpty Dumpty à Alice. Mais ce serait une régression méthodologique que de disqualifier un raisonnement explicatif lui-même au profit du seul argument d’autorité et de la hiérarchie des notoriétés.

2. Critique de la « linguistique générale » dans le champ universitaire standard

D’où vient le discrédit jeté par Jean Gagnepain sur la linguistique générale ? Du fait que cette orientation intellectuelle se donne pour objet d’observer des usages. Usages singuliers et usages communs. Quelle est la portée, et quelle est aussi la limite d’une telle critique ? Cette présentation critique sera par développée et précisée dans la partie II de cet exposé.

2. 1. Une critique légitime

La critique s’appuie notamment sur le relevé d’affirmations théoriques multiples et variées, qui confondent langues et langage et prétendent observer des propriétés de langues. Méfions-nous cependant : on peut déclarer faire quelque chose et en faire une autre.

La critique est aussi justifiée pour une partie des pratiques universitaires, notamment didactiques. Ouvrons ces classiques pour étudiant francophone angliciste (des années 1970) que furent la Stylistique comparée du français et de l’anglais de Jean-Paul Vinay & Jean Dalbernet, (en réalité, un traité de pratique de la traduction), The right word (Lionel Guierre), et pour d’autres étudiants de langue, Das rechte Wort (Philippe Marcq et Lionel Guierre), ¿Como decirlo ? (S. Pedragosa et L. Guierre). Ce qui intéresse ces auteurs, ce n’est pas, par exemple, la systématique des modalités (épistémique, ontique, déontique, etc.) en tant que telle, mais le contraste des usages sociolinguistiques qui fait qu’on ne devient anglophone qu’en distinguant « may » de « can », et en regroupant « Il se peut que- » et « Il a le droit de‑ » dans le même usage, à savoir : « He may (come) ». De même, « Tener mucha competencia », ce n’est pas « être très compétent », mais « être exposé à la concurrence ». Ce dont ils traitent ici, disciplinairement, c’est bien de cette géopolitique de l’étrangeté, de la familiarité et, surtout, des « faux amis » qui témoignent de la dialectique du social et de son caractère praxique. Ils visent, en effet, à former à un service de traduction et d’échanges.

On peut élargir ce problème de dissociation. On le rencontre en histoire de l’art, en musicologie, et, en partie, en arts plastiques. « Le style, c’est l’homme », n’est-ce pas ? Et l’homme, le style. Réduction scientifique sociologisante, articulée à des corporations académiques. Cette dimension ne saurait être évacuée non plus de l’histoire de la théorie de la médiation elle-même. Qu’est-ce qui explique que l’amphithéâtre du « Séminaire » se soit rempli de psychopathologistes dans les années 80 ? Pour une part non négligeable, des attentes de métier. Proposer une réflexion sur la clinique de la personne et de la norme, c’est susciter l’espoir que les explications proposées pourront déboucher sur une autre manière de rendre service à autrui. Corollairement, si la « glossologie », et tout ce qui ose s’appeler « grammaire », ne fait pas recette auprès du public, c’est bien parce que ce public attend encore une recette, pour l’exercice de professions concernées, quelle qu’il soit d’ailleurs : rééducation ou instruction.

2. 2. Limite de la critique

Pour autant, la critique de la linguistique générale peut-elle être radi­cale et totale ? Il convient d’y réfléchir, en adoptant une attitude épisté­mologique, en cherchant à définir le plus clairement possible les positions des uns et des autres. Jean Gagnepain opposait idéologie et épistémologie, et énonçait que cette distinction a un statut sociologique, et non axiologique. Être sage idéologiquement, et intempérant épisté­mologiquement n’était pas exclu ! S’agissant de la « linguistique géné­rale » en particulier, mais comme du reste, l’attitude épistémologique commence par une confrontation avec les positions des autres, notam­ment par une lecture attentive, en pariant que la lecture est une forme de dialogue. Ce dialogue à distance a cet avantage de diminuer fortement les effets d’influence et de pouvoir institutionnel et de per­mettre de se concentrer sur le pouvoir des arguments explicités. C’est pourquoi les psychologues médiationnistes ont continué à travailler leur Freud, leur Lacan et autres princes consorts qui se disputent l’inconscient. Je suppose que c’est pour y repérer des observations authentiquement axiologiques ou sociologiques, en dépassant des diver­gences de termi­nologie. Il y a toujours une marge possible de subversion dans la lecture ou le dialogue.

Faisons de même vis-à-vis du thème qui nous intéresse, celui de la « généralité » des faits de dire. Être médiationniste, c’est accepter notamment comme condition nécessaire à la démarche scientifique le principe suivant. La connaissance scientifique est délimitée par un système homogène de propositions relatives à un ordre défini et général de causalité que l’on peut tester sur de l’observable. Ceci étant… Quelle garantie méthodologique se donner pour repérer l’homogénéité ou l’hétérogénéité des dites hypothèses ?

Essayons d’y apporter une réponse au moins approximative, en partant de l’idée que la démarche explicative est elle-même un fait de langage. Il s’ensuit que l’on peut s’appuyer sur l’examen des concepts qui constituent cette explication, des concepts qui sont formulés par une terminologie et une phraséologie. Il faut donc examiner de manière critique si le statut des différents concepts que l’on articule en explication est ou non homogène.

Voilà ce que je propose dans ce qui suit. (II) Traitant d’abord de la distinction nécessaire entre le général et l’universel, j’examinerai un texte qui relève de la « linguistique générale », branche « typologie ». J’y chercherai tour à tour des points d’hétérogénéité, puis les proposi­tions qui forment un tout homogène. J’essaierai d’y repérer le type d’explication homogène auquel on peut rattacher la notion de « généralité ». (III) Je tenterai ensuite de nourrir la réflexion sur cette notion de généralité, en la dialectisant.

II – Dissocier le général de l’universel

1. Observation de points d’hétérogénéité dans deux passages d’un texte

1. 1. Système casuel et observation de langues

Voici un passage du Cours de Morphologie générale d’Igor Mel’čuk, (CMG, v.2, 1994, tableau p. 279-280). Igor Mel’čuk illustre la grande variété des système casuels par une liste de langues associées à un nombre de cas : « 2 ancien français, masaï. 3 arabe, roumain. (…) 7 latin, géorgien. (…) 21 hongrois. (…) 42 lak, 46 tabassaran. »

Voyons maintenant le point d’hétérogénéité du premier passage. Le propos lui-même, strictement typologique, n’est pas critiquable. L’auteur admet qu’il est « approximatif » et ne prétend apporter qu’une information grammaticale explicitement réduite : les système casuels sont extrêmement divers, (de 2 à 46 cas). Ceci dit, un lecteur incapable de lire en termes de statut explicatif, peut faire un contresens sur ce tableau, y confondre des informations de statut différent, à savoir logique (systématique des cas) ou social (diversité des usages sociaux), et donc mettre de l’explication là où il n’y a pas lieu d’en mettre, en y lisant une modélisation de différences entre langues. Dans un précédent article (Jean-Yves Urien 2004, p. 55-56), j’ai appelé cela une « description », qui, pour moi, est l’étape conclusive ou inchoative de l’explication. Ce qui pourrait être explicatif dans un tel tableau a été dit avant, ou sera déployé après. Mais le propos même n’apprend rien sur qui sont les Laks, les latins, ou les français. Degré zéro donc de l’explication sociologique. On est dans l’ordre du constat présupposé exact : « Il y a des Laks ! » « Et alors ? » pourrait-on répliquer. Degré minimal (et assumé comme tel par l’auteur), par ailleurs, de l’explication grammaticale, puisque on apprend seulement qu’un système casuel peut être très simple (2 cas) ou très complexe (46). Il faut impérativement se retenir de mettre dans cette lecture plus que ce que l’auteur entendait y mettre : le constat numérique d’une variété de complexité. Si vous voulez approfondir l’observation d’un raisonnement grammatico-sémantique qui différencie un « superessif » (« qqat+lu+j » sur la maison) et un « subessif » (« qqat+lu+lu » sous la maison), (p. 282), il faut lire le reste du chapitre. Et, pour une observation personnelle, il faut aussi prévoir pas mal de visas pour arriver au Daghestan. (Certes, on peut aussi chercher si des Laks n’auraient pas émigré dans la banlieue de Rennes). À cette condition pratique, vous pourrez tester si l’opposition / -j / et / -lu / fait marque et a cette valeur sémiologique. Je ne plaisante pas vraiment : il faut aussi courir après les aphasiques pour tester des G.E.I.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le fait de n’observer un cas superessif qu’au Daghestan ne fait pas du superessif un concept sociologique, pas plus que, réciproquement, le fait d’observer des cas à cet endroit ne fait du Lak un concept « linguistique » à strictement parler. La linguistique générale devient critiquable à partir du moment où elle laisse le lecteur confondre la logique du dire et les usages et échanges sociaux qui s’actualisent dans du dire.

Je souligne que l’aspect critique de mon propos concerne l’éventuelle erreur de lecture d’un lecteur insuffisamment averti, et induit en erreur par l’inévitable croisement dans un tel tableau de la question grammaticale, et de la présence, méthodologiquement inévita­ble, mais incidente, d’une nomenclature de langues. Établir une propriété du dire (la notion de système casuel) suppose l’observation d’humains, qui, par ailleurs, ont une identité socio-historique manifestée par de langue. Faire une lecture grammaticale de ce texte impose de s’abstraire de toute interprétation en termes de langues.

1. 2. « Thème et rhème » et observation de langues

Voici un autre passage de ce même ouvrage, (CMG, v.2, p.133-156). L’auteur traite de structure morphologique et syntaxique. En quels termes ? En termes de structure, c’est-à-dire de manière systématique. Soit les deux énoncés suivants, p. 134 :

Boka+wa okane+ga hosii

Hana+wa sakura+ga ii

[Quant à] moi argent [subj] nécessaire

[Quant aux] fleurs cerise [subj] bon

‘J’ai besoin d’argent’

‘La fleur de cerisier est la meilleure fleur’

Les deux gloses qui accompagnent l’exemple sont, l’une, une ana­lyse grammaticale sommaire, l’autre, une paraphrase synonymique. Attention : le fait qu’en même temps il s’agit d’une traduction est d’un autre ordre ; tout fait de langage est aussi une transaction.

Son propos, c’est-à-dire ce qui pour lui est de l’ordre de l’explication, est le suivant. Je le cite :

En japonais, la communicativité comporte deux grammèmes :

‘neutre’ : tout sauf le thème [ - Ø ] ;

‘thème’ : thème (exprimé par le suffixe –wa)

En substance, la valeur sémiologique du suffixe –wa est d’obliger à considérer le nom comme le thème de l’énoncé, et à le couper du reste de l’énoncé, qui est donc rhématique. (Y compris, dans ces exemples, le « sujet » syntaxique, marqué par –ga).

Observons maintenant le commentaire qu’il fait de cette analyse, et qui vise à une généralisation. Quel statut a l’opposition « thème / rhème » ? Le passage en question est extrait d’un chapitre intitulé « Catégories flexionnelles exprimant les caractéristiques qualitatives ». Traitant donc de la notion de « suffixe », il chercher à identifier les diverses « valeurs sémiologiques flexionnelles » que des suffixes peuvent porter. Il obtient une catégorisation, parmi lesquelles la voix (la diathèse), la personne, et aussi la suivante :

p. 133 « Nous appelons catégorie de communicativité une catégorie dont les éléments spécifient les composantes de la structure communicative de l’énoncé en question, c’est-à-dire le thème et/ou le rhème. » p. 135 « de telles modifications affectent la saillance communicative des éléments syntaxiques. »

p. 156 « Le lecteur notera que nous laissons sans clarification une notion fort importante dans le présent contexte : la saillance communicative. Cette dernière est liée au caractère référentiel/non référentiel, déterminé/non déterminé, connu/non connu, central/ marginal, etc. du syntagme nominal en cause. Mais, encore une fois, la notion de saillance communicative appartient plutôt à la syntaxe qu’à la morphologie, de sorte que nous devons nous contenter ici d’une idée approximative. »

Appliquons à ce passage le principe d’homogénéité, ou de cohérence conceptuelle. Il oblige à considérer la notion de « communicativité » comme perturbante. Certes, l’auteur pourrait se défendre sur le mode du « Il y a malentendu. Je définis la communicabilité autrement que ce que vous pensez ! ». Mais le fait qu’aucune définition n’est proposée. On est donc renvoyé à la doxa, où cette notion s’articule à celle d’interlocution et d’échange social. La théorie de la médiation a donc raison de voir là une incohérence. Le raisonnement d’Igor Mel’čuk est ici « fonctionnaliste », en tant qu’il rapporte un mode de fonctionnement du dire à un principe de fonctionnement social, « la communication ». Il n’est pas anodin de faire remarquer qu’il s’agit du mode de performance du social qui tend vers l’universalité. De là le caractère hybride de la formule « saillance communicative ». La notion de « saillance », issue d’une métaphore topologique, est empruntée à la psychologique cognitive américaine (saliency), et correspond à ce qu’en Europe on appelle plutôt, et depuis longtemps, la « Gestalt ». Cette notion relève d’une théorie de la connaissance, pas d’une théorie de la relation sociale. La « saillance » sociale, si l’on tient à parler ainsi, c’est tout autre chose : « Who’s the Master ! » Ce n’est pas de cela dont il parle, mais bien d’un effet de mise en perspective sémantique de deux éléments d’information. C’est à une glossologie de préciser son statut et d’expliquer de quoi il s’agit. La référence à la communication n’a aucun pouvoir heuristique de ce type.

2. Homogénéité de ces propos. Le statut de la thèse. Le statut des exemples

Ceci étant, faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Non, pour deux raisons. La 1ère ne devrait pas susciter trop de résistance. La 2ème fera peut-être davantage débat. Nous regroupons les deux passages présentés plus haut.

1ère observation, qui concerne les concepts exposés

Si j’inclus ces citations dans les chapitres dont ils dépendent, j’observerai que Igor Mel’čuk articule conceptuellement un ensemble de notions. Le premier passage traite de systèmes casuels. Le cas est défini par l’auteur, (p. 263), comme une « catégorie flexionnelle syntaxique exprimant le rôle de dépendant syntaxique » au sein d’un chapitre III intitulé « Significations flexionnelles syntaxiques », qu’il oppose aux « Significations flexionnelles sémantiques » (Ch. II). Inutile d’aller plus loin. Igor Mel’čuk, tout au long de son Cours, explicite avec une rigueur maximale la définition de chacun des termes qu’il emploie. C’est aussi vrai du second passage, où les notions de thème et de rhème s’articulent à celles de « nom, énoncé, coupure dans un énoncé, éléments syntaxiques, référentiel / non référentiel, déterminé / non déterminé ». On peut discuter de l’adéquation de certaines de ces notions, notamment d’un point de vue glossologique, mais pas de l’effort de cohérence explicite du modèle.

Par ailleurs, nous avons vu que le concept de « saillance » pouvait être qualifié de métaphore, mais pas davantage que la notion de « valeur » chez Saussure, ni que « force » chez Marx. Retenir le caractère métaphorique de ces termes serait d’ailleurs typiquement mythique, puisque ce serait refuser la rupture entre la source de la métaphore (les taupinières qui font saillies sur la prairie) et la cible (le thème par rapport au rhème) ; ce serait imaginer un monde où l’identité du terme impliquerait la similitude des deux situations : le thème serait une sorte de bosse, et, pourquoi pas, la taupinière un thème champêtre. Nanine Charbonnel, dans Les aventures de la métaphore (1991), rappelle, après la rhétorique classique, que la catachrèse n’est pas la métaphore. « Élever » un enfant n’implique pas de le soulever pour le grimper sur la table, et délimiter le « thème » d’un énoncé n’implique pas que l’on tâte une bosse. On voit par cet exemple que mythe et science coexistent dans toute désignation. D’autres termes de l’extrait sont ambivalents : « catégorie dont les éléments spécifient les composantes de la structure… connu / non connu, central / marginal ». Ils peuvent prendre un statut glossologique. Enfin, au-delà de ce texte, on trouvera les notions de morphologie, de lexème, de mot, de verbe, d’affixe et d’enclitique, etc. Rien qui soit d’une quelconque utilité à un sociologique.

Bref, démonstration est faite qu’il y a plein de glossologie dans cette linguistique générale, et réciproquement. Cela va-t-il sans le dire ? Cela va mieux en le disant. Tout comme il y a plein d’axiologie dans le raisonnement freudien.

2ème observation, plus cruciale. Le statut des exemples

J’ai présenté plus haut dans le second passage ce qu’on appelle un « exemple », et j’aurai à revenir sur la notion d’exemplarité. L’ouvrage expose ceci, p. 134. (Je respecte à peu près la disposition typographique.)

Exemples (numérotés selon l’original) :

(31) En japonais, la communicativité comporte deux grammèmes :

‘neutre’ : tout sauf le thème [ - Ø ] ;

‘thème’ : thème (exprimé par le suffixe –wa)

(32) En somalien, la communicabilité inclut également 2 grammèmes, qui diffèrent de ceux du japonais. ‘neutre’ et ‘rhème’ [Suivent des énoncés en somalien]

(33) [p. 141, il s’agit d’un tableau récapitulatif] Exemples des voix tirés de langues diverses. En russe (…), polonais, estonien, arabe, français, gallois, lituanien.

Relève aussi de la récapitulation le tableau des systèmes casuels du premier passage.

La thèse que je défends est la suivante. Il serait méthodologiquement abusif d’invalider ce type d’observation, au motif que chacune d’entre elles est étiquetée par un nom qui est usuellement connu comme un nom de langue. Ce qui compte, en effet, c’est le statut que l’on donne à ces données.

Posons-nous la question ? Cette liste est-elle pour l’auteur une liste d’usages, où ce qu’il faut observer, c’est la différence des usages entre eux, différence explicable par un principe de différenciation sociologique ? La réponse est NON.

Pourquoi ? La preuve est explicitement donnée dans le texte lui-même. L’auteur, et le lecteur que je suis, les caractérisent comme des exemples. Qu’est-ce que cela veut dire ? Rappelons quelques propriétés logiques de l’exemplarité. (Il ne s’agit pas ici du sens axiologique [1] que peut prendre le terme). Il y en a 3.

a) Il n’y a d’exemple que dans une classe d’exemples. L’observation de « quelque chose » doit être reproductible, multipliable, quant à « cette chose » qui fait classe. Un hapax n’est un exemple que parce que l’on possède des assurances sur son inscription dans un réseau d’observations analogues. Il n’est pas strictement isolé.

b) Ce qui délimite la classe c’est une propriété, qu’il faut pouvoir définir. Autrement dit, il faut pouvoir répondre à la question : « exemple de QUOI ? » Donc, entre les exemples, il n’y a pas de différences. Bien au contraire, en tant qu’exemples d’une propriété, ils sont identiques quant à cette propriété. Ils sont interchangeables.

c) Leur multiplication obéit aussi à des raisons méthodologiques, et à des contraintes secondes dans le raisonnement. Leur liste n’est pas close du fait du type d’observation que l’on mène, mais pour d’autres raisons méthodologiques.

Reprenons ces 3 points

a – L’exemple est reproductible

L’exemple japonais de départ : « Boka-wa… » est exemplaire, en tant qu’on retrouve la même opposition d’affixes, avec la même valeur sémiologique, dans : « Hana-wa… », etc. Ils attestent tous l’information « thème isolé de son rhème », grammaticalement formulée par un affixe casuel nominal.

b – Ce qui compte, c’est l’identification à laquelle on procède en énumérant les exemples. Ils contribuent, tous conjointement, à identifier le processus que l’on cherche à objectiver. À savoir, ici, l’existence d’un fait glossologique que l’on résume – a posteriori des observations – par le terme de « thématisation ».

Cela signifie que l’on doit négliger, méthodologiquement, de donner un sens sociologique aux termes « japonais, somalien, lituanien, français, etc. ». De telles étiquettes sont les synonymes d’une énumération cardinale : Exemples 1, 2, 3, 4, etc.

La preuve en est qu’aucune raison relevant de l’étude des usages sociaux ne vient délimiter la quantité ou la qualité des exemples.

— On peut multiplier à l’infini les exemples, pour autant qu’on y repère le critère qui les rend exemplaires, à savoir la propriété glossologique que l’on tente d’observer.

— Il n’y a aucune prévisibilité sociologique de la qualité de ces exemples. N’importe quelle langue peut faire l’affaire. Encore faut-il que l’observation soit attestée, mais ceci tient au principe de réalité en général, puisqu’il n’y a de connaissance scientifique que de l’observable. Il est remarquable que « toutes les langues se valent » en tant qu’exemples, quel que soit le poids politique des gens qui les parlent, le nombre des locuteurs, l’époque, etc. Le tagalog pèse 120 millions de locuteurs, et le kalispel 200 personnes lorsque Sapir s’y est intéressé. Peu importe, si l’on a à statuer sur la différence entre un affixe et un enclitique, ou sur un type de subordination.

Ce serait faire un contresens réductionniste (et positiviste) que de projeter une analyse sociologique sur des exemples dont la raison d’être est seulement glossologique.

c –  De facto, les exemples constituent finalement un corpus a pos­teriori. Qu’est-ce qui explique leur délimitation ? Je propose de distinguer entre deux raisons. La raison méthodologique de fond, à savoir la nécessité d’apporter des preuves, et les contraintes extérieures à la démarche de probation. Je vais commencer par ces dernières.

D’abord, il y a des contraintes de fait qui expliquent le corpus. L’éditeur mesure le nombre de pages en fonction d’une économie du produit. L’auteur se donne un calendrier. En général, il préfère une œuvre anthume achevée à une œuvre posthume inachevée. Voilà pour la quantité. Quant au choix des exemples, il dépend de l’histoire intellec­tuelle et humaine de l’auteur et de ses sources. Le livre d’Igor Mel’čuk (1994) privilégie les langues slaves et amérindiennes (L’auteur, d’origine russe, vit au Canada). Celui de Denis Creissels (2006) mobi­lise particulièrement les langues d’Afrique, et celui de Jack Feuillet (2006) les langues germaniques et slaves du Sud. C’est un fait, mais il ne compte pas du point de vue de la « linguistique générale », en tant que livres de morphologie ou de syntaxe.

Mais surtout, la multiplication et la diversification des exemples relève de la méthodologique axiologique. Certes, l’explication, en tant que rhétorique scientifique, est spécifiquement une performance qui vise à l’adéquation qualitative et à la complétude quantitative. Mais on a à en juger axiologiquement. L’explication est soumise à (auto)critique. Le choix et la quantité des exemples sont donc mesurés en tant que garants de l’explication, en fonction d’une prétention heuristique. Il est donc légitime de ne pas se contenter d’une observation, et tout aussi sage de savoir s’arrêter lorsque l’on juge qu’un exemple de plus n’apporte plus d’assurance supplémentaire ou de supplément explicatif.

En outre, la dénomination des observations en termes de « langues », plutôt qu’en termes numériques, est aussi méthodologiquement justifiée par un principe axiologique général de précaution, par une exigence qui vaut quel que soit le domaine scientifique. Lorsqu’un observateur prétend avoir observé un phénomène, il doit en donner les coordonnées, en préciser les circonstances, de telle sorte qu’un autre observateur puisse, lui aussi, avoir accès à la source de l’observation, et l’examiner de manière critique.

Les psychologues observeront une variante de cette exigence dans l’œuvre de Freud. « L’homme aux loups, aux rats », « Le cas Dora », etc. Ces pseudonymes cachent des êtres humains réels, contrairement au Petit Poucet et à Barbe Bleue. Ces noms de personne sont légitimes. Ils énoncent qu’il ne s’agit pas de fables inventée par Freud, mais d’observations exemplaires. La structure obsessionnelle n’est pas réductible à l’histoire singulière de l’homme aux rats. Cette histoire n’est que l’occasion d’observer un type de fait axiologique.

Bref : « Bororo – Arara », chez Claude Levi-Strauss, « Dora – Hans » chez Sigmund Freud, « Japonais – somalien » chez Igor Mel’čuk ont la même justification parce qu’ils ont le même statut axiologique : ils rendent crédible des observations. Pas n’importe quoi : des observations, c’est-à-dire cette part de réalité qui présente l’effet d’une cause définie par un système explicatif. On aura compris que la notion même d’exemple éclaire le caractère général de toute observation. La « légende » de tout exemple consiste à comprendre la portée générale du fait apparemment particulier, c’est-à-dire sa place dans un dispositif explicatif.

III – La dialectique de la Généralisation : Généricité et spécificité

Intéressons-nous maintenant à un autre aspect de la notion de « généralité ». Celui de sa relativité. La généralité est le résultat relatif d’un processus de généralisation. Par conséquent, il faut s’interroger sur son « inversion » : quel en est le concept antonyme ? Qu’est-ce qui fait résistance à la généralisation, et la relativise. Que quitte-t-on pour aller vers du général ? Nous voici dans la thématique de la dialectique. L’occasion d’y réfléchir m’a été donnée par la lecture du livre de Jean-Claude Quentel, Les fondements des sciences humaines, et particulièrement par le chapitre intitulé « Le général et l’universel » (p. 83-103).

1. Je commencerai par récapituler les propositions qui, dans cet ouvrage, concernent le thème du « général ». Je précise que la réflexion que je fais mener pourrait aussi bien partir de Du Vouloir Dire.

– Le titre introductif du chapitre en question, « Le général et l’universel », forme un couple de termes. Que dit la suite ? Le terme « universel » est immédiatement « problématisé » en un développement qui expose la dialectique de (je cite) « l’universalisation » et « la singularisation » (p. 95 notamment). L’objectif de ce chapitre est double : dialectiser l’explication de l’usage social, mais aussi utiliser cette relativisation pour démentir la confusion faite entre loi générale et loi universelle, selon la démarche de dissociation. Il s’agit donc de distinguer du reste le registre de la « généralité », qui fonde la démarche explicative, et singulièrement les sciences de l’humain. (Le thème de la dialectique sera privilégié ici).

– Jean-Claude Quentel est ainsi conduit, analogiquement, à renforcer sa démonstration, en proposant de dédoubler aussi la notion de « général », dans les termes suivants, p. 101-102 : « Ce n’est plus au singulier qu’il faut opposer le général, mais bien au particulier, cette dernière notion devant être entendue ici dans un sens logique et non social (il ne s’agit donc pas de la confondre avec le particularisme social34) ». L’appel de note 34 permet de lire la précision suivante : 34« Le rêve s’inscrit dans l’ensemble des formations de l’inconscient, et il n’en constitue plus qu’un cas particulier ». (Et par ailleurs le fait d’un rêveur singulier). D’où la thèse suivante (p. 101) : « Il devient possible de revendiquer une science du singulier au sens où il s’agit d’expliquer de qui permet d’affirmer une singularité », autrement d’objectiver par une rhétorique scientifique le processus social de singularisation.

– Précédemment, p. 83, une proposition rappelle et glose la position aristotélicienne en ces termes : « Les lois permettent de remonter à la cause du phénomène… Ces lois, comme cette cause, ne peuvent être que générales : elles valent pour des phénomènes distincts, tous ensemble rapportables au même déterminisme. »

2. Par quoi relativiser le général ?

Telle est la base de départ de la présente réflexion. Il semble que la théorie de la médiation a bien davantage explicité ce qu’elle entendait par dialectique du social, et moins articulé la notion de généralité à sa théorie glossologique, en l’occurrence, à une sémantique. Je propose donc quelques éclaircissements et pistes de travail.

Le texte même de Jean-Claude Quentel m’aide d’une autre manière, parce que cet exercice d’extraction fait apparaître un espace de questionnement. Il y a en effet une solution de continuité entre l’idée que le rêve serait « un cas particulier » à rapporter à une cause axiologique générale (note de la page 102), et l’idée de « phénomènes distincts » eux aussi rapportables à une cause générale (page 83). Le phénomène, c’est ce qui « hic, nunc, sic » donne lieu à un travail d’observation. Ce pourrait être « tel rêve d’un tel ». Et en disant « le rêve » (formule du texte), plutôt que « tel rêve » que fait-on ? On généralise. Ainsi, il y aurait deux généralisations.

– La première a été définie : on s’abstrait du phénomène : « ça et puis ça, et puis ça », pour les transformer mentalement en effets d’une même cause formulée par un concept, celui de « rêve » en l’occurrence. On rejoint ici le thème de l’exemplarité exposé dans la seconde partie de cet article.

– La seconde généralisation consiste à mettre en relation la notion de « rêve » à celle de « fait axiologique ». Ce faisant, on fait du concept de « rêve » une catégorie, juxtaposée à la catégorie de lapsus, et à celle d’acte manqué. Attention par ailleurs : la relation sémantique entre « rêve » et « inconscient » est encore à travailler. La catégorie de « rêve » est sans doute difficilement articulable à une théorie axiologique. Mais il s’agit quand même d’un concept, d’une appellation catégorique, et non pas de la « saisie » d’un phénomène dans sa particularité.

Il faut donc aller plus loin que la proposition la plus générale sur la généralité, celle qui consiste à exposer le principe de causalité. Une explication se diversifie et se précise qualitativement, et elle se développe et se complexifie quantitativement, en raison même du fait qu’elle objective un principe de réalité. C’est ce que permet le langage, en tant qu’il est rhétorique. Il s’agit ici d’éviter un effet « mythique » de la notion de généralité : celui qui réduirait le général au principe le plus « générique » (je joue exprès sur cette dérivation) d’une théorisation. On se limiterait à dire que tout ce qu’on observe de social est social, et que tout ce qui se dit est dit, point final. Cette culture de la tautologie serait une attitude axiologique typiquement névrotique, me semble-t-il, puisqu’elle consiste à s’interdire tout déploiement explicatif au lieu de s’autoriser à exploiter la rhétorique.

Où est la solution ? Rappelons simplement que, rhétoriquement, il n’y a de générique que par rapport à du spécifique. J’introduis ici un nouveau concept, que je crois nécessaire, et cela change le dispositif explicatif. « Général, générique, spécifique, particulier ». Il ne s’agit pas de substituer pas « spécifique » à « particulier » ; ni de substituer « générique » à « général » : il s’agit de distinguer entre deux couples de concepts.

Il y a lieu de clarifier la notion de « général ». Elle dit qu’il y a langage, et seulement cela. Par la généralisation, le phénomène se transforme en objet de la dialectique langagière. Ce processus d’abstraction produit du raisonnement conceptuel. En causant de ce qui se passe, on se place dans l’ordre de la causalité, « grammatico-rhétorique ». Le phénomène n’est plus circonstanciel ; il devient exemple dans un système sémantique explicatif formulé. C’est à cet ensemble dialectique qu’on doit attribuer la propriété de « généralité », en la rendant synonyme de celle d’abstraction. L’axiome « Il n’y a de science que de général » peut être paraphrasée par la formule en jeu de mots de Jean Gagnepain : « causer (dire), c’est causer (introduire de la généralité) ».

Ceci dit, la notion de « généralité » ne préjuge pas du degré de « généricité » ou de « spécificité » du concept explicatif. Il faut donc compléter la notion de « généralisation », et son antagoniste dialectique celle de « particularisation » (phénoménale) par un autre couple, scalaire celui-ci, le « générique » et le « spécifique ».

Pour mieux comprendre, envisageons les cas de figure analogues suivants. « Socialité » et « avunculariat », « grammaticalité » et « agentif », « ingéniosité » et « pivot »

– Ils sont tous généraux en tant qu’ils identifient de la nécessité dans le réel, par abstraction d’une infinité potentielle de « particuliers ». Au passage, il faut faire un sort à la formule « Cas particulier », qui est composite. Le terme « cas » renvoie, en effet, plutôt à l’exemplarité du particulier, exemplarité qui est conférée par son rapport à la loi. Tandis que « particulier » désigne seulement la relation à « ça », à de la réalité [2]. Ce caractère composite est dû au fait même qu’il y a contradiction dialectique entre la réalité objectivée et le fait de dire.

– En même temps, les premiers concepts de chaque couple « socialité, grammaticalité, ingéniosité » s’opposent comme concepts génériques, dans l’ordre respectif de la sociologie, de la glossologie et de la technologie, à chacun des concepts qui les suivent, et qui sont relativement spécifiques : l’avunculariat est un type spécifique de relation sociale, l’agentif un marqueur spécifique de relation sémantique, et un pivot un mécanisme spécifique ».

Concluons. Comment formuler l’analogue logique de la dialectique sociologique « singularisation/universalisation », (synonymes : proces­sus d’institution (ethnicité) et processus de contractualisation (politi­que), ou toute autre formule médiationniste équivalente) ? Il s’agit de la dialectique « grammaire/rhétorique », celle de la formulation et de la conceptualisation. De ce point de vue, le dire ne produit que du général, c’est-à-dire seulement de l’explication abstraite, qu’il déploie, entre généricité et spécificité. La notion de particulier garde son utilité, puis­que l’abstraction, (la généralisation, spécifique ou générique) « abstrait de », se saisit du particulier pour le transformer en concept.

3. Ex-pliquer, c’est dé-plier

La réflexion sur le général débouche sur une nouvelle question : Si l’on assimile une explication scientifique à une performance rhétorique, on y reconnaîtra tous les processus sémantiques qui constituent le dire, et qu’une théorie glossologique tente de capter. Ceci vaut pour les explications que tentent les grammairiens et sémanticiens en « linguistique générale », mais aussi en linguistique française ou tchétchène, pour autant qu’il s’agisse d’une « linguistique » qui objective du dit et non pas de l’usage.

Ces processus sont bi-axiaux, c’est-à-dire avec un aspect qualitatif et un aspect quantitatif. Par conséquent, on pourra repérer comment s’opère la recherche d’adéquation à travers une terminologie (qualitati­vement définie) et une phraséologie (quantitativement mesurée). On peut relativiser la précision d’un concept à travers des paraphrases sy­nonymiques, et la complétude d’un propos en mesurant si un apport d’information supplémentaire produit ou non une redondance.

C’est là que l’on peut situer la « généricité » et la « spécificité » d’un concept par une définition de champs conceptuels. À ce point d’approfondissement de ces notions, on se rend compte qu’il est nécessaire d’introduire de nouvelles distinctions. En effet, il ne faut pas limiter l’explication à la hiérarchie des genres et espèces, comme pousse à le penser la terminologie utilisée précédemment. Les champs concep­tuels délimitent des relations d’analogie entre concepts. Mais d’autres relations sémantiques que celle de la généricité et de la spécificité entrent en jeu dans les explications. Une partie des hypothèses explica­tives porte sur les relations d’expansion (dites parfois aussi « d’inférences ») que l’on pense observer, et qui constituent la complé­tude de l’explication. Elles sont de deux types : mérologiques, (quelles parties composent une totalité ?), et « implicatives », (si ceci, alors cela).

Observons cela dans les ouvrages mentionnés, de quelque obédience qu’ils soient. (Igor Mel’čuk, Denis Creissels, René Jongen, etc.). La terminologie vise constamment à établir des « catégories », et à discuter de la pertinence de ces classements de concepts. Par exemple, peut-on rendre compte du « nom » comme une quantité d’informations combinées, telles que – chez Denis Creissels – le nombre, la finitude, le genre, l’obviation, la classe et le cas ? Nous avons observé, plus haut, que Igor Mel’čuk (CMG 2, p. 281-282) propose un « champ concep­tuel » entier de morphèmes de cas, environ 40, à partir de paramètres génériques (marqueur syntaxique, marqueur de localisation et d’orientation). Cela donne « l’inessif, le postdirectif, l’apuddirectif », et j’en passe. On retrouve ici, ni plus ni moins, le raisonnement du chimiste qui distingue les « sulfates » des « sulfures » et des « sulfites ». Ces distinctions morphologiques sont liées à des observations. Le réflexe serait de demander : « – Où donc ? – Au Daghestan ! – Ah bon ! Alors ce sont des usages ». Non : ce que capte la différence entre « post- » et « apud- », ce n’est pas de l’usage, mais une distinction logique, grammaticale, chez un être humain. Cette terminologie vise à être adéquate à une distinction logique. Que ce soit un usage est une autre affaire. Mais à strictement parler, ce n’est pas l’apuddirectif qui est un usage, c’est le fait qu’en entendant quelqu’un parler ainsi on a un élément d’information sur son identité et son histoire. En termes de champs conceptuels, l’apuddirectif est un concept anthropologique (son trait le plus générique), glossologique (je commence à le spécifier), grammatical, morphologique et syntaxique. (Ce qui signifie que l’on n’a pas encore identifié l’observable avec assez de précision par ce seul concept, puisqu’il qu’il cumule deux propriétés qui composent la grammaire). J’aurais donc à rendre compte par un raisonnement glos­sologique si ce concept est adéquat ou ambivalent, complet ou incom­plet. Par ailleurs, un concept aussi spécifique que la notion d’apuddirectif n’est pas moins « général » que le concept générique de « médiation ». Dans les deux cas, on s’abstrait de l’occurrence pour dire dialectiquement, donc abstraitement, comment il en est ainsi.

Que conclure quant à la dissociation ? Ce qui peut être reproché à la linguistique générale, telle qu’elle est pratiquée, et aussi à des lecteurs incapables de lire en termes de statut explicatif, c’est de mélanger des informations de statut différent. L’exigence méthodologique « d’attestation » évoquée plus haut y est pour beaucoup.

Que conclure quant à la dialectique ? Que « la linguistique », si par là on désigne un raisonnement scientifique, ne peut être que générale, comme toute science. Dire (ce qu’est) le dire, c’est toujours généraliser, parce que le moindre de nos propos nous abstrait de la situation.

Que conclure quant à la modélisation glossologique ? Que générali­ser, c’est déployer une finesse et une géométrie du sens toujours relatives, ce qui est lié aux propriétés langagières, notamment à la biaxialité. D’un point de vue qualitatif, celle-ci oblige à situer tout concept entre généricité et spécificité. D’un point de vue quantitatif, elle oblige à mesurer le caractère partiel ou complet du propos tenu, ainsi que les relations d’inférences entre parties intégrées. Ceci valant aussi pour le présent propos, il me reste à espérer qu’il a été suffisamment « tenu » et « retenu », question d’axiologie, ce qui est une autre affaire.

Bibliographie

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Urien Jean-Yves, 2004, « Expliquer et décrire. Statut sémantique », Tétralogiques, n°17 , Description et explication dans les sciences humaines, Rennes, PUR, p. 37-65.


Notes

[1« Les exemples vivants sont d’un autre pouvoir », Corneille, Le Cid, I, 3.

[2Je signale au passage une autre piste de réflexion : ce qui distingue la « singularité » circonstanciée dont se sert le positiviste pour douter de toute sociologie, et la « singularisation » comme pôle performantiel de la personne, c’est que la seconde est une aptitude disponible, abstraite de tout « cas particulier ». Il est donc possible de donner à « particulier » un statut anthropologique, au-delà du seul langage : la raison introduit une contradiction entre les processus culturel et « ce qui se passe » naturellement.


Pour citer l'article

Jean-Yves Urien« Qu’a de générale la linguistique générale ? », in Tétralogiques, N°18, Faire, défaire, refaire le monde. Langage, technique, société (2010).

URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article113