Tétralogiques a 40 ans
Il y a quarante ans, au deuxième trimestre de l’année 1984, paraissait le premier numéro de Tétralogiques, publié sous la responsabilité de Suzanne Allaire [1]. Ce numéro inaugural, que nous republierons intégralement à l’automne pour l’occasion, a été édité de façon « artisanale » par les Presses Universitaires de Rennes, créées la même année. Il portait sur des « Problèmes de glossologie » et ce titre est doublement significatif. Il évoque l’héritage linguistique du fondateur de la revue, Jean Gagnepain [2], qui a tiré les leçons du structuralisme de Ferdinand de Saussure et suivi les enseignements d’Émile Benveniste, auteur par ailleurs des « Problèmes de linguistique générale ». Il témoigne dans le même temps d’une rupture, déjà consommée depuis plusieurs années, avec la linguistique instituée à cette époque puisque la glossologie [3] traite exclusivement de la grammaticalité qui spécifie le langage.
Ce titre programmatique, où il était question essentiellement de syntaxe, entendait redéfinir la place de la linguistique dans le domaine des sciences humaines par la dissociation, induite par l’observation des pathologies, du phénomène global que constitue le langage au sens courant. La revue s’inscrira dès lors dans une anthropologie clinique qui commençait à se diffuser sous le nom de « théorie de la médiation ». Elle est ainsi héritière du développement d’une méthode d’analyse qui vise à expliquer les capacités humaines en dépassant le seul prisme du langage.
Dans l’avant-propos reproduit ci-dessous de ce premier numéro, Jean Gagnepain présentait Tétralogiques plus précisément comme une revue de sciences humaines consacrée à la réflexion sur la raison, médiatisée par le signe (problématique de la grammaticalité propre à la glossologie [4]), l’outil (problématique du travail qu’explicite l’ergologie) [5], la personne (problématique de la société qu’explicite la sociologie) [6] et la norme (problématique du désir qu’explicite l’axiologie) [7]. C’est chacun de ces quatre objets, ou facultés culturelles, que continue d’explorer la revue, pour en déterminer les limites, les modes de structuration, et la différence avec le fonctionnement animal – ou naturel – dont elles procèdent. Cette « tétralogie », bio-anthropologique et clinique, justifie à la fois le titre et la ligne éditoriale de la revue.
Selon son fondateur, la revue se caractérise par son « indisciplinarité » ; c’est-à-dire qu’elle vise à dépasser les cloisonnements disciplinaires, et entend ouvrir au contraire un espace de dialogue et de confrontation scientifiques. Les auteurs publiés, qui proviennent de formations initiales différentes (linguistes, sociologues, psychologues, neurologues, archéologues, plasticiens notamment), en témoignent. Si aucun courant théorique particulier n’est privilégié, la majorité des auteurs qui publient dans nos pages se reconnaît dans la théorie de la médiation. La revue a publié les travaux des enseignants-chercheurs, chercheurs et doctorants de ce qui fut le Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches sur le Langage (LIRL) [8] de l’Université de Rennes 2. Elle continue de le faire aujourd’hui au sein du Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches en Innovations Sociétales (LIRIS, EA 7481). Elle a toujours accueilli également des contributions extérieures, académiques ou non, à condition qu’elles traitent des capacités humaines (en lien avec les capacités naturelles et animales) et qu’elles visent à spécifier leur mode de fonctionnement.
Tétralogiques a eu à cœur au fil du temps d’élargir son lectorat comme le cercle potentiel de ses contributeurs. Cette optique a passé par : l’ouverture de son comité scientifique à des personnalités sensibles à la démarche de la revue [9] ; l’ouverture de ses pages à des chercheurs d’autres horizons que l’anthropologie clinique médiationniste ; l’ouverture enfin à des acteurs non-universitaires que leur activité professionnelle a conduits à réfléchir aux questions contemporaines posées par les sciences humaines.
L’évolution de la ligne éditoriale de la revue n’a jamais renié pour autant le socle originel qui la spécifie : « Notre titre témoigne et de notre rigueur et de notre éclectisme » (Jean Gagnepain, « Raisons », avant-propos du n°1). La rigueur est épistémologique ou méthodologique tandis que l’éclectisme concerne les contenus ou thématiques des analyses qui ont été proposées dans les 29 numéros publiés jusqu’à présent.
Tous les numéros parus
N° | Années | Titres |
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Numéros publiés aux PUR | ||
1 | 1984 | Problèmes de glossologie |
2 | 1985 | Pour une linguistique clinique |
3 | 1986 | Problèmes d’ergologie |
4 | 1987 | Enfant, langage et société |
5 | 1988 | Épistémologie |
6 | 1989-1990 | Le paradoxe glossologique |
7 | 1992 | Anthropologie clinique |
8 | 1993 | Neurolinguistique. Neuropsychologie |
9 | 1994 | Questions d’éthique. Anthropologie clinique |
10 | 1996 | Dissocier les Raisons. Bilan et perspective en anthropologie clinique. Actes du quatrième colloque international (mai 1995) |
11 | 1997 | Souffrance et Discours |
12 | 1999 | Paternité et langage |
13 | 2000 | Langage et société. Modèles dialectiques |
14 | 2001 | Médiations culturelles |
15 | 2002 | L’hypothèse de la bi-axialité. Actes du colloque d’anthropologie clinique |
16 | 2004 | Neurone et psyché |
Numéros publiés aux PUR numérisés | ||
17 | 2006 | Description et explication dans les sciences humaines. Actes du colloque d’anthropologie clinique |
18 | 2010 | Faire, défaire, refaire le monde. Langage, technique, société |
19 | 2012 | La conception du langage et des aphasies : la contribution de Hubert Guyard |
Numéros en version électronique | ||
20 | 2015 | Politique et morale |
21 | 2016 | Existe-t-il un seuil de l’humain ? |
22 | 2017 | Troubles de la personne et clinique du social |
23 | 2018 | Le modèle médiationniste de la technique |
24 | 2019 | Processus de patrimonialisation |
25 | 2020 | La déconstruction du langage |
26 | 2021 | Pour une axiologie clinique |
27 | 2022 | Varia |
28 | 2023 | Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation |
29 | 2024 | Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis |
La longévité, la régularité – malgré quelques interruptions ou années blanches – et le volume de chaque numéro publié sont suffisamment rares dans le champ des sciences humaines pour que cela soit souligné [10]. D’autant plus qu’elle est portée depuis sa création par un petit comité d’enseignants-chercheurs qui assurent l’intégralité de sa réalisation, qu’elle ne bénéficie d’aucune « reconnaissance » académique (dont un classement HCERES) et d’aucun financement autres que de fonctionnement. Le modèle théorique dont se réclame la revue, complexe dans sa méthodologie et son vocabulaire, en rupture avec les formes de savoir les plus répandus dans la profession scientifique, et de ce fait insuffisamment connu, constitue sans doute un frein à une plus large diffusion, malgré notre souci de traduction pour un large public. Si sa diffusion reste donc modeste depuis sa création en 1984, son audience s’est toutefois considérablement élargie depuis sa mise en ligne sur internet.
Après le choix fait par les PUR, en 2012, de ne plus la publier [11], et l’incompréhensible ajournement de notre candidature à l’intégration au portail revues.org de la plateforme OpenEdition en 2015, nous avons décidé de créer notre propre site internet d’édition, avec le soutien de l’Association pour le Développement de l’Anthropologie Médiationniste (ADAM), du LIRIS, et l’appui technique de Jean-Michel Le Bot (Sociologue, membre du comité de rédaction). Cette décision nous a paru être finalement le meilleur moyen de garantir notre autonomie et notre liberté [12].
La revue est ainsi, depuis dix ans, disponible en version uniquement électronique (ISSN 2726-6761), ralliant alors l’orientation générale de l’édition scientifique vers une science ouverte et une publication gratuite. Nous avons toujours été profondément étrangers à la financiarisation ou au capitalisme de la connaissance, tout comme à sa politisation, qui nous paraît contradictoire avec notre objet. Nous soutenons donc une science en accès libre qui ne sacrifie aucunement aux exigences de rigueur méthodologique et d’explicitation des présupposés théoriques. Nous avons opté pour une publication gratuite et ouverte (« à tous ceux qu’intéresse une réflexion théorique sur les sciences humaines ») qui obéit à un processus d’évaluation stricte des articles reçus [13].
Nous avons pu la faire vivre jusqu’à présent grâce essentiellement aux convictions et à la ténacité qui animent les membres du comité de rédaction depuis sa création. Deux préoccupations rendent cependant son avenir incertain à court terme. La première, que connaît toute revue, est la capacité de tous ses membres à se rendre disponibles tout au long de l’année et à s’investir dans le travail d’édition. La seconde, propre au modèle scientifique que la revue souhaite diffuser, est la capacité de la recherche médiationniste à alimenter dans la durée une parution annuelle et inédite.
Nous souhaitons que les lecteurs et acteurs, médiationnistes ou non, maintiennent la dynamique actuelle de notre revue [14].
Tétralogiques n°1, Problèmes de glossologie, 1984, pp. 3-5
R A I S O N S
Jean Gagnepain
Retire-toi, dit en substance à Alexandre un Diogène en quête de l’homme, car tu me caches le soleil ! C’est dans le même esprit qu’en dépit de sa modestie la revue de sciences humaines que nous présentons – loin de prétendre opposer une école à d’autres – entend bien les contester toutes au nom d’une autre façon de penser. Il s’agit moins, en effet, d’ajouter à la bibliographie que d’aider à la réflexion en un domaine, celui de la culture, où la recherche apparaît compromise à la fois par le souci du rendement et le goût du vedettariat. Or la nôtre a ceci d’actuellement original qu’elle nous a persuadés que nous n’avons pas de génie et qu’il faut sinon littérairement avoir quelque chose à dire pour parler. Il va de soi, cependant, que le ghetto qu’on nous assigne n’est absolument pas notre fait et que nous ne demandons même qu’à le partager. Encore ne saurait-on confondre ouverture et laxisme ni transiger sur des principes qu’il convient pour cela de préciser.
Notre titre témoigne et de notre rigueur et de notre éclectisme. La première affecte épistémologiquement la méthode ; le second, le seul contenu, Autant dire que, de ce dernier point de vue, nous pratiquons et revendiquons, comme on le constatera par la suite, le total irrespect des champs. Sans doute le langage fait-il apparemment l’unique objet de cette livraison. Ce n’est pourtant pas, à nos yeux du moins, de linguistique à strictement parler qu’il est question, mais de glossologie, c’est-à-dire d’une linguistique dissociant systématiquement dans la globalité du phénomène ce qui grammaticalement le spécifie de ce qui, en tant que langue, écriture ou discours, le fait respectivement ressortir à la sociologie, à l’ergologie ainsi qu’à ce que nous nommons l’axiologie. C’est parce que, justement, dans le signe, outil, personne et norme sont incidemment concernés que le langage peut éventuellement illustrer sous ses quatre modalités une théorie de la raison dont les lois ne sont pas plus réductibles aux siennes qu’à celles du travail, du désir, ou de la société. De là vient, non de Wagner, notre « tétralogie », dût l’adjectif et surtout le pluriel – destinés, comme il se doit, à couvrir les variantes d’interprétation – faire penser plutôt à Barbey d’Aurevilly !
Aussi bien, en même temps que pour ce qu’ils sont, les articles ci-après sont-ils à lire en parabole. Qu’ils traitent sémiologiquement de dénotation ou – sous les noms d’infinitif, d’impersonnel ou d’anaphore – de ce que nous appelons la syntaxe, ils ont en commun de cerner les propriétés de l’analyse qui, par investissement du discret qu’elle instaure, nous permet non seulement de passer logiquement du symbole au concept, mais techniquement aussi de l’instrument au produit, ethniquement de l’espèce au contrat, éthiquement, enfin, de la valeur à l’acte libre, autrement dit à la vertu ! L’intellect, en un mot, n’est pour nous qu’un aspect de l’homme et non point cette entéléchie du pédagogue à laquelle la « grammaire » nous initierait dans les classes alors qu’instruit ou non, on La porte en soi quand on parle, à la différence du perroquet. On voit où gît scientifiquement le désaccord : c’est que l’on n’a jamais, de Port-Royal au M.I.T., cessé de formaliser sans nuances à coup de règles ou de stemmata un objet dont nous croyons qu’une expérimentation diversifiée livre seule à notre induction la formalisation incorporée.
Rompre ainsi délibérément avec le formalisme n’est point renouer, pour autant, avec un positivisme dont la superficialité culmine aujourd’hui dans la neuropsychologie. Si la clinique nous est également familière, nous ne pensons pas qu’il existe des « faits » à décrire que le neuropsychiatre et l’« human engineer » n’aient d’abord ensemble construits. Car les données en l’occurrence – incluant le non-sens, le vide, le manque, disons mieux le zéro – relèvent d’un type de réalité proprement dialectique où la performance s’avère être en contradiction avec l’instance à laquelle nous devons la capacité de la poser. On comprend l’entêtement de notre équipe hospitalière à traquer dans les aphasies la perte d’une ambiguïté qu’ils tiennent avec raison sur ce plan dont ils s’occupent, d’ailleurs, sans exclusive, pour une mort du signe, bref un autre moyen de mesurer la profondeur corticalement inhérente à la normalité. Tant il est vrai que l’ombre, en somme, est à la psychè ce que le cadavre est au corps : la clé de toute explication soucieuse d’éviter la circularité.
Pour nous résumer, nous eussions jugé inutile une contribution de plus à la solution de problèmes supposés préalables aux manières de les aborder. Seule la problématique nous intéresse ; car ce sont les universaux que nous mettons en cause et, du même coup, la neutralité. Parlerons-nous de sectarisme ? Tout au plus, si l’on nous a compris, de polymorphisme orienté ! Il ne s’agit pas pour nous de redistribuer à notre gré les cartes ; il s’agit bien plutôt de changer les règles du jeu.
Notes
[1] Professeure de Langue et Littérature française à l’Université Rennes 2 Haute-Bretagne, elle est à l’initiative de la création de la revue.
[2] (1923-2006) Linguiste et épistémologue. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Gagnepain
[3] Ce néologisme fait écho également à la glossématique de Louis Hjelmslev qui a prolongé la conception saussurienne de l’immanence du signe.
[4] Qui fait l’objet spécifique de cinq numéros. Voir tableau.
[5] L’ergologie a fait l’objet de trois numéros thématiques.
[6] Thème spécifique de cinq numéros.
[7] Particulièrement développée dans quatre numéros.
[8] Cf. les archives du LIRL. La revue a publié les actes de recherche de « l’UER du langage », « & des sciences de la culture » lit-on sur la page de titre du premier numéro. Cet ajout, officieux mais entériné par les PUR, marque la volonté de contribuer à l’avancée d’une anthropologie conçue comme une explication générale de l’humain, à partir du langage. L’Unité est devenue « UFR Sciences du langage », puis « Département des sciences du langage » avant qu’il ne soit sommé de disparaître.
[9] Cf. les membres des comités de la revue : http://tetralogiques.fr/spip.php?article19
[10] Notons toutefois que des revues d’anthropologie tels que Terrain ou de sociolinguistique comme les Cahiers de praxématique fêtent également leurs quarante ans cette année 2024.
[11] Justifié officiellement par « l’absence de financement prévisible et par la grande difficulté à tenir, pour une revue de sciences humaines, une place dans le débat national et international ».
[12] Dès 2008, nous (par ordre alphabétique : Laurence Beaud, Clément de Guibert, Patrice Gaborieau, Jean-Michel Le Bot) avions discuté d’une refonte totale de la revue et d’un nouveau projet éditorial.
[13] Cf. notre politique de publication : http://tetralogiques.fr/spip.php?article18. Elle s’illustre également par la présence de la revue dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia.
[14] Saluons dans cette perspective les ateliers organisés par l’ADAM qui contribuent à transmettre et à enrichir, par le dialogue qu’ils permettent, la méthodologie de la médiation, tant dans ses implications épistémologiques que ses applications professionnelles.
« Tétralogiques a 40 ans », in Tétralogiques, Documents complémentaires.