Jacques Laisis
De… dans ou « les conditions de l’analyse »
Résumé / Abstract
Séminaire du 29 novembre 1984
Mots-clés
analogie | André Martinet | épistémologie | Ernst Cassirer | Georges Mounin | langage |
Pour l’essentiel, l’intervention précédente a consisté à rappeler que nous sommes pris dans le processus que nous essayons d’analyser, que ce processus est à l’œuvre en nous, entre nous, au moment même où nous en parlons, dans la situation pédagogique donc, et que nous serions mal venus de l’ignorer à l’œuvre là. Point d’exterritorialité de l’analyste donc. Nous sommes ce que nous analysons, moi qui vous en parle et vous qui m’écoutez, tout autant. Telle est la justification, je crois, de cette tentative de rendre compte, par la théorie enseignée, de ce qui se joue quand on l’enseigne. Pourquoi, en effet, ne constituerions-nous pas comme « phénomène », parmi d’autres phénomènes, pour une explication, ce qui se passe ici en ce moment ! Il faut savoir économiser les frais de déplacement… Et comme un séminaire peut en cacher un autre, je dois avouer que je remets à plus tard ce que je vous avais annoncé sur « l’adhésion », tout simplement parce que s’est intercalée la nécessité de préciser d’où je parlais, moi, à mon tour. D’où le titre d’aujourd’hui : de... dans, de ce qui ne devait être que la première partie. Mais les surprises sont ainsi faites que la première partie devient le tout d’un séminaire, voire de deux, parce qu’à être de-dans, on l’est dans la langue comme dans le signe. Aussi bien, la deuxième première partie – sur la langue – fera-t-elle l’objet à elle seule – mais je commence à me méfier de ce que j’annonce – d’un prochain séminaire. Nous nous contenterons aujourd’hui d’être de-dans le Signe. C’est « logique », non ? Sous le titre « Les conditions de l’analyse ».
1. L’analyse, la déconstruction
« Tout objet, quelque simple qu’il paraisse au premier abord peut se révéler d’une complexité infinie » (Martinet, 1980, p. 31), façon de rappeler qu’il peut toujours se faire que la Réalité ne se plie pas au rapport que j’hypothèque en parlant, en posant catégoriellement l’existence d’un objet.
Contraint par l’expérience – expérience de la résistance –, il va me falloir analyser davantage encore, le « encore » étant ici destiné à rappeler que ce qui peut m’apparaître à moi maintenant comme initial n’est que l’après-coup d’une analyse déjà faite… par ces autres dont j’hérite, et qui m’ont livré le savoir et les questions en l’état. Vous savez que la « connaissance commune » n’est en fait rien d’autre que « l’état antérieur de la science », une fois écoulé le temps social de sa diffusion, et que de ce point de vue il ne faut pas se tromper de discussion : au travers des braves gens, c’est avec ses éminents collègues des siècles passés que dialogue à l’heure actuelle un médecin, par exemple ! L’ignorance est toujours pleine d’un savoir périmé… mais qui eut en son temps les honneurs de l’Académie. Et la mémoire populaire, comme on dit, est longue…
Il va falloir analyser donc, c’est-à-dire ne plus confondre, donc lutter contre une identification repérée comme abusive, de facteurs qu’il conviendrait de mieux distinguer dans un dispositif plus « fin » mais aussi lutter contre un amalgame repéré comme abusif, unifiant ensemble, des facteurs qu’il conviendrait de mieux séparer dans un dispositif plus « décomposé ». Analyser davantage, c’est analyser plus, distinguer et segmenter plus encore, c’est sortir du « même » initial qui s’avère trop « simple » ou trop « global » pour être suffisamment discriminant dans l’expérience. Analyser, c’est donc bien « articuler » le phénoménal, l’intégrer dans des rapports qui lui sont définitoires.
La question jamais définitivement résolue est celle du terme de l’analyse. À chaque moment, on cherche à obtenir du simple et de l’élémentaire, on travaille à l’établir, et à chaque fois, l’histoire des sciences l’a assez montré, ce simple et cet élémentaire peut être un jour encore réduit, c’est-à-dire rapporté à du plus analysé que lui ! Ce qui d’ailleurs permet au passage de situer le « simple » du départ, dans un « mot », une « catégorie » déjà-là, et analyser, c’est sortir de la tautologie à laquelle le langage nous invite toujours, qui nous fait appeler un chat « un chat » !
Que voulez-vous, d’ailleurs, qu’un mot « dise » d’autre que lui-même. Le mot ne dit que lui-même, il se dit. S’inquiéter de ce qui se dit suppose qu’on sorte de cette tautologie à lui-même que le mot figure pour rentrer dans le « ceci n’est pas cela » d’une mise en relation, dans l’articulation discursive des catégories. Et à ce jeu, rien ne dit qu’on ait synthétiquement à recomposer ce qu’analytiquement on a décomposé. L’objet initial ne se retrouve pas à tout coup. Le déplacement qu’introduit l’analyse peut s’avérer irréversible, et le savoir au passage muter, muter de cadre, c’est-à-dire d’objet. Ainsi du langage.
Parce qu’il n’y a pas que la théorie de la médiation à affirmer que « le langage est un objet complexe » même si elle est la seule en tirer la conclusion que c’est précisément pour cette raison que ce n’est plus un objet pour elle. Cette complexité est posée aussi bien par André Martinet que par Georges Mounin, par exemple, quand ils justifient leur définition « fonctionnelle » de la linguistique, quand ils promeuvent la « pertinence » comme seul critère d’obtention des faits linguistiques. Remarquons au passage qu’on ne peut que les féliciter d’avoir éprouvé le besoin de formuler la nécessité d’un critère d’obtention des faits. On ne saurait faire à moins, mais beaucoup font à moins, de ne pas s’inquiéter tellement de leurs « données ». Discuter que ce critère soit le bon est une autre discussion que celle que pourrait entraîner l’affirmation de principe qu’il faut un critère d’obtention, contre par exemple l’opportunisme éclectique et désordonné de certains, qui ne se voient pas faire… J’emprunterai à Mounin une formulation claire du problème que pose cette « complexité » du langage :
« Le langage pourra être décrit valablement par l’acousticien, par le physiologiste, le phonéticien, le psychologue, l’oto-rhino-laryngologiste, le phoniatre, le pédiatre, le psychiatre, le psychanalyste et le philosophe. » (Mounin, 1968, p. 105)
On pourrait ajouter encore à cet inventaire, l’informaticien dont la pression contemporaine se fait bien forte, et le théologien qu’on a peut-être un peu vite oublié derrière le philosophe sans doute. Mais la question ne porte pas sur le nombre de « disciplines » qu’on pourra ainsi inventorier, en plus ou en moins, mais sur l’entreprise même de l’inventaire. Par conséquent, le fait que « ne sont pertinents pour [le linguiste] que les traits qui contribuent à assurer une fonction de communication » (...) et que c’est le point de vue choisi comme spécifique par la description linguistique » (ibid., p. 105) m’intéresse moins que le fait qu’il soit point de vue parmi d’autres points de vue, distincts certes mais additionnables autour du langage, inventoriables donc, sur le mode habituel de ce qu’on appelle la pluridiscipline.
Cette « addition » de disciplines est pour le moins étonnante, de laisser dans l’ombre d’une évidence non discutée le « lieu » d’additionnabilité qu’elle implique. Comment peut-il se faire, en effet, que « le langage » soit l’objet au singulier de toutes ces analyses, au pluriel ? (Martinet dit bien que « chaque science présuppose le choix d’un point de vue qui lui est particulier » (Martinet, 1980, p. 32), qui lui fournit sa « pertinence ». On ne saurait que souscrire à cette affirmation, que le point de vue crée l’objet – pour la science et pour toute connaissance, fût-elle non scientifique – d’autant que c’est ce même principe qui rend précisément étrange cette convergence pluridisciplinaire : comment toutes ces analyses peuvent-elles converger, s’additionner autour d’un objet, qui n’est l’objet d’aucune d’entre elles ? Parce que s’il y faut toutes ces disciplines, c’est bien aussi que « le langage » n’est l’objet d’aucune. Autrement, « le langage » serait réputé « simple » puisqu’analysable dans le cadre d’une seule discipline, qui le définirait et rendrait par là-même inutile quelque pluridiscipline que ce soit. Il y a comme un gâteau à se partager dans cette démarche pluridisciplinaire, mais d’où sort le gâteau ? D’où peut bien sortir cet « objet », puisqu’il ne saurait préexister à l’un des points de vue dont on vient de faire l’inventaire. Une fois énoncé le principe, il ne peut plus y avoir d’objet sans point de vue. Or il ne coïncide avec aucun des points de vue inventoriés. C’est même cette non-coïncidence que le recours à la pluri-discipline atteste, sa non-réductibilité à une seule de ces analyses, qui en ferait un objet au singulier. Il y a donc contradiction potentielle, mais qu’est-ce qui est contradictoire ?
« Soit une fraction quelconque d’une chaîne parlée », nous dit Martinet, « on peut la considérer comme un phénomène physique, une suite de vibrations que l’acousticien enregistrera grâce à ses machines et qu’il décrira en termes de fréquence et d’amplitude. Un physiologiste en pourra examiner la production ; il notera quels organes entrent en jeu et de quelle façon. Ce faisant, l’acousticien et le physiologiste contribueront probablement à faciliter la tâche du descripteur, mais, pas un seul instant, ils n’auront amorcé le travail du linguiste » (Martinet, 1980, p. 32). Ce travail du linguiste, nous savons qu’il commence avec l’application du critère de pertinence, c’est-à-dire avec la référence des faits à la fonction de communication « comme étant la fonction première et centrale du langage en tant que tel » (Mounin, 1968, p. 105). Ce n’est pas le moment d’en discuter.
On peut aussi s’interroger sur l’aide à décrire que peuvent apporter au linguiste, dont le travail n’a pas encore commencé, l’acoustique et la physiologie. Je reviendrai plus tard dans l’année sur la profonde ambiguïté de cette « aide » que semble apporter « de la phonétique » à « la linguistique », pour ne relever aujourd’hui que le fait qu’il y a aide, apport, donc complémentarité, pluridiscipline en somme. Quelle est donc la démarche de Martinet : il prend « le langage » dans son évènementialité pure, semble-t-il, dans sa concrétude la plus immédiate : quelqu’un a « parlé », et on prélève dans cet évènement empirique une fraction quelconque, pour l’analyser. Il est certain que pour rendre compte de cet évènement concret, il faudra plusieurs analyses. On peut même affirmer qu’en un point d’empirisme pareil, on voit mal quelle discipline pourrait ne pas avoir à intervenir ! Sciences de la nature, et sciences humaines confondues.
Qu’à cet endroit – concret – passent à peu près toutes les analyses qu’on peut entreprendre dans le cadre des connaissances scientifiques actuelles, cela ne fait aucun doute. En cet endroit, il y a donc nettement plus que ce que peut analyser une discipline. D’où, à n’en pas douter, le bien-fondé de la pluridiscipline ! Mais il ne faudrait pas non plus oublier qu’en cet endroit, il y a en même temps toujours moins que le minimum requis pour faire une seule analyse ! Parce qu’analyser suppose qu’on intègre tel évènement dans sa relation définitoire à tel autre évènement, qui n’est pas là, concrètement actuel, mais expérimentalement actualisable. Pour qu’il y ait début d’analyse, il faut qu’il y ait début de mise en rapport, donc au moins deux évènements concrets, pour une analyse. Le « concret » a cette curieuse propriété de ne correspondre à rien, semble-t-il, puisqu’en lui, il y a simultanément trop et pas assez pour l’analyse… trop pour un seul rapport, pas assez pour une seule mise en rapport. Sans compter avec le « silence » qui dans le cadre de certaines analyses pourrait s’intégrer en rapport à ce « bruit » qu’il contribuerait par là même à définir.
À ce moment du raisonnement, force est de remarquer que toutes les analyses qu’on invoque ne peuvent converger qu’en un point qui n’existe pour aucune d’entre elles, puisqu’il n’y a, pour elles, « fait » que s’il y a mise en rapport, donc si on n’est plus en ce point que le concret semble-t-il fournissait. Curieuse situation, ou pour continuer dans le registre gastronomique ouvert par le « gâteau » à partager, curieux banquet que celui où les convives sont invités à se partager un pain dont personne ne mange ! Curieux dénominateur commun, que ce « fait » qui n’existe comme « fait » pour aucune des analyses qu’il est supposé réunir : car, avant d’être commun à deux ou plusieurs, encore faudrait-il qu’il soit particulier à au moins une analyse, établi au moins une fois comme fait. Or nous avons vu que pour la (les) science (s) il n’y a rien, rien en cet endroit de « réalité concrète », en cette « fraction de la chaîne parlée » dont il faut désormais soupçonner qu’elle n’est peut-être pas si « quelconque » que ce que Martinet avance, que donc elle a un lieu de définition malgré tout, qu’elle est par conséquent objet quand même, mais dans quel dispositif de savoir ?
Vous avez déjà repéré une mauvaise foi, de ma part, à vouloir ainsi pousser Martinet à l’impossible, c’est-à-dire à l’empirisme total. Mais c’était pour faire ressortir, par contraste, d’autant plus nettement, dans les propos de Martinet, une présupposition, comme il dit si bien lui-même : ce qui est effectivement présupposé dans sa démarche, c’est que cet « échantillon de réalité concrète », cette « fraction de la chaîne » est effectivement fraction de la chaîne « parlée », qu’il sait donc depuis le départ que c’est à du « langage » qu’il a affaire, donc que ce n’était pas du « bruit ». Autrement dit, toute une linguistique est ici présupposée, qui doit rendre compte de ce que j’entends du langage et pas autre chose. C’est ce qu’il cherche à établir, c’est ce qu’il savait déjà d’une certaine manière, c’est ce qu’il trouve aussi, selon un décompte auquel d’ailleurs nous aurions du mal à souscrire :
« si dans l’énoncé prends le livre ! le linguiste distingue trois unités de première articulation, c’est qu’il constate trois choix : prends au lieu de donne, le au lieu de un, livre au lieu de cahier » (Martinet, 1980, p. 32).
Autant, dire qu’il serait collé à l’U.V. de Sémiologie par Jean-Yves Urien, qui rappellerait qu’en l’occurrence il n’y a pas trois unités mais deux (mots), et que de choix, il y en a nettement plus que trois. Passons sur ce détail pour remarquer qu’à analyser, Martinet procède comme on fait dans toute analyse : il « sort » de sa séquence « donnée » pour établir le minimum de rapports – ici de substitution lexicale – qui lui permettent d’identifier ce qui est là, présent. C’est bien le virtuel possible qui contribue à rendre analysable l’actuel, le présent, l’empiriquement constaté ; d’où il « part », au moins pour les besoins de sa démonstration.
Et je voulais établir que son point de départ est déjà « savant », que tout un « savoir du langage » est déjà impliqué, ce savoir qui d’ailleurs lui permet de circonscrire « dans une chaîne », une « fraction » qui comme par hasard n’a pas n’importe quel statut, d’être « parlée ». Là se retrouve ce qui s’affirme chez nous en sémiologie, qu’on ne peut citer moins qu’un mot, voire moins qu’un phonème, en phonologie. Autant dire que le linguiste est toujours en même temps un locuteur qui, analytiquement, constitue ce qu’il « entend » comme « du langage » même si cette analyse spontanée lui est inconsciente, même si l’objet de la glossologie consiste à en élucider les procédures. Mais, à bien y regarder, ce « savoir » spontané que « c’est du langage » est bien traditionnel : les mots sont là, présents ; leur décompte correspond à celui que nous avons tous appris à faire à l’école primaire, et qui est faux d’ailleurs ; la raison d’être des mots, ce par quoi ils sont analysables (la pertinence) est conçue d’une manière bien classique : « Les éléments retenus sont ceux qui, dans le contexte où on les trouve, auraient pu ne pas figurer, ceux donc que le locuteur a employés là intentionnellement et auxquels l’auditeur réagit parce qu’il y reconnaît une intention communicative de son partenaire » (Martinet, 1980, p. 32).
Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est que dans le cadre de cette conception du langage, qu’on peut prétendre faire converger toutes les analyses précédemment mentionnées. On est effectivement, dans ce cadre, resté bien près de l’empirie la plus totale : il y a des gens, et ils se parlent... Pris comme ça, dans le « langage » il y a de tout, il y a même tout ! Mais si vous avez une conception glossologique du sème, du mot et de la dénotation, je vous mets au défi de faire recroiser, complémentairement ou non, l’analyse sémiologique par quelque considération acoustique, physiologique, psychologique ou sociale que ce soit ! Que s’est-il passé d’autre qu’une analyse, qui à suivre les corrélations définitoires, ne revient plus à ce « mot » substantiellement présent, effectivement prononcé par quelqu’un, dans une certaine situation d’interlocution et d’intentionnalité qui ne sont jamais aussi limpides d’ailleurs que ce que Martinet en dit.
Comme nous disons, il y a eu « déconstruction ». Mais à ce compte, le lieu d’addition des disciplines a disparu au passage. Il y a eu mutation, mutation de cadre. Et perte définitive, pour nous, d’un objet, tracé par un état antérieur du savoir, dans lequel nous ne restons pas. Martinet y reste, quitte à en aménager l’intérieur. Cet objet initial, ce donné empirique concret dont il a l’apparence, dépend donc bien d’un certain savoir, il est bien dans l’après-coup d’une analyse qui, à force d’être oubliée, finit par nous faire croire qu’elle est la « réalité ».
En effet, dans l’analyse, dans la déconstruction, ce n’est jamais à la réalité elle-même qu’on s’en prend – on ne sait jamais ce qu’elle est en soi, indépendamment des hypothèses que nous formulons à propos d’elle. C’est en fait toujours l’idée qu’on en avait qui est critiquée dans la déconstruction, idée oubliée, idée trop évidente, qu’on ne repère plus comme constituante du réel-pour-nous pour ne plus voir que le réel constitué, et le prendre pour la réalité, la réalité empirique et « concrète ».
Auquel cas, il serait juste de dire que le concret n’a d’autre définition ni d’autre vertu que d’être seulement l’abstraction qui nous est coutumière. Que le sujet y « tienne », c’est bien ce qu’il faudra comprendre. Que « la science » s’en déprenne, c’est tout aussi sûr. C’est donc bien en termes d’obstacle qu’il faut comprendre les problèmes que rencontre la science, à condition de ne pas oublier que nous sommes à nous-mêmes nos propres obstacles (air connu).
Auquel cas, c’est dans le cadre d’un état périmé du savoir, antérieur à la déconstruction dont témoigne l’existence des disciplines, que se définirait ce lieu d’additionnabilité dont je parlais tout à l’heure, que serait possible cette façon-là de faire de la pluridiscipline. Et pour reprendre une fois encore la métaphore, ce gâteau autour duquel on prétend inviter les « spécialistes » risque fort d’être indigeste parce qu’un peu vieux : en science aussi, il doit bien y avoir des dates de fraîcheur, de limite de vente !
Parce que c’est dans le vieux cadre que le nouveau, le nouvellement déconstruit, est récapitulé. Curieuse formation de compromis. Mais j’assiste tous les ans, à répétition, à ce compromis. C’est une des tentations des étudiants en maîtrise : garder leur objet, en le subdivisant. Déconstruire oui, mais en restant dans le cadre d’un objet initial que subtilement on préserve ainsi. Il est difficile d’être « mutant » !
Et tout ce moment de mon exposé est en boucle, comme dirait un ingénieur du son : j’ai commencé par affirmer que l’initial n’était pas un début. Nous pouvons continuer !
2. L’analogie, la formalisation.
Continuer consiste à examiner le devenir de l’analyse, ce processus dans lequel « de la science » ne cesse en même temps de se faire et de se défaire, ne cesse aussi de se refaire dans le déplacement des rapports formulés, dans la mutation des coordonnées définitoires de l’objet.
La science ne revient jamais à son point de départ, qu’elle reconnaît comme désormais périmé, comme un objet « écran » qu’elle vient de dénoncer jusqu’au prochain épisode de déconstruction, qu’elle ne rend d’ailleurs possible qu’en le rendant nécessaire : la science travaille à établir sa propre finitude, et elle ne l’obtient qu’en formulant de la manière la plus rigide possible ses propositions. Une pensée floue n’encourt jamais le risque du démenti expérimental. De ce point de vue, on peut être amené à faire remarquer qu’une théorie travaille à l’inverse de ce qu’on croit généralement : on prend souvent la théorie pour le savoir alors qu’il faudrait la comprendre comme le seul moyen dont on dispose pour sortir du savoir justement, pour se mettre d’une manière enfin construite en état d’ignorance : « Quand on dit qu’on ne sait pas, nous comprenons qu’on sait à quelles conditions et selon quelles exigences on consentirait à affirmer qu’on sait. À ce ton on reconnaît la science authentique » (Canguilhem, 1939, p. 274). La théorie est, ainsi considérée, tout le contraire d’un opportunisme. Contre la facilité des « solutions ad hoc » dont la seule vertu consiste à refermer tout surgissement de question, la théorie travaille, par sa propre cohérence, à contraindre davantage encore l’expérience qu’elle engendre, et vous savez que plus les conditions d’une expérience sont restrictives, plus on risque de rencontrer des ennuis, cette ignorance construite dont je parlais tout à l’heure justement, la résistance de la réalité à se plier aux rapports formulés de manière aussi explicite et contraignante que possible. La réalité ne répond jamais qu’aux questions qu’on lui pose expérimentalement, et la réponse sera à la mesure des questions : à question floue, isolée, réponse énigmatique et inutile. La rigueur de la démarche s’oppose à tout éclectisme. On ne change pas de procédure en cours de problème. La démonstration doit être de bout en bout poursuivie dans les mêmes termes, faute de quoi elle est nulle et non avenue, faute de quoi d’ailleurs elle n’est pas. Ce n’est pas tant le résultat qui compte que la procédure de son obtention. C’est, vous le savez, l’utilité en science de cette essoreuse à démonstrations qu’est l’ordinateur : une fois programmé, il ne dévie pas. Mais il est vrai que c’est à ne pas dévier qu’on peut s’apercevoir qu’on se fourvoyait ! Il est certes réconfortant de voir que « ça marche », mais c’est quand « ça ne marche pas » qu’on apprend quelque chose de nouveau, qu’on apprend qu’il va falloir analyser davantage encore...
Si analyser consiste, comme je l’ai déjà souligné, à articuler du phénoménal, on peut être amené sur le mode critique à analyser plus encore, à lutter contre l’identification et l’amalgame abusifs qu’introduisait cet objet posé initialement, dans l’acquis du savoir. Ainsi considérée, l’analyse devient désarticulation d’une articulation précédente, désarticulation non d’une réalité mais bien d’un savoir, et il est essentiel de bien remarquer ici qu’à changer le savoir, on ne sort pas du savoir. Il n’y a pas de « révélation » ! L’analyse, par conséquent, produit encore plus de faits, encore plus de facteurs ou de paramètres, distingue et sépare davantage. C’est l’éclatement de l’entité qu’était l’objet initial, c’est le moment de la déconstruction. Mais il est fondamental de remarquer qu’on n’en reste jamais là, qu’on n’en reste jamais à cette pure dispersion analytique que produit la déconstruction. Vient le moment de la formalisation, moment de la reconstruction, déplacée certes, mais moment de la réinstauration d’un lien entre les facteurs.
Ainsi, dans la théorie de la médiation, le principe d’analogie est-il le corollaire inévitable du principe de déconstruction. Ce que l’analyse distingue et sépare, l’analogie le relie, en instaurant des rapports au second degré, serais-je tenté de dire. Qu’est-ce que l’analogie, sinon l’affirmation qu’au-delà des processus en tant qu’ils sont distingués par l’analyse, se maintient un même principe de causalité, qu’au-delà de toute différence établie se maintient dans l’explication, formellement, une identité, qu’au-delà de toute séparation se maintient, dans l’explication, formellement, une solidarité entre les facteurs. Et que toutes proportions gardées – mais justement c’est de proportions qu’il s’agit, c’est-à-dire de rapports de rapports – tel facteur à tel plan de l’analyse est l’analogue formel de tel autre facteur à tel autre plan.
Là où l’analyse produit du distingué et du séparé, l’analogie réintroduit de l’identité et de l’unité partielles. Chaque facteur, produit d’une désintégration, trouve son intégration dans un système de rapports d’un degré supplémentaire d’abstraction. Et c’est cette identité et cette solidarité malgré tout maintenues qui assurent la cohérence du système et contraint à la récursivité de la procédure, telle que nous la pratiquons : le premier plan n’est premier que chronologiquement, il n’est pas premier formellement, auquel cas nous succomberions nous-même à cette forme du positivisme que je dénonçais la dernière fois et qui consiste à arrêter le savoir dans une forme qu’il n’a jamais prise que de manière contingente.
Qu’énonce donc le principe et l’exigence d’analogie, sinon le refus là encore des solutions ad hoc : les processus distingués par l’analyse doivent être gouvernés par les mêmes propriétés axiomatiques. Dans la déconstruction, ce qu’il s’agit d’établir, c’est que du signe à la personne il n’y a décidément aucun rapport, aucune confusion à entretenir. Mais, dans l’analogie, après la déconstruction, c’est d’une certaine manière l’inverse qui est affirmé : les propriétés du signe et les propriétés de la personne sont formellement analogues. Le modèle est, algébriquement, le même.
C’est notre façon à nous de pratiquer ce que Lacan a toujours dit de l’inconscient, qu’il est structuré comme un langage. Toute l’analogie réside dans ce « comme ». Et ce « comme », une fois oublié, nous reconduit à une assimilation, à un amalgame régressif. L’inconscient, c’est comme le langage, ce n’est pas le langage. À moins de perdre le bénéfice de l’analyse. Mais, même si l’inconscient n’est pas le langage, il y a dans ce qui le détermine quelque chose qui fait penser analogiquement à ce qui détermine le langage. C’est à ce niveau que fonctionne l’analogie, jeu trop subtil, pour certains, du même et de l’autre, du différent et de l’identique quand même, du séparé et du solidaire malgré tout. Et la récursivité de l’analogie consiste à rendre contraignante l’affirmation de ce « comme ». On peut n’y voir qu’une facilitation, la généralisation a tout d’une procédure particulière, acquise et établie une fois pour toutes. D’ailleurs, à chaque entreprise d’analyser un nouvel objet fonctionne une telle projection analogique : c’est sur le mode de ce que l’on connaît déjà qu’on entreprend de connaître le nouveau.
C’est un véritable étayage axiomatique, une véritable « greffe d’intelligibilité ». Donc une aide. Si on en restait là, ce serait une facilité. Mais l’analogie est à double effet, elle est récursive justement : le maintien de ce « comme » qu’elle introduit implique que tout soit comme tout, que donc, par effet de retour, on remette en cause toujours le modèle de départ : si, d’aventure, à un autre plan comme nous disons, on est contraint de changer le modèle, au nom du principe d’analogie qui fondait la projection hypothético-déductive, il faudra défaire la glossologie, modèle de départ. Loin par conséquent d’être acquise, loin de justifier je ne sais quel glossologisme, la glossologie est toujours encore à faire, au nom d’autre chose qu’elle-même, qu’elle contribue certes à engendrer analogiquement, mais qui peut amener à la remettre en cause, à son plan.
De cette manière, comprendre la glossologie, ce qu’elle est, est aussi à chercher dans la sociologie, dans la psychanalyse. Analogiquement, ces disciplines sont toutes mutuellement métaphoriques. Et vous savez qu’il n’y a pas de lieu non métaphorique d’où on évaluerait la métaphore (Ricœur, 1975, p. 25). Autant dire que toutes ces disciplines « planent », en tout cas qu’aucune d’entre elles n’a définitivement les pieds sur terre, n’a « touché le fond (des choses) ». Y croire serait tomber dans le positivisme qu’on dénonce chez les autres, serait succomber à l’anachronisation du savoir qui nous guette toujours, symptôme de vieillissement à n’en pas douter ! Le positivisme, dans le cadre de la théorie de la médiation, consisterait à travailler sur un seul plan, et à ne pratiquer l’analogie qu’unilatéralement, comme extrapolation de l’acquis. L’acquis précède immédiatement la perte. Et tout est toujours à refaire ! C’est bien connu… enfin en principe !
À ce compte, ce que glossologiquement nous pouvons dire du lexique et du texte, de la morphologie et de la syntaxe, du signifiant et du signifié, de la pertinence et de la dénotation, de la grammaire et de la rhétorique, change complètement de statut au moment de l’application du principe d’analogie : au-delà d’eux-mêmes, dans la transposition analogique à laquelle ils donnent lieu, et bien sûr au moment – toujours impressionnant – où semble-t-il « ça » se vérifie cliniquement, ces concepts mutent : de propriétés du langage qu’ils formulaient, ils deviennent propriétés d’un ordre d’abstraction plus élevé, propriétés de l’Analyse dirait Gagnepain, propriétés ne faisant plus acception des plans où on les repère à l’œuvre particulièrement, mais propriétés de l’humain, quel que soit le secteur d’humanité circonstanciellement envisagé.
Ce n’est pas sans changer ce qu’on doit chercher dans la clinique : au-delà de la dissociation des processus, de la déconstruction, poursuivre la question de l’Analyse ainsi conçue, n’est pas sans modifier notre rapport à la neurologie, cela vous fût signalé l’an dernier dans un autre séminaire.
3. Entre le réel et la pensée, le langage
Parler de l’analogie comme je viens de le faire suppose que l’on ait accepté que le nombre « un » ne soit qu’un nombre parmi d’autres nombres, qu’il ne soit « premier » que dans la série, mais pas au principe du dénombrement, parce que là, c’est le zéro qui est fondateur. Et c’est bien ce zéro que j’essaie de réintroduire dans la théorie en insistant sur l’absence de primat de quelque plan que ce soit sur les autres. Comme je le disais : il faut que ça « plane ! ». Là est le zéro de la pensée. Ou si vous préférez, métaphoriquement, sur un autre plan, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en physique contrairement à la « graphie », fût-elle photographie, il n’y a pas de « profondeur », il n’y a que de la distance. Il ne peut y avoir profondeur que si on origine la distance, en l’occurrence si l’on rapporte les distances à la surface qu’ergologiquement la graphie introduit dans l’univers. Toute la difficulté consiste justement à substituer à l’espace substantialisé de la graphie un espace purement formel qui ne contiendrait plus que des rapports et dans lequel il n’y aurait plus de surface originaire.
Parler ainsi consiste, à en croire Cassirer par exemple, à s’inscrire autant que faire se peut, dans la discursivité logique du concept. « Tout jugement vise à dissoudre et à dépasser l’apparence d’isolement propre à chaque contenu particulier de la conscience » (Cassirer, 1973, p. 40). Il me paraît essentiel de repérer que l’isolé que la conscience pose n’est isolé qu’en apparence, que non seulement il faut l’articuler à autre chose que lui-même, mais qu’il est en fait déjà articulé, même s’il apparaît isolé, parce que l’articulation dont il dépend pour sa particularisation semble effacée, implicite.
« Ce qui est apparemment singulier doit être subsumé sous une généralité, saisi comme « un cas » tombant sous une loi, comme l’élément d’une multiplicité, d’une série. » Cassirer ajoute alors qu’en ce sens « tout véritable jugement est synthétique, car, ce qu’il veut et qu’il ambitionne, c’est précisément la synthèse vers le tout, l’agencement du particulier dans le système » (ibid., p. 40), définissant du même coup la discursivité comme « la visée de cette totalité est le principe qui anime « la formation théorique et empirique des concepts. Mais celle-ci procède nécessairement de façon « discursive », c’est-à-dire qu’elle part du cas particulier, non pour s’abîmer en lui en tant que tel et pour en rester à l’intuition de celui-ci, mais pour parcourir à partir de lui le tout de l’être d’après certaines directions, que désigne et fixe précisément le concept empirique » pour affirmer que « ce n’est que dans ce processus propre à la pensée discursive que le singulier trouve son « sens » théorique précis et sa détermination » (ibid., p. 40).
Il est clair, ainsi, que l’analyse est articulation du phénoménal, articulation à un ensemble plus vaste d’un évènement, dont l’isolement initial n’est qu’apparent, et dépend en fait d’une discursivité déjà là, même si elle reste entièrement implicite, même si le réaliste en reste là : dans quoi donc s’abîmerait la pensée, qui lui apparaît d’emblée isolé, qui serait autre que ce que le langage a déjà analysé, déjà distingué, séparé. Le réaliste est à ce compte celui qui, au moment où il croit être au plus près de la réalité, succombe le plus à la fascination authentiquement mythique du mot. C’est dans le mot que la pensée s’abîme alors, c’est dans l’espace de désignation du mot qu’on tourne, en rond inévitablement.
Il est important alors de bien rappeler que ce n’est ni la science ni la logique qui créent l’analyse, mais le langage. La connaissance commune et la connaissance scientifique ne sont pas opposables sur ce point : elles sont toutes deux analytiques. La différence réside dans l’explicitation ou non de l’analyse qu’implicitement le langage introduit. Et explicitée, l’analyse devient expérimentable. Et le statut toujours corrélatif de l’objet devient alors clair :
« Le lieu que [le singulier] occupe dans la totalité de l’être, ou plutôt qui lui est attribué par le mouvement progressif de la pensée, décide en même temps et de son contenu, de ce qu’il signifie théoriquement » (Cassirer, 1973, p. 40)
et « Dans ce système il n’y a plus de point isolé : tous les éléments se rapportent les uns autres, s’indiquent les uns les autres, s’éclairent et s’ expliquent réciproquement. Ainsi, toute singularité est-elle (…) comme enserrée dans un tissu de fils invisibles qui la relient au tout. » (ibid., p. 49)
et « les nouvelles relations qu’elle noue ne finissent pas par effacer ses limites, mais permettent au contraire de les appréhender avec plus de rigueur et de les connaître en tant que telles » (ibid., p. 112).
C’est ainsi qu’on passe d’une définition implicite à une définition explicite, qui formule son articulation d’ensemble. Et à ce compte, comme je l’ai déjà dit, rien ne garantit qu’on retrouvera à la fin de l’analyse l’objet initial. Il peut toujours y avoir déplacement, ré-articulation dans un autre tissu de relations définitoires : auquel cas, comme le dit aussi Cassirer « le singulier change alors en même temps que les rapports dans lesquels il s’inscrit deviennent de plus en plus larges » (ibid., p. 40).
Il devient alors essentiel de bien marquer qu’il ne faut pas succomber, en miroir, à cette autre tentation qui nous guette toujours : arrachés à la tentation du réalisme, nous tomberions dans la fascination formaliste d’une logique qu’il serait illusoire de prendre pour première, elle aussi déjà-là. La tentation logiciste, formaliste aboutit à la même ignorance, symétrique, que la tentation réaliste : oublier qu’on parle, et que de là procèdent en même temps et le réel (conçu) et le logique (articulé). Loin de demander à une logique première, dont on se demande bien d’où elle sortirait – à moins d’en être encore au dispositif classique de la métaphysique qui a au moins le mérite d’inscrire la logique (qui du coup devient seconde, non auto-suffisante) dans un Verbe transcendant (le cogito par exemple) d’expliquer le langage, comme on le prétend souvent, c’est à l’inverse qu’il faut procéder, comme le dit d’ailleurs Cassirer :
« La logique a coutume d’enseigner qu’un concept est constitué lorsque plusieurs objets, qui coïncident par certaines caractéristiques et donc par une partie de leur contenu, sont rassemblés dans la pensée, qu’il est fait abstraction des caractéristiques divergentes, mais que celles qui sont semblables sont retenues et qu’il est fait réflexion sur elles, et qu’ainsi se constitue dans la conscience la représentation générale de cette classe d’objets. » (ibid., p. 38). [...]
« La formation du concept général présuppose la détermination des caractéristiques : seuls certains traits distinctifs, qui rendent les objets semblables ou dissemblables, concordants ou discordants, rendent possible la réunion du semblable en une espèce. » (ibid., p. 38).
mais remarque-t-il, et qui ne peut nous laisser indifférent, « tout le problème est de savoir ce que l’on entend par “caractéristiques” dans cette explication apparemment si simple et éclairante :
« Mais il est alors nécessaire de demander si de tels traits distinctifs existent déjà avant le langage, avant l’acte de dénomination, ou si ils ne sont pas plutôt appréhendés eux-mêmes au moyen du langage, dans cet acte de dénomination. Et dans ce dernier cas, d’après quelles règles, en fonction de quels critères s’accomplit cet acte ? » (ibid., p. 38).
C’est bien à ce moment que le linguiste – en tout cas le glossologue – serait tenté de dire que les traits ne préexistent pas au langage, à la « signification », que c’est le signe qui introduit du trait dans l’univers, et que c’est selon ses propres règles que le langage pose ces traits, auquel cas, d’ailleurs, il cesserait, d’être le « moyen » qu’on prétend si souvent qu’il est, aliéné à autre chose que lui-même : la perception des choses, la logique d’une pensée qu’il ne ferait qu’exprimer, ce qui suppose qu’elle s’élabore en un autre lieu que lui-même.
Toujours est-il que Cassirer constate que « Dès que la question est posée en ce sens, la logique traditionnelle cesse de soutenir le linguiste et le philosophe du langage. Car l’explication qu’elle donne de la constitution des représentations générales et de la constitution des concepts génériques présuppose, comme si elle avait déjà eu lieu, la formation des concepts nominaux dont on cherche ici à déterminer les conditions de possibilité ». (ibid., p. 39)
avant de poser la question qui fonde toute son entreprise de « Philosophie des formes symboliques » :
« car nous ne visons pas ici la structure conceptuelle de la connaissance théorique en tant que telle, mais cherchons à éclairer et à clarifier la forme et de la particularité des concepts linguistiques primaires. Aussi longtemps que cette élucidation n’est pas faite, la théorie purement logique du concept reste elle aussi incomplète. Car tous les concepts de la connaissance théorique ne forment en quelque sorte qu’une superstructure logique appuyée sur une autre structure, celle des concepts linguistiques. » (ibid., p. 45)
Avouez que c’est « plaisant » à entendre pour un linguiste que de voir affirmer que cette logique, dont il a tant de mal à se déprendre pour rentrer en « sémiologie », est définie par un philosophe comme Cassirer comme une élaboration secondaire d’une première élaboration que fournit le langage. Aussi ne puis-je que souscrire à ce principe qu’énonce Cassirer que « toute connaissance théorique prend son point de départ dans un monde déjà formé par le langage : le naturaliste, l’historien, le philosophe lui-même, ne vit d’abord avec les objets qu’en fonction de la manière dont le langage les conduit à lui » (ibid., p. 45)
Il ajoute au passage que « ce lien immédiat et inconscient est plus difficile à saisir que tout ce que l’esprit crée de façon médiate, par une activité consciente de la pensée » (ibid., p. 45). Que ça soit difficile à saisir, nous sommes payés, si j’ose dire, pour le savoir et pour le supporter.
De ce point de vue, la logique est pour le linguiste, toujours une facilité. Parce qu’elle va dans le sens de la conscience sans s’inquiéter jamais de ce qui l’instaure comme conscience. Parce que, dans la contradiction jamais dépassée de la signification et de la désignation, de la grammaticalité et de la rhétorique, le logicisme linguistique opte pour l’un des termes en croyant effacé l’autre et de ce point de vue, on ne peut que relever la parfaite complicité des positions réalistes et des positions formalistes. Ils ont beau s’opposer souvent, ils ont au moins un ennemi commun : nous, et notre conception dialectique du signe, qui énonce l’indépassable impropriété fondatrice du langage.
À ce compte, la glossologie récuse la linguistique (de Chomsky comme de Martinet) sur exactement le même argument que celui qui a conduit la psychanalyse à récuser la psychologie, et Marx, la conception libérale de l’échange. Nos rapports de prédilection avec la psychanalyse et la sociologie aussi bien que nos ennuis avec nos collègues linguistes trouvent ici une intelligibilité. Ce qui nous pousse vers Freud, c’est la même chose que ce qui nous sépare de Chomsky et de Martinet ! Autant dire que pour nous, il n’y a pas d’issue à la contradiction qu’instaure le signe, qu’il n’y a pas à choisir entre le réalisme qui scie la branche sur laquelle il est assis et le logicisme qui veut ignorer ce sur quoi repose son échafaudage.
Le langage, on n’en sort pas, ni par la prétendue réalité invoquée par le réaliste, ni par le sens prétendu pur ou profond du logiciste. Il faut clore le signe sur sa contradiction, le rendre auto-analytique, effectivement immanent, sans cause, mais cause du reste. C’est ce que je disais : le langage n’est moyen de rien, moyen de rien qui le précéderait, contrairement à ce que croient – ensemble – réalistes et logicistes. Ils n’ont jamais rien fait d’autre que le dédialectiser, substantialisant du même coup l’un des termes où il se polarise, ce qui leur donne l’impression qu’il y aurait face à face, comme deux univers positifs, un monde des choses et un monde de la pensée, tout le problème étant ensuite de savoir comment raccorder l’un à l’autre ces deux univers, le langage venant, à titre de moyen effectivement, faire le pont entre les deux.
À cela nous opposerons que si « objectif » qu’il prétendre être, le réaliste parle encore – même s’il ne s’entend pas, ce qui le met au bord de l’hallucination verbale – et que si « formel » qu’il prétendre être, le logiciste parle encore de quelque chose, qui lui résiste et contradictoirement le contraint : à la synonymie, à l’antonymie, à la périphrase, à la reformulation perpétuelle.
Je voudrais, pour finir, préciser qu’il ne suffit plus, alors, au nom de la dénotation, de répudier sémiologiquement une logique qu’on nous présente comme première et qui s’avère en fait projection d’avance dans le sens des catégories d’une langue qu’on pose comme première – ce qui nous condamne à rester dans l’espace des grammaires comparatives qui est celui des grammaires linguistiques. Cette répudiation est l’acte fondateur de la glossologie, certes. Et cela est déjà bien difficile à faire, à admettre, j’allais dire à supporter. Confer le « deuil du sens » que cela suppose.
Mais il faut aller plus loin : la glossologie, la sémiologie donc, doivent aller, après avoir répudié la logique première, jusqu’à rendre compte de l’existence de la logique, aller repérer à l’œuvre dans la logique les propriétés du signe, constituant ainsi la logique comme le moment rhétorique qu’elle est, contredisant l’instance de signification qui pourtant la fonde.
Vous n’avez pas manqué, n’est-ce pas, de repérer, tout au long de cet exposé des propriétés de l’analyse, de l’analogie, et jusque dans les propos de Cassirer, la bi-axialité taxinomique et générative du signe, mais aussi la re-formalisation, par projection d’un axe sur l’autre, du lexicalisé et du textualisé par l’analyse du moment de morphologisation et de syntaxisation des questions que l’analogie entraîne, « périodisant » en quelque sorte la connaissance.
Références bibliographiques
Canguilhem G., 1939, Traité de logique et de morale, Marseille, F. Robert et fils.
Cassirer E., 1973, Langage et mythe. À propos des noms de dieux, Paris, Minuit.
Martinet A., 1980, Éléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin.
Mounin G., 1968, Clefs pour la linguistique, Paris, Seghers.
Ricœur P., 1975, La métaphore vive, Paris, Seuil.
Jacques Laisis« De… dans ou « les conditions de l’analyse » », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.