Jean-Yves Urien
Professeur, LIRL, Sciences du langage, Rennes 2
Expliquer et décrire. Statut sémantique dans « Du Vouloir dire » et application au raisonnement sociologique
Mots-clés
description | explication | Jean Gagnepain | sémantique | sociologie |
Tout thème général de colloque est inducteur de mythe, dans la mesure où il part d’un titre et pose a priori en axiome l’identité de chacun des termes de ce titre, leur opposition, et, au moins, un prédicat d’existence. On peut alors être conduit à auto-justifier ce titre, ce qui serait raisonner de façon mythique. Tout le travail d’un colloque consiste donc à transformer le mythe du titre en raisonnement scientifique, a posteriori, et par le travail de tous. Le raisonnement scientifique, en effet, ne consiste pas à répondre à la question : « Que veulent dire ces mots ? », mais à celle-ci « Comment parler de ce qui est ? ». Ainsi, le binôme Expliquer, Décrire n’a de consistance scientifique que s’il devient le résumé a posteriori d’une distinction objectivée. Celle-ci doit être posée comme incertaine au départ. Ou bien on sera amené à la rejeter, ou bien on sera amené à s’en faire une autre idée, ou d’autres idées. Seule l’expérience de chacun d’entre nous conduira à reformuler cette distinction en fonction de l’observation.
Venant en introduction, et vue l’ampleur du thème, le présent exposé propose un positionnement des concepts d’explication et de description dans la théorie de la médiation. Ce travail de balisage conceptuel sera conduit en trois étapes. Une réflexion méthodologique initiale dégagera le point de vue sémantique des autres points de vue possibles. Sera proposée ensuite une analyse de ces concepts dans Du Vouloir Dire (ouvrage noté désormais DVD I et DVD II selon les tomes de référence). Enfin, une dernière partie, liée à la notion de description, prendra en compte le point de vue d’un sociologue, Jean-Claude Passeron, auteur de l’ouvrage Le Raisonnement sociologique (1991).
Des notions surdéterminées
Une approche bibliographique montre une impressionnante variété et abondance de prises de position sur chacun de ces deux termes, sur leur relation, ainsi que sur leur rapport à d’autres termes connexes. La raison en est qu’ils sont pris dans des enjeux multiples et divers.
Surdétermination sociologique : Jean-Claude Passeron, (Le Raisonnement socio-logique, p. 35), déclare en substance : Les descriptions sont « une somme d’effets d’intelligibilité reconnus par des groupes de spécialistes ». On notera que les notions de « somme » et de « reconnaissance » renvoient la définition du genre à la discrétion d’un milieu professionnel, et non à celle d’un type sémantique « d’effets d’intelligibilité ». Cet amalgame est analogue à ceux, courants, qu’évoque Jean Gagnepain, dans Du Vouloir Dire, entre le langage et les langues, le mythe et les mythes, entre des notions dont le statut est glossologique et d’autres dont le statut relève de la sociologie.
Surdétermination axiologique aussi. Ce couple de réalités intéresse d’abord parce qu’on l’investit axiologiquement en se posant à leur propos un problème de norme. La question n’est plus : « Qu’est-ce qu’expliquer ? », mais « Sur quel critère juger de la meilleure explication ? » et surtout « A-t-on le droit de prétendre expliquer ? ». Les décisions sont antinomiques. « La science n’a pas à expliquer ; elle se contentera de décrire » (C. Renouvier, cité par Jean Largeault, « description-explication », Encyclo-pædia Universalis, version 10). « Si les sciences humaines sont des sciences, elles ont à expliquer les phénomènes dont elles traitent, et pas simplement à les décrire » (Jean-Claude Quentel, texte de présentation de ce colloque). Chacun cherche une norme et cherche à la faire prévaloir. C’est pourquoi ces termes semblent être surtout un terrain d’exercice pour philosophes.
Bien entendu, les deux perspectives s’articulent. Voici un exemple d’une telle articulation dans le domaine des Sciences du Langage. Lorsque Jean-Claude Milner tente d’expliciter la différence entre « l’abstraction descriptive » et « l’abstraction explicative », (Pour une Science du Langage, 1989, p. 575-576), c’est pour soutenir que seule la grammaire générative admettrait l’abstraction explicative, en ayant recours à des structures profondes, tandis que la grammaire structurale ne reconnaîtrait que l’abstraction descriptive, celle qui recherche des généralités abstraites dans les données. Il en conclut que la première serait préférable à l’autre. La préoccupation est ici axiologique, et s’appuie sur le rapport de forces entre les tenants de ces perspectives au moment où il écrit.
Surdétermination technologique enfin. Celle-ci est plus rare. Ainsi, Jean-Claude Milner soutient que la « mathématisation » — à savoir, la possibilité de calculs « aveugles » à partir de « symboles » univoques — est une condition nécessaire à l’explication ou à la description (1989, p. 23-24). Si l’on admet, avec la théorie de la médiation, que ces « symboles univoques » tiennent à l’identité technique des graphismes utilisés – notations mathématiques, arborescences et autres schémas notamment –, on concevra que la réflexion sur l’explication a aussi une dimension technique.
Tout ceci est de l’ordre du constat. Et si je parle de « surdétermination », c’est parce que je soutiens qu’on ne peut pas éviter la question préalable, qui constituera mon propos : quel est le statut glossologique de ces deux appellations ? Le débat que mènent les corporations de « spécialistes » porte sur un type de fait qu’il faut définir sémantiquement, et de façon plus précise qu’en termes génériques « d’effets d’intelligibilité ». Par ailleurs, le choix critique et méthodologique entre explication et définition porte sur des objets qui ont spécifiquement le statut de raisonnements, un statut fondamentalement sémantique. Enfin, les artefacts graphiques qui permettent de préciser et de complexifier explications et descriptions n’ont eux-mêmes d’utilité que s’ils sont lisibles, c’est-à-dire concevables. On n’échappe pas à la définition sémantique de ce qui se trouve ainsi débattu, critiqué, ou fabriqué.
Le seul domaine de recherche constitué, à ma connaissance, qui prenne pour objet la démarche explicative et descriptive en tant que fait de langage, est celui de l’analyse textuelle. Celle des littéraires (Jean-Michel Adam par exemple) ou des « linguistes » (Jean-François Jeandillou par exemple). Leur objectif est en particulier typologique et rejoint la question des « genres littéraires » : Jean-François Jeandillou, dans L’Analyse textuelle (1997), présente et distingue des modèles de développement de texte, successivement « explicatif, démonstratif, descriptif et narratif » (sans compter le texte prescriptif et le texte dialogique). Toutefois, cette orientation typologique m’est apparue, précisément, « descriptiviste », très liée à l’observation des procédés de composition et de rédaction, et donc très éloignée de la perspective anthropologique de notre assemblée. Je me contenterai de signaler ces orientations, considérant qu’il y a là sûrement des idées intéressantes à prendre en compte, par un examen approfondi de cette littérature sur la littérature.
Compte tenu des remarques qui précèdent, il importe de se donner un objectif délimité, qui entraîne un point de vue doxique défini.
On s’intéresse ici seulement au fait que la description comme l’explication sont des faits de dire. Corollairement, ces notions sont liées à celle de causalité. Elles ont toutes un statut logique (dans le sens de la Théorie de la médiation). J’adopte donc une démarche de réduction relative.
– En effet, je laisse de côté la question du cadre social que prennent ces modes de raisonnement, cadre qui leur confère la forme de pratiques professionnelles. C’est à chacun des praticiens, en fonction de son métier, de relier ces considérations à ses obligations professionnelles.
– S’agissant de la « mathématisation », la Théorie de la médiation considère qu’il s’agit là d’une surdétermination technique, dissociable du raisonnement logique qui fonde ces concepts. Je laisserai cet aspect de côté, tout en convenant qu’il mérite un examen spécialisé.
– J’essaierai enfin de distinguer entre jugement et jugement, je veux dire entre « prédicat sémantique » et « décision axiologique », ce qui n’est jamais assuré.
En posant ainsi une question proprement glossologique, je cours le risque de frustrer beaucoup de psychologues ou de sociologues. Cet exposé n’entend pas répondre à une attente méthodologique, cadrée de surcroît par une profession, à savoir : « Comment mieux rendre compte du réel ? », « Comment justifier que tel sens du terme explication est meilleur que tel autre ». La seule question posée est : « Peut-on situer ces faits de dire dans une théorie du dire ? Y ont-ils un statut ? Et si Oui, lequel ? »
Cette réduction, corollaire d’une dissociation, détermine aussi mon positionnement épistémologique dans le champ des savoirs. Seule la Théorie de la médiation développe un tel point de vue, abstrait de ses surdéterminations, à ma connaissance. J’ai pris en compte la totalité du corpus constitué par DVD I et DVD 2, avec quelques incursions dans lesÉléments. J’introduirai, pour contraster et compléter mon propos, le point de vue de Jean-Claude Passeron, dans Le Raisonnement sociologique. Par ailleurs, les limites d’un article m’obligent à rester très en retrait par rapport aux réflexions théoriques approfondies, proposés sur ce thème ou liés à lui, dans les ouvrages de référence suivants. En premier lieu, la thèse de Jacques Laisis, soutenue en 1991 (Apport méthodologique de la linguistique structurale à la clinique) ; de même, le livre de Jean-Claude Schotte, La Raison éclatée (1997). À cela s’ajoutent certains chapitres du livre de René Jongen Quand dire c’est dire (1993), et le livre de Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut, Artistique et archéologie (1997).
Statut des concepts de description et d’explication dans Du Vouloir Dire
1 – De la dissymétrie de ces concepts dans Du Vouloir Dire
Cette distinction a-t-elle un statut sémantique dans la Théorie de la médiation ? Le relevé et la confrontation de tous les contextes où figurent les termes en question – les noms « explication, description », et les verbes « expliquer, expliqué ; décrire, décrit » – permet de constater ceci.
Ces concepts ne font pas partie de la terminologie centrale du modèle, à la différence de celui de « cause » ou d’« objet » par exemple. Fait plus intéressant, on peut constater une dissymétrie nette entre celui d’explication et celui de description. Commençons par le second concept.
Le concept formulé par les termes « description, décrire » ne fait l’objet d’aucun travail théorique développé. Il est présent, sans être pris comme thème de définition ou de discussion. Il est par conséquent relativement monosémique et, du point de vue doxique, tout à fait banal. Ex : « Les images que l’on utilise pour décrire [le champ conceptuel]… » DVD I 98. « Décrire une langue, c’est établir aussi la façon dont sont déterminés les segments » DVD I 39. Cet énoncé n’entre pas dans un travail théorique sur la notion de « description », pas plus d’ailleurs que dans celui sur « une langue » dans ce contexte. La définition du terme est présupposée ; c’est celle du dictionnaire : « énumérer des caractéristiques d’une réalité ».
Tout autre est la place accordée aux termes « expliquer » et « explication ». Ils sont étroitement reliés aux concepts centraux de « cause », de « rhétorique », et de « science », parfois au sein de la même phrase, notamment au sein d’énoncés qui exposent une définition. Par ailleurs, on peut observer un contraste significatif entre deux usages des termes, à savoir entre « l’orthodoxie » de l’utilisation des concepts « expliquer, explication », dans des phrases dont le propos principal est autre, et « l’hétérodoxie » du travail théorique portant sur ces concepts eux-mêmes.
Voici un exemple du premier type : « Quand un sigle se fait mot, chaque élément, par référence interne, se justifie. L’explication, d’une certaine façon, se réalise » DVD I 264. On comprend ici que, dans « E. D. F. » par exemple, la lecture « sémantographique » de chaque lettre « se justifie », « s’explique » par la voisine. Il s’agit donc ici du raisonnement courant qui synonymise l’explication et le développement : expliquer « E », c’est le déployer en « Électricité ».
Voici un exemple du second type : « Parler, c’est causer, et (…) essentiellement expliquer » DVD I 107. Voilà bien une thèse cruciale qui appelle d’autres « explications » (dans le sens banal du terme).
Le terme apparaît donc dans deux sens différents, non contradictoires, mais de statut épistémologique distinct et de portée sémantique différente, selon qu’il est utilisé dans une proposition dont l’objet est autre, ou bien dans une proposition où il est lui-même l’objet d’un travail de définition. Je ne m’intéresserai qu’à ces derniers contextes.
Ce contraste n’a rien d’étonnant, mais il n’est pas généralisable. De nombreux concepts de Du Vouloir Dire, bien sûr, sont pratiquement conformes à ceux du Petit Larousse. Lorsque l’auteur déclare « Il est notoire que… », il ne positionne pas l’adjectif dans un dispositif sociologique sophistiqué, comme, ailleurs, le terme « notable ». Pourtant, de nombreux autres termes du dictionnaire courant sont exclusivement (ou presque) utilisés dans Du Vouloir Diredans le sens idiolectal stipulé par l’auteur. Et non des moindres : « signe, rhétorique, dialectique, sens », par exemple. Ce n’est pas le cas du terme « explication », qui conserve un double statut doxique et sémantique.
Les deux concepts sont-ils confrontés ? Dans une petite série de phrases, les deux notions sont hiérarchisés axiologiquement, selon la thèse bien connue : « [pour ne pas] nous résigner à décrire [l’écriture], au lieu – comme c’est notre ambition – d’expliquer… ». DVD I 132. Jugement nuancé par : « Il s’avère plus aisé de théoriser l’implicite que de décrire une performance elle-même explicite » DVD I 68. C’est trop peu pour qu’on puisse en tirer matière à réflexion particulière. En somme, Jean Gagnepain ne s’intéresse pas, semble-t-il, à cette opposition dans ces termes. Le travail sur le seul concept d’explication lui suffit.
2 – Place du concept
d’ « explication » dans
Du Vouloir Dire
Venons-en à l’essentiel. Deux citations cruciales de DVD I permettent de dégager les prises de position les plus importantes, et de définir ce concept, par étapes successives, du plus générique au plus spécifique.
( α ) « […] Expliquer, c’est toujours rattacher l’occurrence au principe, et […] on peut par là désigner aussi bien l’antécédence chronologique de l’origine que la précession logique du modèle, grâce auxquels il [ = le principe ] échappe à la contingence en même temps qu’à la singularité […] ». DVD I 2
( β ) « On ne saurait imputer à la situation l’intelligibilité que le signe, en s’y conformant, lui octroie […]. La science [est] bel et bien le langage, en tant qu’à l’expérience lui-même spontanément se remanie, créant du même coup dans les choses un déterminisme dont les caractères reflètent ceux du métalangage auxquels ils doivent d’exister. Parler, c’est « causer » et puisqu’ici science et métalangage ne font qu’un […] essentiellement expliquer ». DVD I 106-107
( γ ) « L’explication par l’origine ne saurait s’opposer à l’explication par modèle, dès lors que l’origine est modèle, et que, tel un procès, l’événement lui-même est instruit » DVD II 33.
2.1
D’emblée, on relèvera le caractère rationaliste de cette proposition. Du point de vue de l’histoire de ces notions, Jean Gagnepain se rattache ici à un courant philosophique rationaliste ancien. La nouveauté est ailleurs, dans la démarche de dissociation, et dans une certaine conception de la dialectique.
La formulation (α) « Expliquer c’est toujours rattacher l’occurrence au principe ». DVD I, 2 est classique. On se reportera notamment à Jacques Laisis et Jean-Claude Schotte pour plus de jalons. Voici la version de C. G. Hempel, Aspects of Scientific Explanation, (1965), selon Pierre Jacob, (Encyclopædia Universalis, version 10, « loi ») : « Expliquer l’occurrence d’un événement, c’est montrer (ou justifier) en quoi ce phénomène est attendu, en le subsumant comme un cas particulier sous un cas général ». La formulation (β) nous renvoie, entre autres, à Hume [1] : « La causalité, qui n’existe pas dans la réalité, n’est qu’une projection de l’esprit humain sur les choses », et à Spinoza : « Il est de la nature de la raison de considérer les choses non comme contingentes mais comme nécessaires ». (Cités par Pierre Jacob, « Explication »,Encyclopædia Universalis, v. 10).
Précisons maintenant deux points à propos de la première citation. La relation faite entre « occurrence » et « principe » suppose tranché un débat connu, que l’on trouvera résumé, notamment, dans Jean-Claude Milner (Pour une Science du Langage, p.185-193). L’auteur distingue deux sens du terme « causalité ». La « causalité primaire », dit-il, explicite une relation entre un événement A et un événement B : « Le vase s’est cassé parce qu’il est tombé » (l’exemple est de moi). La « causalité explicative » explicite une relation entre un principe théorique constitutif d’un « dispositif » (un modèle), et un événement observable qui a statut d’exemple reproductible. En voici un prototype emprunté à Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut, Artistique & Archéologie, § 63 et 95 : L’institution républicaine est imagée par une femme en France, et la guerre par un homme en Grèce. J’ajouterai que la mort est imagée par un homme en breton, un charretier faucheur, « an Ankou », et par une femme en français. Tout cela s’explique, à travers un modèle des industries déictiques, par le fait que l’image traite à la fois du concept et du grammatical (ici, le genre : la République, la Mort ; et o polemos, an Ankou au masculin). Donc, pas d’explication sans un modèle qui articule des relations de dissociations (technique et représentation) et de recoupement (industrie déictique).
Ceci dit, Jean-Claude Milner soutient ensuite (p. 194-196) que l’histoire « raisonne souvent en termes de causalité primaire », mais peut aussi « renoncer à la causalité », « parce qu’il n’existe pas de dispositif de l’histoire » ; l’histoire opte alors pour la construction d’une « intrigue » (l’expression est de Paul Veyne). Au contraire, « la science du langage » dont il traite, construit un dispositif, donc des propositions qui relèvent de la causalité explicative, et jamais de la causalité primaire, tout comme les sciences de la nature (Milner renvoie à Mach, Russel et Goodman, p. 193). Jean Gagnepain est ici en opposition radicale avec Jean-Claude Milner sur le statut de l’histoire, soutenant que ce qui est scientifique dans le travail de l’historien, c’est le modèle sociologique auquel il se réfère et qu’il contribue à réaménager en retour en apportant des études de cas propres à mettre le modèle à l’épreuve. Cette thèse importante est précisée par Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut, dans Artistique & Archéologie, § 28, 209-210, 306) à travers la proposition suivante : les travaux des historiens constituent une « casuistique », une investigation de cas qui permettent de tester le modèle des processus sociaux. Jean Gagnepain réunit dans (α) « l’explication par l’origine » (il parle de l’« antécédence chronologique de l’origine ») et « l’explication par le modèle » (il parle de « précession logique du modèle »). L’emploi par Jean Gagnepain du terme « antécédence chronologique » peut prêter à confusion, mais celle-ci est définitivement levée dans la fin de la phrase. Il s’agit, dit-il, dans les deux cas « d’explication » par un principe, et « d’échapper à la contingence en même temps qu’à la singularité ». La position la plus claire est prise dans le second volume. C’est la citation (γ) : « L’explication par l’origine ne saurait s’opposer à l’explication par modèle, dès lors quel’origine est modèle, et que, tel un procès, l’événement lui-même est instruit » (DVD II 33).
Résumons. Premièrement, il n’y a d’explication que par un modèle ; deuxièmement, la démarche explicative est unique quel que soit l’objet à expliquer, y compris les faits sociaux et historiques. La notion d’« enchaînement causal de phénomènes » est donc une illusion due au « positivisme » des historiens. Troisièmement, il est possible et nécessaire, en matière de sociologie et d’histoire, « d’instruire l’événement ». Cette formule allusive peut se comprendre en ce moment, à travers les développements de Philippe Brunot & Pierre-Yves Balut (1997), de la façon suivante : l’événement prend le statut de « cas de figure », qui n’est cas qu’en raison des processus sociologiques qui le structurent et en font précisément un « événement » plutôt qu’un aléa.
2.2
Observons maintenant que Jean Gagnepain pense ces catégories dans une anthropologie diffractée en plans par la démarche de dissociation qu’impose, notamment, la clinique. Cela sépare sa théorisation de celle des philosophes. Le second texte (β) est clair. Ces propos sont strictement situés sur le plan glossologique du « dire », sans prise en compte des autres plans. Les notions de « causalité », d’« explication », et de « science » sont rapportées à l’acculturation par l’humain de sa cognition, et à elle seule. En outre, il faut aussi noter que l’article indéfini « un » de « un déterminisme » signifie que la « causalité » n’est qu’un déterminisme parmi d’autres.
Un rappel théorique est ici nécessaire pour éviter de possibles méprises par la suite. Jean Gagnepain a généralement pris soin de distinguer dans les termes (a) d’un côté, ce qui désigne la culture dans son ensemble, tous plans compris, et (b) de l’autre, ce qui désigne les propriétés de ladite culture dans chacun des plans en particulier.
Voici, pour mémoire, un tableau terminologique, compilé d’après DVD I 114, 144, 204 ; DVD II 76, 193-194, 223 ; Leçons 272. Certains de ses termes ont des variantes synonymiques dans ces ouvrages [2].
NÉCESSITÉ | Causalité déterministe (scientifique) fataliste (mythique) rythmique (poétique) | Sécurité | Légalité | Légitimité |
---|---|---|---|---|
HASARD | Absurde | Aléa | Contingence | Fatalité |
Je rappellerai donc que la culture, autrement dit la rationalité, introduit de la nécessité là où il n’y aurait que du hasard contingent. La rationalité étant quadruple, le principe de nécessité a, sur chaque plan, un mode particulier (DVD II 76). La causalité permet d’échapper à l’absurde, et l’efficacité à l’aléa, la légalité permet d’échapper à la contingence, et la légitimité à la fatalité (DVD II 193-194) [3]. Jean Gagnepain souligne sur ce dernier plan le côté paradoxal de son modèle. Là où le commun voit dans la fatalité une nécessité extrême et dans la liberté l’exemple même de l’imprévisibilité, lui, soutient que « la liberté a tout de la nécessité : celle du dessein [qui lui permet] d’échapper à la fatalité » (DVD I 193). Voici maintenant une autre formulation de cette hiérarchie introduite entre nécessité et causalité : « [Les processus de rationalité font] du monde, dans lequel le langage grâce à eux [ = ces processus] s’investit, un cosmos qui, sans s’y réduire, ne devient compréhensible que parce que d’abord il est dit, le verbe s’y faisant cause, et la raison nécessité » (DVD I 85).
En somme, si générale qu’elle soit, la notion d’explication est cependant spécifiquement liée au plan du dire. Dans le DVD I 114, Jean Gagnepain distingue plus précisément trois types de nécessité causale : Le « déterminisme » lié à la rhétorique scientifique, à la science (terme pris dans un sens spécifique) ; le « fatalisme » lié au mythe, et le « rythme », lié à la prosodie (ce sens du terme « fatalisme » n’est attesté que dans cette phrase).
2.3
L’idée fondamentale est bien que l’explication est une relation sémantique, comme le montre la structure syntaxique des phrases articulées autour du verbe « expliquer », ou du nom déverbal « explication », ou encore de la formulation mixte « trouver son explication ». Elles sont construites sur les modèles suivants dans DVD I : « X trouve son explication dans Y » (26, 32, 72 ; « découvrir l’explication de X dans Y » (105) ; « expliquer X par Y » (6, 9, 18, 113) ou « X explique Y » (129). Ces formulations transitives soulignent le caractère relationnel de l’explication. Bien évidemment, cela est commun à la notion de causalité, puisqu’elle est constitutivement une relation « de cause à effet ». Jean Gagnepain établit ainsi une relation étroite entre « expliquer » et « causer », entre « l’explication » et « la cause », « la causalité ». Les notions d’explication et de causalité sont deux formulations étroitement liées d’une même propriété de la rationalité. Une question s’ensuit : explication et causalité sont-ils deux concepts de même degré de généralité, des « isonymes » ? Ou bien, la notion d’explication est-elle plus spécifique que l’autre, un type de relation causale, et lequel ?
3 – Statut de « l’explication » dans la sémantique
Venons-en à un point un peu problématique de la position de Jean Gagnepain dans la seconde citation, (β) (DVD I 106). Il convient de la considérer dans sa totalité, et pas seulement dans sa partie finale, à savoir : « parler, c’est« causer », et [c’est] « expliquer ». Même si le verbe « être » en général, et donc la formule « A, c’est B », sont fortement polysémiques, cette dernière formule, prise isolément, semble imposer l’idée d’une identification réversible. « Dire = causer = expliquer » (égale). Une telle identification est extrêmement réductrice, puisque, tout devenant synonyme, et étant dans une égale ignorance du sens de chacun des termes, on expliquerait l’obscur par l’obscur. Il faut donc la resituer dans son contexte et refuser cette triple identification entre « dire, causer, expliquer ». Attention cependant. Aucune paraphrase ne permet, sans contradiction, de séparer le couple « explication et causalité » de l’ordre du « dire ». Il reste à montrer que « expliquer » et « causer » ne sont pas synonymes.
La lecture de l’ensemble du passage impose de considérer que la proposition finale, apparemment générique, concerne la seule rhétorique scientifique, à l’exclusion des deux autres rhétoriques. Le texte traite de « la science », du « déterminisme », et du « métalangage » ; cette spécification est rappelée par la précision« puisqu’ici science et métalangage ne font qu’un ». Il faut donc y lire deux thèses successives distinctes.
– Première thèse, générique : « parler, c’est causer » (et « causer, c’est parler »), à savoir « dire, c’est faire exister de la causalité » et inversement.
– Seconde thèse spécifique : « causer scientifiquement », « dire de la causalité déterministe », « dire le déterminisme », c’est « expliquer », soit « toute sémantique scientifique est explicative ». Propos à renverser en : « expliquer, c’est sémantiser scientifiquement ». On a affaire à une définition par genre et espèce, présumée « nécessaire et suffisante ».
Cette spécification a deux conséquences pour notre propos. La première est que l’on est renvoyé à la définition de la rhétorique scientifique, qui est que l’on raisonne alors en « fonction de l’ordre des choses » (DVD I 114) – formulation minimaliste, j’en conviens –, autrement dit selon « cette modalité d’énoncé [qui] réduit l’écart des mots et des choses sur la base du réaménagement systématique [des mots] » (DVD I 106). Incidemment, on peut aussi introduire de la causalité non déterministe et non explicative en disant. Cela, par la sémantique mythique ou poétique. Seconde conséquence pour notre débat : une telle définition implique aussi que la description, dans sa part non mythique et non poétique s’il en est, est aussi déterministe, et contribue à l’explication, d’une certaine manière à définir.
A ce moment de la réflexion, où il est préférable de s’en tenir aux dénominations présentes, on peut conclure au dispositif conceptuel suivant, qui présente un point de polysémie si l’on introduit la problématique de la description (hors de propos pourDu Vouloir Dire). (1) Expliquer (au sens générique du terme), c’est dire le déterminisme par un raisonnement scientifique. (2) Il y a (au moins), en toute hypothèse, deux manières de sémantiser scientifiquement : par un raisonnement explicatif (au sens restreint du terme), et par un raisonnement descriptif. En fait, la réflexion de chacun d’entre nous est ici double. (a) En quel sens peut-on dire d’une « description » qu’elle est un raisonnement scientifique par hypothèses testables ? (b) Si on peut répondre à cette première question, on s’en posera une seconde. Comment caractériser la différence entre ces deux raisonnements scientifiques ?
À qui reprocherait à Jean Gagnepain l’extrême généralité de ses propos, je rappellerai qu’il n’a pas à définir dans un traité de sémantique ce qu’est « la science des scientifiques de laboratoire », définition qui réclame aussi une démarche sociologique et surtout axiologique ; il a à définir la connaissance langagière dont est capable tout être humain [4]. Passons à une nouvelle étape. Voyons quelle place est faite à la notion d’explication dans le reste du modèle sémantique de la Théorie de la médiation, à savoir la thématique de la biaxialité et des interactions entre les deux axes. Voyons jusqu’où il est possible de préciser sémantiquement ce qu’est la démarche d’explication.
4 – Explication et biaxialité
Nous retrouvons la notion d’explication dans Du Vouloir Dire lorsque Jean Gagnepain développe le thème de la biaxialité. Je m’appuierai sur le passage synthétique suivant :
(δ) « La synonymie du vocable et l’autonymie du terme, en effet, sont à la base d’une explication qui ne nous apparaît comme simultanément subsomptive et résomptive qu’en vertu d’une rhétorique traitant spontanément ressemblance et contiguïté comme extension d’un générique, compréhension d’un principal. De là vient que chaque discipline a sa terminologie et ses lois, nous pourrions dire aussi son vocabulaire et ses phrases. De là surtout, puisqu’il n’est d’objet que perçu ou conçu et que le langage en somme est source de toute connaissance […] l’idée qu’il suffit de nommer pour comprendre et d’affirmer pour démontrer »(DVD I 107).
Le vocabulaire ici se dédouble, en raison de la biaxialité du dire, lequel construit conjointement du raisonnement sémantique appellatif et du raisonnement sémantique prédicatif. Le propos est en réalité encore plus compliqué, puisqu’il y est fait allusion tantôt à la biaxialité en elle-même, tantôt, au début, aux deux types d’interaction que les axes entretiennent mutuellement.
Avant de distinguer ces quatre processus sémantiques, je soulignerai que l’on doit inférer de ce passage la thèse suivante. L’explication exploite l’ensemble des quatre processus qui composent le raisonnement scientifique. Il n’y a donc pas lieu de lier restrictivement l’explication à l’un quelconque de ceux-ci, et en particulier, au dernier de la série (vaguement évoqué ici par la notion de « compréhension »).
Au passage, je rappelle que ces quatre aspects de la rhétorique sont développés dans la thèse de Jacques Laisis, (notamment en Introduction, 2e point ; et dans la 1e partie, ch. 2), dans le livre de Jean-Claude Schotte, notamment le ch. 3 de la 2e partie, et ailleurs encore. Le contrepoint que je propose est orienté vers le thème de l’explication et explicite ma propre intellection de ces questions.
4.1 - La distinction des deux axes
La distinction des deux axes est énoncée en (δ) par l’opposition suivante. Il y aurait d’une part « la terminologie, le vocabulaire » ainsi que le fait de « nommer » et de « comprendre » ; et d’autre part « les lois, les phrases » ainsi que le fait d’ « affirmer » et de « démontrer ». Autrement dit, l’explication identifie ce dont elle parle ; et elle tient des assertions sur ce dont elle parle. L’explication a recours conjointement à l’appellation et à la prédication, pour concevoir des hypothèses alternatives réfutables (dans le sens sémantique et non axiologique du terme « réfutation ») [5].
4.1.1 - L’appellation
Mesurons bien l’importance de cette prise en compte de l’appellation. Elle signifie que l’identification est une part de l’explication. Expliquer, c’est identifier telle ou telle relation « entre principe et occurrence » spécifique, à l’exclusion d’autres. Ce point est essentiel. Une identité ne peut être démentie ou confirmée par un test relié à une opposition de la réalité qu’en raison de son caractère relatif, par exclusion d’une autre identité alternative. Un exemple. La notion de « phonème » n’est une appellation explicative que dans sa relation implicite et exclusive avec l’alternative suivante : ce qui se dit s’analyse en « sons ». La première appellation, isolée de l’autre, n’est pas testable. Seul le couple des appellations « sons/phonèmes » permet d’accrocher le raisonnement à de la réalité, et de démontrer que la seconde appellation est inadéquate, et que la première n’est pas inadéquate, jusqu’à preuve du contraire. En résumé : on observera que du silence – le trait curieusement appelé « sourd » – peut être un élément grammatical au même titre que du bruit. C’est donc que le fait sonore n’est pas une condition nécessaire à la définition d’un fait de dire. On observera aussi qu’une variation sonore n’est pas toujours comprise comme un changement dans ce qui est dit ; ce n’est pas une condition suffisante pour expliquer ce qui est dit. Ni le bruit, ni le silence, en tant que phénomènes physiques mesurables, ne sont « pertinents » pour expliquer ce qui se dit. La première hypothèse, de type acoustique, est démentie. La seconde, celle de l’existence des « phonèmes », réalités spécifiquement grammaticales, est relativement confirmée, et reste susceptible d’être démentie, sur des aspects plus spécifiques, par d’autres couples d’appellations testables. On voit ici que le métalangage explicatif fonctionne sur le mode de l’exclusion, de la même manière que l’objet examiné.
En somme, tout concept, tout « vocable », d’une théorisation est explicatif pour autant qu’il est relativement adéquat à l’expérience, par exclusion d’autres « vocables » dont on a constaté l’inadéquation.
Corollairement, on peut évoquer ici la question de la description, puisqu’elle est généralement tenue pour « caractérisante ». On devine ici où l’on peut situer une différence entre un exposé, qualifié de « descriptif », et un autre, qualifié d’ « explicatif ». La description peut être adéquate ; en cela elle peut être le résultat d’un raisonnement scientifique. Mais les deux termes servent à distinguer le résultat, développé dans la description, du processus qui relativise l’adéquation, développé dans l’explication. La description montre une désignation ; l’explication démontre qu’il y a eu sélection. La description ne laisse pas de trace explicite de réfutabilité ; l’explication en laisse. La modélisation explicative elle-même peut être « décrite » dans un manuel, qui tend à supprimer la démarche explicative. Le tableau synoptique « descriptif » de la notion de nécessité,supra, (outre son caractère d’artifice), tait l’ensemble de la démarche explicative qui en délimite l’adéquation.
4.1.2 – La prédication
Second processus, la prédication, autrement dit la thèse, est explicative pour autant que son exactitude s’ajuste à l’expérience, par rapport au démenti concevable de son contraire. N’oublions pas qu’une proposition est une assertion, c’est-à-dire un couple constitué par une affirmation et sa négation. C’est la « portée » quantitative de ce qui se passe lorsque l’on alterne l’assertion positive et négative qui « détermine » l’unité sémantique, comme dit Jean Gagnepain [6]. Et c’est ce caractère alternatif du terme prédicatif qui rend testable la quantité d’information hypothétique proposée. Un exemple.
« La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés » (Montesquieu, De l’Esprit des lois, XI, 4).
Asserter ce constat, c’est poser que cette assertion double pourrait être démentie par ses deux contradictoires négatives : « Elle ne se trouve pas là ; elle ne se trouve pas que là ». Comme précédemment, l’explication est relative. L’assertion de Montesquieu concentre un ensemble de développements qui constituent le Livre XI. Le propos est explicatif en tant qu’il est récapitulatif. Mais il le délimite aussi, en posant sa suffisance (encore potentiellement réfutable). Que ce caractère synthétique ne soit plus concevable, et le prédicat devient descriptif. Soit un exemple plus simple. Le prédicat d’existence suivant : « Il y a de l’eau ». Il peut être descriptif, si l’assertion est isolée ; s’agissant de l’exploration de Mars, l’assertion est explicative si elle est rassemble des observations indirectes (telle réaction chimique testée ; telle structure géologique, etc.) dont elle établit la suffisance en éliminant les hypothèses inexactes. Elle constitue un quantum d’explication.
Quel que soit l’axe du raisonnement, c’est donc la théorisation qui crée l’explication, c’est l’explicitation du cheminement logique qui confère adéquation relative au concept par exclusion, et exactitude assertive au prédicat par délimitation du propos. À mettre en relation avec la proposition suivante de Jacques Laisis : « Pour peu que l’on entreprenne de formuler les règles de discernement et de dénombrement de ces “pour-nous-choses”, alors on se donne la possibilité de rencontrer la résistance de la “Réalité” qui fait la loihypothétique » (1991, p. 12). En quelque sorte, l’explication devient description lorsque la résultante devient résultat. C’est pourquoi la table des matières d’un ouvrage scientifique ou d’une thèse neutralise l’essentiel de sa portée explicative.
Considérons maintenant les interactions entre les axes.
4.2 – L’interaction entre les axes
L’interaction entre les axes est évoquée en (δ) sous ses deux modalités, respectivement le champ conceptuel et l’expansion [7].
4.2.1 – Le champ conceptuel
Le champ conceptuel n’est pas un élément identifié, mais un ensemble d’éléments, simples du point de vue quantitatif, mais relativement distincts du point de vue qualitatif. Lorsque l’on met en relation de comparaison un concept avec un autre concept, apparaissent entre eux certaines caractéristiques génériques identiques et d’autres, spécifiques, différentes. Ce qui est comparé est alors analogue. Par exemple, dans le modèle de la Théorie de la médiation, le concept de « grammaire » et celui d’ « éthique » sont relativement identiques en tant que processus instanciels, et distincts par leur plan culturel. De même, en sociologie de la famille, « conjugalité » et « filiation » sont deux espèces conceptuelles du même genre « la famille ». C’est ce que Jean Gagnepain paraphrase lorsqu’il dit qu’une explication est « subsomptive » parce qu’elle traite « la ressemblance » comme « l’extension d’un générique ». Logiquement, la « relation au principe » explicatif comporte une relation à un « hyperonyme » générique. Par exemple, la sociologie tranche entre deux principes génériques, celui de nature et celui de culture dans son observation de l’ « alimentation ». Pour ce faire, elle mobilise son aptitude à fonder de l’analogie sur des observations : le repas est à l’aliment, ce que la guise est au vêtement, la poignée de main au geste, etc.
Mesurons encore l’importance de cette prise en compte du champ conceptuel. Elle signifie que l’explicitation des analogies est une part de l’explication. Expliquer, c’est (obligatoirement, mais pas seulement) expliciter un réseau d’analogies dans les liens « entre principes et occurrences ». On reconnaît ici la notion prototypique de « modèle », en tant qu’il peut être graphié sous la forme technique du tableau, de la « table des matières », etc. Un tableau est explicatif précisément s’il explicite des relations d’analogies réfutables. Un tableau peut aussi être considéré comme plutôt descriptif.
4.2.2 - L’expansion
L’expansion est « la syntaxe des idées ». Jean Gagnepain voit dans la « complémentarité conceptuelle » une « identification » sémantique relative entre les éléments en relation.
Je vais tenter d’observer cela dans le proverbe suivant : « Berbis qui bêle perd sa goulée » (proverbe gallo). Voilà un raisonnement explicatif réfutable. Il crée entre les concepts formulés par les termes, une relation de complémentarité telle qu’une thèse « englobante » surgit : l’incompatibilité de la mastication et du cri. Cela, conformément à l’expérience biologique, ce en quoi le raisonnement pourrait être inadéquat. Ainsi reformulée, la thèse néglige une partie de l’information du départ, notamment les prédicats en amont « Une brebis peut bêler », et « une brebis peut mettre un aliment en bouche », pour ne retenir que leur articulation. Cette extraction suppose que chaque concept contient virtuellement des propriétés que l’on peut inférer, (celle de « cri » ou celle de « bouchée » dans « brebis »). Les notions de « résomption » et de « compréhension (d’un principal) » dans la citation (δ) désignent ce type de nécessité.
Je me suis demandé de quelle manière ce que nous tenons pour une « description » pouvait exploiter le processus d’expansion. Cela m’a amené à soulever une difficulté dans la présentation que fait Jean Gagnepain de cette notion. Il la présente sous deux aspects. D’une part, dans des exemples où l’information est de type mérologique [8] : « les portes, fenêtres, et toit d’une maison », « les fromages, la piscine, les andouilles, et le Sacré-Cœur de la ville [imaginaire] » DVD I 103. Ce thème est relié à celui de la métonymie. Par ailleurs, l’expansion est aussi définie par une référence explicite aux relations « de cause à effet », « d’agent » ou de « patient », ou bien « spatio-temporelle », illustrée par la phrase : « je sors s’il est parti » DVD I 102-103.
On voit immédiatement le caractère « descriptif » du premier type d’expansion. La description fonctionne alors comme un positionnement relatif de ce qu’on décrit, non plus comme une décomposition des genres et des espèces, mais comme un déroulement des intégrants et des intégrés. Le prototype littéraire ou plus largement documentaire du « portrait » et du « paysage » en est l’exemple. On n’a pas manqué de soutenir que la description de « la pension Vauquer » – jardinet, rez-de-chaussée, chaque étage – (Balzac, Le Père Goriot, ch. 1), ou le portrait du père Grandet – des mollets de douze pouces aux cheveux jaunâtres – (Eugénie Grandet, ch.1) ont une dimension de documents ethnographiques. La description rejoint alors l’explication en ce qu’elle explicite de la complémentarité conceptuelle à propos d’une réalité qui résiste à une pure juxtaposition. Il s’agit d’être complet, ni plus ni moins, sous une rubrique intégrante. Les taxonomies scientifiques ne sont pas que des « classifications » qui luttent contre la métaphore ; (« cesser de prendre les vessies pour des lanternes ») ; ce sont aussi des « systèmes expansionnels », des constructions mérologiques, qui luttent contre la métonymie (« cesser de prendre tel symptôme pour la pathologie »).
Le second type d’expansion se retrouve plutôt dans des textes dits « narratifs ». L’historien ou l’ethnographe enchaînent par expansions successives leur relation de ce qu’il se passe. On parlera aussi à leur propos de « descriptivisme ». Pourquoi ne les considère-t-on pas d’emblée, et pour cela, explicatives ? Il y a une réponse immédiate à apporter : elle est dans la différence faite, ou non, entre l’antécédence et l’origine. Nous y reviendrons.
Un autre texte permet d’approfondir le rôle joué par l’expansion :
(ε) « Ainsi rhétoriquement ajoutons-nous à la déclinaison de l’être que nous devons au champ la conception essentiellement déterministe d’un ordre du monde dont, par le truchement de l’expansion, [le principe est finalement dans la syntaxe] » DVD I 103.
Une fois rétablis les chaînons manquants, on peut lire que « la conceptualisation déterministe » résulte à la fois de « la déclinaison analogique de l’être » et de « l’ordination expansionnelle du monde », et conclure que l’expansion et le champ sont deux aspects « additionnels » du déterminisme explicatif, ce qui renforce le statut générique de la notion d’explication. L’explicitation des relations de champs « ontologiques » (« plomb et mercuresontdes métaux ») s’articule à celle des intégrations mérologiques (« exposé et discussion composent une communication ») ainsi qu’aux intégrations par subordination évoquées plus haut.
5
Concluons cette géographie conceptuelle par quelques thèses.
5.1 – Tous les processus sémantiques peuvent être explicatifs
Tous les processus sémantiques peuvent alternativement ou conjointement être explicatifs. La différenciation des concepts. L’autonomisation des propos. Les analogies entre concepts. L’explicitation des relations expansionnelles. Dispose-t-on là pour autant des conditions nécessaires et suffisantes pour une explication ? Non.
5.2 – Description et mythe
Seuls les raisonnements « scientifiques » peuvent être explicatifs. On entend ici par science « cette modalité d’énoncé [qui] réduit l’écart des mots et des choses sur la base du réaménagement systématique [des mots] » DVD I 106. L’adéquation et l’exactitude y sont nécessitées par la confrontation à de la réalité. Ce qui y est dit exclut de l’inadéquat et supprime de l’inexact en fonction du principe de réalité. Y a-t-il dans cette spécification, matière à articuler la notion de « mythe » à celle de « description » ? Je vais tenter de le faire à travers un exemple qui a trait à la sociologie et à l’histoire.
Personne n’acceptera de confondre la causalité et la consécution temporelle. La proposition « Après Jean-Paul II, il y a Benoît XVI » ou « Avant Benoît XVI, il y a eu Jean-Paul II », est descriptive si l’on parle du temps qui passe. Le principe de temporalité auquel renvoient « avant/après » n’est pertinent que dans l’ordre de la physique, mais non dans l’ordre de la sociologie. Or les noms propres de la proposition en question ne sont adéquats que dans l’ordre de la sociologie, puisqu’ils sont des pseudonymes d’une fonction, le métier de pape de l’Eglise catholique. Ils résultent d’une sélection/assertion (culture – et non nature ; origine – et non consécution). Par conséquent, ou bien le propos tenu est incohérent. Ou bien la cohérence est mythique, si l’on s’en tient aux identités lexicales, aux mots, en « oubliant » qu’un pape se définit autrement qu’un moment chronologique. Par opposition, la proposition suivante : « L’élection à la fonction pontificale de Benoît XVI a eu lieu le mardi 19 avril 2005, au terme du conclave ouvert la veille » introduit des éléments d’explication, parce qu’elle explicite les notions sociologiques de « transfert de responsabilité », et de « nomination d’un notable » et qu’il est possible de positionner ces notions dans un dispositif théorique remontant aux propriétés de la Personne. La formulation plus courte « Benoît XVI a succédé à Jean-Paul II » serait scientifique à la condition que l’on exclue la synonymie « succession = consécution temporelle », et qu’on en fasse le résumé de la proposition précédente.
En somme, dans le premier axiome classique de Jean Gagnepain, (α) « Expliquer c’est toujours rattacher l’occurrence au principe ». DVD I, 2, l’idée de « principe » renvoie à un modèle lui-même sémantiquement articulé en identifications, autonomisations, analogies et solidarités. Le rapport « au principe » est donc doublement relatif. Relatif au sein des articulations internes du modèle explicatif ; relatif aussi à sa confrontation permanente avec la réalité. En ce sens, la part descriptive d’un raisonnement serait sa part de mythe, et l’explication sa part de science.
5.3 – La description, étape conclusive ou inchoative de l’explication
On peut discuter l’hypothèse précédente en se fondant sur un sens plus large du terme « description », qui s’applique au moins à deux types de textes descriptifs.
5.3.1 – Premier type
Voici un exemple du premier type. Irène Tamba-Mecz, dans La Sémantique (1998, PUF, p. 58), titre un alinéa « Description du formulaire des relations de sens dans le langage courant ». Qu’y lit-on ? Une démonstration qui distingue le sémantisme des termes métalinguistiques « X signifie Y, Y s’appelle X » etc., par rapport au sémantisme des termes de la logique formelle, « inclusion, appartenance », etc. Rien qui distingue ce passage d’une explication. Et pourtant, le choix du terme « description » apparaît plus adéquat que celui d’explication. Pourquoi ? Parce que la composition du texte présente une classification de caractéristiques. L’auteur décline quatre concepts, au demeurant voisins de ceux de polysémie, synonymie, champs, solidarités, comme un dispositif conclusif. À l’intérieur de l’alinéa, on trouve ceci : « l’une des raisons en est que… ; une autre cause tient à… » Ici, on a affaire à de la description explicative. En ce sens, la part descriptive d’un raisonnement serait sa partie récapitulative, l’exposé du « terminus ad quem » du raisonnement ; et l’explication serait la part qui explicite le rapport entre ces principes conclusifs et les observations. Cette idée est compatible avec la thèse précédente, (sauf à raisonner mythiquement sur le terme « description » en inférant de son identité lexicale que la réalité qu’il désigne est aussi identique). Bien entendu, d’autres textes se présentant aussi comme des inventaires de notions générales, sont plus nettement mythiques. Je pense aux grammaires qui exposent des notions sans en expliciter la définition : « les subordonnées temporelles, causales, concessives », assorties d’exemples qui les vérifient. On est alors conduit à penser que la « concession » est ce qu’elle est, parce que cela s’appelle comme cela. La notion identifie les exemples du seul fait de sa dénomination ; et les distinctions entre exemples procèdent de la seule distinction terminologique. On est alors dans une description mythique.
5.3.2 – Deuxième type
Le deuxième type correspond aux textes qui mettent en avant le point de départ du raisonnement (terminus a quo), c’est-à-dire la collection des observations qui peuvent alerter et conduire à de l’explication. Dans une grammaire, ce serait :Étude de « to- », étude de « –ing » (en anglais), Étude de : « le-, un-, ce-, son-, quel‑ » (en français). C’est là qu’il est difficile, voire indécidable, de trancher entre raisonnement mythique et scientifique. Parce que tout dépend de la totalité du raisonnement tenu. Si ce dernier reconduit les distinctions de départ (« le » n’est pas « un » simplement parce que cela ne se dit pas pareil), on est dans le mythe ; mais on est dans la science, si l’inventaire provoque une problématique de remontée vers des principes. Donner, par exemple, à l’opposition « le/ce » le statut de test à la distinction entre deixis et spécification.
En somme, un inventaire ou une taxonomie peuvent être considérées comme « descriptives » sans que cela exclue qu’elles soient explicatives. Lorsque le point de départ terminologique est aussi le point d’arrivée, c’est que la structure lexicale s’est mythiquement fondée sur elle-même. Lorsqu’une « description » est une étape dans une démarche d’observations réfutables, elle est partie prenante de l’explication. Cette modélisation tend donc à relativiser la différence entre description et explication, même si elle ne la supprime pas.
J’en viens maintenant à une limite évidente de mon propos. Il ne rend pas compte des difficultés spécifiques des sciences de la culture, dont la division « description et explication » est un cas de figure. Il faut donc aborder le problème d’une autre manière. Je le ferai en m’intéressant à la notion énigmatique « d’occurrence » qui figure dans la citation (α). Cela me conduit à aller voir du côté du sociologue Jean-Claude Passeron.
Application au raisonnement sociologique
1 – Le « vécu », drôle d’occurrence
L’explication est une mise en relation causale. Elle transforme l’occurrence en effet causé. Qu’entend-on par « occurrence » dans les sciences de l’humain. Partons de deux phrases assez allusives de l’auteur :
(ζ) « L’autre frontière de la science reste l’expérience concrète ou vécue, bref la contemplation existentielle. » DVD I 111 et : « (…) on ne saurait, fût‑ce du vécu de l’homme, espérer d’autre explication que verbale. » DVD I 108.
J’entends de la manière suivante ce propos général. Le dire est dialectique. Par conséquent, ce qui est dit, particulièrement le message explicatif, est déterminé par les deux principes (« les deux frontières ») qui fondent la contradiction dialectique du dire. Lesquels ? D’une part, le « moment » de la dialectique qu’est la grammaire, et d’autre part un point de départ [9], que beaucoup appellent « principe de réalité », et qui est dénommé dans DVD par une nébuleuse terminologique : « les choses », « l’univers à dire » (72), « le perçu », « l’expérience » « le phénomène » ; « la situation », « l’objet », « la réalité du contenu » (36), et aussi « occurrence ». Faisons vite un sort annexe à la reformulation par « la contemplation existentielle », qui renvoie à l’opposition entre rationalité logique et animalité : « Nous devons de comprendre à notre inaptitude à contempler » DVD I 30.
Le point intéressant de ce propos est la dissociation esquissée de l’ « expérience » en « concrète » et en « vécue », ainsi que la mise en relief par « fût-ce » du « vécu ». Cette distinction du « vécu » dans l’ensemble du « concret » rappelle qu’il n’est pas du pouvoir de la rhétorique scientifique de créer cette hétérogénéité, de faire qu’elle soit (ça, c’est le mythe), mais de dire ce qu’elle est, à travers le constat que cette hétérogénéité excède et ne correspond pas aux hypothèses. Rappelez-vous le fameux pouvoir dissociatif inhérent à la pathologie. Rappelez-vous ce qui contraint le sociologue à distinguer, par exemple, l’abri (biologique) et le domicile (social), ou l’atelier (technique) et le bureau (social). Etc. Or, c’est ce fameux « vécu » qui crée le problème qui nous réunit, en tant qu’il serait distinct d’un reste, (le « concret » de la citation, quoi qu’il en soit de celui-ci), et en tant qu’il serait lui-même hétérogène et complexe.
Les sciences humaines se posent le problème de la différence entre la description et l’explication, jusqu’à contester, pour certains, la possibilité de l’explication, parce que leurs objets sont culturels, et que le terme « occurrence » y prend un sens différent de celui qu’il a dans les sciences de la nature. En outre, d’autres pensent que la diversité des sciences humaines tient au fait que l’occurrence se définit distinctement selon les registres culturels de l’humain. Jean-Claude Milner soutient, par exemple, que « la science du langage » (pour nous, la glossologie) peut extraire, dans ce qui se dit, du fait reproductible, qu’il appelle de l’exemple, et qui est accessible à la reformulation ; en revanche, il doute de la possibilité pour l’historien d’opérer une pareille extraction dans ce qui se passe. Seule, par conséquent, la première ressortirait à l’explication (sans que le fait grammatical soit pour autant un fait naturel). J’ai déjà énoncé la position de Jean Gagnepain sur ce point : (γ) « L’origine est modèle », de sorte que l’exemple est à la grammaire ce que l’événement est au social. Je me contente ici d’éclairer un peu cela d’un point de vue seulement sémantique.
2 – « Semi-noms propres » et concepts sociologiques
Considérons, pour avancer, un point de vue opposé à celui de DVD, celui de Jean-Claude Passeron, dans Le Raisonnement sociologique, (RS ci-dessous), et, dans ce gros volume, un passage explicitement de sémantique.
À l’inverse de Jean Gagnepain, Jean-Claude Passeron utilise abondamment la notion de « description », et très peu celle d’« explication », remplacée par « généralisation » et « intelligibilité (comparative) ». Il soutient la thèse suivante.
« [En sociologie], les concepts qui supportent la généralité des énoncés dans les assertions portant sur le monde historique sont des abstractions incomplètes. Ils doivent en effet (…) leur sens descriptif au fait de conserver, à des degrés divers, une référence tacite à des coordonnées spatio-temporelles (états ou moments du cours du monde). Autrement dit, ce sont des noms communs imparfaits qui camouflent, derrière l’écran de définitions génériques multiples et flottantes, …, l’intervention implicite de déictiques non énoncés mais indispensables à leur fonctionnement sémantique… Il faut (…) les considérer comme des semi-noms propres ; disons donc, si l’on se réfère à la définition du nom propre comme « désignateur rigide » (Kripke), des désignateurs semi-rigides ». RS 60-61.« Ni noms communs pleins (susceptibles d’une « description définie ») ni noms propres simples (identificateurs d’une deixis unique), les concepts socio-historiques sont des mixtes logiques [de] nature typologique ». RS 62. Il fait ensuite le rapprochement avec la notion de « type idéal » de Max Weber. Et il termine en liant ce type de généralisation à la notion d’ « exemplification ». « L’exemplification soumise à contraintes multiples et sémantiquement conjointes est une forme autre et sans doute plus faible mais non point négligeable de la vulnérabilité empirique d’un corps de propositions théoriques, [allusion à la réfutabilité chez Popper] dès lors qu’il engendre une grille cohérente de description et d’interprétation historiques ». RS 65-66.
Examinons de plus près les formules « semi-noms propres » ou « semi-rigides », « intervention de déictiques », « mixtes logiques » du premier passage. Je les crois non pertinentes pour notre propos.
2.1 - deixis et nom propre
En effet, il ne faut pas confondre la question de la deixis, et celle du nom propre. Les deux se recoupent, sans s’identifier. Le prototype de l’élément déictique, c’est « ça », (qu’on peut aussi extraire des pronoms « ceci, celui-ci »). Il délimite linguistiquement, en l’isolant, un particulier, une occurrence strictement contingente, « in situ ; hic - nunc - sic - pour ego, celui qui dit » [10]. Le particulier est en dehors de toute spécification, analogie ou complémentarité. « “ça” ne saisit que la seule présence de quelque chose, en dehors de toute spécification relative à la nature de ce qui est présent » (Irène Tamba-Mecz, La Sémantique, p. 69) [11]. Au passage, je rectifie la part « positive » de la formulation de Tamba-Mecz. Le « quelque chose » ne préexiste pas cognitivement à sa « saisie » par le déictique ; il résulte de cette opération de désignation. Mais rien d’autre n’est dit que cette distinction de « ça ». Faute d’entrer en relation avec d’autres concepts, « ça » n’est pas un idionyme, puisqu’il ne spécifie rien, et n’est pas un pantonyme, puisqu’il ne généralise rien.
Soit maintenant : « [ça, c’est] un nuage/de l’eau » ? Lorsque le locuteur passe au segment nominal (déterminant-radical), il fait deux opérations sémantiques, que DVD, à ma connaissance, ne distingue pas. D’une part l’occurrence contingente, le particulier désigné par « ça », devient un cas appartenant au concept que l’on formule, un « token » en relation d’appartenance avec un « type » (une « classe »), que dit « nuage » ou « eau ». Une infinité d’autres particuliers pourront être appelés « un nuage » ; le vocable nominal les identifie tous, sans que les situations se confondent, comme le prouve la possibilité permanente d’en dire la variété contingente par le même déictique (« ça, ça, et ça »). Cette relation entre les situations contingentes multiples et variées et le concept identique qui les désigne est le premier aspect de la désignation. Il s’agit d’une relation d’appartenance des cas à la classe. La relation entre le concept identique et les autres concepts constitue l’autre aspect de la désignation. Il s’agit cette fois d’une relation d’inclusion. Ce qui est désigné par le nom devient un concept relativement spécifique : tout ne peut pas être appelé « nuage », parce que le concept est structuralement défini. Autrement dit, le concept présente deux modalités de fonctionnement. En tant qu’identité sémantique, aussi spécifique et idionymique qu’elle soit, c’est toujours une classe de cas, ensemble auquel appartiennent tous les cas qu’il identifie. En tant qu’élément de champs, le concept est en relation d’inclusion avec d’autres concepts plus génériques, ou éventuellement, plus spécifiques.
Cette mise au point est importante dans le cas du raisonnement en sociologie. En effet, interrogeons maintenant l’historien ou le sociologue : qu’il observe un concept (relativement) spécifique pour lui, tel que : « un cadeau ; une colonie ; un totem ». De ce que ces appellations nominales désignent des situations sociales que l’on réfère immédiatement à tel ou tel événement particulier daté et situé, il ne découle pas qu’il leur est impossible d’entrer dans un raisonnement scientifique. Contrairement à « ça », cette terminologie transforme l’occurrence en concepts, et entre dans la problématique de l’adéquation et de l’exactitude.
Autrement dit, dire « la révolution », en désignant par cet idionyme le particulier d’octobre 1917 à Saint-Pétersbourg, (ou un autre particulier), n’est pas plus déictique que de dire « l’estrade » en désignant l’endroit où je professe, ou « la phrase précédente » en désignant mon propos. Certes, ce qui est désigné a, en tant qu’objet, un statut différent, technique, grammatical, plutôt que social. Mais le mode d’intellection par quoi on parle de « révolution » reste le même. Il s’agit toujours de modélisation, et d’échapper par le modèle à la contingence. Notons enfin que la définition de cette différence de statut, entre « molécule », « phrase » et « révolution » fait elle-même partie de la modélisation.
2.2 - Le nom propre
L’observation du nom propre [12], des anthroponymes entre autres, oblige à une autre distinction, celle du particulier et du singulier. L’énoncé « Gautier va passer ce soir » ne fonctionne pas comme « L’électricien va passer ce soir ». Certes, on y retrouve une caractéristique sémantique observée dans les déictiques : au même titre que « ça », il est impossible de raisonner avec seulement des anthroponymes selon la hiérarchie « ensembliste et inclusive » des genres et des espèces de concepts. Mais ce n’est pas pour la même raison.
Observons d’abord la double différence entre le nom dit « commun » et l’anthroponyme, et entre ce dernier et le déictique « ça ». Être « électricien », c’est relever d’« une branche professionnelle spécialisée dans l’entretien des matériels électriques (i.e. utilisant l’énergie dégagée par les mouvements d’électrons, etc.) ». Ce concept est rattaché à la situation particulière à quoi réfère l’énoncé par le déterminant « le- ». Ceci étant, ce vocable peut référer à une infinité d’occurrences particulières, chacun des électriciens dont on peut parler, pourvu que ces réalités présentent les caractéristiques adéquates à cette appellation.
En revanche, « Gautier » désigne le quidam, que l’on appelle « Gautier », et c’est tout. Il n’est pas possible de définir « Gautier » par des caractéristiques, entrant dans des champs conceptuels, avec des seuls noms propres. Tout raisonnement inclusif réclamerait des noms communs. Un arbre généalogique devra recourir à de tels noms communs, ressortissant au champ des concepts de la sociologie (ancêtre, parent, épouse, etc.) : « Gautier est cousin de Martin ». Le vocable « Gautier » appartient à l’espèce « anthroponyme » (qui est une appellation « commune »), mais n’est pas lui-même un idionyme définissable par genre et caractéristiques [13].
Ceci dit, contrairement au déictique, on ne désigne pas par ce nom sa présence « in situ, hic, nunc, sic, pour ego », mais le quidam ainsi dénommé en tant qu’être social, indépendamment du fait qu’il soit présent ou non, et indépendamment des circonstances où on le désigne. L’explication de ce fonctionnement est connue des sociologues médiationnistes : l’anthroponyme dit le paradoxe de tout fait social : la singularité de quelqu’un (corrélative de son altérité), est dite en même temps que son inscription communautaire (notamment la filiation). Tout cela procède du principe de Personne, principe qui lui assure une « personnalité » sociale par delà les « situations » sociales. Par là, l’anthroponyme contribue « pragmatiquement » à instituer ces « situations » (sociales) [14]. Ce qui est dit ainsi n’est pas un particulier contingent, comme l’est ce qui est ostensiblement désigné par « ça ». Gautier peut n’être pas là, il s’appelle encore ainsi. Expliquer le « fait social », par exemple le nom de quelqu’un, suppose de prendre en compte le caractère social de la référence visée.
Ce qui vaut pour le nom de quelqu’un vaut aussi pour le nom du site ou de l’événement, leur identité est aussi sociale, en tant que performances de la personne. Le « site » n’est pas le lieu, et lui survit culturellement après la destruction matérielle, pour autant qu’il compte encore pour certains. Inversement, la ruine peut devenir tas de cailloux si le lieu cesse d’être site pour les gens. De même, la date calendaire de l’événement ne se définit pas par son chronométrage, mais par cette aptitude de la personne à capitaliser (à récapituler) ses actes performantiels en les situant dans une histoire. La « rigidité » du terme « la Terreur (l’a amené à émigrer) » ou de « (On va visiter) le Mont » (parlant du Mt-St-Michel) tient au statut proprement social de ces données.
La « rigidité » invoquée par Jean-Claude Passeron n’est donc pas celle du déictique isolant le particulier. Elle s’explique par le caractère à la fois situé (inscrit dans les situations), et non confiné (irréductible à la somme de ces situations) de la Personne. Il faut donc prendre en compte le recoupement des plans, lorsqu’on « parle » (sémantiquement) de quelqu’un (de social) ou de ses actes. Les caractéristiques de la Personne font alors partie de la situation (au sens glossologique du terme), et, saisies dans un raisonnement, ont le statut d’une information qui rend inadéquats certains modes de ce raisonnement, d’où l’impression de rigidité sémantique.
Ne retenir que cette « rigidité », c’est positiver la présence de la Personne, et occulter le principe d’absence de la Personne, qui explique que tout acte social effectif est perpétuellement réinterprété historiquement. « Rome n’est plus dans Rome », et tout personnage, site ou événement a la « portée » relative que la Personne, source permanente d’histoire, lui confère. « Plasticité » en somme, si l’on veut parler ainsi, autant que « rigidité ».
Un tel fonctionnement ne laisse pas place à un mixte. Même lorsque le matériau phonologique reste identique, on sait toujours s’il fonctionne sémantiquement comme un nom propre ou un nom commun. Si l’on dit « Je te présente Le Maire », immédiatement, deux raisonnements sémantiques distincts permettent de trancher. Ou bien le terme est définissable en genre et espèce : « Maire : premier officier responsable d’une commune et représentant local de l’autorité de l’état ». Raisonnement sociologique spontané. Ou bien il n’est pas définissable. La seule paraphrase est : « Son nom, c’est Le Maire ». Il en va de même pour « Comment vivre sous la terreur / sous la Terreur ? » ; « On va visiter le mont / le Mont ». On a affaire à un fait d’homophonie (pris ou non en compte par l’artifice orthographique). Le changement de statut, en langue, peut transformer le commun en propre : « du bois » et « le forgeron » devenant « Dubois » et « Lefèvre ». Réciproquement, M. Poubelle et Sir Sandwich ont perdu leur « rigidité » ! [15]
Je vais risquer maintenant d’en déduire la thèse suivante. Seul le nom commun est déjà une « explication », dans le sens générique et gagnepanien du terme. Le concept sociologique de « maire » constitue en lui-même une abstraction logique, inscrite dans un réseau d’abstractions logiques. Il est un élément d’une double chaîne explicative, selon les axes. Il est positionné dans une arborescence hyperonymique, qui relie le plus spécifique « maire » au plus générique « service », et finalement au principe de « légalité » ; ainsi que dans des enchaînements mérologiques qui en font, avec lesadjoints, un membre du « conseil ». Il résume des possibilités d’expansions, telles que « maire parce que élu », « maire donc détenteur de pouvoirs », etc. De ces deux manières complémentaires, il capte de la causalité, en disant ainsi l’objet qu’elle désigne. En revanche, et en ce sens, l’anthroponyme ne constitue pas une explication : il décrète une réalité sociale, qui peut éventuellement donner lieu à une explication par les noms communs de la sociologie, à commencer par le commentaire : « C’est son nom de famille », et plus savamment, les notions de « dénomination », « d’identité », etc. Le nom commun explique, le nom propre stipule. Le nom commun cause ; le nom propre légalise.
Je soutiendrai donc que, du point de vue sémantique, le terme « un maire », qui est un terme de sociologie puisqu’il désigne un type de fait social, est un concept explicatif au même titre que « un adjectif », « une machine » ou « une déception », voire « une mitochondrie » ou « un photon ». Il n’y a pas de mixte possible entre les deux fonctionnements sémantiques. Seul peut exister un effet d’homophonie (la restauration, la Restauration d’avril 1814) observé plus haut.
Conclusion
Il ne s’agit pas pour autant d’évacuer le problème soulevé par Jean-Claude Passeron. Il faut entendre le constat que la réalité sociale résiste autrement que la réalité naturelle et aussi que la réalité, disons, grammaticale, à la rhétorique qui tente de les capter – pourtant identique dans son principe et ses processus. Jean-Claude Passeron a raison de dire qu’il s’agit toujours d’un problème d’exemplarité, c’est-à-dire de constance dans la contingence. En cela, l’examen critique de l’hypothèse des « mixtes » sémantiques développé ci-dessus n’affecte pas la thèse citée dans le dernier passage, celle d’un mode de raisonnement sociologique « typologique », autrement mais aussi scientifique que le modèle naturaliste privilégié par Popper.
La difficulté tient à ce que le repérage de la Loi dans l’aléa, la transformation du vécu en « événement », l’observation de « l’origine » comme dit Jean Gagnepain, chez le gars d’avant, d’ailleurs, ou le drôle de gars, présente des problèmes autres que le repérage des facteurs de sécurité technique dans la matière énergétique transformée en outil. Au passage, je rappelle qu’une bonne partie de la physique porte sur des technologies, et qu’on a, dans cette mesure, affaire à une science de l’humain, où l’on expérimente, par tests et reformulations, des œuvres, les résultats de processus humains.
La description, en sociologie, comme ailleurs, en grammaire et en sémantique aussi, paraît, en conclusion, caractérisée soit comme l’aspect mythique d’un raisonnement, soit comme une étape, conclusive ou initiale, d’un raisonnement explicatif. Il s’ensuit qu’un propos isolé est souvent indécidable. Soit la proposition suivante. « Le bateau a coulé le 25 mars 1725 à 2 milles marins au NNO de l’île de Cézambre ». Ici, le paramétrage spatio-temporel apparaîtra comme descriptif non explicatif, à juste titre, parce qu’à peu près rien de cette relation ne permet de situer historiquement, et a fortiori sociologiquement, un quelconque événement, et de lui donner un statut dans le modèle que résume le principe de Personne. Autonomisée, la proposition peut faire mythe. Le mythe résiderait dans la croyance que le chronométrage fait date en lui-même, et que les données du GPS font le site. Cependant, la même proposition peut être en attente d’autres propositions permettant la mise en relation avec un principe explicatif. En tant qu’étape, elle pourrait être une description – explication.
En ce qui concerne l’aspect explicatif du raisonnement en sociologie, je souscris à la position de Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut, Artistique & Archéologie § 306, p. 324, qui font de l’archéologie « une casuistique » de l’ergologie (via « l’artistique »), et aussi de l’histoire une casuistique de la sociologie. Leur ouvrage, ainsi que l’ensemble de la production de Ramage, abonde en descriptions explicatives, c’est-à-dire en examen de cas « idiotiques [manifestations particulières] et réels, c’est-à-dire effectivement survenus » (§ 209a, p. 207), et qui sont toujours des « cas d’un processus modélisé ». Ainsi, soulignent-ils, cette casuistique « en retour, met le modèle à l’épreuve d’équipements historiquement situés ». Tout le problème, disent-ils, est de ne pas « verser dans le travers du cas-par-cas, dans l’incohérence du raisonnement au coup par coup ». (§ 209b, p. 207). Comment ? Par une casuistique modélisée par une relation constante à la théorisation qui en explicite les processus généraux. Si l’on entend par description ce moment où la modélisation se confronte à l’observation, et où le message rend compte de cette confrontation, alors elle participe à l’explication.
Finalement, on ne saurait soutenir que l’extraction de processus généraux est impossible en sociologie, en arguant que rien de ce qui arrive aux humains n’est universel. Pour deux raisons. La première erreur est dans l’incomplétude de la formule finale. Rien non plus ne leur arrive qui soit purement singulier. On observe constamment qu’il n’y a jamais d’usage singulier, mais de la singularisation relativisée par du communautaire, et qu’il n’y a jamais d’universalité des usages, mais une recherche praxique d’universalité relativisée par une appropriation qui singularise. Accorder une attention exclusive aux conventions effectives, situées et datées, c’est créer un point aveugle dans le regard sociologique. C’est s’empêcher d’envisager le processus comme une dialectique d’appropriation qui altère toute convention et de convention qui relativise toute appropriation.
La seconde erreur est qu’il est illusoire de rapporter l’une à l’autre la généralité logique du principe explicatif et l’universalité éventuelle d’un usage. L’explication dit ; l’usage social est. Il s’agit, scientifiquement de dire ce qui est. La sociologie n’a pas à rechercher de l’universel, mais à objectiver du processus social, tel qu’il est. Par conséquent elle n’objective ni du singulier, ni de l’universel, lesquels sont « anomiques » ; elle objective les processus du « nomos », à savoir une dialectique entre une singularisation et une universalisation mutuellement relativisée. Cette dialectique elle-même est le principe général explicatif du social qu’explicite la sociologie. Le travail explicatif de la sociologie consiste ainsi à modéliser les processus, génériques et spécifiques, qui produisent cette dialectique d’une subjectivité jamais singulière et d’une intersubjectivité communautaire jamais universelle.
Références bibliographiques
Bruneau Philippe, Balut Pierre-Yves, 1997, Artistique & Archéologie, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne.
Depecker Loïc, 2002, Entre signe et concept, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.
Gagnepain Jean (1982), Du Vouloir-Dire, traité d’épistémologie des sciences humaines, t. 1 : Du signe, de l’Outil, Paris, Pergamon Press, rééd. 1995, Bruxelles, De Boeck Université. Mentionné ici DVD I.
— 1991, Du Vouloir-Dire, traité d’épistémologie des sciences humaines, t. 2 : De la personne De la normeParis, Livre & communication, rééd. 1995, Bruxelles, De Boeck Université. Mentionné ici DVD II.
— 1994, Leçons d’introduction à la théorie de la médiation. Anthropo-logiques 5, coll. BCILL 79, Louvain-la-Neuve, Peeters.
Hempel C.G., 1965, Aspects of Scientific Explanation, New York, The Free Press.
Hume David, 1739, A Treatise of Human Nature, (1946) trad. A. Leroy, 2 vol., Aubier-Montaigne, Paris, 1946.
Jacob Pierre, 2005, « Explication », « Loi », Paris, Encyclopædia Universalis, version. 10.
Jeandillou Jean-François, 1997, L’Analyse textuelle, Paris, A. Colin.
Jonasson Kerstin, 1994, Le nom propre, Louvain-la-Neuve, Duculot.
Jongen René, 1993, Quand dire c’est dire, Bruxelles, De Boeck.
Laisis Jacques, 1991, Apport méthodologique de la linguistique structurale à la clinique, thèse d’État Rennes 2.
Largeault Jean, 2005, « Description et explication », Paris, Encyclopædia Universalis, version. 10.
Milner Jean-Claude, 1989, Introduction à une science du langage, Paris, Le Seuil.
Montesquieu Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de (1748), De l’esprit de lois, (1987) Paris, Garnier.
Passeron Jean Claude, 1991, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan.
Pottier Bernard, 1992, Sémantique générale, Paris, PUF.
Schotte Jean-Claude, 1997, La raison éclatée, Bruxelles, De Boeck.
Tamba-Mecz Irène, 1998, La sémantique, Paris, PUF.
Urien Jean-Yves, 2004, « La prédication », Tétralogiques 16, Rennes, PUR, pp. 85-109.
Notes
[1] Le sous-titre du Traité de la nature humaine (1739) est Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux.
[2] Tout tableau de cette généralité ne peut qu’être très réducteur. Précisons, au moins, que les notions de « nécessité et de hasard », empruntées à Jacques Monod, sont, pour Jean Gagnepain, non des catégories exclusives, mais des moments d’une dialectique. « Le hasard est ce qui résiste à la nécessité, qui est pour nous la seule façon de concevoir, de produire, d’organiser, et de nous soumettre l’univers où nous introduisons la rationalité ». Leçons, p. 272. « [Hasard et nécessité] ne sont finalement que la conséquence de l’intervention de l’homme dans l’univers, dont il est comptable ». Ibidem.
[3] Voici quelques passages qui éclairent en partie ces relations. « Si par le concept le signe cause l’univers, on peut dire que l’outil le motive ou mieux encore le déploie ce qui est, physiquement parlant, une manière d’expliquer » (DVD I 204). « [Le principe de légalité] introduit dans le monde un autre type d’exigence qui – contrairement au déterminisme [causal en raison du signe]– transforme l’assujettissement en obligation personnelle. Nomos n’est pas logos et ne s’avère pas moins rationnel » (DVD II 76).
[4] « C’est faute d’avoir su dégager la science des sciences et la rationalité du souci de la vérité que l’on a si mal cerné son rapport au langage » (DVD I 106). « [Nous appelons] science [la] modalité de l’énoncé [telle que] s’y réduit l’écart des mots et des choses sur la base d’un réaménagement systématique des premiers » (DVD I 106).
[5] A la différence de Karl Popper qui donne un statut axiologique à la réfutation et à la falsification, et en accord, me semble-t-il, avec Jean-Claude Schotte, je fais usage ici du terme de « réfutation » (« réfuter, réfutable ») dans un sens strictement sémantique. Est défini comme réfutable la formulation qui permet de discerner le propre de l’impropre selon la résistance de la réalité, et conduit à une re‑formulation. La réfutation est ici le processus sémantique double, d’une part d’exclusion de l’inadéquat ; d’autre part de suppression de l’inexact, selon la visée scientifique, c’est-à-dire en prenant en compte la réalité. Réfuter, c’est dire explicitement en quoi une appellation est inadéquate, (et en choisir une autre, différente) ; c’est dire en quoi une proposition est inexacte (et en proposer une autre, réduite ou développée). On s’abstrait ici du jugement critique porté sur un tel raisonnement. L’insatisfaction ou la satisfaction axiologique investit une distinction, porte sur une distinction, que l’axiologie ne peut pas expliquer, parce qu’elle est de nature logique.
[6] [La prédication] « est dé-terminante, en ce sens qu’elle découpe en deux membres ou termes – dont l’un, bien entendu, peut éventuellement être absent lorsque le message est centré sur autre chose que l’objet – le noyau de tout énoncé. » DVD I 92. Cf. la contribution de Mickael Herrmann à ce volume. Et Jean-Yves Urien (2004) « La prédication ».
[7] Pour écourter le propos, je ne commenterai pas une thèse importante de Jean Gagnepain, DVD I 98. « Leur existence n’étant que dialectique, les identités et unités […] ne sauraient à leur tour devenir elles‑mêmes la base d’autres opérations. C’est toujours, autrement dit, de la grammaire qu’il faut partir pour réaménager l’analyse. Et si […] le vocable conteste, nous l’avons vu, l’identité […] du sème, […] le terme, l’unité […] du mot, […] le champ et l’expansion […] contestent directement paradigme et syntagme […]. Comme tels ils n’opèrent […] ni sur des synonymes ni sur des autonymes, mais représentent ce qu’on pourrait appeler la catégorisation sémantique des sèmes et l’ordination sémantique des mots ». Ce propos rappelle que le sémantisme, donc la science, repose sur des formulations grammaticales.
[8] On distingue deux types de relations entre concepts. Certaines sont « ensemblistes », telle que l’ensemble spécifique est inclus dans l’ensemble générique. « Boulanger est un métier ; imprimeur est un métier ; etc ». D’autres relations sont de type mérologiques, en relation de partiel au tout. On ne peut pas dire « une feuille est une plante ; une tige est une plante ; une fleur est une plante », mais « une feuille fait partie d’une plante ; etc. ». Cf. Loïc Depecker, Entre signe et concept, 2002, p. 87-89.
[9] Autre sens donné par l’auteur au terme « principe », attesté dans : « La rhétorique – qui n’a point, d’ailleurs, de pathologie propre – trouve dans l’univers à dire seulement le principe et non l’explication de la contradiction qui grammaticalement la fonde ». DVD I 72.
[10] Cette formulation latine est d’usage courant dans l’enseignement de Jean Gagnepain. On la trouve aussi dans Bernard Pottier, Sémantique générale, PUF 1992, p. 159. Cette classification est attestée dans la rhétorique latine elle-même (Horace, etc.).
[11] Il faudrait aussi examiner le statut de la négation « Pas ça », qui montre le caractère assertif du déictique. Le déictique – me semble-t-il – donne à la présence désignée le statut de thème, tandis que le préfixe « pas » constitue le prédicat. Il faut pour cela synonymiser la formule avec « ça, non ». (Y voir une différence sémantique me semble constituer un raisonnement mythique fondé sur la différence de statut grammatical de « pas-N » et de l’adverbe « Non ». Dans « çà ! », la situation constitue le contraste prédicatif, comme le montre l’enchaînement suivant où le prédicat (minimal) est formulé par l’adverbe : « – ça ! –ça ? – Oui ! ».
[12] Sous le thème du « nom propre », il sera question ici d’autre chose que ce dont traite Jean Gagnepain, DVD II, lorsqu’il subvertit les appellations « commun/ propre » pour dissocier le signe et la langue. Tout du langage, dit-il, est sociologiquement propre, puisque l’homme social « s’approprie » toute chose, mots inclus. « Oui » et « Être » sont des noms (mots) propres (au français) en ce sens que les anglophones les refusent et persistent à dire « Yes », « To be ». Soit. Cette perspective dissociative implique aussi d’admettre que tout nom, Napoléon inclus, est un « nom commun » avec des propriétés glossologiques, grammaticales et sémantiques, puisqu’il est dit. C’est de ce statut glossologique que je traite ici, et d’une différence sémantique entre catégories de noms.
[13] Kerstin Jonasson (1994 ; p. 17-18), évoque cette propriété de la manière suivante : « Comme il s’agit pour le Npr de désigner toujours le même particulier, il est important que le Npr ne soit pas senti comme une description de ce particulier, vu que celui-ci peut changer, être différent d’un moment à l’autre sans pour cela perdre son identité fondamentale que le Npr doit saisir ». Le Npr doit « désigner le même particulier dans tous les mondes possibles » (Kripke 1972), ou, comme le dit Kleiber (1981), comme une expression qui n’est pas liée « aux situations passagères et aux propriétés accidentelles que peut connaître un particulier ». On notera que le terme « identité » est pris ici dans un sens logique ; alors qu’en l’occurrence il s’agit de l’identité sociale que fonde la Personne.
[14] Le terme « situation » peut être utilisé en deux sens qu’il faut bien distinguer en contexte. Le sens sociologique (latin « situs » et français « site »), et le sens glossologique (le « in situ » du latin), notion qui résume l’ensemble de l’information que le dire traite en sémantisme.
[15] La pratique sociale du surnom montre qu’à peu près n’importe quel nom peut prendre le statut de nom propre, avec les restrictions sémantiques qui en découlent. « J’ai revu La ficelle et son copain Train d’enfer ». Tout nom de personne peut aussi se banaliser, notamment par métonymie, de « lapalissades » en « raffarinades », de bicoque, gaze ou landau à lynchage, méduse ou judas.
Jean-Yves Urien« Expliquer et décrire. Statut sémantique dans « Du Vouloir dire » et application au raisonnement sociologique », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.