Antonin Mérieux

Docteur en sciences humaines, coordinateur technique de l’Association des Ludothèques Françaises.

La prétention ludique dans l’éducation

Résumé / Abstract

La question de la place du jeu dans l’éducation, discutée depuis des siècles, se caractérise aujourd’hui par le développement d’une nouvelle rhétorique, issue du développement du jeu comme activité de loisir culturel et des jeux comme produits de consommation. Ludicisation, jeux sérieux, et ludopédagogie en sont les derniers avatars, se réclamant du ludique sans préciser en quoi celui-ci consiste. L’enjeu de cet article est donc d’analyser ces concepts à l’aide de l’outil théorique médiationniste, et de faire apparaître les modalités qui les sous-tendent. Sociologiquement, la prétention ludique s’avère relever de la constitution d’une culture du jeu comme point de référence et source d’inspiration chez certaines classes sociales, qui cherchent ainsi à exister politiquement. Axiologiquement, elle peut relever d’une réduction de la rationalité éthico-morale à sa forme immédiate, ou d’une réorganisation de l’ordonnancement des projets. Sous ces deux dimensions, le développement de cette prétention ludique n’est pas sans conséquence sur la dimension politique de l’éducation.

The relationship between play, games and education has been discussed for centuries. Nowadays, the rise of play practises as a cultural leisure and the production of games as consumer goods introduce a new rhetoric. Gamification, serious games and edutainement claim themselves as playful activities, although what it means remains unclear. The purpose of this paper is then to analyze these concepts through Jean Gagnepain’s epsitemological theories. Both sociological and axiological analyses then reveal the consequences of this playful claiming on the political implications of education.

Mots-clés
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Il y a quelques années, j’exposai dans Tétralogiques [1] comment la modélisation théorique, à partir des travaux de Jean Gagnepain et de ses continuateurs, pouvait permettre de penser le phénomène du Jeu, en sortant notamment des approches essentialistes posant le jeu comme une réalité immanente, donnée comme allant de soi. Cette analyse demande ici à être poursuivie, attendu la place croissante accordée aujourd’hui au jeu dans les questions éducatives. Car si les rapprochements entre jeu et éducation sont loin d’être nouveaux, il semblerait que nous assistions actuellement à l’émergence d’un nouveau phénomène, dont l’objet du présent article est précisément de comprendre la nature et les implications. La formule désuète qui émettait il y a quelques décennies le vœu que l’enfant « apprenne en s’amusant » connaît en effet une nouvelle jeunesse au travers d’une floraison de concepts tels que la « ludicisation » [2] de l’enseignement et de l’éducation, la « ludopédagogie », ou encore les « jeux sérieux » éducatifs [3].

Cette nouvelle tendance se rencontre à la fois dans l’enseignement traditionnel, de l’école maternelle à l’enseignement supérieur, mais aussi dans les champs du périscolaire et de la formation professionnelle. Loin d’être un phénomène marginal, de telles pratiques tendent à s’imposer comme incontournables. Il faut en effet rappeler que, si leur champ ne se limite pas aux visées « éducatives » ou d’apprentissages, les industries se réclamant du jeu sérieux et/ou de la ludicisation représentent un secteur économique d’une valeur se chiffrant en milliards d’euros à l’échelle mondiale. En France, un appel à projet gouvernemental proposait en 2009 une dotation globale de 20 millions d’euros pour le développement de jeux sérieux pour la formation et la transmission de connaissances. L’Éducation nationale s’est largement emparée de cette thématique, via le réseau de formation des enseignants Canopé, qui propose aujourd’hui de nombreuses ressources, fiches pédagogiques et formations consacrées au « jeux pour apprendre ». On relèvera également que la métropole d’Aix-Marseille a accueilli en 2022 le premier « Salon de la ludopédagogie ».

Un tel engouement nous invite à nous interroger tout d’abord sur la pertinence de ces nouveaux concepts. Ceux-ci ne rendent en effet pas compte d’une réalité qui leur préexisterait et qu’ils permettraient de déceler, mais fondent au contraire celle-ci, dans ce que Gagnepain appelle la « visée mythique ». Autrement dit, la formulation crée la chose elle-même, alors que c’est en vain que l’on essaierait de la saisir dans une nébuleuse de pratiques n’ayant en commun que de se réclamer d’un « ludique » qui reste perpétuellement indéfini. Ce qui n’est guère surprenant, dans la mesure où, ainsi que je l’exposais dans Tétralogique, 23, toute la recherche actuelle dans le champ du jeu évite soigneusement de construire le jeu en tant qu’objet de science, se contentant dans le meilleur des cas de s’intéresser aux usages du terme.

Cependant, une fois la dimension mythique de ces concepts démontrée, il n’en restera pas moins à rendre compte, dans une seconde partie, de la réalité qu’ils instaurent, que je désigne ici par l’expression de « prétention ludique ». En effet, l’absence de construction du jeu rendant impossible de le saisir de manière cohérente dans les phénomènes convoqués, ne demeure que cette revendication, de l’ordre du discours, d’une dimension ludique. Je m’efforcerai ici d’en analyser les tenants et les implications, dans les registres sociologique et axiologique.

Enfin, je montrerai en guise de conclusion comment ce nouveau mythe ludique vient modifier la place traditionnellement accordée au jeu dans l’éducation depuis la fin du XIXe siècle, avec les implications que cette nouvelle donne comporte.

1. C’est pas du jeu !

Je commencerai donc par exposer en quoi les notions de ludicisation, jeu sérieux et ludopédagogies relèvent du mythe. Bien qu’assez floues, poreuses, et facilement interchangeables, ces concepts énoncent une même volonté de rapprochement entre les champs du jeu et du non-jeu, sans préciser ce qui justement ferait « jeu ». La ludicisation consiste en effet à « rendre ludique », à introduire du jeu, dans des tâches et des domaines qui n’en relèvent pas, tandis qu’à l’inverse, les jeux sérieux visent à assigner à des supports « ludiques » des objectifs qui dépassent le champ du jeu. On voit donc que ces tendances, partant d’une direction opposée, se rejoignent dans un entre-deux, que l’absence de toute construction de ce que l’on entend par « jeu » ou par « ludique » rend indéfinissable. Outre ce manque de clarté quant à ce que recouvrirait sa dimension ludique, la notion de ludicisation se montre par ailleurs entendue de diverses façons selon les auteurs. Ce qui amène Gilles Brougère, auteur d’un article de qualité sur la question, à conclure : « L’enjeu ne me semble donc pas être de déconstruire le terme de “gamification”, mais plutôt de montrer qu’il n’a jamais été construit, sinon à travers des opportunités commerciales, comme un slogan [4]. »

Cependant, si l’on s’en tient aux constructions les plus représentatives, il est aisé de faire ressortir l’écueil épistémologique qui les sous-tend. Prenons par exemple la définition de la ludicisation proposée dans un article précisément consacré à cette question : « la gamification est l’usage d’éléments de game design dans des contextes non ludiques » [5], ou encore celle retenue sur le site Wikipédia, et par conséquent largement reprise : « La ludification, couramment désignée par l’anglicisme gamification, est l’utilisation des mécanismes du jeu dans d’autres domaines, en particulier des sites web, des situations d’apprentissage, des situations de travail ou des réseaux sociaux » [6]. On voit qu’il est question d’une transposition d’éléments d’un contexte, d’une situation, d’un cadre, à un autre. Or ces « éléments de game design », ces « mécanismes du jeu », n’ont de ludique que le fait d’être fréquemment utilisés et rencontrés dans les jeux. L’évaluation quantifiée (système de points), la compétition (attribution disjonctive de statuts différents), le hasard, la narration, ou encore la simulation sont ainsi des exemples de procédés souvent présents dans les jeux, et qui tendent par conséquent à être associés à la notion de jeu elle-même. Sont ainsi présentés comme des exemples classiques de ludicisation l’utilisation de simulateurs (de conduite, de pilotage, d’opérations chirurgicales…), de concours (concours de présentation de cas cliniques par la Société espagnole de cardiologie en 2015, concours du contrôleur ayant distribué le plus de contravention à la SNCF la même année...), d’attribution de récompenses, matérielles ou symboliques (badges…), etc.

On ne peut alors que constater que ces éléments ne sont en aucun cas propres au jeu, et que ce qui fait par ailleurs souvent leur attrait dans le jeu est précisément la dimension déconnectée des enjeux « réels ». On aura en effet d’autant plus tendance à aller chercher dans le jeu ce que l’on ne peut réaliser ailleurs, soit que cela soit impossible (d’où la part importante des univers fantastiques dans les jeux), soit que l’on ne se l’autorise pas moralement (d’où le fait que l’on joue souvent par exemple à tuer des gens, à se faire peur, ou encore à piloter un avion, autant d’exemples illustrant des organisations différentes du système moral). En reprenant ces procédés pour les introduire dans ces « autres domaines » et « contextes non-ludiques », la ludicisation s’inscrit donc dans une parfaite circularité qui confine à l’absurde [7].

La raison de cette réduction du ludique aux formes que l’on peut conjoncturellement lui donner tient à l’hypostase du terme anglais game, dont l’hégémonie anglo-saxonne dans le champ de la recherche explique l’omniprésence. Le fait que l’anglais dispose de ces deux mots, play et game a en effet induit l’idée (nouvel exemple d’obstacle épistémologique verbal) d’une existence indépendante de l’un et de l’autre. Cette essentialisation du game se traduit notamment par l’apparition de tout un champ sémantique (gaming, gamer, gameful, gamefulness, et bien sûr gamification), qui vient faire pendant à ce qui existait du côté du play (playing, player, playful, playfulness) [8]. On suppose ainsi qu’il pourrait exister des jeux, en tant que systèmes formels, indépendamment du fait de jouer.

Sur le plan théorique, une telle approche se trouve confortée par l’idée, déjà présente chez Donald Winnicott [9], d’un play plus libre et créatif opposé à un game plus structuré et rigide, distinction que d’aucuns ont cru retrouver dans l’opposition opérée par Roger Caillois entre paidia et ludus [10]. Mais, s’il n’est pas inintéressant de relever que ce qu’on appelle jeu peut revêtir des formes plus ou moins réglées [11], il y a ici confusion entre le degré de réglementation et le fait qu’il n’y ait nécessairement jeu que de jouer à quelque chose. Se limiter à ces deux concepts de play et de game conduit ainsi en quelque sorte à n’envisager le contenu, le « à quoi on joue », que sous une forme très structurée et codifiée, qui correspond à l’expérience commune que l’on peut avoir des jeux de société et des jeux vidéo.

Cette occultation du play, ou du jeu en tant que fait de jouer, s’accomplit d’autant plus volontiers que l’on se refuse à construire celui-ci comme objet scientifique. J’ai montré ailleurs [12] comment les difficultés d’ordre épistémologique rencontrées par la recherche dans le champ du jeu font la part belle aux discours réduisant la question du jeu à l’usage qui est fait du mot, tels ceux de Jacques Henriot ou Sébastien Genvo, lequel fait du jeu une question de représentation subjective et par conséquent « un processus mouvant et changeant » [13]. Constitutivement indéfini, le jeu n’est plus opposé à rien, et par conséquent, tout peut en relever. À tel point d’ailleurs que l’on en vient parfois à rencontrer l’expression « jeux ludiques », pour qualifier les jeux qui ressemblent encore à l’idée que l’on pourrait s’en faire. On peut donc en retour légitimement s’interroger sur ce que seraient des jeux « non ludiques ».

La notion de « jeux sérieux » correspond parfaitement à cette conception dissociée d’un game qui ne servirait pas à jouer. Selon la définition proposée par Julian Alvarez dans sa thèse consacrée au sujet, il s’agirait d’une « application informatique, dont l’objectif est de combiner à la fois des aspects sérieux (Serious) tels, de manière non exhaustive, l’enseignement, l’apprentissage, la communication, ou encore l’information, avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo (Game). Une telle association a donc pour but de s’écarter du simple divertissement » [14]. Mais encore une fois, ces « ressorts » ne sont pas « ludiques » par nature, mais du fait de leur emploi dans une modalité spécifique, qu’Alvarez qualifie de « divertissement » et qu’il oppose aux « aspects sérieux », terme auquel il conviendrait sans doute de préférer celui « d’aspects utilitaires ». En effet, le sérieux, si l’on entend par là l’importance accordée au contenu et la concentration dont font preuve les joueurs, ne s’oppose pas au jeu, comme le relevait déjà Freud avec sa formule : « L’opposé du jeu n’est pas le sérieux mais... la réalité » [15].

On remarquera d’ailleurs que rien ne s’oppose à ce que n’importe quel jeu puisse se référer à un contenu qui pourrait être sociétalement considéré comme « sensible » (l’écologie) ou « éducatif » (l’histoire, les mathématiques...). Bien avant l’apparition du concept de jeu sérieux, les joueurs passionnés amateurs de jeux de simulation faisaient preuve d’une rigueur scientifique remarquable dans leur démarche de création ludique, mobilisant par exemple des concepts assez avancés dans le domaine de l’histoire (Res Publica Romana, 1990) ou de la balistique (Amirauté, 1979). Le jeu est donc d’une certaine manière depuis bien longtemps considéré comme une activité « sérieuse », de par la place qu’il tient dans le développement de l’enfant d’une part, et de par les efforts et la rigueur mis à le pratiquer ou à le concevoir d’autre part. Il nous faudra donc nous interroger sur ce à quoi renvoient ces « aspects sérieux », autrement dit cette exigence d’utilité sociétale, à laquelle fait référence Alvarez.

Pour finir, nous pouvons alors voir le concept de « ludopédagogie » comme une ludicisation de l’enseignement et de l’éducation recourant entre autres aux jeux sérieux, ce qui ne la rend certes pas plus intelligible. Le site ludopedagogie.be, lié à la formation de ludopédagogue dispensée à la Haute École Bruxelles Brabant, en donne cependant la définition suivante : « La ’ludopédagogie’ englobe à la fois la pédagogie du jeu et la pédagogie des jeux. Il s’agit d’une part de l’utilisation du jeu et des jeux dans les apprentissages, mais plus encore d’une méthodologie d’apprentissage basée sur le jeu. » [16] Contrairement à la ludicisation et aux jeux sérieux, dans lesquels le fait de jouer demeure un impensé, le site en question fait référence à une définition précise du jeu, celle proposée par Roger Caillois [17]. Ce qui est assez surprenant, dans la mesure où cette définition du jeu comme une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive, entre immédiatement en contradiction avec la première définition donnée de la ludopédagogie.

2. De quoi le ludique est-il le nom ?

Après la longue exposition de ces mythes visant à rapprocher jeu et éducation, la question est alors pour moi d’en comprendre, grâce à l’outil de l’anthropologie médiationniste, les déterminismes rationnels sous-jacents. En effet, il ne s’agit pas tant de défendre une certaine idée du jeu, concept qu’il me semblerait plus heuristique d’abandonner une fois pour toute, que d’analyser cette prétention ludique, en tant que discours mythique historiquement situé se référant au jeu, ainsi que les productions prétendument ludiques qui s’y rattachent. Une telle approche, notamment parce qu’elle prend en compte l’implicite, permet de se détacher de la vision universitaire qui prévaut en France, d’un jeu comme appréciation subjective consciente d’une situation, inévitablement liée aux représentations que le sujet se fait du jeu.

Pour illustrer le propos, je commencerai par prendre l’exemple de l’application Classcraft, qui se présente comme « un outil de gestion de classe » à destination des enseignants. Cette application reprend largement l’univers des jeux vidéo de fantasy classiques, et propose à chaque élève de la classe de se représenter sous la forme d’un personnage héroïque – mage, gardien, ou guérisseur – doté d’une apparence spécifique qui pourra être enjolivée au fil du jeu, de points de santé et de « cristaux ». La santé est utilisée pour décourager les « comportements négatifs des élèves » : ainsi, tout comportement jugé problématique en classe sera puni par une perte infligée à la santé de son personnage. Lorsque celle-ci se voit réduite à zéro, l’élève doit remplir une « promesse » (une punition). Inversement, les comportements jugés positifs peuvent être récompensés par l’attribution de point d’expérience, qui permettront au personnage de gagner des niveaux, ce qui se traduit notamment par un gain de cristaux. Ces cristaux peuvent être utilisés par l’élève pour bénéficier de certains avantages définis par le professeur, tels que « Tu peux porter tes écouteurs pour faire ton travail en classe » ou « Tu évites d’avoir à répondre à une question » [18]. Enfin, le déroulé du programme pédagogique peut être représenté sous la forme d’une quête à accomplir en différentes étapes, chacune correspondant par exemple à une leçon. L’application comprend de nombreuses autres fonctionnalités annexes, dont certaines optionnelles, comme le fait d’enclencher un sonomètre ou de faire se répercuter les notes des élèves sur leur santé et leur expérience.

Classcraft, généralement considéré comme un jeu sérieux, est donc un bon exemple de ce en quoi peut consister cette ludicisation de l’enseignement. Bien que celle-ci puisse prendre des chemins plus subtils, les dynamiques sous-jacentes n’en demeurent pas moins les mêmes, et Classcraft présente l’intérêt de les faire ressortir. Il s’agit donc d’analyser ce que recouvre le fait de se réclamer d’une telle dimension « ludique ».

Analyse sociologique

Tout d’abord, cette prétention ludique relève d’une similarité formelle avec des éléments empruntés aux jeux de société et jeux vidéo pratiqués en tant que loisirs [19] par certaines classes sociales. On voit bien pour commencer que le nom même de Classcraft fait écho aux titres bien connus du public que sont World of Warcraft ou Minecraft. De même, le lexique de l’application, aussi bien que son iconographie, correspondent à l’univers de ce type de jeux : la santé, les cristaux dont la couleur bleue évoque l’énergie magique (mana), la notion de points d’expérience, les catégories de personnages et leurs représentations graphiques, se retrouvent dans nombre de jeux vidéo tels que les séries des Warcraft, Diablo, etc. Or ces jeux correspondent à des pratiques ludiques socialement situées, qui sont celles des classes moyennes cultivées [20].

Un petit détour historique est nécessaire pour expliquer ce phénomène et la place croissante prise par le jeu au cours des cinquante dernières années. L’avènement de la « société des loisirs » évoquée par Joffre Dumazedier [21], conjugué à celui de la société de consommation, s’est en effet traduit par une explosion de la production des jeux, qui vient répondre à cette augmentation du temps de loisirs disponible. C’est ainsi que dans les années 70-80 a lieu ce que l’on pourrait appeler une double révolution ludique, avec sur le plan quantitatif la diffusion de la pratique du jeu vidéo comme loisir de masse, et sur le plan qualitatif l’invention du jeu de rôle, qui a ouvert de telles perspectives dans le champ ludique qu’elle a influencé durablement toute la production ludique, mais aussi culturelle, jusqu’à aujourd’hui. Mais si le jeu vidéo est une pratique qui s’est largement diffusée dans toutes les couches de la population, le jeu de rôle, qui s’est développé dans les milieux étudiants américains, est resté une pratique majoritairement réservée à une élite culturelle. De plus, si une grande partie de la population joue aujourd’hui au jeu vidéo [22], les pratiques diffèrent selon les traits déterminants de l’identité, notamment l’âge, le genre, et le milieu social. Les jeux de rôles en ligne massivement multijoueurs (MMORPG), catégorie à laquelle appartient le jeu World of Warcraft, sont ainsi majoritairement pratiqués par les professions intermédiaires, les cadres et professions intellectuelles supérieures et les étudiants [23]. Du côté du jeu de société, la stratification de la culture ludique apparaît de manière encore plus évidente, avec à la fois une expérience plus diversifiée au sein des mêmes milieux sociaux, et une pratique spécifique, qui correspond à celle du jeu de société « d’auteur ».

On remarquera alors que les acteurs de cette prétention ludique dans l’éducation, aussi bien ceux qui créent les supports et conçoivent les discours (professionnels de la création et de l’édition de jeux, chercheurs, psychologues...) que ceux à qui ils s’adressent (enseignants, professionnels du médico-social, cadres du périscolaire…), appartiennent à ces mêmes catégories socioprofessionnelles, qui se caractérisent par des pratiques ludiques spécifiques (« ludique » étant ici entendu encore une fois comme relevant du « jeu choral », c’est-à-dire d’exercice d’une responsabilité instituée dans une visée esthétique [24]). La tendance que nous cherchons ici à analyser semble donc relever sociologiquement d’un processus de diffusion des fonctions et des rôles, au sens où l’entend Jean-Luc Brackelaire, d’identités et d’unités déontologiques. Les responsabilités que les professionnels doivent assurer dans le cadre leurs pratiques ludiques, les compétences qu’ils exercent dans le cadre des jeux auxquels ils jouent, se trouvent ainsi reproduites dans le devoir qu’ils assignent à leurs apprenants, élèves et étudiants.

Cependant, et c’est sans doute là où achoppent ces tentatives de ludicisation, fonctions et rôles se réinvestissent performantiellement en charges et en parties, dans le cadre d’une situation ancrée dans le réel, c’est-à-dire au point de rencontre de la structure rationnelle et de la réalité telle que naturellement investie. Or, ce réinvestissement, qui s’opère dans le cadre du jeu choral dans une visée esthétique, s’opère dans le cadre éducatif dans une visée pratique (acquérir tel savoir, être à même d’exécuter telle tâche…) [25]. On pourrait donc voir les phénomènes de ludicisation et de jeux sérieux comme la coexistence de visées différenciées, esthétique et pratiques, au sein d’une même situation. Pour autant, l’introduction d’une telle coexistence est loin d’être anodine, et change fondamentalement le vécu de la situation par le joueur, bien au-delà de la conscience qu’il peut en avoir. Roger Caillois observait ainsi, à juste titre, les risques d’une « corruption du jeu » :

[...] toute contamination avec la vie courante risque de corrompre et de ruiner sa nature même. Dès lors, il peut être intéressant de se demander ce que deviennent les jeux, quand la cloison rigoureuse qui sépare leurs règles idéales des lois diffuses et insidieuses de l’existence quotidienne, perd sa netteté nécessaire. [26]

Les témoignages des joueurs professionnels, qui racontent la pression qu’ils ressentent dans le fait de devoir maintenir leur niveau de performance, ce qui les amène parfois à prendre en détestation l’activité qu’ils pratiquent, sont ainsi à l’opposé de ceux des amateurs, qui y trouvent au contraire détente et lâcher-prise.

On pourrait d’ailleurs entendre les conceptions théoriques des game studies comme un échec à prendre en compte cette dimension nécessairement contextualisée de leur existence et de leur utilisation, pour en rester à une rigidité formelle comparable à ce que l’on a pu reprocher au structuralisme, et dont la conception, par Gagnepain, d’un processus rationnel dialectique permettait précisément de sortir. Comme si en se focalisant sur la mécanique des jeux, on en perdait de vue le fonctionnement de l’humain, et l’incidence que peut avoir sur lui les modalités contextuelles de la confrontation à de telles mécaniques.

À commencer par cette diffusion, cette transmission des responsabilités instituées, qui n’est pas anodine. L’institution comportant, dans le modèle médiationniste, deux faces, il nous faut en effet prendre en compte que les fonctions et rôles dont il était question n’existent que dans leur rapport réciproque à un certain type de liens du côté de l’instituant. Sans rentrer dans le détail de l’analyse taxinomique et générative ethnico-politique, on peut cependant relever que parmi les traits constitutifs du lien interviennent le fait qu’il s’agit d’être joueur (ou non), mais également joueur d’une certaine catégorie sociale ou socioprofessionnelle, voire d’un certain genre, et donc d’un certain type de jeux. De ce fait, les responsabilités instituées par un support comme Classcraft sont reliées à une certaine identité ludique, qui ne sera bien sûr pas universellement partagée par les élèves auxquels il s’adresse. Pour le dire simplement, Classcraft relève principalement, par ce qu’il institue mais aussi au travers de sa langue, son style et ses codes, des usages des classes moyennes et d’une partie des classes supérieures, et d’usages qui restent majoritairement masculins malgré une certaine évolution des pratiques ludiques.

Une telle similarité entre les pratiques ludiques d’une certaine partie de la population et les formes que prend la prétention ludique dans l’éducation, que ce soit au travers de supports comme Classcraft ou de l’introduction des jeux de société en classe, n’est pas sans évoquer les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron autour de la reproduction sociale dans l’enseignement [27]. Pour une part, cette transformation des usages dans l’éducation correspond en effet à une évolution des pratiques culturelles chez ceux qui la dispensent, et qui s’en inspirent alors dans l’élaboration de leur manière d’enseigner et d’éduquer. Ainsi, si la présence des mécanismes de compétition, de coopération, de récompense, de simulation, etc. dans l’éducation – qui n’est pas nouvelle : qu’on songe aux remises de prix, aux tableaux d’honneur, ou plus récemment à la dimension collaborative de la pédagogie Freinet ou de l’éducation populaire – passe aujourd’hui pour ludique, ce n’est que parce que les usages ont évolué dans certains milieux sociaux, avec notamment le développement d’une culture ludique qui occupe une place prépondérante dans les loisirs, et qui devient à la fois un point de référence à l’aune duquel sont perçus ces mécanismes, et une source d’inspiration pour les pratiques éducatives.

On peut du reste s’interroger sur la place prise par le jeu, et plus largement par ce qu’on appelle couramment les « loisirs », dans l’éventail actuel des occupations sociales. Plutôt que de « loisirs », terme qui s’oppose dans notre modèle ergologique au travail, on pourrait parler de « divertissement », ou plutôt comme Gagnepain de « fête », pour qualifier ce mode ontique et déontique du réinvestissement esthétique, cette célébration de l’être-ensemble qui ne vise pas à agir sur le rapport de l’institution au monde réel. Gagnepain associait notamment cette modalité politique de la fête au mouvement de mai 68, ce que l’on retrouve également dans le courant situationniste, comme en témoigne la conclusion du célèbre pamphlet De la misère en milieu étudiant  : « Les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête. Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort, jouir sans entraves sont les seules règles qu’il pourra reconnaître » [28]. On ne peut que faire le parallèle entre cette revendication politique festive et ludique et le développement d’une culture du jeu dans les années 1970-80, ainsi qu’entre les classes sociales que j’évoquais plus haut et la dimension petite-bourgeoise qui caractérise les révoltes estudiantines de mai 68 en France.

Pour autant, on ne saurait réduire la vague internationale de contestation sociale et de grèves de la fin des années 60 à l’image d’Épinal des révoltes festives des étudiants français, en occultant les dimensions ouvrière et « révolutionnaire », terme auquel on préférera celui médiationniste de synallactique pour qualifier cette recherche d’une modification de l’institution. Je proposerai alors ici, à titre d’hypothèse, l’existence d’un lien entre la double dimension synallactique et chorale de mai 68 et la tentative de faire coexister des visées pratique et ludique dans le phénomène de prétention ludique dans l’éducation. J’interprète en effet cette tendance utilitariste actuelle dans le jeu comme une tentative de retrouver une action effective sur les réalités sociales et institutionnelles, de la part des classes moyennes intellectuelles, largement réduites à l’impuissance politique depuis les années 1990. Il y aurait ainsi une sorte de tiraillement au sein d’une partie de ces classes moyennes, par exemple cette « bourgeoisie bohème », bien réelle même si l’expression est galvaudée, entre réjouissance et fête d’une part, volonté de compter et d’agir politiquement de l’autre. Tiraillement qui n’est certainement pas dénué, à un autre plan, d’une certaine culpabilité.

On sait cependant le destin que connurent les idéaux de mai 68, dont Nicolas Sarkozy se targuait de « liquider l’héritage ». Pourtant, il semblerait que cette dimension chorale, associée, on l’a vu, à une visée synallactique dans la mesure où il s’agissait par le bouleversement de l’institution de permettre à tous d’accéder à la fête, ait été largement appropriée, pour ne pas dire récupérée, au service de l’institution, dans une visée cette fois anallactique. C’est ce qu’illustre la notion de tittytainment, utilisée par Zbigniew Brzeziński, conseiller des présidents américains Lyndon Johnson et Jimmy Carter, comme réactualisation néolibérale du panem et circenses de Juvénal : occuper et contenter les masses, les maintenir dans un état de satisfaction suffisant pour prévenir toute velléité de changement politique. La visée chorale se trouverait ainsi instrumentalisée pour prévenir toute tentative d’action pratique sur le monde.

On peut d’ailleurs analyser à cette lumière certains phénomènes de pratique dite « excessive » de jeux vidéo en ligne, tels que ceux liés à des MMORPG comme World of Warcraft, ou, plus récemment, à tous les jeux se structurant en alliances, guildes ou clans de joueurs. La dimension « addictive » de ces jeux ne tient en effet sans doute pas seulement à l’exploitation, que j’évoquerai plus loin, de mécanismes axiologiques, mais aussi au fait qu’ils permettent aux joueurs d’accéder sociologiquement à la fois à un statut, une appartenance sociale au sein de la communauté « guilde », et à une fonction, un rôle à tenir au sein de l’équipe, qui peut amener à une forme de reconnaissance par les pairs, avec de véritables dynamiques d’ascension sociale. Ces jeux peuvent donc être investis comme des espaces d’épanouissement et de réalisation sociale, qui répondraient d’une certaine manière à une éventuelle « crise de la responsabilité », mais dans une visée qui en demeurant endocentrique, déconnectée de la réalité [29], peut à terme se révéler frustrante.

On peut alors se demander si la confusion du jeu et de l’éducation ne relèverait pas également d’une dérive de cette dernière, en tant que phénomène, vers un occupationnel mâtiné d’apprentissages (puisque les visions et pratiques de l’éducation actuellement dominantes semblent la réduire aux apprentissages, en ignorant le processus d’imprégnation et de relativisation par lequel l’enfant peut éventuellement devenir adulte, c’est-à-dire accéder à l’autonomie). Ce serait là, écrivait ainsi Gagnepain, « admettre que le petit, voire l’embryon, n’est pas d’emblée Personne et qu’à s’en rapporter à l’opinion courante et, sans doute, au vœu du Pouvoir, on s’expose à traiter toute sa vie l’homme comme un enfant » [30]. Une éducation, voire une formation, par le jeu – de par sa dimension infantilisante du fait du rapprochement entre l’irresponsabilité de l’enfant et l’exercice d’une responsabilité déconnectée du monde dans la visée chorale – participerait ainsi d’un désinvestissement de l’action politique chez ceux auxquels elle s’adresse. On se situe là à l’opposé d’une éducation tournée vers le monde, telle que l’envisageaient par exemple Célestin Freinet ou le courant de l’éducation populaire. Symétriquement à cette dérision de l’éducation que constituerait sa ludicisation, le fait de traiter de sujets « sérieux », au sens de jugés importants sur le plan sociétal, sous la forme de jeux, ne reviendrait-il pas à leur ôter cette dimension politiquement digne de préoccupation ?

Analyse axiologique

Si la notion de tittytainment se rattache à un projet politique, elle relève dans son principe d’une question de dialectique de la pulsion, de l’éthique et de la morale. La notion de ludique, dans cette démarche qui prétend l’introduire dans l’éducation est également étroitement liée à celles de plaisir et de motivation. Les secteurs professionnels de l’éducation et du game design ont en effet ceci en commun d’avoir été fortement influencés par les sciences cognitives. Tandis que du côté de l’éducation, celles-ci visent à démontrer l’importance de la motivation dans les apprentissages [31], elles servent dans l’industrie du jeu vidéo à rendre les jeux toujours plus « addictifs » [32], notamment par l’exploitation toujours plus fine du « circuit de la récompense » de la dopamine. Ces deux approches se sont rencontrées dans le fait de remplacer à peu près complètement les tentatives pour éveiller l’intérêt des apprenants pour les sujets qui leur sont présentés par le fait de les récompenser pour leurs « comportements positifs » et leurs bons résultats. Classcraft illustre parfaitement cela, puisque le cœur de l’application vise à pouvoir récompenser les élèves à la fois par des pièces d’or qui leur permettront de personnaliser leur avatar et par des points d’expérience qui leur permettront d’acquérir des privilèges en classe.

Ce qui est en cause ici, n’est donc rien de moins qu’une amoralisation de l’éducation, réduisant celle-ci à un simple conditionnement fondé sur l’usage alternatif de la carotte et du bâton. La dimension rationnelle de la satisfaction se trouve ainsi abandonnée pour un retour à l’enchaînement naturel et immédiat (au sens où nous l’entendons, mais aussi dans son sens temporel au travers de la notion de rétroaction immédiate) des prix et des biens. Ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec le paradigme cognitiviste lui-même, dont les postulats et les techniques ne permettent que de saisir les formes les plus élémentaires, mais non moins efficaces, du fonctionnement des êtres vivants, à défaut de pouvoir saisir celui de l’humain. Ainsi, le « ludique » dans l’éducation recouvre-t-il dans un assez grand nombre de cas l’oblitération de la liberté permise par l’accès au Noloir.

Cependant, la dimension satisfaisante des jeux peut aussi prendre des formes plus complexes que la gratification par des récompenses externes vue dans le cas de Classcraft. Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi est ainsi souvent cité dans les game studies pour deux de ses concepts, ceux d’expérience flot (flow) et d’autotélisme [33]. Le premier est une description, au travers de huit caractéristiques, de ce que constitue pour lui une « expérience optimale ». L’analyse de ce concept serait trop longue à effectuer ici, mais l’on peut relever que ce qui constitue cette « expérience optimale » (dont l’objectivité interroge) mélange pour nous différents plans de rationalité (conscience de l’objectif, regard rétrospectif sur la condition du sujet, comportement concentré…) et ne devrait donc pas être considéré comme un processus à part entière. L’autotélisme désigne, quant à lui, le fait de pratiquer une activité pour elle-même : « L’expérience optimale est une fin en soi ; elle est recherchée pour elle-même et non pour d’autres raisons que l’intense satisfaction qu’elle procure. », ce qui peut être rapproché des réflexions sur le caractère intrinsèque ou extrinsèque des modalités de la motivation. Csikszentmihalyi étend ensuite le concept à des activités qui seraient par nature autotéliques (ce qui constitue une réification) puis à des personnalités et personnes autotéliques, qui seraient investies de cette capacité, qu’il appartiendrait à chacun d’acquérir, à inventer les occasions de leur satisfaction. On retrouve là la tendance propre à la psychologie positive, dont Csikszentmihalyi est l’un des grands représentants, à renvoyer à l’individu la seule responsabilité de son propre bonheur [34].

Les concepts de Csikszentmihalyi constituent des références pour les professionnels de l’industrie du jeu, et notamment du jeu vidéo, mais sont diversement employés. On peut ainsi relever que la notion de flow peut facilement se trouver conciliée à un système de satisfaction immédiat fondé sur la récompense, dès lors que celle-ci n’est plus extérieure mais intérieure au jeu. Il ainsi été rapidement compris que le fait d’accorder un bonbon (récompense externe) pouvait avantageusement être remplacé par le fait d’octroyer un objet magique ou une nouvelle compétence dans le jeu, sans que le circuit dopaminergique de la récompense n’en soit affecté. Cependant, ces concepts peuvent également être employés pour concevoir des jeux moralement satisfaisants, c’est-à-dire pouvant, pour peu que l’organisation éthico-morale de l’individu qui s’y adonne en situation le permette, procurer une satisfaction non-immédiate. On trouve donc des formes de ludicisation ou de jeux sérieux qui ne font pas appel à un système amoral du désir, et qui, par l’intérêt que la pratique du jeu en elle-même suscite, peuvent même amener celui qui les pratique à réaliser des tâches ou effectuer des apprentissages de manière satisfaisante (par exemple des jeux conçus comme des initiateurs de débats ou d’échanges sur différents thèmes). Mais, en reprenant le raisonnement de Csikszentmihalyi, la tâche accomplie ou l’acquisition réalisée ne correspondrait alors pas à la motivation intrinsèque du joueur, et ne consisterait pas en une activité autotélique.

Bien sûr, ces notions de motivation intrinsèque ou extrinsèque n’ont que peu de sens d’un point de vue médiationniste, car il est bien entendu qu’il n’est qu’une seule modalité de la prise de décision, par nature satisfaisante, sans quoi elle ne serait pas prise. Celle-ci prend alors en compte implicitement, par l’analyse éthique et son réinvestissement moral, tout un ensemble de paramètres qui incluent en même temps la nature de l’activité et les « autres raisons » évoquées par Csikszentmihalyi, en un système de titres et de gages. Il conviendrait alors d’analyser, dans la singularité de chaque situation vécue à l’échelle individuelle, l’organisation de l’ensemble de ces éléments. Tirerait-on par exemple satisfaction de tel jeu pratiqué parce qu’il permettrait une jouissance de la confrontation de ses capacités technico-motrices au défi proposé, malgré une thématique portant sur les départements et les fleuves ressentie comme rébarbative ? Ou de tel autre jeu parce qu’il permettrait, en dépit de la dépense physique qu’il exige, de partager un moment privilégié avec le sympathique animateur, et de surcroît dans l’univers passionnant des tables de multiplications ? Ou au contraire renoncerait-on à jouer à un jeu que l’on dirait « trop moche » ou trop difficile, mais qui nous renverrait implicitement à une situation d’échec similaire vécue dans la petite enfance ? On voit que sur le plan axiologique, la question du plaisir et de la satisfaction se révèle autrement plus complexe que le « apprendre en s’amusant », dès lors que l’on dépasse les modalités naturelles de la satisfaction.

On peut s’interroger également sur l’ordonnancement des projets, qui renvoie aussi aux concepts de Csikszentmihalyi : s’agit-il de s’amuser pour apprendre, ou d’apprendre pour s’amuser ? Autrement dit, est-ce le contenu de l’apprentissage qui est valorisé par l’éduqué, ou bien l’utilisation du support ? Cette question se superpose à celle interrogeant, au plan sociologique, le rapport de l’éducation au monde, et se trouve elle-aussi politiquement investie. Si l’on envisage exclusivement l’éducation sous l’angle des apprentissages, comme une somme de connaissances et des compétences qu’il s’agirait d’acquérir pour se conformer anallactiquement aux exigences de l’institution, peu importe en effet les moyens axiologiquement mis en œuvre pour y parvenir. Le dressage par la carotte et le bâton y suffit. En revanche, si on vise au travers de l’éducation à faire accéder l’enfant à la Personne, ou à permettre à l’adulte d’assumer effectivement ses liens et ses responsabilités, il est sans doute nécessaire de commencer par leur permettre d’accéder à la liberté, c’est-à-dire à la dialectique éthico-morale.

Cette implication politique de la morale avait d’ailleurs bien été perçue en leur temps par Aldous Huxley aussi bien que par Pier Paolo Pasolini, lequel avait qualifié de « première vraie révolution de droite » la substitution de l’hédonisme de la société de consommation à l’ordre moral traditionnel, faisant notamment de la libération sexuelle une incitation à la consommation sexuelle [35]. Cette prétention ludique se situe à mon sens dans la continuité de cet hédonisme, que ce soit sous la forme d’une récompense immédiate ou sous celle d’une dévalorisation de la frustration et de l’effort, qui prend au mot le slogan du « jouir sans entraves ».

3. Le travail de l’enfant

Ainsi, plus que dans son rapport au jeu, sur lequel on s’est beaucoup focalisé, la prétention ludique dans l’éducation interroge dans le rapport à l’humain qu’elle sous-tend. Nous avons vu que dans ses manifestations les plus extrêmes, elle va jusqu’à en dénier la spécificité, renvoyant la rationalité sociologique à une infantilisation déresponsabilisante et la rationalité axiologique à une jouissance immédiate de la récompense. Dans ses formes les plus bénignes, elle soulève néanmoins des interrogations d’ordre éthique et politique.

Mais cette confusion entre les registres du ludique et de l’éducation a des conséquences autrement plus insidieuses, en ce qu’elle invisibilise l’importance reconnue auparavant au jeu dans l’éducation de l’enfant. En effet, d’une part le jeu, en tant qu’autocinèse, constitue le « travail de l’enfant », c’est-à-dire les modalités spontanées de son rapport au monde, à la fois par l’exploration et l’expérimentation de celui-ci au travers des capacités dont il dispose, et par l’exploration et l’expérimentation de ces mêmes capacités. D’autre part, le jeu, cette fois choral en tant qu’esthétique sociale de la responsabilité, participe de l’accès à la Personne. Bien que l’enfant n’y ait pas accès, son jeu-autocinèse s’inscrit dans le cadre social que lui impose l’adulte, et l’enfant va s’en imprégner peu à peu jusqu’à parvenir à faire la distinction entre jeu et bêtise, c’est-à-dire entre ce qui n’est pas socialement déterminant et ce qui l’est.

L’un et l’autre de ces processus jouent une place incontournable dans le développement de l’enfant, ainsi que l’attestent témoignages cliniques ou expérientiels d’une multitude d’éducateurs, pédagogues et psychologues depuis la fin du XIXe siècle (voire depuis Locke et Rousseau). Plus récemment, d’autres recherches, comme celles de Peter Gray [36], ont mis en avant l’importance de ces temps d’activité libre et dénuée d’attente de résultats pour la santé psychique de l’enfant. D’un point de vue éducatif, le jeu, entendu comme activité spontanée éventuellement culturellement inscrite dans le social dans une visée esthétique, est donc bien pertinent, car il permet de poser les bases d’une éducabilité sur laquelle peuvent ensuite s’appuyer les apprentissages formels.

Mais le développement de l’industrie des loisirs ludiques pour adultes a provoqué une sorte de glissement sémantique. Au jeu entendu comme activité libre et spontanée de l’enfant, s’est substitué l’idée d’un jeu défini par des caractéristiques formelles. Pour autant, la valeur éducative rattachée au jeu a été conservée, mais déplacée, du fait de la prégnance des discours ludopédagogiques, de l’épanouissement de l’individu à l’outil favorisant les apprentissages. À cause du flou entourant la notion, le lien entre jeu et éducation est donc devenu un argument de vente d’une industrie du jeu florissante pour la conquête de ces nouveaux marchés que constituent les parents inquiets et les professionnels de l’éducation dépassés par les défaillances de leurs institutions. Ainsi, le parent qui entend parler « des bienfaits du jeu pour l’enfant » place-t-il le sien dès deux ans devant un jeu de société supposé favoriser la discrimination visuelle ou la motricité fine (quand ce n’est pas devant une application ludopédagogique sur tablette), au mépris du bon sens autant que de la psychologie du développement. De même, Classcraft devient la solution de facilité d’un corps éducatif moins préoccupé de faire des élèves des citoyens éclairés que de tenir sa classe.

Bien sûr, tous les acteurs de l’éducation, parents comme professionnels, n’adhèrent pas nécessairement, ou à des degrés divers, à ce discours. Mais face à une industrie du jeu en quête de nouvelles opportunités, portée par la quête de sens de classes moyennes privées de pouvoir d’agir politique, on peut se questionner sur l’avenir éducatif que cette nouvelle tendance présage. C’est donc aujourd’hui le projet éducatif de notre société que la prétention ludique interroge : s’agit-il de d’élever des individus obéissants, performants et heureux, ou d’éduquer des êtres humains ?

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Notes

[1Merieux A. (2018).

[2Je traduis ainsi le terme anglais de gamification, mais l’on peut aussi rencontrer « ludification ».

[3Traduction de la formule anglophone serious games.

[4Le Lay S, Savignac E., Lenel P. & Frances J. dir. (2021).

[5Deterding S., Dixon D., Khaled, R. & Nacke L. (2014).

[6https://fr.wikipedia.org/wiki/Ludification, consulté le 25 juin 2022.

[7Cette question de la transportabilité des game mechanics a été discutée par Emmanuelle Savignac dans le chapitre qu’elle consacre au « malaise dans la gamification » : Le Lay S, Savignac E., Lenel P. & Frances J. (2021).

[8Deterding S., Dixon D., Khaled R. & Nacke L. (2014), op. cit.

[9Winnicott D. (1971).

[10Caillois R. (1957).

[11Qu’il faut à mon sens analyser non comme des déclinaisons d’un processus unique qui serait le jeu, mais comme des processus anthropologiques de natures différentes pour lesquels j’ai proposé les termes d’autocinèse et de jeu choral, cf. Merieux, A. Op. cit.

[12Ibid.

[13Genvo S. (2013).

[14Alvarez J. (2007). Il faut préciser que depuis ses travaux, le champ du jeu sérieux s’est étendu au-delà du seul registre informatique du jeu vidéo.

[15Freud S. (1908), p. 34.

[16https://ludopédagogie.be/ludopedagogie/, consulté le 25 juin 2022.

[17Caillois R. (1957), Op. cit.

[18Ces exemples sont issus de la version de démonstration de Classcraft.

[19Ce qui correspond au processus d’esthétique sociale de la responsabilité que je qualifie de « jeu choral », cf. Merieux A. Op. cit.

[20Coavoux S., Boutet M., Zabban V. (2017).

[21Dumazedier J. (1962).

[2273 % de la population française, d’après l’enquête 2021 du Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs.

[23Berry V. (2011)

[24Cf. Merieux A. (2018).

[25Avec cette précision que rien n’empêche des visées différentes de coexister dans une même situation réelle : la pratique du football comme activité professionnelle avec des enjeux financiers colossaux, qui agit effectivement sur le monde, n’empêche pas que le fait de faire rentrer ou non un ballon dans un but en demeure parfaitement déconnecté.

[26Caillois R., op. cit., p. 101-102.

[27Bourdieu P. & Passeron J.-C. (1964) et (1970).

[28De la misère en milieu étudiant, facsimilé de l’édition de 1966, https://trajectoire-situationniste.unistra.fr/fileadmin/upload/trajectoire-stituationniste/De_la_mise__re_en_milieu_e__tudiant.pdf, consulté le 26 juin 2022.

[29Bien qu’il y ait là aussi quelques cas de passage de l’esthétique au pratique, notamment dans l’industrie du jeu vidéo, où certains curriculums de réalisations au sein des jeux ont pu se trouver professionnellement valorisés.

[30Gagnepain J. (1995).

[31Voir par exemple Dehaene S. (2018).

[32L’industrie du jeu vidéo pousse les hauts cris quand l’OMS inclus, certes bêtement, le trouble du jeu vidéo dans la classification internationale des maladies (CIM-11), mais fait valoir dans le même temps la dimension « addictive » de certains de ses produits comme argument de vente.

[33Csíkszentmihályi M. (1990).

[34Cabanas E. & Illouz E. (2018).

[35Pasolini P. P. (1975).

[36Gray P. (2016).


Pour citer l'article

Antonin Mérieux« La prétention ludique dans l’éducation », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.

URL : http://tetralogiques.fr/spip.php?article220