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Gérard Neyrand

Sociologue, professeur émérite de l’université de Toulouse, directeur du Centre Interdisciplinaire Méditeranéen d’Études et Recherches en Sciences Sociales (Cimerss), laboratoire associatif, cimerss chez sfr.fr

Le règne de l’incertitude. Des conflits dans les sciences de l’humain aux politiques du genre, de la parentalité et de l’éducation

Résumé / Abstract

Ce texte de réflexion sur la façon dont les politiques de l’éducation, et plus généralement celles de l’enfance et de la parentalité, sont influencées par le développement des différents types de savoirs traitant de l’humain se propose d’expliciter un certain nombre des tensions et des contradictions qui agitent l’épistémè contemporain, tant dans les rapports entre les disciplines qu’à l’intérieur de certaines d’entre elles, exemplairement l’approche clinique. Il s’attache à préciser les conséquences qui en découlent au niveau des conceptions de l’éducation, des rôles de genre, de la place de l’enfant et des apprentissages, et pointe les difficultés à y répondre que peut connaître une politique néolibérale de responsabilisation des individus au détriment d’une réforme socio-institutionnelle.

Mots-clés
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Ce n’est certainement pas un hasard si l’un des maîtres-mots employés pour décrire les sociétés contemporaines, notamment occidentales, est celui d’incertitude, car les bouleversements sociaux ont été si rapides et si profonds depuis un demi-siècle que beaucoup de nos contemporains avouent ne plus savoir où ils en sont, ni où la seconde modernité initiée dans les années 1970 va nous mener. Cette incertitude s’applique à tous les secteurs de la vie sociale, le couple, la famille, le travail, le politique… et se trouve de ce fait impacter violemment l’éducation, alors même que celle-ci est censée transmettre aux enfants et aux jeunes les codes sociaux et les connaissances nécessaires pour évoluer dans cette société. Depuis la Révolution, en France, qui a contesté l’emprise du religieux sur le fonctionnement social et a affirmé la nécessité de fonder les pratiques sociales et les décisions politiques sur la connaissance de l’homme et sur les grands principes éthiques dégagés par la conception républicaine de la démocratie, les figures du citoyen – comme expression de ces principes - et celle de la science – comme moyen de connaître l’homme - sont devenues prépondérantes pour éclairer les perspectives d’avenir. Si l’être humain est devenu son propre principe de référence, les sciences qui en traitent sont là pour renseigner sur ce qu’il est et comment il fonctionne, alors que la démocratie républicaine est là pour lui donner le cadre à partir duquel il pourra, avec les autres, s’orienter.

Le politique, principe de régulation de la cité et de la société, s’en trouve placé sous la référence à la démocratie comme principe de gestion, et sous celle de la science comme principe de connaissance de l’humain, apportant sa légitimité aux décisions prises au niveau politique par la référence aux savoirs sur lesquels elles sont censées s’appuyer. Cela semblerait facile si les conceptions de la démocratie étaient claires et univoques, et si les connaissances sur l’humain étaient sans failles et définitives. Mais il faut bien reconnaître que la réalité est tout le contraire : la démocratie est un principe politique qui laisse la place à beaucoup d’interprétations divergentes [1], et les savoirs sur l’humain sont devenus de plus en plus disparates, voire contradictoires entre eux.

Ce texte se propose donc de mettre le doigt sur un certain nombre de ces tensions et contradictions, afin de tenter de donner quelques éclairages sur les crises que connaît aujourd’hui l’éducation.

Méthodologie  : Ce texte de réflexion sur la façon dont les politiques de l’éducation, et plus généralement celles de l’enfance et de la parentalité, sont influencées par le développement des différents types de savoirs traitant de l’humain s’appuie sur un travail de recherche multidimensionnel réalisé seul ou avec divers collègues tout au long de ces trois dernières décennies. Il concerne plusieurs publications rendant compte de ces recherches, entre autres les livres suivants : Sur les pas de la Maison Verte. Des lieux d’accueil pour les enfants et leurs parents, Syros, 1995 ; Reconstruire les liens familiaux. Nouvelles pratiques sociales (avec B. Bastard, L. Cardia-Vonèche, B. Eme), Syros, 1996 ; L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, PUF, 2000 ; Préserver le lien parental. Pour une prévention psychique précoce (avec la collab. de M. Dugnat, G. Revest, J-N. Trouvé), PUF, 2004 ; Le dialogue familial. Un idéal précaire, Èrès, 2009 ; Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Èrès, 2011 ; Père, mère, des fonctions incertaines. Les parents changent, les normes restent  ? (avec M. Tort, M-D. Wilpert), Èrès, 2013 ; Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale (avec Sahra Mekboul), Èrès, 2014 ; L’évolution des savoirs sur la parentalité, Yapaka.be, 2016 ; La parentalité aujourd’hui fragilisée, Yapaka.be, 2018 ; L’amour individualiste. Comment le couple peut-il survivre ? Èrès, 2018. Direction d’ouvrages : Maternité et Parentalité (avec Y. Knibiehler), éditions de l’ENSP, 2004 ; Familles et petite enfance. Mutations des savoirs et des pratiques (avec M. Dugnat, G. Revest, J-N. Trouvé), Èrès, 2006 ; Faut-il avoir peur de nos enfants ? Politiques sécuritaires et enfance, La Découverte, 2006 ; Faire couple, une entreprise incertaine, Èrès, 2020.

Les sciences traitant de l’humain, nouveau principe de légitimité de la gestion sociale

Parmi les innombrables choses que le travail archéologique de Michel Foucault a mis en évidence, l’importance du travail de représentation que l’homme réalise sur lui-même est sans doute l’une des plus pertinentes : « L’homme pour les sciences humaines, ce n’est pas ce vivant qui a une forme bien particulière (…) ; c’est ce vivant qui de l’intérieur de la vie à laquelle il appartient de fond en comble et par laquelle il est traversé en tout son être, constitue des représentations grâce auxquelles il vit, et à partir desquelles il détient cette étrange capacité de pouvoir se représenter justement la vie. [2] » Il déconstruit l’illusion que peut avoir tout être humain de posséder la compréhension du monde grâce à ce travail de connaissance qualifié de scientifique, et qui serait censé permettre d’accéder à la vérité sur lui-même. Les savoirs sur l’humain ne sont jamais que des moments de compréhension partielle de son être ou son fonctionnement, situés historiquement, toujours incomplets et toujours susceptibles d’être remis en question. Dès lors, l’éducation, en tant qu’elle a vocation à transmettre ce qui apparaît comme le résultat du travail scientifique de connaissance est placée d’emblée dans un paradoxe : devoir transmettre comme des résultats aboutis des savoirs en perpétuelle transformation, a fortiori lorsqu’il s’agit de savoirs que l’on ne peut soumettre à des principes de vérification expérimentaux, ceux des sciences humaines et sociales. L’histoire des sciences de l’humain est ainsi une histoire de conflits et de reconfigurations jamais abouties de ce qui a été désigné par le terme épistémè, le champ des savoirs propre à une époque.

Pour ce qui concerne notre propos, il va s’agir de mettre en perspective les théorisations qui ont pu être produites de l’ordre des relations considérées comme privées, celles renvoyant au genre et à la parentalité au regard de ce en quoi les politiques, lorsqu’ils veulent traiter d’éducation, ont à s’y confronter dans une ambiguïté fondamentale, celle que suppose la référence aux savoirs en question, traversés par au moins deux grandes tensions : une tension qui existe entre les différents corps de savoirs, et une autre qui traverse les interprétations internes à ces corps de savoirs, exemplairement la clinique psychodynamique, fortement marquée par son origine psychanalytique.

La clinique psychanalytique face à la question du genre et du rapport à l’enfant

Il n’y a pas si longtemps que Robert Castel dénonçait ce qu’il avait appelé le psychanalysme [3], c’est-à-dire cette hégémonie prise par la théorie psychanalytique dans l’explication non seulement des phénomènes psychiques mais aussi de bien des phénomènes sociaux, à tel point que le travail social en était profondément imprégné. Depuis, la critique est devenue obsolète, tant le comportementalisme et les neurosciences ont pris le dessus dans le discours public sur les interprétations psychodynamiques pour comprendre l’ordre du monde et de la psyché, à l’évidence en ce qui concerne la psychiatrie. Nous y reviendrons, mais peut-être faut-il d’abord évoquer la difficulté que cette théorie, initiée il y a plus d’un siècle par Sigmund Freud, a eu à prendre en compte l’évolution des mœurs et de ce que certaines ont appelé les rapports sociaux de sexe avant que la notion de genre vienne prendre le dessus pour désigner les places sociales des hommes et des femmes, et que s’y trouve véritablement mise en perspective la question de fonctions parentales « genrées ». Si la plupart des auteurs du champ n’ont pas de réelle difficulté à reconnaître le caractère socio-historique des rôles paternel et maternel, il n’en est pas de même pour les fonctions maternelle et paternelle, excellemment décrites par Freud, Winnicott, Lacan, pour ne parler que des monuments. A plusieurs reprises, j’ai développé l’argumentaire selon lequel la plupart de ces dimensions assignées à l’un ou l’autre sexe pouvaient aujourd’hui être tenues par les deux, sans qu’il s’agisse pour autant de pathologie [4]. De fait, on se trouve là plutôt en présence d’une induction des fonctions par le biologique que d’une détermination : « Il faudrait donc penser l’influence de la biologie sur la parentalité comme induisant des attitudes et des comportements sans pour autant les déterminer. La proximité “naturelle” des mères aux bébés induit une attitude maternante chez la majorité d’entre elles sans pour autant que ce soit systématique ; en revanche, si les pères ont longtemps été tenus à distance de cette proximité, aujourd’hui elle est très fréquente et socialement valorisée sans pour autant qu’ils occupent une place considérée comme “maternelle” et participant d’une identité féminine.  [5] »

L’un des intérêts de la notion de parentalité a été alors de pointer ce processus de neutralisation relative des attributions sexuées, y compris dans ce qui constitue des fonctions généralement attribuées à l’un ou l’autre sexe. Avec la parentalité, dont on sait que sa définition est complexe tant elle participe de dimensions multiples, il est possible de mettre en valeur l’importance de la fonction parentale sans forcément distinguer ce qui était habituellement attribué à la mère ou au père. Certes les fonctions biologiques sont, elles, bien différenciées, mais par devers elles la tendresse maternelle et l’autorité paternelle s’avèrent chacune pouvoir concerner le parent de l’autre sexe sans que l’on soit aujourd’hui obligé de considérer qu’il s’agit d’une position pathologique, d’une délégation ou d’une substitution. Le père qui paterne son bébé n’est pas un substitut maternel et il réalise dans son style propre ce qui semblait autrefois l’attribution du seul maternage. De même, le travail des mères ou leur faculté à tenir une position d’autorité à l’égard de l’enfant ne participent pas d’une délégation paternelle, ils renvoient à une reconfiguration des places qui oblige à reconsidérer les formulations théoriques. Comme je l’argumentais déjà voici plus de 20 ans : « si les fonctions deviennent premières et sont définies indépendamment de la nature de ceux qui les remplissent, la mère et le père ne sont plus annexés à leurs fonctions et peuvent légitimement investir des domaines que leur déniait la tradition, à l’image de ce qui se passe dans les jeunes couples. D’autres personnes peuvent aussi légitimement assumer des fonctions de soin et d’éducation, sans être considérées comme des substituts maternels ou paternels mais comme des éducateurs de l’enfant.  [6] » Pour autant, le débat est loin d’être clôt et les cliniciens d’inspiration analytique se partagent entre des gardiens du temple des formulations originelles et des réformateurs qui tentent d’ajuster la théorie aux mutations de la socialité… Si l’on retrouve le même type de querelle opposant les traditionalistes aux novateurs au sein de la société globale, avec l’apparition de nominations nouvelles censées apporter une meilleure description aux situations, la clinique connaît par ailleurs un bouleversement d’une toute autre importance, qui est loin d’être sans effet aussi bien sur les conceptions de la parentalité que sur celles de l’éducation.

Le retour des interprétations biomédicales de la psyché et de ses troubles

Selon un mouvement de balancier historique, les interprétations de la maladie mentale et des moyens de la combattre oscillent entre le biologisme et le psychologisme. Dans son remarquable ouvrage sur la dépression [7], Alain Ehrenberg montre comment, depuis la découverte du premier anti-dépresseur, la chlorpromazine, en 1952, les façons de concevoir la maladie mentale et surtout les façons d’y répondre ont progressivement délaissé le paradigme psychologique promu par Freud pour revenir à une approche beaucoup plus bio-médicale de la folie, sous l’influence de l’Association psychiatrique américaine (APA), elle-même soumise aux pressions de l’industrie pharmacologique. Désormais, qu’importe de ne pas connaître les causes pourvu qu’on ait les moyens de traiter les symptômes par ces médicaments de l’esprit qui permettent de les contrôler, sans pour autant réduire leur causalité. Nous en tirions dès 2006 les conséquences en rappelant que l’instrument de cette révision fondamentale des positions fut la refonte du Manuel Statistique et Diagnostique des troubles mentaux (DSM) en 1980 puis 1994, visant à repositionner la psychiatrie dans le champ médical. « De mental qu’il était, le trouble psychique en redeviendrait somatique, au prix de ce que l’on peut considérer comme une formidable régression intellectuelle. Il s’agit également, par voie de conséquence, d’une régression sociale, plus particulièrement encore pour le domaine de l’enfance, où plus qu’ailleurs le caractère relationnel et mental des troubles psychiques semble difficilement contestable. [8] » Conjugué à la montée parallèle du comportementalisme en psychologie ainsi que des neurosciences, à l’heure où le néolibéralisme est devenu le principe de référence de la gestion sociale, le nouveau paradigme psychiatrique est redevenu biomédical et behavioriste, venant alimenter une nouvelle façon d’envisager la prise en charge sociale de la santé mentale, notamment dans la perspective d’intervention éducative et sanitaire sur le jeune enfant [9].

La plus belle illustration de ce repositionnement a été donnée par la polémique initiée en 2005 par le ministre de l’Intérieur de l’époque, voulant inclure dans son projet de loi sur la prévention de la délinquance une conclusion extrêmement controversée du rapport réalisé sous l’égide de l’Inserm par des représentants de ce nouveau paradigme biomédical [10], selon laquelle il serait possible de prévenir la délinquance chez les enfants de 3 ans trop turbulents par des reconditionnements ou des médicaments adéquats [11]. On se rappelle l’impact du mouvement social créé en réaction, Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans [12], dont la pétition internet recueillit 200 000 signatures et permit le retrait de cette proposition de la loi votée en 2007. Cela n’empêcha pas pour autant la rebiologisation de la psychiatrie, la cure psychanalytique ayant perdu son caractère de passage obligé dans la formation des psychiatres, en même temps qu’une désaffection préoccupante se manifestait de façon croissante pour le métier de psychiatre, et plus encore de pédopsychiatre, au même titre qu’une certaine désaffection pour les métiers du travail social, si ce n’est ceux de l’enseignement… La référence de plus en plus appuyée à l’action des molécules chimiques et aux découvertes des neurosciences, exemplairement dans les médias, ne peut pourtant répondre aux attentes développées à l’égard de leurs supposés bienfaits, tant il faut reconnaître que « même si des avancées notables ont été réalisées dans l’explication du mode d’action neurochimique des psychotropes, la pathologie des maladies mentales reste aujourd’hui balbutiante  [13] » et que, quelles que soient nos caractéristiques, notre destin n’est pas inscrit dans notre cerveau, bien au contraire, tant la néoténie du bébé et la plasticité cérébrale qui lui est liée ouvrent à l’extrême l’univers des possibles, en montrant toute l’importance de l’environnement dans la socialisation et la formation des enfants [14].

Apprentissage du monde, de la socialisation à l’éducation

Si l’éducation est censée œuvrer à ce que l’apprentissage du monde par les enfants se fasse de la façon la plus satisfaisante possible, les conceptions de celle-ci et la place qu’elle tient par rapport à d’autres processus d’apprentissages comme la socialisation ou la formation peuvent varier de façon plus ou moins importante. Il importe alors de préciser comment nous concevons la forme prise par ces rapports, ce d’autant plus qu’aujourd’hui le leitmotiv des sociétés néolibérales est que chacun doit se réaliser personnellement, cette réalisation prenant la forme d’un épanouissement qui participerait bien souvent d’une révélation de soi, ainsi que l’ont mis en évidence les travaux d’Anthony Giddens [15] ou de François de Singly. Dorénavant, « les relations entre les sexes et entre les générations au sein de la sphère privée doivent soutenir ce projet de révélation. Les exigences de la société individualiste sont telles que l’individu est amené à vivre sous le régime de l’éducation permanente. L’adulte, comme l’enfant, n’a jamais terminé sa propre construction. [16] » Ce processus de révélation de soi met l’accent sur la dimension de l’épanouissement au détriment de ce que Hannah Arendt [17] désignait comme la deuxième dimension de la socialisation : l’apprentissage du monde. Dans cette optique, la tension inhérente à toute éducation entre ces deux dimensions serait évacuée au profit d’une vision d’un enfant préformé, disposant en lui de toutes ses potentialités, qu’il suffirait alors de « révéler » ou de « réaliser ». Ainsi, le risque porté par le discours social contemporain est de considérer l’enfant comme une personne déjà constituée, dont les potentialités doivent juste être soutenues, position qui participe d’un déni de l’immaturité fondamentale du bébé et de l’importance de la plasticité cérébrale qui lui est liée, en même temps qu’elle évacue la tension entre l’apprentissage du monde qui reste à faire pour l’enfant et les possibilités de vie que celui-ci porte en lui.

On se trouve là, me semble-t-il, dans une tendance portée par la société néolibérale, dont le premier intérêt est sans doute que les individus qui la composent adhèrent à ses présupposés, et qui pour cela a trouvé dans les médias le support pour prôner l’affirmation personnelle de ces individus, en posant comme objectif premier la réalisation de soi et l’épanouissement par le biais de ce que leur offre une société de consommation qui, en leur proposant d’intérioriser les normes de comportement et d’interaction, les responsabilisent par rapport à l’ordre social et leur donnent une illusion d’indépendance à l’égard de cet ordre. La grande force du capitalisme, a fortiori lorsqu’il s’appuie sur le développement de la consommation et entre dans sa forme néolibérale, est de neutraliser les éléments de sa contestation, en les recyclant dans son discours de la marchandise et les assimilant comme des éléments de son développement. Car la problématique du néolibéralisme c’est « de projeter sur un art général de gouverner les principes formels d’une économie de marché [18] », autrement dit de promouvoir « une société soumise à la dynamique concurrentielle. Non pas une société de supermarché – une société d’entreprise [19] », où ce dont il s’agit c’est de se réaliser personnellement. Si « ma petite entreprise ne connaît pas la crise [20] » c’est bien parce qu’elle entretient l’illusion d’avoir échappé aux contraintes sociales par l’autonomie individuelle offerte.

Ce qui pose à tout éducateur une question fondamentale : que suis-je en train de transmettre et quel est son rapport à l’ordre de la société qui structure les rapports sociaux, et particulièrement les rapports éducatifs ? La question se complexifiant quelque peu lorsqu’il s’agit de prendre en compte que la façon dont se forme l’enfant est plurielle, et est loin de se résumer à la façon dont il réagit aux différentes stratégies éducatives qui s’adressent à lui venant de ses parents, des intervenants de l’accueil, ou de ceux du soin, du loisir ou de l’enseignement. Car si la socialisation est bien le processus de transmission à l’enfant de la culture de la société et des groupes auxquels il appartient [21], l’éducation ne sera que la partie rationnelle de ce processus visant à transmettre des connaissances aussi bien que des normes et des valeurs, en complément de la socialisation par imprégnation et par bain culturel dans laquelle le bébé, puis l’enfant, l’adolescent et l’adulte sont en permanence immergés, a fortiori à l’ère des médias numériques ; partie qui ne semble pas, elle, avoir d’autre stratégie que d’imposer son ordre en douceur par sa présence même. Ce que d’aucuns ont pu appeler à une certaine époque une « persuasion clandestine [22] ».

La gestion sociale de l’incertitude

La société nous modèle par devers nous en produisant une profusion de discours de tous ordres, largement indexés à la logique commerciale, d’une façon qui n’est pas toujours aussi manifeste que la promotion d’un discours télévisuel destiné selon d’aucuns à rendre l’esprit du téléspectateur ouvert aux offres de Coca-Cola et autres multiples supports d’un consumérisme ravageur. Le terrain est alors propice pour que, sous couvert de responsabilisation des parents à l’égard d’une éducation qui se prône comme « positive », on valorise une bienveillance à l’égard de l’enfant qui en oublie de rappeler que pour que l’enfant tire bénéfice d’une telle attitude bienveillante à son égard il convient qu’elle s’accompagne d’une affirmation d’un cadre sécurisant et des interdits qui le structurent. Cela permettrait, non seulement d’éviter une trop grande marchandisation du soutien à la parentalité et la prolifération de coachs en tous genres censés permettre aux parents de se réaliser dans leur fonction parentale, mais surtout d’éviter que la proximité sans limites à l’égard de leurs enfants, y compris aujourd’hui des pères, ne débouche sur cette « perte des repères » aussi bien parentaux qu’enfantins propice à l’explosion des burn-out parentaux [23] et des désarrois enfantins. Certes, il faut rappeler que dans nos sociétés complexes, où les situations familiales sont très diverses, l’enfant n’est pas toujours roi [24], et que, parfois, c’est plutôt le contraire [25], mais la publicité et le marketing, ces discours de promotion de la marchandise, ont envahi les espaces sociaux et saturé les discours médiatiques, entrant ainsi en connivence avec la volonté d’être un bon parent de tout parent contemporain qui se respecte [26]. Surfant sur l’idéologie néolibérale de la responsabilisation bienveillante, la psychologie positive [27] est apparue et s’est développée à point nommé pour donner une justification à ce que Gori, Cabanas et Illouz [28], et bien d’autres avec eux, décrivent comme une colonisation des esprits, s’alimentant à une pseudo-scientificité qui n’a guère de base véritable. Ce qui ne va pas contribuer à calmer le désarroi contemporain mais va plutôt participer à l’accentuer.

L’État et ses institutions s’y trouvent quelque peu bousculés, eux qui sont confrontés aussi bien à la nécessité d’organiser la transition néolibérale vers une responsabilisation des personnes qui les rendent seuls responsables de leur situation [29], et de justifier celle-ci par un recours à une science qui connaît au niveau des sciences de l’homme de gros conflits référentiels, alors que le soutien à la parentalité est devenu une nécessité structurelle alimentant le dispositif de parentalité contemporain [30]. Ce qui rend compte d’un certain flottement dans l’affirmation de cette politique, selon les orientations des différents gouvernements, et même si la nécessité de cette politique parentaliste n’est jamais remise en question.

Dans un tel contexte, la position de la bien nommée Éducation nationale n’est pas simple, prise entre les hésitations du politique, le désamour d’avec les parents, et la demande étatique de promouvoir la coéducation en ouvrant les institutions aux parents.

Dépasser les contraintes du néolibéralisme

Il est clair que la pression néolibérale est suffisamment forte pour que les tentatives de réformer l’école dans le sens de la promotion d’une société où la démocratie trouve à s’affirmer ne puissent qu’avorter. Cela supposerait une citoyenneté mieux préparée aussi bien à l’école que dans la famille et une formation plus efficace dans ses objectifs aussi bien éducatifs que professionnalisants, et plus épanouissante pour les élèves [31]. Soumise à cette pression, la France n’est pas en mesure de réaliser ce qu’a pu faire un pays comme la Finlande [32], dont les caractéristiques rendaient plus aisée une réforme scolaire qui lui a permis d’être identifiée comme l’un des plus performants du monde au niveau éducatif, tout en privilégiant le bien-être des élèves et non le sur-investissement compétitif comme en Corée [33]. Il faut dire que la difficulté d’une telle entreprise apparaît quasi-insurmontable, compte tenu du contexte socio-politique international et français. Comme le montrent très bien Thomas Piketty ou Eva Illouz [34], l’ordre socio-économique est conditionné par le développement du capitalisme dans sa version néolibérale, appuyé sur le double levier de la promotion de la marchandise par la publicité et la logique marketing, ainsi que le développement à tout crin de médias numériques qui viennent achever la colonisation des esprits [35]. On retrouve là ce que je pressentais au moment de soutenir ma thèse sur les rapports entre société de consommation et sexualité en 1979 : une capacité de l’ordre économique libéral à désamorcer toutes les subversions critiques en les retranscrivant dans son discours marchand [36], et les assimilant comme autant de possibilités de fonctionner, qu’il s’agisse des conflits de classe, des rapports de genre, des innovations techno-scientifiques ou des débats sociaux.

Pour sortir de l’incertitude, dans laquelle se retrouvent désormais placés aussi bien les parents que les enseignants et les différents professionnels du soin psychique et du social, il conviendrait non seulement que le politique puisse reprendre la main sur l’économique (avec l’aide de la crise écologique ?), mais aussi que la fascination exercée par les médias sur les masses à l’ère de son exacerbation par le numérique puisse être déjouée [37], notamment par l’élaboration de ce qu’évoque de façon floue la notion de coéducation [38].

A l’heure de la montée des extrêmes-droites et de l’emprise des GAFA et autres monstres médiatiques sur les esprits, l’entreprise semble pour le moins délicate à mettre en œuvre dans un avenir raisonnable.

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Singly F. de, 1996, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan.
Vidal C., Benoit Borwayes D., 2005, Cerveau, sexe et pouvoir, Paris, Belin.


Notes

[1Revault d’Allonnes M. (2010).

[2Foucault M. (1966), p. 363.

[3Castel R. (1973).

[4Neyrand G. (2011), (2013).

[5Neyrand G. (2021a), p. 20.

[6Neyrand G., (2011), op. cit. p. 20.

[7Ehrenberg A. (1998).

[8« Le retour du bio-pouvoir », in Neyrand G. (dir.) (2006), p. 114.

[9Gori R., Del Volgo M-J. (2005).

[10INSERM, (2005).

[11Pignarre P. (2006), op. cit.

[12Le collectif (2006), (2008), (2011).

[13Missa J-N. (2006), p. 37.

[14Vidal C., Benoit Borwayes D. (2005) ; Neyrand G. (2021b).

[15Giddens A. (2004).

[16Singly F. de (1996), p. 15.

[17Arendt H. (1972).

[18Foucault M. (2004), p.137.

[19Ibid. p.152.

[20A. Bashung, J. Fauque (1994), « Ma petite entreprise », album Chatterton, Barclay.

[21Darmon M. (2006) ; Neyrand G. (2018).

[22Packard V. (1958).

[23Mikolajczak M., Roskam I. (2018).

[24Marcelli D. (2003) ; Purper-Ouakil D. (2004).

[25Eliacheff C. (1997) ; Ott L., Murcier N. (2011).

[26Martin C. (dir.) (2014).

[27Hansenne M. (2021).

[28Gori R. (2013) ; Cabanas E., Illouz E. (2018).

[29Martuccelli D. (2010).

[30Neyrand G. (2011).

[31Singly F. de (dir.) (2015).

[32Dervin F. (dir.) (2013).

[33La supposée excellence de ces pays en matière éducative (d’après les données PISA) illustre des façons de se positionner très divergentes, voire opposées.

[34Piketty T. (2021) ; Illouz E. (2006).

[35Gori R. (2022).

[36Neyrand G. (1981).

[37Frau-Meigs D. (2011).

[38Neyrand G. (2015).


Pour citer l'article

Gérard Neyrand« Le règne de l’incertitude. Des conflits dans les sciences de l’humain aux politiques du genre, de la parentalité et de l’éducation », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.

URL : http://tetralogiques.fr/spip.php?article218