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Audrey Jacquet

Docteure en anthropologie. Formatrice-conférencière. audreyjacquet88 chez gmail.com

L’autorité éducative : redonner une légitimité aux parents

Résumé / Abstract

On constate aujourd’hui une recrudescence d’appels à l’aide des parents, qui se tournent volontiers vers des experts pour trouver des réponses à leurs questions sur la parentalité. Au-delà du fait qu’il n’existe pas de « recette miraculeuse », le recours de plus en plus systématique aux professionnels de l’enfance et de l’éducation semble délégitimer les interventions éducatives des parents. Comment retrouver une assise confortable dans son rôle de parent, en se libérant d’une trop grande culpabilité ? Peut-être pouvons-nous nous appuyer sur les capacités et besoins de l’enfant pour instaurer une autorité éducative, respectueuse de l’enfant et de son développement.

We can observe nowadays more and more parents calling for help to raise their children and how they are looking for answers among experts. Since there is no « miracle solution », reaching out increasly to childhood professionals seems to delegitimize parents’ choices for their kids’ education and upbringing. How can they take on their role as parents with confidence and feel free from guilt ? Perhaps we can lean on the children’s capacities and needs to establish an authority that respects them and their growth to help parents answer that question.

Mots-clés
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La notion de parentalité se retrouve aujourd’hui au centre de l’attention : elle est dans toutes les bouches, sur les unes des magazines, sur les plateaux télévisés, à l’école, sur des panneaux publicitaires ou associatifs… Comment l’accompagnement à la parentalité est-elle devenue la norme ? Pourquoi les parents ont-ils de plus en plus recours aux « experts » de l’enfance, de la parentalité ? Au-delà de l’observation de ce qui semble se développer dans la société française et plus largement dans les pays occidentaux, nous essaierons de comprendre d’où provient cette tendance à s’appuyer sur les experts et ce qu’elle implique pour la confiance et la légitimité que s’accordent eux-mêmes les parents, dans l’exercice de leur parentalité. En d’autres termes, enlève-t-on aux parents leur légitimité en professionnalisant la parentalité ? On peut observer, chez de nombreux parents, un découragement, une fatigue générale, probablement liée à la pression que les parents subissent dans la société, ajoutée à celle que chacun d’entre eux s’impose à soi-même. Il en résulte que certains parents ne se font plus confiance. Lorsque l’on ne se sent pas légitime, quelles sont les réponses que l’on peut apporter, quelle marge de manœuvre nous reste-il ?

Nous prendrons en considération la perte de repères chez les parents qui les pousse à recourir à des professionnels, leur culpabilité et l’anxiété que cela peut générer. Puis nous aborderons le décalage entre les valeurs véhiculées par nos sociétés libérales et celles qui définissent la relation éducative, en nous arrêtant sur la question de l’autorité. Enfin, nous nous attarderons sur les besoins de l’enfant et poserons la question de la « démocratie familiale » : est-elle envisageable ? Peut-elle être instaurée dans le noyau familial, sans nuire à l’éducation, voire à l’enfant lui-même ?

I Être parent aujourd’hui

1. Une perte de repères

Il semblerait aujourd’hui, particulièrement en France et dans les pays « occidentaux », que les parents cherchent de nouveaux repères, des bases solides (si possible, scientifiques) sur lesquelles s’appuyer. Même si nous savons que l’exercice de la parentalité n’a jamais été simple, on pourrait penser que l’on a perdu la forme d’évidence qui caractérisait auparavant les rapports entre enfants et parents. Les parents qui viennent demander de l’aide dans les consultations pédopsychiatriques disent « qu’ils sont perdus, […] qu’ils ne savent pas comment faire avec leur enfant » [1]. Ce manque de repères leur fait parfois perdre confiance dans leurs propres ressources, or, un parent désorienté peut difficilement accompagner un enfant ou un adolescent de manière rassurante. Cela s’explique sans doute par l’apparition récente d’une représentation de l’enfant, tout comme ce qui concerne l’adolescent, qui n’existait pas il y a un siècle. Avant les années 1950, on était enfant, puis un.e jeune, mais déjà un.e « jeune adulte », et non un.e adolescent.e. Nous avons allongé la durée de dépendance des petits d’homme, et avec cet allongement s’étire la protection que nous pensons leur devoir en tant qu’adulte référent [2].

En à peine un siècle, la vie familiale s’est métamorphosée. Mes grands-parents, par exemple, nés entre les années 1940 et 1950 en zone rurale, n’ont jamais connu de vacances, de loisirs, de moments entre amis excepté à l’école (voire la pension, comme il n’existait pas de transport scolaire). Durant les « vacances scolaires », chacun travaillait à la ferme de ses parents… Puis, à l’âge de notre adolescence, aux environs de 13 à 16 ans, chacun allait en apprentissage, travailler et se former à un métier, souvent loin du domicile. Non seulement les enfants et les adolescents travaillaient, mais ils ne vivaient pas quotidiennement et aussi longtemps chez leurs parents. Au sein de familles nombreuses où l’on comptait souvent un ou plusieurs enfants décédés à la suite de maladies infantiles, et où les loisirs ne prenaient pas la place centrale qu’ils ont aujourd’hui, la manière d’être parent était bien différente de la façon dont on pense la parentalité aujourd’hui.

Ludovic Gadeau pose l’hypothèse d’une « fragmentation institutionnelle » : nous n’avons plus les étais qui soutenaient les rapports parent - enfant précédemment. Or, « lorsque des invariants perdent leurs caractéristiques d’invariants, [le parent] ne peut plus fonder son rapport au monde sur des repères internes solides et communs au groupe d’appartenance. Il va devoir en appeler à des étais externes, des balises fournies au-dehors pour donner ’sens’ à ses pensées, à ses actes, et aussi quelquefois pour donner ’sens’ à son être même. »  [3]

C’est ainsi que les experts et la « science » prennent toute leur place. La prégnance des neurosciences s’explique ainsi par le besoin de validation scientifique dont notre société témoigne. Il faut prendre en compte « l’impact du discours de la science » [4], comme le propose Jean-Pierre Lebrun : depuis plusieurs années à présent, les blouses blanches font vendre du dentifrice, des cosmétiques, des marques de lessive révolutionnaires… Bien avant l’apparition du Coronavirus, le recours aux experts s’était élargi à différents secteurs, non spécifiquement publicitaires. Ainsi, dans le domaine de la parentalité, on a vu apparaître des spécialistes de l’enfance, des psychologues des enfants, des experts en parentalité sur les plateaux télévisés, sur les unes des magazines spécialisés, dans des articles de presse… Or, le recours systématique à l’expert peut être dangereux. On aimerait beaucoup positiver le problème pour trouver des solutions toutes faites, des guides de bonne pratique, des manuels… Les parents d’aujourd’hui, plus « investis » en apparence que ceux des générations précédentes, voudraient être de bons élèves. Ceux qui savent demander de l’aide réclament des conseils : ils cherchent à acquérir des connaissances dans le domaine de la parentalité. Pourtant, il n’y a aucune « bonne réponse » aux questions sur la parentalité. Chaque parent et chaque enfant étant différent, on ne peut que suivre de grandes directions [5] qui nous semblent justes en abandonnant les recettes, difficilement applicables à toutes et tous.

Lorsqu’on accole la référence aux experts à la « bonne pratique de la parentalité », on ajoute à une préoccupation sociale un ton moralisateur, que l’on situerait du côté axiologique. On se juge constamment soi-même (autodépréciation, culpabilité, fierté) tout en jugeant les autres, c’est un fonctionnement spécifiquement humain, qui se fait à notre insu. Non seulement on jauge chacun selon nos propres valeurs, mais on juge aussi leur fonctionnement, notamment la façon dont ils élèvent leurs enfants. Qui peut alors se targuer d’avoir « la » bonne façon de faire ? Tous les parents le diront, avant d’avoir des enfants, on se forge des principes (sous-entendus, éducatifs), on se dit qu’on fera différemment que ce père-ci, que cette mère-là… Puis, on a des enfants. Le réel vient s’immiscer dans nos croyances et nos fantasmes, et rien ne se déroule vraiment comme on l’avait envisagé.

Nous vivons aujourd’hui dans une société de l’immédiateté, où pléthores d’informations circulent sur Internet et nous donnent l’impression de tenir tout le savoir du monde entre nos mains. Dans ce tourbillon informatif, nous avons parfois du mal à prendre du recul et à ne pas positiver un « problème » : s’il existe, il doit avoir une solution. Il est difficile d’admettre qu’il n’y a pas de réponse toute faite, ce n’est pas très rassurant. Mais il est peut-être encore plus délicat de chercher la « bonne parole » et de se perdre dans des rapports d’experts : cela décrédibilise les propres ressources des parents, et les fait douter de leur parentalité. Le doute n’est pas mauvais en soi, il permet une certaine réflexivité ; en revanche, trop douter reste problématique. Ce sentiment d’incompétence les fait remettre sans cesse en question leur pratique, en perdant au passage un peu de la cohérence éducative dont on parle tant.

2. La culpabilité des parents

La « perte de repères » que nous avons évoquée plus haut peut conduire des parents désorientés à une certaine culpabilité. La société dans laquelle nous évoluons pointe parfois très clairement du doigt les parents. En employant les termes « délaissement parental », « surprotection parentale », ou encore « aliénation parentale », on vise directement les parents en les considérant comme responsables des difficultés que leur.s enfant.s peuvent rencontrer. Le terme de « compétences parentales » questionne les apprentissages nécessaires relatifs au fait d’avoir des enfants et de les éduquer « correctement ». Les professionnels auraient des compétences que les parents n’ont pas : ces experts maîtrisent « les bonnes pratiques », dans le cadre administratif et légal.

Certes, le parent se définit d’abord d’être responsable pour son enfant [6]. Cependant, on peut déplorer que certains psychanalystes [7] notamment, aient pu fait peser une grande culpabilité sur les mères d’enfants atteints de pathologies. L’éducation n’explique pas tout, nous savons qu’il existe des pathologies de la carence, lorsque des conditions biologiques ne sont pas réunies pour que toutes les capacités humaines se développent. Nous faisons ici référence au modèle de l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain, qui nous enseigne qu’à chaque rationalité humaine correspondent des pathologies spécifiques. Dans ce modèle, nous dissocions les pathologies de la carence et de la détérioration : la première sous-entend qu’il « manque » un fonctionnement, un processus, que l’on peut normalement retrouver chez les êtres humains sans pathologie particulière ; la deuxième signifie que la capacité était présente mais a été développée « autrement », par l’influence de l’environnement, par l’éducation, des expériences traumatiques, etc. C’est ce dernier type de pathologies qui inquiète grandement les parents de nos jours : ils sont parfois effrayés de constater l’importance qu’ont leurs actes éducatifs sur la santé physique et mentale de leur.s enfant.s. Leur culpabilité conduit à l’invalidation de leur parole : « ces parents doutent de la justesse ou de la légitimité de ce qu’ils attendent ou de ce qu’ils cherchent à imposer à leur enfant. Et ce faisant, leurs dires ne portent pas. » [8]

Comme on l’a évoqué plus haut, la société peut être infantilisante, moralisatrice, voire violente envers les parents. « Et à trop vouloir anticiper leurs fragilités et prévenir leurs défaillances, ne leur fait-on pas courir le risque de les précipiter dans la conviction de leur propre insuffisance ? » [9]. Cependant, si l’on a raison de penser que les rationalités sociales et axiologiques sont de nature différente, nous pouvons reconnaître que la culpabilité ne naît que du sentiment d’avoir dérogé à sa propre règle. Nous savons qu’un parent, « en bonne santé éthique », se questionne sur le bien-fondé de ses choix éducatifs, et pense constamment qu’il aurait pu mieux faire [10]. La façon dont chacun vit cette culpabilité est donc différente, et si pour certains, cette dernière peut être écrasante voire paralysante, d’autres parviennent plus ou moins à s’en affranchir.

Entre la peur de rendre son enfant « anormal », « inadapté », et la pression constante à « réussir sa parentalité » [11], le risque est de se retrouver paralysé par la culpabilité. Or, un parent noyé sous la culpabilité n’est ni rassuré, ni rassurant pour ses enfants. Savoir que la « pression extérieure » ne prend que la place qu’on lui accorde, c’est-à-dire pas nécessairement une place centrale, conduira à faire baisser la pression qu’on s’ajoute à soi-même, à se laisser un peu de répit, à accepter l’erreur et l’échec comme des situations qui peuvent nous faire grandir et évoluer plutôt que comme quelque chose d’insupportable qui doive être tu. Il apparaît finalement que le meilleur outil dont les parents peuvent disposer pour se sentir plus assis dans leur posture de parent est de réaliser qu’aucun parent n’est parfait, que la parentalité s’expérimente et se développe avec les enfants, que personne ne détient les secrets d’une « bonne éducation », que personne n’a la science infuse à ce propos. On peut s’autoriser à être un parent imparfait, qui élève un enfant également imparfait, puisqu’il s’agit d’un enfant réel et non idéal… Comme Freud l’écrivait en 1937, éduquer est un « métier impossible » [12]. Le créateur de la psychanalyse nous invite ainsi à penser que l’éducation porte en elle-même une forme d’« insuffisance » au regard des idéaux que l’on se donne. Il est certes important d’avoir des idéaux mais encore plus de savoir les laisser à leur place d’idéal, c’est-à-dire les garder en point de mire, comme quelque chose d’inatteignable dont on peut essayer de s’approcher.

3. La peur de mal faire / anxiété

Il est parfois compliqué de ne pas se laisser déborder par l’angoisse, et ces deux dernières années de pandémie nous ont permis de le constater de manière assez violente. Les principales difficultés qui affleurent lorsque les parents se sentent acculés par leur culpabilité et/ou la pression sociale extérieure peuvent être résumées de la manière suivante : soit ils sont paralysés, et ils abandonnent le navire (on parle alors de délaissement parental : plutôt que de prendre le risque d’être toxique pour son enfant, on n’entreprend plus rien et on laisse l’enfant s’en sortir par ses propres moyens) ; soit ils s’engagent dans une sur-stimulation, qui peut être tout aussi néfaste pour la santé physique et mentale de l’enfant. On a souvent tendance à penser que le délaissement parental est plus mauvais que la sur-stimulation, or les deux fonctionnements se révèlent problématiques. Certes, un enfant a besoin de pouvoir s’appuyer sur des adultes qui savent prendre des décisions et qui lui transmettent de l’amour, de l’expérience, du savoir… Mais en sur-occupant son enfant, au risque de l’empêcher de s’ennuyer, donc d’être en mesure d’imaginer, de créer, de se projeter dans l’anticipation du plaisir, on empêche la dialectique du désir et de la satisfaction de fonctionner normalement.

Finalement, « [les] parents en difficulté sont rarement démissionnaires, ils sont surtout épuisés et découragés de voir que rien n’est obtenu dans le rapport à leur enfant sans un déploiement considérable d’énergie et que rien ne semble définitivement acquis sur le plan éducatif. » [13] C’est dans ces circonstances qu’apparaît le fameux burn-out parental : le parent s’épuise à trop vouloir en faire. Telle est la maladie de ceux qui prennent soin, qui s’investissent sans limite : on pourrait toujours en faire plus. Isabelle Roskam [14], professeure à l’université de Louvain-la-Neuve, estime que les parents sont soumis à trop de stress et n’ont pas toujours les ressources pour y faire face.

Cette notion de « stress » est devenue centrale, on évoque quotidiennement la pression, l’obligation de réussite sociale ; les burn-out professionnels ou parentaux se multiplient... Le stress apparaît comme la cause de nombreux dysfonctionnements et maladies chroniques. Par ailleurs, il existe de nombreuses situations dans lesquelles on recherche activement la stimulation extrême (autrement dit le stress) : les manèges, les films d’horreur, les jeux de rapidité, etc. Dans ces cas précis, le stress n’a pas la connotation négative qui lui est de plus en plus accolée. Le stress et l’ennui sont vus négativement tandis que la stimulation est fortement valorisée, alors qu’il s’agit d’un balancier. Une dose trop faible de stimulation risque de créer un ennui trop important, tandis que trop de stimulation provoque ce que l’on appelle le stress [15]. Rien n’est mauvais en soi mais tout peut être néfaste si l’on ne trouve pas le juste milieu. Trop d’ennui peut être délétère, trop de stimulation aussi ; en revanche un peu d’ennui de temps en temps et un peu de « bon stress » peuvent équilibrer la balance. La mesure n’est pas très à la mode, tant nous vivons dans un monde qui valorise l’excès et le remplissage. Elle est pourtant très précieuse, pour notre équilibre à chacun, dans notre façon d’échanger avec les autres, dans notre façon d’éduquer…

Nous savons, en tant qu’adulte, que la vie ne se déroule pas dans un cocon protecteur, tant s’en faut, et qu’il est utile d’être armé pour faire face aux déconvenues qui peuvent survenir à diverses occasions. Ni le délaissement, ni la surprotection, ne permettent à l’enfant de savoir se positionner, de faire face par lui-même aux situations qu’il pourra rencontrer, de se rassurer quant à sa gestion du stress, d’une crise, d’une mésentente… Seule l’expérience, associée à des échanges de parent à enfant, sur ce qui a pu nous aider à dépasser, plus jeune ou adulte, des situations similaires, peuvent permettre à l’enfant ou à l’adolescent de se sentir plus solide.

Les enfants ont beaucoup de ressources, ils sont en même temps modelés par ce qu’on peut leur apporter en tant qu’adulte, mais les parents ne sont pas seuls, quant à eux, à tenir une place auprès de l’enfant ; les amis, la famille, les professeurs, les nourrices, et bien d’autres ont leur rôle à jouer. Le repli sur la sphère familiale que nous avons connu ces dernières années [16] nous a fait perdre de vue un point essentiel : les parents ne sont pas et ne doivent pas être les seuls à élever leur.s enfant.s. Peut-être qu’en se rappelant ce point important, les parents se sentiront moins acculés, peut-être aussi qu’ils auront du mal à accepter de ne pas « être le tout » [17] de leur.s enfant.s, mais cela renvoie à une autre problématique : celle du lâcher-prise et de l’espace qu’on laisse à l’enfant pour expérimenter par lui-même et grandir.

II Comment proposer d’autres valeurs ?

1. Le principe de réalité et la valeur de l’ennui

Dans la vie, le principe de réalité est différent du principe du plaisir : on ne rencontre pas que des situations stimulantes, passionnantes, on n’expérimente pas que des activités divertissantes, il n’est pas possible d’être toujours sollicité et occupé… On peut même parfois s’ennuyer. Fort heureusement, la vision idéalisée du quotidien ne reflète pas la réalité. Même si cela se révèle parfois difficile, il peut être bon d’accepter les moments plus calmes, tristes, voire ennuyants. Apprendre aux enfants à faire avec l’ennui est sans doute un des plus grands défis d’aujourd’hui. Nous évoluons dans un monde qui a peur du vide ; il faut remplir l’espace, le temps, accomplir quelque chose à tout prix… L’équilibre entre oisiveté et travail en sort malmené : cela demande beaucoup de courage et de force de caractère, de nos jours, d’accueillir l’oisiveté, sans culpabilité ou angoisse, sans se sentir désœuvré. Être apaisé ne signifie pas remplir tous les vides par quelque chose, c’est aussi savoir s’entendre avec soi-même, ne pas être effrayé par la solitude, être en mesure de développer une vie intérieure riche…

Les périodes de confinement que nous avons connues en France ces deux dernières années nous ont appris beaucoup de choses : certaines personnes ne sont pas en mesure de se retrouver face à elles-mêmes, beaucoup ont absolument besoin d’une activité professionnelle pour se sentir bien, pour s’occuper l’esprit… Cela fut très éclairant sur la façon dont chacun a vécu sa propre solitude, ou au contraire sa cohabitation « forcée ». Aucun parent n’aimerait voir son enfant grandir et se retrouver, adulte, totalement déboussolé par la perte temporaire d’une activité professionnelle. Or, le fait de sur-occuper son enfant va dans ce sens, cela ne lui permet pas de développer un rapport sain à l’ennui, une réponse adaptée et une manière qui lui soit propre d’investir son énergie dans une activité qui lui plaise (la lecture, l’art, le sport) et qui ne soit pas dictée par ses parents mais par le temps de réflexion et de pause nécessaire à un choix véritable. Il s’agit d’un cheminement, et tout le monde n’avance pas au même rythme…

Accueillir ses propres imperfections, celles de son ou ses enfants, celles de son partenaire : voilà le principe de réalité. Être en capacité de s’éloigner de notre image idéalisée, de nous-même d’abord, de la famille idéale, du partenaire idéal, puis de l’enfant rêvé. Or, se libérer tant que faire se peut de la comparaison sociale n’est pas chose aisée en ces temps de « transparence » et de communication intensive. Avec les références constantes à l’éducation bienveillante, aux idéaux d’entente, de communication, on a l’impression qu’avoir des enfants n’est en fait qu’une partie de plaisir. Cependant, la vie quotidienne, sur laquelle s’appuie le principe de réalité peut vite nous rattraper : les mésententes, les horaires, l’apprentissage de la gestion du conflit, de la gestion des émotions, l’importance de l’écoute et de l’argumentation sont tout aussi formatrices pour l’enfant que l’amour ou la protection qu’on peut lui apporter en tant qu’adulte. Vouloir protéger son enfant est nécessaire [18] et même naturel (les mammifères aussi prennent soin de leurs petits), mais le protéger à tout prix de tout ce qu’il sera en situation de rencontrer par la suite n’est pas lui rendre service, ni le préparer à être autonome, à savoir s’en sortir par lui-même le moment venu.

Les valeurs les plus centrales en éducation restent le temps, la confiance et le respect. Il faut du temps pour construire une relation de confiance, cette dernière ne se donne pas immédiatement. L’instauration d’une relation de confiance entre parent et enfant permet à l’enfant de développer sa confiance en lui-même, qui ouvre à l’expérimentation. Il est parfois difficile pour certains parents de soutenir l’attente de l’enfant : mais poser un temps d’attente entre la demande de l’enfant et la réponse qu’on lui apporte lui enseigne la souplesse et l’anticipation du plaisir. Ce sont des points essentiels à développer chez l’enfant, pour que ses désirs ne le débordent pas et ne soient pas un fardeau à porter. Il faut aussi du temps pour se construire soi-même, pour se découvrir. Enfin, l’enfant étant en constante imprégnation, lui témoigner du respect reste la meilleure façon d’en recevoir en retour.

2. Le désir humain et la capacité axiologique

Comment l’humain fonctionne-t-il du point de vue de la dialectique du désir ? Plusieurs hypothèses, principalement philosophiques puis psychologiques, se sont succédé sur cette question du désir humain. Platon estimait que le désir correspondait au manque. Schopenhauer, disciple de Platon, pensait également que désirer ce que l’on avait pas provoquait de la souffrance tandis qu’avoir enfin ce qui désormais ne nous manquait plus créait de l’ennui. Schopenhauer en conclut que « la vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui » [19]. Spinoza, pour sa part, écrivait : « le désir est l’essence même de l’homme » [20] : il n’existerait pas d’humanité sans désir. Pour Aristote aussi, le désir est l’unique force motrice de l’homme, ce qui le motive. Freud et Lacan considèrent que le désir est inconscient et révèle un manque. L’anthropologie clinique de Jean Gagnepain est proche de ces dernières théories : la capacité axiologique est saisie comme étant spécifiquement humaine tout en étant implicite, elle rend compte de la dialectique désirante. On peut poser l’hypothèse que Platon confondait la faim et l’appétit : tandis que la faim émane d’abord du corps et constitue une souffrance (ou un manque), l’appétit est une puissance de manger ce qui ne manque pas. Spinoza écrit : « Cet effort, quand il se rapporte à l’Âme seule, est appelé Volonté, mais, quand il se rapporte à la fois à l’Âme et au Corps est appelé appétit […] Il n’y a nulle différence entre l’appétit et le désir, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits… Le désir est l’appétit avec conscience de lui-même » [21]. L’appétit, ou l’appétence pour Jean Gagnepain, correspond à la puissance [22] de jouir.

Jean Gagnepain parle de rationalité éthico-morale, ces deux pôles se situant dans un rapport contradictoire. Le pôle de l’éthique est fait de retenue, tandis que le pôle de la morale vise une satisfaction malgré tout. « Si l’homme ’doit’, de ce point de vue, ce n’est pas à quelqu’un, mais uniquement en fonction des exigences qu’il a lui-même posées et qu’il se doit de respecter, faute de se retrouver face à sa conscience. » [23]. En étudiant comment fonctionne un être humain qui se trouve pathologiquement atteint sur le plan du désir, nous sommes plus à même de comprendre celui qui ne paraît pas « empêché » dans sa manière de désirer ou de se restreindre. Nous savons que certaines personnes peuvent rester apathiques, ne jamais ressentir de désir ou être mues par une volonté… Elles sont atteintes de ce que l’on appelle une aboulie. Cela indique pour le moins que d’autres ressentent cet élan, ce désir d’être, de vivre, de voir, de découvrir. Lorsque cette force motrice du désir est présente, il existe deux pathologies qui attestent de deux manières opposées de fonctionner avec ou face à son désir. Ceux que l’on appelle les névrosés [24] auraient une nette tendance à « garder le pied sur le frein », en s’autorisant très peu tout en se restreignant beaucoup. À l’inverse, les personnes plus dépendantes (peu importe le flacon) qui présentent une psychopathie semblent « ne jamais pouvoir poser le pied sur le frein ». Tout se passe comme si ce dernier était cassé, leur véhicule s’emballant jusqu’à ce qu’un élément extérieur le force à s’arrêter, pour continuer dans la métaphore. Entre autres capacités spécifiquement humaines, « ce qui nous fait homme c’est, sur le plan du vouloir, l’abstinence, qui ne nous abstient pas de tout mais qui fait que tout est mesure. » [25] ; cette mesure est le fruit d’un équilibre entre retenue et satisfaction. Celle-ci se met en place de façon différente selon chacun, mais on la retrouve chez tout homme non pathologiquement atteint.

La capacité axiologique « [...] désigne la frustration inhérente à notre désir, la réglementation que nous imposons à notre vouloir, l’interdit par où nous nous donnons droit au plaisir. » [26]. Jean Gagnepain l’appelle la « nolonté » ou le « noloir » (contraction de ne pas vouloir). Ce noloir correspond à l’abstraction proprement humaine portant sur le vouloir, sur le désir naturel : cela signifie que l’homme peut tout vouloir, qu’il fait preuve de retenue et que c’est fondamentalement ce qui définit son désir. « Cette restriction, nous nous l’imposons inconsciemment, ou implicitement. Ainsi, nous nous donnons des exigences, nous nous donnons des règles, en somme nous ne nous autorisons pas tout. » [27]

3. L’autorité éducative

L’autorité est un mot qui effraie beaucoup, surtout ces dernières années. Après s’être battu pour essayer de sortir des schémas patriarcaux, stricts et autoritaires, on a peur de faire marche arrière en réinstituant l’autorité. Cette peur s’origine pour beaucoup dans la confusion entre les termes « autorité » et « autoritarisme ». Nous pourrions dire que l’autoritarisme est un passage à la limite, un excès d’autorité qui est en l’occurrence un abus de pouvoir. En revanche, l’autorité, dans le sens étymologique auctoritas, sert à élever l’autre (par exemple l’élève, ou l’enfant) afin qu’il puisse accéder à de nouvelles connaissances pour qu’à son tour, il puisse un jour se passer d’un maître. L’autorité avantage l’élève comme le maître : on donne de la connaissance sans la perdre soi-même : elle se partage. Elle doit être limitée dans le temps et relative à la situation : un grand scientifique pourra faire autorité pour vous, sans que vous légitimiez tous ses choix personnels pour autant.

Nous avons tendance à confondre l’autorité et le pouvoir. Néanmoins, « l’autorité, on le sait, ne vient que par surcroît : tel en est dépourvu et c’est le plus fréquent dont le pouvoir, cependant, est légal ; tel en jouit qui n’a jamais reçu, ni même sollicité, l’investiture. » [28]. La théorie de la médiation nous aide à différencier les registres, en plaçant le pouvoir au plan social et l’autorité dans le registre axiologique [29]. « Hors pathologie, nous sommes capables non seulement de désir mais d’auto-castration du désir, et ceci quelle que soit l’introjection du surmoi (qu’il ne s’agit pas de nier, elle est bien réelle mais ce n’est pas elle qui fait la conscience morale). Cette auto-castration est un principe d’autorité au sens latin du terme (auctoritas), c’est-à-dire ce qui fonde la validité et l’humanité même du désir » [30]. C’est en ce sens que l’on peut considérer que l’autorité ne résulte pas uniquement des relations, qu’elle soient d’autorité ou non. La plus grande difficulté consiste à se défaire de ses connotations « sociales », pour considérer l’autorité comme quelque chose que l’on s’impose d’abord à soi-même, comme un auto-contrôle, une façon de gérer ses désirs en s’autorisant parfois, en s’interdisant aussi. Invoquons l’écart entre légalité et légitimité : « nous dirons que la légitimité est la valeur que l’on accorde aux personnes et aux comportements que l’on juge de manière positive ; tandis que la légalité est un ensemble de contrats passés entre les citoyens pour ’le vivre-ensemble’. Certaines lois peuvent en effet nous paraître injustes, tout comme il arrive que certains actes que l’on juge légitimes soient interdits par la loi. » [31] Si les principes de légitimité et de légalité peuvent fonctionner de manière indépendante, l’autorité et le pouvoir relèvent également de deux rationalités distinctes que sont le registre social et le registre axiologique.

Nous posons l’hypothèse qu’une capacité axiologique existe chez tout homme, hors pathologie. Celle-ci advient assez tôt, dans les premières années de l’enfant : on remarque déjà dès deux ans comme certains enfant s’autorisent des choses et d’autres non. Nous savons que cette capacité éthico-morale nécessite d’être travaillée pour se développer correctement. Tout comme l’enfant ayant la capacité de langage a besoin qu’on lui parle pour apprendre sa langue maternelle et l’enfant maîtrisant peu à peu la capacité technique a besoin d’un apprentissage pour manier des outils, l’enfant qui porte en lui la capacité axiologique doit être exercé à se retenir et à s’autoriser. Dans les premières années, ce sont les adultes qui apportent ces apprentissages : l’accès au langage, à la technique et à l’auto-contrôle ne peuvent se faire en dehors de l’imprégnation dont les enfants font preuve. Ils ont besoin de l’exemple des adultes qui les entourent. Il est alors essentiel que les adultes sachent mettre des freins aux désirs de leur enfant, pour lui permettre ensuite d’apprendre à exercer sa capacité : le but n’est pas de garder cet enfant sous notre coupe mais de lui donner toutes les chances de savoir gérer sa satisfaction pour faciliter chez lui une vie épanouissante et équilibrée.

L’autorité, dans le sens de savoir prendre pour l’enfant la place de celui qui va autoriser ou interdire, est centrale pour comprendre le rôle de la frustration. Ne vouloir que du plaisir sans restriction est aussi mauvais que de se restreindre sans s’autoriser quoi que ce soit. Se complaire dans l’ennui le plus total est aussi problématique que d’avoir besoin d’une surabondance d’occupations en toute circonstance. Bien évidemment, un parent voudrait que son enfant ne grandisse ni névrosé, ni psychopathe, ni apathique. Le plus simple est alors d’avoir soi-même un rapport équilibré à la satisfaction, sachant que l’enfant jeune est en période d’imprégnation, et qu’il imitera énormément les adultes qui l’entourent et plus particulièrement ses parents. L’exemple que l’on donne aux enfants est déterminant, ainsi, être en mesure d’aller à la boulangerie avec lui sans s’acheter (ou lui offrir) systématiquement une petite douceur est plus probant que de refuser de lui acheter des bonbons dans cette même boulangerie en évoquant sa santé bucco-dentaire.

Un enfant qui peut observer un adulte ne s’autorisant pas tout, pas systématiquement, et sachant gérer sa frustration sans se mettre en colère, comprendra qu’il s’agit d’un fonctionnement sain. L’enfant disposant de la capacité axiologique, est tout à fait en mesure de considérer un fonctionnement plus sain qu’un autre ; il légitime tout autant que nous. Assez vite, on peut expliquer aux enfants, qui croient à une toute-puissance de l’adulte, que personne ne fait jamais ce qu’il veut, quand il le veut.

III Les « besoins » de l’enfant

1. Le seuil anthropologique

Les dernières décennies nous ont appris à considérer l’enfant comme un être humain à part entière, à le respecter et à savoir l’écouter. Les enfants ne sont plus considérés comme des « coquilles vides » qu’il faudrait remplir. Nous sommes conscients des innombrables capacités que l’enfant possède dès le plus jeune âge. On sait à présent qu’un bébé de moins d’un an fait des formes d’hypothèses et attend telle réponse de tel comportement [32]. Pourtant, on le constate, un enfant ne peut pas être livré à lui-même sans témoigner de grandes carences [33]. Les enfants ont besoin du bain social, des adultes et des autres enfants (plus petits ou plus grands) pour grandir, apprendre, expérimenter.

Un enfant, d’autant plus lorsqu’il est jeune, a besoin de rituels, il a besoin d’être rassuré, besoin de sentir qu’il peut s’appuyer sur des adultes stables et prévisibles. Il lui faut un cadre et une certaine souplesse à la fois : cela lui apprend à être adaptable, à fléchir son côté parfois tyrannique, souvent manichéen. « Cette notion de souplesse est incontournable lorsque l’on veut comprendre ce qui sépare l’Autorité de l’autoritarisme. Il faut […] savoir s’adapter aux situations, faire preuve d’empathie et d’humanité dans une relation empreinte d’Autorité. C’est justement ce qui fait défaut à l’enfant, qui ne relativise jamais la règle, et c’est notamment ce que l’adulte peut lui apprendre à mettre en œuvre petit à petit. Une fois que la relation de confiance est actée, que l’enfant est rassuré en ce qui concerne le projet que l’adulte référent a pour lui, que des limites structurantes et rassurantes pour lui sont posées, il faut pouvoir déroger parfois à la règle, s’adapter à la spécificité des situations. » [34]

L’enfant, tel qu’on le conçoit aujourd’hui dans nos « pays occidentaux » doit être guidé, soutenu, et surtout, libéré de responsabilités qui ne sont pas de son âge [35]. On parle beaucoup de « charge mentale » [36] ces dernières années, notamment en ce qui concerne la répartition des tâches dans les couples, mais ne fait-on pas peser une « charge mentale » sur les enfants lorsqu’on les consulte systématiquement sur le choix des repas, des vacances, et autres ? Ces choix doivent être pris en personne, assumés. Or, le droit inaliénable de l’enfant, c’est son droit de ne pas devoir planifier sa vie et celle de sa famille, de se laisser guider par des adultes qui se portent garants pour lui. L’enfant doit être libéré des contraintes sociales, il a des droits sans contrepartie puisqu’il n’est pas véritablement « inséré » dans la société, si ce n’est par notre truchement. La grande dépendance de l’enfant à l’adulte s’explique par le seuil anthropologique que constitue l’émergence à la capacité de « personne », autrement dit l’accès à la relativité sociale. L’enfant [37] n’a aucune responsabilité sociale, tout simplement parce qu’il n’est pas en mesure d’en avoir une. Le parent se porte garant pour lui, il l’introduit dans son monde social, lui donne une place qu’il n’est pas encore en mesure de revendiquer par et pour lui-même [38].

L’adolescent, dans nos sociétés occidentales, émerge à cette « absence » : la loi apparaît arbitraire et relative après avoir été vécue pendant l’enfance comme intangible et universelle. Le recours à l’anthropologie clinique permet de prendre en considération les capacités de l’enfant, et de comprendre ce qui sépare le fonctionnement enfantin des fonctionnements adolescent et adulte. Considérer l’existence d’une spécificité enfantine autorise à penser une éducation qui ne soit pas qu’une coercition mais bien un accompagnement, un guide pour l’enfant.

2. Le piège de la « démocratie familiale »

Comment assumer son rôle de parent, sa responsabilité à l’égard de ses enfants, et essayer d’instaurer un régime qui se voudrait égalitaire dans la famille ? Il est primordial que l’enfant soit respecté et considéré au sein de sa famille, à l’école et au dehors. Mais l’égalité repose sur le fait que les enfants aient les mêmes capacités que l’adulte, or il existe bien une asymétrie entre parents et enfants. Il s’agit justement de cette relativité sociale que nous avons en tant qu’adulte développé depuis notre adolescence [39], et qui n’est pas encore advenue chez les enfants. Ces derniers savent parfaitement imiter, mais ils restent encore étrangers à toute abstraction sociale. Dans ces conditions, un régime égalitaire semble difficile à instaurer... La démocratie implique que le peuple et les décideurs partagent les mêmes capacités, et élisent ensemble un chef du gouvernement : dans la famille, cela peut être envisageable à partir de l’émergence à la Personne. En ce sens, il serait possible de soutenir l’idée de « démocratie familiale » à partir de l’adolescence, puisque l’adolescent fonctionne en tout point comme un adulte, si ce n’est son manque d’expérience face à la vie. À partir de ce moment-là, le débat, le conflit et l’argumentation sont nécessaires et formateurs, ils permettent à l’adolescent de se positionner, de chercher sa place, d’apprendre à faire face à d’autres positionnements avec intelligence. Un fonctionnement social et hiérarchique peut se mettre en place, maintenant que l’adolescent commence à en comprendre les ressorts. Les parents peuvent ensuite décider de garder une posture de « chef du gouvernement », ou de co-construire le quotidien familial avec l’adolescent, sur un pied d’égalité, même si les parents restent responsables au yeux de la loi de leur adolescent jusqu’à sa majorité. En revanche, l’enfant, comme on l’a vu précédemment, a besoin d’un tuteur, d’un guide tant qu’il est dépendant des adultes autour de lui. Défendre cette asymétrie ne signifie pas qu’il ne faille pas considérer l’enfant, le respecter, voire accepter d’apprendre de lui. La parentalité s’apprend au contact de ses propres enfants. Susie Morgenstern, auteure de littérature jeunesse, l’exprime ainsi : « aimer ses enfants, c’est leur faire confiance et les laisser vous apprendre des choses. Les enfants sont nos professeurs. Il faut lâcher ses certitudes sur ce qu’est être un bon parent, et écouter. » [40]

En revanche, penser que l’enfant peut avoir une vision au long terme de son développement, de sa santé, de son alimentation est inenvisageable. Si en tant qu’adulte, on a une responsabilité envers les enfants, c’est bien celle de penser pour eux, vouloir pour eux, planifier pour eux tant qu’ils n’en sont pas capables. Le parent a une responsabilité sociale tandis que l’enfant n’en a pas, et cela se fonde sur ses capacités effectives, il ne s’agit pas d’une oppression ou d’un manque de considération, mais bien d’une protection.

3. Éduquer à la liberté

« Il convient donc, si vous voulez faire de votre enfant un homme libre, que vous lui appreniez qu’il ne peut pas tout dire, tout faire, tout être, simplement parce qu’il est humain. Il intégrera alors cette frustration comme ’ autofrustration ’ grâce à vous. Vous voyez, cela étant, que ma seule justification de l’interdit reçu de l’extérieur — autrement dit de ce qu’on appelle la discipline — , est dans l’éducation, parce que cet interdit va permettre à l’enfant d’accéder à la liberté. » [41]. La liberté est ici considérée comme une liberté philosophique, « ainsi, l’éducation, lorsqu’elle se soucie de développer chez l’enfant l’accès à la liberté, se doit de proposer une certaine Autorité. C’est à travers la restriction que s’impose l’adulte que l’enfant apprend à son tour à faire jouer la retenue inhérente à tout fonctionnement éthico-moral. Une fois que la retenue est intégrée, même si elle peut toujours poser problème et être source de frustration, on peut dire que l’enfant est libéré, qu’il est plus serein. Un enfant mis régulièrement face à des limites paraît moins aux prises avec des débordements pulsionnels, même si ces débordements surgissent de toute manière dans les premières années de sa vie. » [42] Jean Gagnepain disait : « La société ne fonde pas l’autorité, la source de l’autorité est en nous, en tant que nous sommes libres et capables de frustration du désir spontané parce que cette liberté rend notre autorité légitime » [43]. Ainsi nous sommes en mesure de mieux comprendre ce que nous permet cette autorité sur nous-mêmes : elle nous ouvre bien à la liberté.

On oublie assez volontiers que l’autorité éducative n’est pas qu’affaire de frustration. Faire preuve d’autorité, sur soi-même dans un auto-contrôle, ou sur quelqu’un d’autre dans le cadre d’une relation d’autorité, c’est savoir autoriser au même titre qu’interdire. « Une éducation ’équilibrée’ nécessite donc de la frustration tout en ménageant du plaisir. Une éducation qui alterne entre les deux pôles de manière raisonnée, permet à l’enfant de développer un rapport au plaisir et à la limite le plus sain possible. » [44]. Cet apprentissage de la mesure, du vouloir et du non-vouloir (ou noloir pour Jean Gagnepain) sont nécessaires et nous sauvent d’une dépendance aux désirs, aux tentations… dont il est de plus en plus difficile de s’extirper.

De nombreuses études ont mis en avant le fait que la période enfantine est déterminante sur bien des aspects de notre vie d’adulte, et cela n’est pas sans conséquence. Les parents, déjà inquiets, peuvent montrer des réticences à imposer des règles ou un cadre, par peur de déclencher des blocages ou frustrations néfastes au développement de leur enfant. Ils ont peur de mal faire, peur que leurs paroles et actes aient de terribles répercussions sur la santé mentale de leur enfant dans le futur. Or, mettre l’enfant face à la frustration est aussi important que de lui proposer des moments d’amour, de partage et de joie. Il faut le confronter au principe de réalité, car plus il sera intégré tard, plus les difficultés seront difficiles à accepter. Il est aussi nécessaire de contrer sa toute-puissance et sa toute-jouissance, parce qu’à l’avenir, il ne pourra jamais tout se permettre, ni jouir de tout.

Conclusion

Les valeurs véhiculées par nos sociétés libérales et ultra consommatrices ne se marient pas très bien avec les valeurs (temps, partage, confiance, connaissance de soi, auto-contrôle) qui permettraient à des enfants de se libérer de l’emprise de la publicité, d’une tyrannie des désirs toujours renouvelés, et censés être assouvis à tout prix. Le temps, la confiance et le contact réel, la rencontre entre deux êtres sont des facteurs essentiels à une véritable éducation. L’éducateur s’apparente à un « déjà-là » pouvant transmettre à un « nouvel-arrivé » qui a beaucoup à apprendre, et l’autorité éducative permet à chacun d’en tirer le meilleur.

Si l’on veut donner le meilleur à nos enfants, celui-ci ne s’apparenterait-il pas à savoir se connaître, comprendre ses émotions, être empathique envers les autres, savoir gérer sa frustration ? La relation éducative s’appuyant sur l’autorité, sur le conseil et la légitimité que l’enfant (ou l’élève) apporte à l’adulte (ou au maître), permet de rassembler toutes les ressources que l’enfant a déjà à sa disposition, pour le guider sur le chemin, et pourquoi pas lui faire gagner du temps. Mais tout passe nécessairement par l’expérience, et on ne peut pas empêcher les enfants d’expérimenter, d’échouer, de retenter. D’ailleurs, n’est-ce pas cette expérience que l’on appelle la vie ?

Il faut savoir renoncer au modèle du parent parfait [45] : compte tenu de la fatigue, de l’investissement dont on fait preuve, on peut accepter d’être un parent « assez bon », à condition d’accepter d’aller au rebours de ce que la société nous propose : des idéaux impossibles à atteindre, un vernis de bonheur sur toutes les photos postées sur les réseaux, un surinvestissement néfaste autant pour les parents que pour les enfants… Nous vivons dans un monde compétitif, où l’on se compare constamment, or, on peut observer les effets délétères que cela peut avoir sur la légitimité, la motivation, que ce soit à l’école, au travail… Peut-être peut-on laisser ces préoccupations à la porte dans l’intimité familiale ? Peut-être peut-on transmettre autre chose à nos enfants ?

L’acceptation de soi, de ses qualités comme de ses défauts, est un apprentissage bien plus central, si l’on admet que notre préoccupation première est aujourd’hui « la quête du bonheur », quoi que cela signifie. Ce supposé « bonheur » passe certainement bien plus par l’acceptation et la conscience de notre capacité de changement et d’apprentissage que par la comparaison constante et la compétitivité effrénée, qui, on le voit depuis un moment déjà, entraînent burn-out et dépressions…

Enfin, les parents sont des adultes référents certes centraux, mais ils ne sont pas les seuls. Le parent ne doit pas porter seul le poids de l’éducation de son enfant : les relais et les soutiens extérieurs sont essentiels pour la construction identitaire de l’enfant et pour son ouverture aux autres. Éduquer son enfant, c’est savoir déléguer et ne pas porter l’entière responsabilité de son éducation. Cette délégation « permet au parent de se dégager d’un surinvestissement contre-productif » [46]. L’impératif psychologique, difficile peut-être aujourd’hui à entendre pour des parents qui veulent (ou qui croient devoir) être sur tous les fronts, est de « renoncer à tout savoir ou pouvoir faire pour son enfant » [47]. On voudrait tout donner à son enfant, mais le tout est autant de l’excès que le rien, et personne ne peut tout pour quelqu’un, pas même un parent, aussi présent et rassurant soit-il.

Références bibliographiques

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Podcasts
Arte radio, « Vivons heureux avant la fin du monde », n°5, Comment la parentalité intensive nous bouffe la vie (1/2) (avec Isabelle Roskam)
Arte radio, « Vivons heureux avant la fin du monde », n°6, Comment renoncer à être un parent parfait (2/2)
Arte radio, « Vivons heureux avant la fin du monde », n°9, Comment (bien) se séparer (avec Irène Théry)
France Culture, 2022, « Être et savoir », (Re)penser l’éducation au numérique, (avec Dominique Pasquier)
France Inter, 2022, Être un bon parent : voici les conseils de Susie Morgenstern, légende de la littérature jeunesse, https://www.radiofrance.fr/franceinter/etre-un-bon-parent-voici-les-conseils-de-susie-morgenstern-legende-de-la-litterature-jeunesse-3057099


Notes

[1Gadeau (2020).

[2Nous n’employons pas systématiquement le terme de « parent » puisque tout adulte qui prend en charge un enfant détient une responsabilité envers lui, qu’il soit parent naturel ou adoptif, éducateur ou relai familial…

[3Gadeau (2021), p. 12.

[4
Lebrun (2006), pp. 19-27.

[5Il existe évidemment de grands principes qu’il est bon de connaître : le respect de l’autre, le devoir de protection envers l’enfant, l’écoute et la réponse adaptée selon l’âge de l’enfant, la cohérence éducative, etc.

[6Cf. Quentel (2008) et Jacquet (2021).

[7Un ouvrage de Bruno Bettelheim (La forteresse vide, en 1969) faisait porter le poids des pathologies des enfants sur leurs mères, notamment en pointant un manque d’empathie ou un désir refoulé de leur disparition.

[8Gadeau (2021), op. cit., p. 52.

[9Coum (2020), p. 9.

[10Jean-Claude Quentel a développé ce point très précisément dans son ouvrage Le parent, Responsabilité et culpabilité (2001), nous n’y reviendrons pas ici.

[11On a beaucoup observé cette pression pendant les périodes de confinement, où les parents étaient exhortés à composer des menus sains et équilibrés, à prendre le temps de prendre soin de soi, à organiser des jeux pour distraire leurs enfants, à s’occuper des devoirs et de la tenue du logement familial, tout en télé-travaillant à domicile.

[12« Il semble presque, cependant, que l’analyse soit le troisième de ces métiers “impossibles” dans lesquels on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant. Les deux autres connus depuis plus longtemps sont éduquer et gouverner ». S. Freud, « Analyse avec fin et analyse sans fin » (1937).

[13Gadeau, op. cit., (2020).

[14Psychologue intervenue dans le podcast d’Arte Radio « Comment la parentalité intensive nous bouffe la vie ».

[15Celui-ci peut alors être du « bon stress » lorsqu’il est recherché ou du « mauvais stress » s’il est subi ou handicapant.

[16Nous avons d’abord pu remarquer un net repli sur la famille dite nucléaire ces dernières décennies, plus récemment les confinements successifs liés à la pandémie de Sars Cov 2 ont poussé de nombreuses familles à se refermer sur elles-mêmes.

[17Propos repris à Ludovic Gadeau dans La parentalité désorientée. Il évoque cet « impératif psychologique : refuser d’être le tout de l’autre », p. 38.

[18Nous savons que les enfants sont des êtres dépendants des adultes et sans défense, surtout dans les premières années. La déclaration universelle des droits de l’enfant atteste de la volonté de nombreux États de protéger les enfants.

[19Schopenhauer (2004).

[20Spinoza, Éthique (2014).

[21Spinoza, ibid. C’est nous qui soulignons.

[22On retrouve ici le terme « puissance », équivalant à celui qu’évoque Nietzsche lorsqu’il parle d’auto-contrôle.

[23Quentel (2008), p. 155.

[24Au sens scientifique du terme.

[25Gagnepain (1993), p. 163. C’est nous qui soulignons.

[26Brackelaire (1995), p. 96.

[27Jacquet (2021), p. 122.

[28Gagnepain, (1991), p. 83.

[29Cf Jacquet (2021), Troisième partie, I.1.1 Distinguer l’autorité du pouvoir.

[30Gagnepain (1991), p. 47.

[31Jacquet (2021), p. 169.

[32« A 6 mois un bébé peut avoir des attentes frustrées par un événement ». Pasquinelli, Du labo à l’école : sciences cognitives et apprentissage (2014).

[33Cf. l’hospitalisme de Spitz, la carence de soins qui affaiblit les réseaux neuronaux, un enfant n’apprend pas à parler si on ne lui parle pas, etc.

[34Jacquet (2021), p. 225.

[35Comme par exemple : choisir ce qu’on mange, décider chez qui il veut aller entre ses deux parents…

[36La « charge mentale » désigne l’ensemble d’obligations et de devoirs auquel font face les mères (plus particulièrement) dans nos sociétés, les chiffres étant toujours accablants sur la répartition du « travail domestique » dans le couple, qui inclut la charge éducative. (Les femmes consacrent toujours en moyenne 4h38 par jour à la vie domestique tandis que les hommes y consacrent seulement 2h26 selon les dernières statistiques de l’INSEE).

[37Nous parlons ici de l’enfant, non du mineur. L’âge enfantin se situe entre 0 et 10-12 ans, avant l’accès à la relativité sociale. La façon dont on peut éduquer un adolescent est une autre question.

[38Nous ne nous attarderons pas spécifiquement sur ce point, celui-ci étant développé dans l’ouvrage de Jean-Claude Quentel, L’enfant, problème de genèse et d’histoire (1997).

[39Nous ne sommes jamais à proprement parler une personne mais nous émergeons à la possibilité de l’être, nous émergeons au développement de cette capacité.

[41Lamotte Jean-Luc (2001), p. 111.

[42Jacquet (2021), p. 247.

[43Jean Gagnepain, extrait de l’enregistrement audio du séminaire sur l’enfant (1978-1979).

[44Jacquet (2021), p. 225.

[45Cf. Arte radio, « Vivons heureux avant la fin du monde », n° 6, Comment renoncer à être un parent parfait (2/2).

[46Coum (2020) p. 45.

[47Coum (2020) p. 54.


Pour citer l'article

Audrey Jacquet« L’autorité éducative : redonner une légitimité aux parents », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.

URL : http://tetralogiques.fr/spip.php?article217