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Renaud Pleitinx

ir architecte, dr en sciences de l’ingénieur, professeur de théorie et de projet d’architecture, Université Catholique de Louvain, Laboratoire analyse architecture.
renaud.pleitinx chez uclouvain.be

L’axiologie à l’épreuve du projet architectural, et réciproquement

Résumé / Abstract

Cet article a pour objectif de jeter les bases d’une théorie médiationniste du parti architectural. Chapitre de l’axiologie, cette théorie est censée rendre compte des mécanismes rationnels dont résultent les décisions prises en matière d’architecture, qui constituent le cadre normatif de la production de l’habitat. Mais, l’axiologie n’a pas connu les mêmes développements que la glossologie ou que l’ergologie. Elle souffre de lacunes terminologiques, mais aussi d’une interprétation prohibitive et transgressive de la dialectique éthico-morale et d’une interprétation expiatoire et restrictive du réglementant et du réglementé. Ces deux interprétations empêchent de concevoir la performance morale comme le lieu de décisions éventuellement innocentes et joyeuses, et troublent la compréhension de ce que sont les formes éthiques et les faits moraux, les règles et les décisions. Nous formulons l’hypothèse que ces deux interprétations sont surnuméraires au regard du modèle médiationniste. Afin de rendre l’axiologie exploitable dans un cadre scientifique, nous proposons de déplacer le sens des vocables noloir et licence, gage et titre, et nous employons à combler les lacunes terminologiques constatées au moyen d’un vocabulaire permettant finalement de rendre compte du commandement et de l’engagement qu’affirme moralement toute décision. Nous illustrons ces discussions théoriques et terminologiques au moyen d’exemples tirés de la théorie de l’architecture de l’Antiquité et de l’Époque moderne.

This article aims to lay the foundations for a mediationist theory of the architectural parti. As a chapter of axiology, this theory should account for the rational mechanisms that result in architectural decisions, which constitute the normative framework of housing production. However, axiology has not reached the same level of fulfilment as glossology or ergology. It suffers from terminological shortcomings, but also from a prohibitive and transgressive interpretation of the ethical-moral dialectic and an expiatory and restrictive interpretation of the réglementant and the réglementé. These interpretations prevent understanding that moral performance can make innocent and joyful decisions and identifying ethical forms and moral facts, rules and decisions. We assume that these interpretations are supernumerary to the mediationist model. To make axiology efficient, we propose to shift the meaning of the terms noloir and licence, gage and titre, and to fill in the terminological gaps with a vocabulary that finally allows us to account for the command and commitment that every decision morally affirms. We illustrate these theoretical and terminological discussions with examples from ancient and modern architectural theory.

Mots-clés
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Cet article [1] a pour objectif de jeter les bases d’une théorie médiationniste du parti architectural. Donnant suite à une théorie de l’architecture rendant compte de la compétence dont dispose tout être humain à produire un habitat [2], notre projet est de rendre compte, à terme, de la faculté de décider que mobilisent professionnellement les architectes et qui informe de manière incidente leurs ouvrages.

L’office des architectes, en effet, n’est pas tant de produire de manière effective un habitat que d’établir, pour le compte d’un maître d’ouvrage, le « projet d’architecture » et de veiller à sa bonne réalisation. Dans son acception courante, l’expression « projet d’architecture » désigne globalement et confusément l’ensemble des tâches, techniques, graphiques, rhétoriques, décisionnelles, remplies par les architectes dans le processus de mise au point d’un habitat. Parmi ces tâches, une première est l’élaboration anticipée de l’ouvrage au travers d’outils de représentation. Cette tâche implique la mise en formes techniques de paramètres conjoncturels tels que matériaux de construction, programmes, constructeurs, habitants et d’autres vecteurs de production comme le site, le budget, les délais, etc. Une deuxième tâche qui incombe à l’architecte en sa qualité de maître d’œuvre et conseil du maître d’ouvrage est celle de balancer les coûts et les bénéfices d’un habitat, de prescrire les règles de sa production, de promouvoir des formulations architecturales vertueuses. En concertation avec les différents intervenants du secteur de l’habitat, les architectes, non seulement élaborent des ouvrages, mais légitiment aussi leur production. Si la production de l’habitat est le point focal de la « profession d’architecture », la décision et tout ce qu’elle emporte de valeurs et de normes en est le point de vue principal.

Distinguant les facultés que sont le langage, l’art, la société et le droit, la Théorie de la médiation (Tdm) invite à distinguer dans le « processus de conception [3] », la production de l’habitat en tant que telle, qui relève de notre faculté technico-industrielle, et la légitimation d’une décision, nous dirons d’un parti, qui résulte de notre faculté éthico-morale. Dans un cadre médiationniste, la compréhension de l’habitat et de sa production relève de l’ergologie, tandis que la compréhension de la décision et de son habilitation revient en premier ressort à l’axiologie.

La Tdm contient en effet une théorie du droit, nommée axiologie, dont l’objet est la faculté à légitimer des désirs au travers de réglementations. De la même manière que la glossologie permet ultimement de comprendre l’émergence du concept, ou que l’ergologie permet de comprendre celle de l’idée artistique, l’axiologie fournit une compréhension du moment où, de la confrontation entre des choix préférentiels et des critères éthiques, émerge une décision. Chapitre de l’axiologie, une théorie médiationniste du parti architectural devrait ainsi permettre de rendre compte de l’émergence, non pas de l’idée architecturale, mais de la conviction intime que tel habitat, correspondant à cette idée, mérite d’être produit. Elle devrait en outre fournir aux chercheurs en architecture des définitions et des compréhensions utiles à l’observation et à l’explication du parti qui régit un corpus d’habitat.

Mais, l’axiologie n’a pas connu les mêmes développements que la glossologie ou que l’ergologie. Bien que toutes ses hypothèses soient connues et soient en partie corroborées par l’observation de patients névrosés, la théorie axiologique n’a fait l’objet que d’exposés partiels de la part de Gagnepain. En témoigne l’absence des vocables propres à désigner les identités et les unités éthiques de rang supérieur, analogues du paradigme et du syntagme, ainsi que l’ensemble des entités morales, analogues entre autres du vocable et du terme, du champ et de l’expansion. En témoignent aussi, de manière indirecte, les multiples tentatives de combler ces lacunes terminologiques pour approfondir la théorie axiologique [4]. Ces lacunes terminologiques empêchent un plein accès aux mécanismes de la décision et obligent à les combler qui voudrait tirer un quelconque parti scientifique de l’axiologie. Mais il y a plus. Explorant les retombées théoriques d’une transposition des hypothèses médiationnistes sur le plan du vouloir, Gagnepain a promu, au travers des vocables noloir et licence, une interprétation prohibitive et transgressive de la dialectique éthico-morale et, au travers des vocables gage et titre, une interprétation expiatoire et restrictive du réglementant et du réglementé. Ces deux interprétations croisées teintent l’ensemble de la raison de la norme des couleurs sombres du péché et de la culpabilité, du sacrifice et du deuil. Elles empêchent de concevoir la performance morale comme le lieu de décisions éventuellement innocentes et engageantes, affirmatives et joyeuses, dont l’expérience du projet d’architecture permet, en quelques occasions radieuses, d’éprouver l’existence. En outre, elles tordent la compréhension de ce que sont les formes éthiques et les faits moraux et, partant, elles empêchent l’étude circonstanciée de cas avérés.

Voulant contribuer à une théorie médiationniste du parti architectural qui puisse avoir quelque utilité pour les chercheurs en cette matière, nous formulons, dans cet article, l’hypothèse que les deux interprétations, l’une, prohibitive et transgressive, l’autre, expiatoire et restrictive, sont surnuméraires, et donc dispensables, au regard du modèle médiationniste lui-même. Afin de rendre l’axiologie exploitable dans un cadre scientifique, nous proposons de déplacer le sens des vocables noloir et licence, gage et titre, et nous nous employons à combler les lacunes terminologiques constatées au moyen d’un vocabulaire permettant finalement de rendre compte du commandement et de l’engagement qu’affirme moralement toute décision.

Cet article est divisé en trois chapitres correspondant aux hypothèses de bipolarité, de bifacialité et de biaxialité. Dans chaque chapitre, nous exposons et discutons les retombées théoriques de ces hypothèses sur le plan du vouloir. Après quoi, nous en tirons les conséquences pour une théorie médiationniste du parti architectural et les illustrons au moyen d’exemples tirés des théories de l’architecture de l’Antiquité et de l’Époque moderne, afin d’en éprouver la fécondité heuristique.

1. Bipolarité

Selon la TdM, la rationalité effectue simultanément deux opérations contradictoires : une formalisation qui discrimine des formes, entités abstraites (polyvalentes) et structurales (négatives et relatives), et une formulation qui réinvestissant et réaménageant les formes au regard d’une situation de choses, fait émerger le fait rationnel. Gagnepain nomme la formalisation, l’instance, et la formulation, la performance.

Sur le plan du vouloir, la raison de la norme présente, par hypothèse, deux pôles : un pôle instanciel, nommé éthique, et un pôle performanciel, nommé morale. L’éthique procède à une formalisation des projets, nommée réglementation, la morale procède à une formulation des décisions, nommée habilitation.

Dans aucun de ses ouvrages, Gagnepain ne décrit en détail le fonctionnement « bipolaire » de la norme. Or une explication intégrale de cette dialectique permet de ne pas se tromper sur le rôle respectif de l’éthique et de la morale et de mieux appréhender le recul critique inhérent à la première et le retour impératif propre à la seconde.

L’éthique est une instance, c’est-à-dire un moment rationnel de formalisation. La formalisation éthique consiste fondamentalement en un recul critique [5]. Suspendant l’urgence des projets, elle discrimine des formes normatives qu’on peut, en première approche et en accord avec le vocable réglementation, appeler des règles. Cette discrimination oppose au vouloir naturel une double négation. D’une part, la formalisation éthique oppose aux projets son abstraction ; elle opère en effet de manière immanente à l’ordre formel qu’elle instaure. D’autre part, la formalisation éthique oppose aux projets une structuration  ; elle instaure des rapports de pures altérités. Fruits d’une abstraction, les formes normatives, ou règles, sont elles-mêmes abstraites, et, de ce fait, indifférentes à la variété et à la multiplicité de leurs applications morales. Au regard de leur potentiel réinvestissement, elles sont polyvalentes, susceptibles d’applications diverses et multiples. Fruits d’une structuration, les formes normatives sont elles-mêmes structurales. Elles existent, de manière relative et négative : par rapport à d’autres formes (qu’elles ne sont pas). Les formes normatives participent nécessairement d’un ensemble de formes auquel convient le nom de structure normative.

La morale, quant à elle, est une performance, c’est-à-dire un moment rationnel de formulation. S’opposant à la formalisation, la formulation morale consiste fondamentalement en un retour impératif. Considérant l’urgence de projets et leurs circonstances, elle arrête une décision. Au contraire de la formalisation, la formulation opère ainsi en référence à une conjoncture. Cette conjoncture est par nature diverse et multiple. Par commodité, Gagnepain réduit la conjoncture à quatre choses qu’il nomme les « paramètres du suffrage » ou « paramètres de la vertu ». Ce sont : le projet, le dédicataire [6], le décideur et le vecteur, lequel inclut tous les autres aspects circonstanciels susceptibles de faire pencher la décision en un sens ou un autre. Au regard de ces paramètres, la formulation morale réinvestit et réaménage les formes normatives.

D’une part, la formulation morale réinvestit l’abstraction des formes normatives d’un contenu volitif. Plus précisément, la formulation morale prélève dans la structure normative un échantillon de formes censées être adéquates à quelque paramètre décisionnel ; échantillon que nous appelons une formule légitime. D’autre part, la formulation morale réaménage la structuration des formes normatives. Plus précisément, elle constitue un ensemble de formules alternatives à la formule légitime ; ensemble que nous appelons groupes de légitimation. Outre la sélection d’une formule explicite, la formulation effectue ainsi un partage entre les formules alternatives, qui sont incluses dans le groupe de formulation, et d’autres formules normatives, qui, elles, en sont exclues [7]. En constituant ce groupe de légitimation, la formulation admet l’équivalence conjoncturelle de formules considérées structuralement comme autres (différentes ou distinctes), et refuse ce statut à d’autres formules. C’est en cela qu’elle « réaménage » la structuration éthique ; elle passe outre les rapports d’altérité qui définissent les formes normatives.

La décision, le fait normatif, n’est pas identifiable à la formule légitime. Elle est ce qui émerge de l’équivalence conjoncturelle établie entre les formules contenues dans le groupe de légitimation et de la non-équivalence conjoncturelle des formules exclues de ce groupe [8]. Elle est ce qui se maintient par-delà ou malgré le remplacement de la formule légitime par une autre formule appartenant au groupe de légitimation [9]. Alors que les formes étaient polyvalentes, les décisions sont statutairement polymorphes, toujours susceptibles de trouver une autre formule, c’est-à-dire de « revêtir » d’autres formes [10].

La prise de décision peut emprunter trois voies, que Gagnepain nomme des visées. La visée dite casuiste [11] est celle où des paramètres conjoncturels contraignent la formulation si bien que la décision, y compris la formule légitime et le groupe de légitimation concomitant, « s’adaptent » au projet et à ses circonstances. La visée dite ascétique [12], par contre, est celle où les formes, y compris leur polyvalence et leur structuration, contraignent la formulation morale, si bien que la décision tend à suggérer le projet et à susciter ses circonstances, dans un mouvement comparable à celui du mythe ou de la magie. La troisième visée, dite héroïque [13], est celle où la formulation est contrainte par la décision elle-même, ce qui induit dans la décision la récurrence et la persévérance de « motifs » qui l’auto-justifient. Pour différentes, ces trois visées ne sont pas exclusives les unes des autres, et la triple possibilité qu’elles offrent témoigne du fait que, d’un point de vue moral, c’est-à-dire performanciel, rien n’est proprement « donné », ni paramètres décisionnels, ni formes normatives, ni formules légitimes, ni groupes de légitimation, ni décisions. Les uns, comme les autres, se constituent à vrai dire dans le mouvement même de la formulation.

1.1 Noloir et Licence

Gagnepain désigne l’éthique et la morale par deux vocables spécifiques : noloir et licence. Ces derniers ne correspondent analogiquement à aucun de ceux employés sur les plans du savoir et du faire ; leur fonction discursive est, à vrai dire, d’interpréter le modèle axiologique, construit par transposition du modèle glossologique sur le plan du vouloir. Or, la manière dont Gagnepain entend chacun de ces termes induit une interprétation, à la fois, « moralisante » de l’éthique et « transgressive » de la morale ; interprétation qui non seulement n’est pas logiquement nécessaire au modèle, mais empêche, à nos yeux, une compréhension approfondie de la dialectique normative et, plus loin, l’exploitation du modèle axiologique à des fins scientifiques.

Appartenant au vieux français et dérivé du latin nolle, le mot noloir, qui signifie « ne pas vouloir » peut s’entendre de deux façons différentes : comme renoncement ou comme absence de vouloir. C’est au premier de ces deux sens que Gagnepain entend le vocable noloir et l’applique à l’éthique : « En réhabilitant ce vocable [noloir] qui n’est certes pas sans quartiers [14], nous entendons précisément dégager d’emblée le droit et, par conséquent, la morale de l’obligation qui, qu’on le veuille ou non, demeure dans la “castration”. Le préfixe [auto-], en effet, dont, pour nous démarquer, nous dotons aussi volontiers cette dernière fait un peu contre-dépendance et ne saurait, à lui seul, rendre compte du caractère dialectiquement homogène d’une Verzichtung [renoncement] inhérente à notre vouloir, avec ou sans l’appui d’une éventuelle Versagung [refus] [15]. » La compréhension de l’éthique comme renoncement, sur laquelle insiste l’usage du terme noloir, se répercute dans le vocabulaire employé, par Gagnepain et d’autres auteurs médiationnistes, pour désigner la formalisation éthique : abstinence [16], rationnement [17], inhibition [18], interdit [19], auto-contrôle, auto-castration, auto-frustration, etc. Incidemment, Gagnepain accorde ainsi à l’éthique un pouvoir de négation supplémentaire à l’abstraction et à la structuration propres à l’instance, celui de renoncer à la consommation : « La dialectique éthico-morale suppose donc d’abord une phase éthique, celle de la renonciation, de l’abstinence, de la non-consommation. Certes, l’homme passe son temps à se satisfaire quand même, malgré les interdits. Mais les interdits sont d’ordre éthique, au sens grec [20]. »

Or, il est douteux qu’une instance formalisatrice, instauratrice d’entités abstraites et structurales, comparable à la grammaire, à la technique ou à l’ethnique, soit par elle-même en mesure de refuser quoi que ce soit, et il est, par ailleurs, étonnant qu’ayant ce pouvoir elle agisse dans un sens restrictif plutôt qu’en un sens incitatif. À vrai dire, rien dans le modèle médiationniste, issu du modèle glossologique, ne laisse prévoir que l’instance éthique puisse être dotée d’un pouvoir d’auto-castration ou de prohibition. Tout porte à croire en revanche que Gagnepain – peut-être par commodité didactique, peut-être pour frapper les esprits – interprète le modèle axiologique et que, ce faisant, il y ajoute une hypothèse ad hoc.

Il paraît plus conforme à l’abstraction caractéristique de la formalisation instancielle, de concevoir l’éthique, ou le noloir, non pas comme un renoncement, mais comme une absence de vouloir  ; de la même manière que la grammaire est insensée et la technique improductive, l’éthique est indécise. Ainsi conçue, la formalisation éthique consiste en une mise en suspens – plutôt qu’une mise à l’index – des projets. La formalisation éthique suspend l’urgence des projets qui deviennent dès lors éventuels, potentiellement réalisables. Aussi, plutôt que d’abstinence, il serait plus exact de parler d’abstention. Nos décisions, qu’elles soient ascétiques, casuistes ou héroïques, passent ainsi par une épochè, une mise en suspens sceptique des projets.

Par ailleurs, il paraît plus conforme à la structuration inhérente à la formalisation instancielle de concevoir l’opération éthique, non pas comme un rationnement, mais comme une relativisation des projets [21]. La formalisation éthique structure (différencie et catégorise, distingue et systématise) les projets, en sorte que l’intérêt d’un projet se laisse « mesurer » non plus à l’aune de la satisfaction qu’il procure, mais à l’aune d’autres projets, tous potentiellement désirables. Structuralement, un projet n’est plus qu’une possibilité parmi tant d’autres. Toute décision passe ainsi par une formalisation implicite des projets qui, les « réduisant à peu de chose », vide ceux-ci de leur valeur et les rend toujours modifiables et remplaçables.

Au vocable noloir, que Gagnepain applique à l’éthique, correspond celui de licence, qu’il applique à la morale. Ce dernier peut, à son tour, s’entendre de deux manières, opposées cette fois : comme « permission » ou comme « dérèglement » moral. Gagnepain tire explicitement parti de cette ambiguïté du mot : « Qui dit licence, en effet, peut entendre à la fois la permission et le dérèglement ; et le film de Scorsese eût sans doute fait moins de tapage si l’on eût songé davantage que sainteté n’est point innocence ; qu’il en est, au plan du vouloir, de la tentation comme, à d’autres, de la référence ; qu’en ce qui concerne, pour parler ici globalement, l’articulation du Bien à un bien, le passage à la limite est le risque et non la défaillance ; que c’est, enfin, la transgression autorisée qui distingue le suffrage de l’option. » De manière logique, du fait que le noloir serait abstinence, il découle que la morale serait transgressive ; qu’elle serait vouée à passer outre les « règles » restrictives imposées par l’éthique.

Concevant l’éthique comme un moment d’abstention et de relativisation des projets, il serait illogique d’admettre que la formulation morale soit, essentiellement, transgressive. Certes, son opération « conteste », « contredit », l’abstention et le relativisme éthique, mais elle n’enfreint pas la réglementation, au sens où elle contreviendrait à une quelconque disposition juridique. Déniant ainsi à l’éthique tout pouvoir de proscription ou de prohibition, il est logique de conférer ces pouvoirs à la morale et à elle seule.

Par hypothèse, la formulation morale dont procèdent les décisions constitue des groupes de légitimation, c’est-à-dire des ensembles de formules normatives réputées équivalentes au regard de paramètres décisionnels et, simultanément, à exclure de ce groupe toute formule réputée non équivalente au regard de ces mêmes paramètres. C’est, précisément, ce processus d’inclusion et d’exclusion inhérent à la formulation de la décision qui trace la ligne de partage entre le légitime et l’illégitime, entre le prescrit et le proscrit, entre le promu et le prohibé. Toute décision implique la définition et la détermination du légitime et de l’illégitime, lesquels ne sont jamais donnés ni dans les choses ni dans les formes, mais sont le résultat contingent et transitoire de l’habilitation morale. La transgression n’est donc pas une fatalité dont l’éthique serait la cause et que devrait assumer la morale. Comparable à une contradiction logique sur le plan conceptuel, la transgression est une éventualité morale qui n’a lieu que lorsqu’un acte ou une décision contrevient non pas aux formes normatives, mais à d’autres décisions.

Ces mises au point permettent enfin de lever le voile noir que jette une interprétation prohibitive et transgressive sur la dialectique éthico-morale et sur les formes normatives, en particulier. Ces dernières, auxquelles nous avons donné, plus haut, le nom de règles, ne sont pas identifiables aux directives de quelque code législatif, aux « règles du jeu », voire aux dix commandements, qui sont les formules explicites de décisions déjà entérinées et, qui plus est, conventionnelles. Abstraites et structurales, les formes normatives constituent la trame sous-jacente des décisions ; un champ de possibles à actualiser. À ce titre le vocable critère leur serait plus adéquat que celui de règle.

1.2 Indécision et décision

Une théorie médiationniste du parti architectural doit rendre compte au sein du « processus de conception » de la coexistence d’une phase éthique d’indécision et d’une phase morale décisive.

D’une part, la formalisation éthique oppose à l’urgence des projets et à l’obstination des options architecturales, une abstraction et une structuration qui les suspend et les relativise. La formalisation vide les projets architecturaux de leur contenu volitif, en sorte que leurs options se transforment en pures possibilités, en « options envisageables ». Toute prise de parti suppose un temps d’analyse désintéressée des possibilités offertes en matière d’habitat. Ce « temps » de nature logique et simultané à la décision, en théorie, se repère, dans le « processus de conception », sous l’espèce d’atermoiements pendant lesquels options et décisions se trouvent, l’une comme l’autre, reportées [22]. En outre, la formalisation éthique des options architecturales discrimine de manière relative et négative les formes normatives, règles ou critères, sous-jacents au parti architectural. Abstraits par définition, ces critères ne sont pas propres au domaine de l’architecture. Cependant, appliqués à l’architecture, ils requalifient et redistribuent éthiquement les différents aspects de l’habitat, par exemple : le critère éthique polluant vs non-polluant, applicable en de nombreux secteurs de l’industrie, conduit à répartir en deux classes les formules architecturales selon le caractère polluant ou non polluant de leur exécution (matériaux, etc.) ou de leur exploitation (chauffage, climatisation, etc.)

D’autre part, la formulation morale oppose à l’abstraction et à la structuration des formes normatives, des formules légitimes et des groupes de formulation constitutifs de la décision. Au regard de projets d’architectures, la formulation retient et actualise des critères, lesquels constituent une formule légitime. Ces critères s’imposent à la production de l’habitat de manière impérative, constituant ainsi le cadre normatif de la formulation architecturale, par exemple : il faut que l’habitat soit non polluant. En outre, la formulation éthique constitue des groupes de légitimation qui contiennent des formules normatives formellement différentes de la formule légitime, mais tenues pour équivalentes au regard du projet considéré, et pour alternatives à cette dernière. Le cadre normatif peut ainsi être modifié, et imposer d’autres critères à la production architecturale, sans pourtant changer « l’esprit » du parti, par exemple : il faut que l’habitat soit recyclable. De même qu’un habitat est défini par un ensemble de formules architecturales alternatives [23], un parti, un parti écologique par exemple, est défini par un ensemble de formules normatives alternatives. Le processus de conception possède ainsi, pour le moins, deux degrés de liberté : celui que conserve l’habitat et celui que possède le parti de pouvoir être, l’un comme l’autre, modifié, adapté, affiné.

Dans le cadre d’un « processus de conception » architecturale, la formalisation éthique et la formulation morale peuvent rester tacites, mais elles peuvent aussi bien s’exprimer verbalement, et même faire l’objet d’une doctrine architecturale. La confrontation des théories de François Blondel (1618-1686) et de Claude Perrault (1613-1688) fournit, en deçà de la querelle des Anciens et des Modernes, une illustration édifiante de l’opposition entre l’indécision éthique et la décision morale.

Les cours donnés par François Blondel à l’Académie royale d’architecture ont pour objet principal la détermination des dimensions relatives à donner aux différents éléments de la « colomnaison », c’est-à-dire aux éléments de l’architecture classique : colonnes, entablements et frontons. Bien qu’il prétende réunir en un « corps entier de préceptes » les pratiques « les plus correctes dont on se peut servir pour l’emploi des cinq ordres d’architecture [24] », Blondel juxtapose systématiquement les doctrines de Vitruve, Vignole, Palladio et Scamozzi, et ce « afin d’en laisser le choix au jugement de ceux qui auront à s’en servir [25]. » Dans les dernières pages du quatrième tome de ses cours, il place les « doctrines en table des quatre principaux architectes » qui donnent à voir « le détail des mesures des principales parties des ordres d’architecture ». Ce faisant, Blondel illustre sans le vouloir la mise en suspens du choix et la relativisation des formes éthiques. Son refus d’« assujettir entièrement les auditeurs » à la doctrine de Vitruve au motif qu’elle « ne plaît pas à tout le monde et paraît un peu embarrassé » constitue une mise en suspens des préférences. En outre, la retranscription systématique des dimensions attribuées à Vitruve, Vignole, Palladio et Scamozzi sous la forme de tables permet la comparaison de leurs doctrines, et constitue de ce fait une structuration des critères dimensionnels. Certes, Blondel décide de retenir les doctrines de quatre architectes, à l’exclusion des autres, et par là fixe bien un cadre de légitimité architectural. Mais du fait même qu’il ne tranche pas entre leurs doctrines respectives, il constitue un cadre de légitimité où prime l’indécision foncière des formes éthiques. Blondel maintient sa propre doctrine dans l’épochè caractéristique de l’éthique.

Figure 1. Claude Perrault, Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens, 1683 Planche 1.

La doctrine que Perrault expose dans son Ordonnance des cinq espèces de colonnes est autrement décisive, en ce qu’elle consiste à prescrire une et une seule « ordonnance », à savoir : « ce qui règle la grandeur de toutes les parties d’un bâtiment par rapport à leur usage [26] ». Comme Blondel, Perrault compare les différents systèmes de proportion des « Anciens », mais contrairement à Blondel, Perrault déduit de cette comparaison un système de mesure unique, entièrement résumé dans la première planche de son ouvrage (Figure 1). Son système, qui repose sur un module (plus petite mesure) égal au tiers de la colonne (et non à la moitié), propose un ensemble de mesures qui, d’une part, approximent les moyennes des mesures prescrites par les anciens et, d’autre part, entretiennent des rapports de proportion entiers. Convaincu qu’elle garantit la beauté des édifices autant qu’elle facilite la mémorisation et le calcul des proportions requises, Perrault prescrit son « ordonnance » à l’exclusion de toute autre. Perrault décide et se montre intransigeant dans la décision : « Et je prétends ici que ces proportions ayant été une fois réglées, elles ne doivent plus être changées et rendues différentes dans des édifices différents par des raisons d’optique et de la différence des aspects qu’ils peuvent avoir [27]. » Son inflexibilité est telle, qu’il va jusqu’à refuser les corrections optiques qui pourtant, depuis Vitruve, constituaient une des prérogatives des architectes.

2. Bifacialité

S’appliquant séparément sur chacun des termes de la valeur – le prix d’un côté, le bien de l’autre– la raison de la norme interrompt la relation de valorisation des projets et se divise en deux procès bipolaires autonomes et néanmoins solidaires. La rationalisation du prix se nomme le réglementant, tandis que la rationalisation du bien se nomme le réglementé. Les fonctionnements du réglementant et du réglementé sont, par hypothèse, parfaitement analogues, ainsi que le fera apparaître la symétrie de leur présentation.

Le réglementant présente deux pôles, qui donnent lieu, l’un, à une formalisation dite timologique et, l’autre, à une formulation dite timétique.

La formalisation timologique opère simultanément à une abstraction et à une structuration des prix. D’une part, la formalisation timologique suspend le paiement des prix, qu’elle considère en eux-mêmes, abstraction faite des biens qu’il procurent. Les prix ainsi suspendus deviennent problématiques : pourquoi payer, quel prix payer ? D’autre part, la formalisation timologique analyse les prix. Elle y discrimine des formes timologiques, que nous nommerons, ici et à ce stade, des attentions, au double sens de prendre garde et de prendre soin. Il s’agit en effet de faire attention à la dépense ; de considérer les prix et de les comparer. Abstraites, les attentions sont vides de tout contenu volitif ; structurales, elles se définissent au travers de rapports d’altérité, dont l’ensemble constitue une structure timologique.

La formulation timétique, quant à elle, procède simultanément au réinvestissement et au réaménagement des formes timologiques. D’une part, elle réinvestit les formes timologiques d’un effort à consentir, et d’autre part elle réaménage la structuration timologique au regard de ce prix. Ce réaménagement consiste en la constitution de groupes de légitimation contenant de formules timétiques (échantillons de formes timologiques) considérées comme équivalentes au regard du prix considéré. Jean-Claude Schotte propose d’appeler ces formules timétiques des méthodes [28]. De l’équivalence conjoncturelle établie entre ces formules timétiques émerge un aspect de la décision que nous proposons d’appeler commandement. Un commandement admet un ensemble les formules timétiques, ou méthodes, considérées comme légitimes et interchangeables, et refuse un autre ensemble de formules timétiques, frappées dès lors d’illégitimité. Le commandement tranche entre ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas (payer). Admettant des formules alternatives (attentions légitimes), le commandement est fondamentalement polymorphique, susceptible d’adaptations.

Le réglementé présente, lui aussi, deux pôles qui donnent lieu, l’un, à une formalisation, dite chrématologique et l’autre, à une, formulation dite chrématique.

La formalisation chrématologique procède, elle aussi, simultanément à une abstraction et à une structuration. D’une part, elle suspend la consommation des biens, qu’elle considère en eux-mêmes, abstraction faite des efforts à consentir pour les obtenir. Les biens ainsi suspendus deviennent phantasmatiques  : pourquoi consommer, quel bien souhaiter ? D’autre part la formalisation chrématologique analyse les biens. Elle y discrimine des formes chrématologiques, que nous nommerons, ici et à ce stade, des attentes, à entendre au double sens de temporisation et de souhaits. Il s’agit bien en l’occurrence de mettre en attente la consommation des biens, de les jauger sans pour autant les refuser. Abstraites, les attentes sont vides de tout contenu volitif ; structurales, elles se définissent au travers de rapport d’altérité, dont l’ensemble constitue une structure chrématologique.

La formulation chrématique réinvestit et réaménage simultanément des formes chrématologiques. D’une part, la formulation chrématique réinvestit les attentes d’un plaisir à consommer, et d’autre part elle réaménage la structuration chrématologique au regard de ce bien. Ce réaménagement, en particulier, consiste en la constitution d’un groupe de formules chrématiques alternatives ; considérées comme équivalentes au regard du bien considéré. Jean-Claude Schotte propose d’appeler ces formules chrématiques des mérites [29]. De l’équivalence conjoncturelle établie entre ces formules chrématiques émerge un aspect de la décision que nous proposons d’appeler engagement. Ainsi entendu, un engagement admet un ensemble de formules chrématiques, ou mérites, considérées comme légitimes et interchangeables, et refuse un autre ensemble de formules chrématiques, frappées dès lors d’illégitimité. L’engagement tranche ainsi entre ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas (consommer). Admettant des formules alternatives (attentes légitimes), l’engagement est fondamentalement polymorphique, susceptible d’adaptations.

La bifacialité de la norme permet ainsi de rendre compte axiologiquement du double aspect de l’indécision : considérations et aspirations, et du double aspect de la décision : commandements et engagement [30].

2.1 Gage et titre

Pour désigner les formes timologiques et chrématologiques, tout en évitant de rentrer dans leur détail biaxial, Gagnepain emploie les vocables gage et titre, qui passent à l’occasion pour des synonymes de réglementant et de règlementé : « (…) le gage ou le titre que nous aborderons plus loin sous les noms et de réglementant et de réglementé » [31]. Il faut remarquer que ces termes ne trouvent pas de correspondant analogique dans les terminologies glossologique et ergologique établies, lesquelles se contentent des vocables signifiant et signifié, fabricant et fabriqué. Par ailleurs, Gagnepain n’a pas proposé de vocables pour désigner les analogues axiologiques de la marque et de la fonction, du dispositif et de l’utilité. Cet excès et ce manque terminologiques induisent une confusion entre les analyses éthiques et leurs justifications mutuelles.

L’unique définition explicite que Gagnepain donne du gage fait valoir comme essentiel le rapport que ce dernier entretient avec le titre : « (…) si le prix est naturellement, nous l’avons dit, le coût du bien (…) le gage est, lui, en tant qu’amende plutôt que paiement, essentiellement le coût du titre (…) ». Or, les formes timologiques, que désigne en l’occurrence le vocable gage, ne sont pas « le coût du titre », mais des prix formalisés, abstraits et structurés, séparément des biens. À cet égard, la définition que donnent les Guyard est plus juste : « Au sein du réglementant, le gage analyse le “en quoi” (ou le “par quoi”) on se sacrifie [32] », quoiqu’il ne soit pas question en l’occurrence de « ce en quoi on se sacrifie », mais, éventuellement, de projets sacrifiés ou, moins dramatiquement, d’efforts à fournir. On constate ainsi dans la définition du gage une rémanence de la valorisation, qui occulte l’autonomie du réglementé.

Conformément à une interprétation morale de l’éthique, Gagnepain réduit le gage à une amende à payer, induisant une interprétation pénale du réglementant. Gagnepain va jusqu’à dire : « l’analyse du prix est ce que j’appelle l’expiation [33] », laissant penser que la structure timologique se réduit à un catalogue de peines et de châtiments à endurer pour racheter d’éventuels péchés [34].

En deçà de cet aspect pénal, le choix du mot gage, synonyme courant de garantie, et sa définition comme « coût du titre » induisent une confusion entre les formes timologiques, que nous avons appelées des attentions, et la contrepartie qu’elles sont susceptibles d’apporter à l’analyse des formes chrématologiques. Par hypothèse, la discrimination des formes timologiques est immanente à l’ordre structural qu’elle instaure. Cela veut dire qu’une forme timologique se discrimine uniquement par rapport à d’autres formes timologiques, et jamais par rapport à des formes chrématologiques. Néanmoins, l’analyse timologique entretient avec l’analyse chrématologique un rapport de justification réciproque. De même que la phonologie « justifie la sémiologie, en lui fournissant une marque dénotative [35] » l’analyse timologique fournit à l’analyse chrématologique la garantie qui permet d’attester l’existence des formes chrématologiques. Plus précisément, deux formes chrématologiques ne sont authentiquement discriminées que si le passage de l’une à l’autre entraîne concomitamment une modification quelconque parmi les formes timologiques [36].

Considérant le fait que Gagnepain n’a pas proposé de vocable pour désigner l’analogue axiologique de la marque ou du dispositif, il paraît opportun de réserver le mot gage à la garantie fournie par les formes timologiques à l’analyse chrématologique. On pourrait ainsi dire commodément que la formalisation des prix fournit les gages qui permettent d’attester la formalisation des biens ou, plus communément, que les attentions sont les gages dont peuvent se prévaloir les attentes. Bien que Gagnepain semble suggérer le terme expiation comme correspondant analogique du terme dénotation [37], nous suivrons les Guyard qui proposent celui de probation [38]. Ainsi peut-on dire que le critère d’existence d’une forme chrématologique est sa probation par un gage timologique.

Défini par Gagnepain « comme la jouissance autorisée, ou mieux la consommation réglementée [39] », dont le gage est l’amende, le titre fait figure de fruit défendu. Toutefois, la définition qu’en donne Gagnepain rend mieux compte de son autonomie dialectique que ne le faisait celle du gage : « Encore faut-il s’entendre scientifiquement sur la forme qui n’est plus ici le canon, mais précisément cette acculturation spécifique du chrema que, codifiée ou non, nous avons appelée le titre dont l’instance, en deçà de la chrématique morale explicite, est par nous éthiquement postulée sous le nom de chrématologie [40]. »

Moins soumise à une rémanence de la valorisation que celle du gage, la définition du titre que donne Gagnepain demeure cependant moralisante : « l’analyse du bien [est] ce que j’appelle la restriction [41] ». Les formes timologiques possèdent un pouvoir prohibitif (que nous leur contestons), ainsi qu’on peut le lire sous la plume des Guyard : « Au sein du réglementé, le titre analyse le “pour quoi” on se sacrifie. Il s’agit, cette fois, d’une tempérance, c’est-à-dire d’une mesure différentielle ou segmentale des refus de jouissance entre eux [42]. » Ainsi, le vocable titre emporte-t-il une connotation d’austérité (jouissance autorisée, restriction).

En deçà de cet aspect austère, le choix du vocable titre, synonyme de contre-valeur, et sa définition comme « consommation réglementée » sous peine d’amende induit une confusion entre les formes chrématologiques, les attentes, et la contrepartie qu’elles sont susceptibles d’apporter à l’analyse des formes timologiques. Par hypothèse, la discrimination des formes chrématologiques est immanente à l’ordre structural qu’elle instaure. Cela signifie qu’une forme chrématologique ne se discrimine que par rapport à d’autres formes chrématologiques (et jamais par rapport à des formes timologiques). Néanmoins, l’analyse chrématologique justifie l’analyse timologique. De même que « la sémiologie (…) justifie la phonologie, en lui fournissant une fonction qui atteste sa pertinence [43] », l’analyse chrématologique fournit à l’analyse timologique la justification qui permet d’attester l’existence des formes timologiques. Plus précisément, deux formes timologiques ne sont authentiquement discriminées que si le passage de l’une à l’autre entraîne concomitamment une modification quelconque parmi les formes chrématologiques [44].

Considérant le fait que Gagnepain n’a pas proposé de vocable pour désigner l’analogue axiologique de la fonction ou de l’utilité, il paraît judicieux de réserver le mot titre à la garantie fournie par les formes chrématologiques à l’analyse timologique. On pourrait ainsi dire commodément que l’analyse des biens fournit les titres permettant d’attester l’analyse des prix ou que les attentes sont les titres que peuvent revendiquer les attentions. Bien que Gagnepain semble suggérer le terme de restriction comme correspondant analogique du terme pertinence [45], et que les Guyard proposent celui de correction [46], nous préférons celui de certification. Cela permet de dire que le critère d’existence d’une forme timologique est sa certification par un titre chrématologique.

À la fois pour affirmer l’autonomie du réglementant et du réglementé et pour combler l’absence de vocables désignant sur le plan du vouloir les analogues de la marque et de la fonction, il nous paraît nécessaire de procéder à un déplacement terminologique et d’apporter des compléments au vocabulaire axiologique en désignant les contreparties analytiques du réglementant et du réglementé par les mots titre et gage et en désignant les formes timologiques et chrématologiques par les mots attentions et attentes. Ces mises au point terminologiques ont pour but, d’une part, de dépouiller le concept de réglementant de son caractère punitif et de son rôle expiatoire, pour mieux y observer l’articulation dialectique entre des attentions et des commandements et, d’autre part, de dépouiller le concept de réglementé de son austérité et de son rôle restrictif, pour permettre de mieux observer l’articulation dialectique entre des attentes et des engagements. Dans la perspective ainsi dégagée, commandement et engagement sont les deux faces de la décision rendue « libre » par abstraction et structuration des prix et des biens.

2.2 Engagements et commandements

Une théorie médiationniste du parti architectural doit prendre en compte la bifacialité de la norme et rendre compte des deux aspects du parti que sont le commandement et l’engagement ; le premier fixant la marche à suivre : la bonne méthode ; le second fixant le but à atteindre : la bonne facture [47]. Le commandement suppose implicitement une formalisation éthique des coûts architecturaux et impose explicitement un partage entre des méthodes (échantillons d’attentions) proscrites et prescrites. L’engagement quant à lui suppose implicitement une formalisation chrématologique des bénéfices architecturaux, et impose explicitement un partage entre des mérites (échantillons d’attentes) promus et prohibés.

Les théories de l’architecture, de par leur vocation normative, contiennent des commandements et des engagements explicites qui laissent entrevoir une structuration implicite d’attentions et d’attentes. Dans le De architectura librem decem, Vitruve (Ier siècle av. J.-C.) énonce ses commandements et ses engagements quant à la production des ouvrages architecturaux :

« On doit faire ces travaux en tenant compte de la solidité [firmitatis], de l’utilité [utilitatis] et de la beauté [venustatis]. On tiendra compte de la solidité lorsqu’on creusera les fondations jusqu’au sol compact et lorsque, pour chacun des matériaux, on choisira les fournitures soigneusement et sans avarice ; de l’utilité lorsqu’on organisera correctement et sans gêne l’usage des lieux et qu’on les distribuera de façon pratique et adaptée à l’orientation de chaque type ; de la beauté lorsqu’on donnera à l’ouvrage un aspect agréable et élégant en calculant de façon juste les rapports modulaires entre les mesures des différentes parties [48]. »

L’engagement énoncé par Vitruve légitime trois attentes : solidité, utilité, beauté. Ces dernières participent d’une structure chrématologique à laquelle on pourrait, par souci de complétude, adjoindre les attentes implicitement rejetées par Vitruve : fragilité, inutilité, laideur (qu’on pourrait aussi bien promouvoir). Ces trois attentes exprimées par Vitruve se retrouvent sous la plume de la plupart des théoriciens de l’architecture de la Renaissance et de l’Âge Classique, quoi qu’avec des nuances loin d’être anodines. D’un auteur à l’autre, il est possible en effet de repérer des différences entre les trois attentes imposées par Vitruve, mais aussi dans la prévalence accordée moralement à l’une ou l’autre de ces attentes.

Dans son De re aedificatoria, Leon Battista Alberti (1404-1472) promeut l’adaptation à l’usage, la solidité et la pérennité et enfin la grâce et l’agrément, considérant ces dernières comme « les plus nécessaires ».

« Des trois parties qui se rapportent à l’édification en général (puisque nos constructions sont supposées être à la fois adaptées à leur usage [usum apta], parfaitement solides et durables [perpetuitatem firmissima], et aménagées en vue de la grâce et de l’agrément [gratiam et amenitatem]), nous en avons fini avec les deux premières ; nous reste alors la troisième, la plus noble d’entre elles et la plus nécessaire [49]. »

Dans Le Premier tome d’architecture, Philibert De l’Orme (1514-1570), par contre, place la beauté de l’édifice au second plan, derrière la salubrité et la sécurité des personnes :

« J’ai toujours été d’avis, ainsi que nous disions naguère, qu’il vaudrait mieux à l’architecte, ne savoir faire ornements ne enrichissements de murailles ou autres, et entendre bien ce qu’il faut pour la santé et conservation des personnes et de leurs biens. (…) Véritablement il est trop plus honnête et utile de savoir bien dresser un logis et le rendre sain, que d’y faire tant de mirelifiques, sans aucune raison, proportions, ou mesures, et le plus du temps à l’aventure sans pouvoir dire pourquoi. Combien que je confesse qu’il faut savoir l’un et l’autre, et mettre chacune chose par bon ordre et ornement ainsi qu’on la demande, afin de rendre les habitations saines et belles [50]. »

Dans Les Quatre livres d’architecture…, André Palladio (1508-1580) remplace l’attente de solidité par celle de durée subsumant implicitement la première sous la seconde, et engage à respecter un équilibre entre les trois attentes qu’il promeut :

« Vitruve enseigne de prendre garde à trois choses, sans lesquelles une construction ne peut être estimée digne d’éloges : ce sont l’utilité ou commodité, la durée, et la beauté [l’utile, o’ commodità, la perpetuità, et la bellezza], parce qu’on ne saurait dire qu’est parfaitement accompli un ouvrage qui serait utile, mais pour peu de temps ; ou au contraire que la considération de la durée aurait assujetti à quelque incommodité, non plus que si, ayant satisfait à ces deux premières conditions, il se trouvât défectueux en la dernière, qui est la beauté [51]. »

Ces trois auteurs de la Renaissance partagent une structure chrématologique semblable, que l’on pourrait qualifier de vitruvienne, dans laquelle la beauté se laisse définir parmi d’autres formes chrématologiques (utilité, solidité, etc.). Mais ces auteurs témoignent d’engagements sensiblement différents. Tous trois font de la beauté un mérite, une attente légitime, ce qui permet, à nouveau, de les considérés comme vitruviens, néanmoins leurs réaménagements chrématiques respectifs hiérarchisent les attentes de manières différentes, définissant ainsi des engagements architecturaux divergents.

À chacun de ses engagements Vitruve fait explicitement correspondre des commandements : creuser « les fondations jusqu’au sol compact » ; choisir « les fournitures soigneusement et sans avarice » ; organiser « correctement et sans gêne l’usage des lieux » ; distribuer ceux-ci « de façon pratique et adaptée à l’orientation de chaque type » ; calculer « de façon juste les rapports modulaires entre les mesures des différentes parties ». Ces commandements manifestent des attentions et, ce faisant, rendent explicites quelques éléments d’une structure timologique qu’on pourrait compléter par des attentions inverses à celles prescrites par Vitruve.

Cette correspondance entre les commandements et les engagements rend aussi explicite la réciprocité des faces de la formalisation éthique. Par exemple, creuser les fondations à bonne profondeur ou choisir soigneusement les matériaux sont des gages de la solidité et, réciproquement, la solidité est le titre d’une bonne fondation ou d’un bon choix de matériaux.

S’agissant de garantir la beauté, en particulier, Vitruve recommande le calcul exact des rapports modulaires, lesquels participent de la symmetria de l’ouvrage, à savoir la proportionnalité de ses membres. Ce commandement incontournable de la tradition vitruvienne se retrouve aussi chez Alberti, De l’Orme et Palladio, mais ces trois auteurs y ajoutent un commandement qui vise, outre la similarité des parties, leur complémentarité. Ils ajoutent à l’attention, ou au principe, d’harmonie, celle d’unité.

En vue de garantir la beauté de l’édifice, Alberti prescrit en effet de veiller à la proportionnalité de ses parties, mais aussi leur indissociabilité :

« (…) la beauté est l’harmonie [concinnitas] réglée par une proportion déterminée, qui règne entre l’ensemble des parties du tout auquel elles appartiennent, à telle enseigne que rien ne puisse être ajouté, retranché ou changé sans le rendre moins digne d’approbation [52]. »

Pour De l’Orme, la bonne proportion et la disposition appropriée, conjointe et ordonnée des parties du bâtiment sont requises pour atteindre la perfection :

« C’est ce que nous prétendions montrer, savoir est que de plusieurs choses bien proportionnées et proprement disposées il s’en fait une parfaite, ainsi que nous avons exemplifié des sept matières et parties qui font un beau corps de logis, quand elles sont bien appropriées, conjointes et ordonnées. Semblablement des sept arts et disciplines qui rendent l’Architecture parfaite, et l’architecte admirable [53]. »

Pour Palladio enfin :

« La beauté [bellezza] résultera de la forme [bella forma] et de la correspondance [corrispondenza] du tout aux parties, des parties entre elles, et de celles-ci au tout, de sorte que l’édifice apparaisse comme un corps entier et bien fini dans lequel chaque membre convient aux autres et où tous les membres sont nécessaires à ce que l’on a voulu faire [54]. »

3. Biaxialité

Sur chacune des faces du plan du vouloir, la formalisation éthique discrimine des identités et des unités ainsi que des catégories et des systèmes formels, tandis que de la formulation morale résultent des identités et des unités, des catégories et des systèmes factuels.

Alors que sur le plan du savoir, Gagnepain a désigné chacune des entités formelles et factuelles par un vocable adéquat [55], sur le plan du vouloir, il n’a guère nommé que les identités et les unités formelles minimales, laissant ainsi dans une ombre conceptuelle les catégories et les systèmes formels, mais surtout l’ensemble des entités factuelles résultant de la formulation morale.

L’existence de telles lacunes terminologiques témoigne du caractère encore embryonnaire de l’axiologie médiationniste et permet au passage de noter le privilège discursif accordé à l’instance éthique au détriment de la performance morale. Mais, le choix des vocables censés désigner les identités et les unités timologiques et chrématologiques est discutable au vu des précédentes discussions et au regard de leurs acceptions courantes.

Gagnepain appelle « garant » l’identité timologique analogue à l’identité phonologique nommée trait pertinent et appelle caution l’unité timologique analogue à l’unité phonologique, nommée par ailleurs phonème [56].

Si on admet que le vocable gage désigne adéquatement les formes timologiques en général, le choix des mots garants et caution pour désigner respectivement les identités et les unités timologiques paraît judicieux. Ces vocables sont en effet des synonymes courants de gage et, comme le suggère Gagnepain, ils trouvent une forme de justification dans le droit romain où se rencontrent les notions correspondantes de pignus et de cautio. Mais, si on considère que le vocable gage, comme garantie d’une dette ou comme réparation d’un tort causé, ne désigne pas les formes timologiques en tant que telles, mais plutôt la garantie qu’elles apportent à la formalisation chrématologique, on est conduit logiquement à contester l’opportunité des vocables garants et cautions.

Par ailleurs, Gagnepain appelle congé l’identité chrématologique analogue à l’identité sémiologique nommée sème et appelle cas l’unité chrématologique analogue à l’unité sémiologique, nommée mot [57]. Les vocables congé, cas et titre, entretiennent des liens sémantiques moins évidents que ceux qu’entretiennent les vocables garant, caution et gage. Se comprend néanmoins le choix du mot congé qui s’entend, et pas uniquement dans un jargon fiscal, au sens d’autorisation, de permission. En revanche, le choix du vocable cas demeure étrange, dans la mesure où le mot désigne, dans la langue courante, ce qui « tombe », ce qui arrive, mais aussi, étymologiquement, ce qui appartient aux circonstances. Ce choix, de plus, est étonnant de la part de Gagnepain qui qualifie de casuiste la morale « au cas par cas (…) qui consiste à assouplir un peu la règle pour ne pas se priver de tout et s’octroyer des satisfactions légitimes en fonction des circonstances [58]. »

Le choix des termes congé et cas est donc discutable au regard de leur usage courant, voire médiationniste, mais le sens que Gagnepain leur accorde conserve une connotation restrictive que nous contestons [59].

3.1 Formes et faits normatifs

Considérant le caractère lacunaire du vocabulaire axiologique et, surtout, l’interprétation expiatoire et restrictive qu’il véhicule, il nous paraît nécessaire de le réviser et de le compléter, pour faire entendre la complexité biaxiale des attentions et des attentes, d’une part, des commandements et des engagements, d’autre part. Deux règles, ou « attentions », guident nos propositions terminologiques. La première est de sélectionner des mots connus de tous, la deuxième est de veiller à ce que le sens technique que nous leur donnons soit proche d’une acception, sinon courante, du moins attesté en droit ou en philosophie morale. On « attend » de ce vocabulaire un usage commode et aisément partageable et, éventuellement, la mise en lumière rétroactive de notions propres aux sciences morales.

La formalisation des formes timologiques procède, séparément, de manière qualitative et quantitative. Ce que nous avons appelé attention revêt ainsi un double aspect qualitatif et quantitatif. Et, puisque les attentions se réinvestissent et se réaménagent de manière qualitative et quantitative, les commandements peuvent s’envisager à leur tour sous un aspect qualitatif et quantitatif.

Les attentions se différencient et se distinguent.

Sur un axe taxinomique, la formalisation (qualitative) des prix différencie des identités timologiques opposables, que nous proposons d’appeler des égards, au sens commun de respect, mais aussi au sens vieilli de considération. Des égards sont, par exemple, les critères de solidité : fondation vs confort vs proportion ; les critères de sélection dans une revue : conformité au thème ; rigueur de la méthode, recours à des études empiriques, originalité des idées et des conclusions ; soin dans la présentation.

Sur un axe génératif, la formalisation (quantitative) distingue des unités timologiques discernables que nous proposons d’appeler des mesures, au sens commun de procédé qui se retrouve dans l’expression « prendre des mesures ». Nous en avons déjà donné un exemple architectural : fonder ; adapter ; proportionner, etc. Une mesure rend solidaires une variété d’égards. Par exemple, une mesure simplificatrice unifie-t-elle les égards : homogénéité et unité, l’un et l’autre opposables à hétérogénéité et pluralité.

Les attentions se catégorisent et se systématisent.

Dans le cadre unitaire d’une mesure, différents égards peuvent être reformalisés en tant que particuliers d’un égard général, d’une catégorie timologique, que nous proposons d’appeler principe. Un principe subsume, assimile, une variété d’égards apparentés soit sur le mode de la flexion (ex. : les degrés de la fondation : fondation directe, fondation sur semelles, fondation sur pieux, radier ; les degrés de l’apprentissage : mémorisation, restitution, synthèse) ; soit sur le mode de la dérivation (ex. : les différentes « tables » de Blondel).

Sous un même égard, plusieurs mesures peuvent être reformalisées en tant que composant d’une mesure d’ordre supérieur, ou d’un système, que nous proposons d’appeler protocole. Un protocole associe, intègre, une pluralité de mesures articulées, soit par coordination (ex. : les protocoles de sécurité qui associent, eu égard à la sécurité, une série de mesures : fermeture des accès, passage des effets au scanner, etc.) soit par subordination (ex. : les protocoles de fabrication qui conditionnent la réalisation de tels éléments à la réalisation de tel autre, et assignent aux mesures un statut primordial, facultatif ou collatéral).

Les commandements se différencient et se distinguent à leur tour.

Sur un axe taxinomique, la formulation réinvestit et réaménage les égards. D’une part, elle sélectionne une méthode, c’est-à-dire un échantillon d’égards, et, d’autre part, elle constitue une classe de légitimation incluant, par prescription, un ensemble de méthodes formellement différentes, mais jugées conjoncturellement équivalentes, et excluant, par proscription, des méthodes jugées non équivalentes, c’est-à-dire inadéquates. Cette classe de légitimation définit l’aspect qualitatif du commandement que nous nommons l’exigence. Les commandements se différencient, de fait, par leurs exigences, lesquelles se définissent par l’ensemble des méthodes éventuellement substituables au regard d’un effort à fournir. Une exigence peut donc, sans être modifiée, passer par des méthodes différentes et présenter une faible variété ou une grande variété d’égards. Il est dès lors possible d’homogénéiser ou de diversifier les attentions éthiques d’une même exigence. En allant dans le sens de l’homogénéité, on fera preuve de vigilance en allant dans le sens de la diversité on fera preuve de prévenance.

Sur l’axe génératif, la formulation prélève une méthode, y compris, cette fois, un échantillon de mesures, et constitue une matrice de légitimation admettant, par approbation, d’autres méthodes formellement inégales, mais jugées conjoncturellement égales à la première, et rejetant, par condamnation, toutes autres méthodes considérées comme inégales. Cette matrice de légitimation détermine l’aspect quantitatif du commandement que nous proposons de nommer la directive. Les commandements se distinguent, de fait, par leurs directives, lesquelles se laissent délimiter par l’ensemble des méthodes interchangeables au regard d’un effort à fournir. Un commandement peut donc, sans être modifié, passer par des méthodes inégales (au regard du nombre de leurs mesures) et présenter un nombre de mesures réduit ou étendu. Il est dès lors possible de simplifier ou de complexifier normativement une même directive. En allant dans le sens de la simplification, on fera preuve d’application et en allant dans le sens de la complexité on fera preuve de circonspection.

Les commandements se laissent catégoriser et systématiser.

D’une part, la formulation réinvestit et réaménage les principes définissant ainsi des catégories timétiques que nous proposons de nommer des régimes, comme en Droit il est question de régime juridique. En ce sens, un régime subsume un ensemble d’exigences apparentées conjoncturellement. Il peut s’agir, par exemple, de l’ensemble des exigences regardant : le langage (la prononciation et la conceptualisation) ; l’art (l’exécution ou l’exploitation des ouvrages) ; la société (la propriété et ses échanges, les contrats et leurs obligations) ; le droit lui-même (les modalités du jugement et l’application des peines). D’autre part, la formulation réinvestit et réaménage les protocoles déterminant ainsi des systèmes timétiques que nous proposons de nommer des ordres, comme, en Droit, il est question d’ordre juridique. Un ordre intègre un ensemble de directives articulées conjoncturellement, c’est au sein d’un tel ordre que s’établit par coordination et subordination la « hiérarchie des normes » théorisées, entre autres, par Hans Kelsen [60].

La formalisation des formes chrématologiques procède, séparément, de manière qualitative et quantitative. Ce que nous avons appelé attentes revêt ainsi un double aspect qualitatif et quantitatif. Et, puisque les attentes se réinvestissent et se réaménagent de manière qualitative et qualitative, les engagements peuvent s’envisager à leur tour sous un aspect qualitatif et quantitatif.

Les attentes se différencient et se distinguent.

Sur un axe taxinomique, la formalisation (qualitative) des biens différencie des identités chrématologiques opposables, que nous proposons d’appeler des espoirs, au sens commun de vœux, de souhaits (ex. : les espoirs académiques : satisfaction vs distinction vs grande distinction ; les espoirs de Vitruve : solidité vs utilité vs beauté.)

Sur un axe génératif, la formalisation (quantitative) des biens distingue des unités chrématologiques discernables que nous proposons d’appeler des motifs, au sens de « raison d’agir » (ex. : passer son bac ; trouver un job ; acheter une maison ; fonder une famille). Ce qui compte en l’occurrence, c’est qu’un motif est séparable d’un autre motif, il est donc aussi répétable (ex. : trouver un job, par deux fois). Par ailleurs, un motif unifie une diversité d’espoirs (ex. : le motif de fonder une famille porte en soi une variété d’espoirs : se marier, avoir des enfants, etc.).

Les attentes se catégorisent et se systématisent.

Dans le cadre unitaire d’un motif, différents espoirs peuvent être reformalisés en tant que cas particuliers d’un espoir général, d’une catégorie chrématologique, que nous proposons d’appeler idéal. Un idéal subsume, assimile, une variété d’espoirs apparentés soit sur le mode de la flexion (ex. : les degrés de la réussite scolaire : satisfaction, distinction, grande distinction, la plus grande distinction) ; soit sur le mode de la dérivation (ex. : la triade vitruvienne : solidité, utilité, beauté ; la devise de la République française : liberté, égalité, fraternité).

Sous un même espoir, plusieurs motifs peuvent être reformalisés en tant que composants d’un motif d’ordre supérieur, ou d’un système chrématologique, que nous proposons d’appeler stratégie. Une stratégie associe, intègre, une pluralité de motifs articulés, soit par coordination (ex. : les stratégies amoureuses qui associent, sous un même espoir de séduction, une série de motifs, par exemple : rencontrer l’âme sœur, obtenir un numéro de téléphone, fixer un rendez-vous, etc.), soit par subordination (ex. : les stratégies militaires qui conditionnent la victoire d’une guerre à celle de plusieurs batailles, et assignent aux motifs, aux « objectifs », un statut prioritaire, secondaire ou auxiliaire).

Les engagements se différencient et se distinguent à leur tour.

Sur l’axe taxinomique, la formulation réinvestit et réaménage les espoirs. D’une part, elle sélectionne un mérite, y compris un échantillon d’espoirs, et, d’autre part, elle constitue une classe de légitimation incluant, par promotion, un ensemble de mérites différents jugés conjoncturellement équivalents et excluant, par prohibition, des mérites jugés non équivalents. Cette classe de légitimation définit l’aspect qualitatif de l’engagement que nous nommons ambition. Les engagements se différencient, de fait, par leurs ambitions, lesquelles se définissent par l’ensemble des mérites éventuellement substituables au regard d’une satisfaction à obtenir. Une ambition peut donc, sans être modifiée, inclure des mérites différents formellement ; les uns comptant une faible variété d’espoirs, les autres, une grande. Il est dès lors possible d’homogénéiser ou de diversifier les attentes éthiques d’une même ambition. En allant dans le sens de l’homogénéité, on fera preuve de sobriété ; en allant dans le sens de la diversité on fera preuve d’engouement.

Sur l’axe génératif, la formulation prélève un mérite, y compris, cette fois, un échantillon de motifs, et constitue une matrice de légitimation admettant, par autorisation, d’autres mérites formellement inégaux, mais jugés conjoncturellement comme égaux, et rejetant, par interdiction, tous les autres mérites considérés comme inégaux. Cette matrice de légitimation détermine l’aspect quantitatif de l’engagement que nous proposons de nommer résolution. Les engagements se distinguent, de fait, par leurs résolutions, lesquelles se laissent délimiter par l’ensemble des mérites interchangeables au regard d’un effort à fourni. Une résolution peut donc, sans être modifiée, admettre des mérites inégaux formellement, les uns comptant un petit nombre de motifs, les autres un grand. Il est dès lors possible de simplifier ou de complexifier une résolution. En allant dans le sens de la simplification on fera preuve de modestie et en allant dans le sens de la diversité on fera preuve d’emballement.

Les engagements se laissent en outre catégoriser et systématiser.

D’une part, la formulation réinvestit et réaménage les idéaux, définissant ainsi des catégories chrématiques que nous proposons de nommer des causes. Une cause subsume un ensemble d’ambitions apparentées conjoncturellement (ex. : la cause des femmes, la cause animale, etc.). D’autre part, la formulation réinvestit et réaménage les stratégies déterminant ainsi des systèmes chrématiques que nous proposons de nommer des quêtes. Une quête intègre un ensemble de résolutions articulées conjoncturellement (ex. : la quête du Graal ; ce qu’Alain Badiou nomme des procédures génériques, à savoir la série des « points » de décision traités par un sujet engagé, qui composent, à l’infini, une « vérité »).

La morale est le moment rationnel où, de manière provisoire et contingente, se tranche par un commandement et un engagement solidaires la légitimité des égards et des mesures, des espoirs et des motifs. Décider veut dire tout à la fois prescrire et proscrire des égards ; approuver et condamner des mesures ; promouvoir et prohiber des espoirs ; autoriser et interdire des motifs. Selon une telle compréhension de la morale, c’est de la décision seule que naît la possibilité d’une faute ou d’un défaut, d’un échec ou d’une perte. Et, c’est d’avoir à nous y tenir que peut naître, lorsque les attentions et les attentes se font trop problématiques ou trop fantasmatiques, anxiété et angoisse, perdition et effondrement, ainsi que l’ont observé les Guyard [61]. Hors pathologies, la décision et ses partages donnent « cens » à la justesse et à la perfection, à la réussite et à la victoire, qui, le cas échéant, procurent, selon le plan pris pour cible : enthousiasme, plaisir, bonheur ou joie [62].

Il est remarquable enfin que chacune des quatre vertus cardinales, énoncées par Platon, reprises par Aristote et introduites dans le christianisme par Saint-Augustin : justice, prudence (phronesis), tempérance (sophrosynè) et courage, s’applique si aisément à un des quatre aspects de la décision. D’un côté, la prescription et la proscription d’égards, qui définissent nos exigences, demandent de la justice, alors que l’approbation et la condamnation de mesures, qui déterminent nos directives, réclament de la prudence, ou de la sagacité. De l’autre, la promotion et la prohibition d’espoirs, qui définissent nos ambitions, demandent de la tempérance, ou de la modération, quand les autorisations et les interdictions de motifs, qui déterminent nos résolutions, appellent au courage, à la force d’esprit.

3.2 Exigences et directives, ambitions et résolutions

Une théorie médiationniste du projet d’architecture doit prendre en compte la biaxialité de la norme et doit rendre compte conjointement des aspects qualitatifs et quantitatifs des attentions et des attentes, d’une part ; des commandements et des engagements, d’autre part.

Selon une telle théorie, prendre un parti architectural consiste autant à fixer des exigences et des directives, qu’à arrêter des ambitions et des résolutions, quant à la production, la formulation de l’habitat.

Dans le « processus de conception », ces opérations sont simultanées : exigences et directives, ambitions et résolutions, se définissent et se déterminent dans le mouvement même de la prise de parti. Pour montrer cette simultanéité en actes, il conviendrait d’étudier les opérations normatives en observant des architectes au travail, ou en étudiant les représentations qu’ils exécutent, et qui conservent la trace de ces opérations. Mais les théories de l’architecture, de par leur vocation normative, contiennent, elles aussi, des commandements et des engagements où se repère la biaxialité de la formulation morale. Dans son Essai sur l’architecture, l’Abbé Laugier, amateur et théoricien d’architecture, construit un argumentaire, certes éminemment discutable, [63] mais d’une telle clarté normative, qu’il fournit une illustration de ce que veut dire formuler des exigences et des directives, des ambitions et des résolutions quant à l’habitat.

Figure 2. Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, 2de éd., 1755, frontispice.

L’abbé Laugier s’est rendu célèbre pour avoir fait de la « petite cabane rustique », qu’il attribue mythiquement à « l’homme dans sa première origine », le modèle à l’imitation duquel il convient de produire un ouvrage d’architecture (Figure 2).

« La petite cabane rustique (…) est le modèle sur lequel on a imaginé toutes les magnificences de l’architecture. C’est en se rapprochant dans l’exécution de la simplicité de ce premier modèle, que l’on évite les défauts essentiels, que l’on saisit les perfections véritables. Les pièces de bois élevées perpendiculairement nous ont donné l’idée des colonnes. Les pièces horizontales qui les surmontent nous ont donné l’idée des entablements. Enfin les pièces inclinées qui forment le toit nous ont donné l’idée des frontons : voilà ce que tous les maîtres de l’art ont reconnu. (…) Jamais principe ne fut plus fécond en conséquence. Il est facile désormais de distinguer les parties qui entrent essentiellement dans la composition d’un ordre d’architecture d’avec celles qui ne s’y sont introduites que par besoin, ou qui n’y ont été ajoutées que par caprice [64]. »

Au travers de ce mythe des origines, Laugier identifie trois égards : « essentiel » vs « besoin » vs « caprice » qui permettent, par incidence, un classement éthique des formules architecturales. Supposant la différenciation de ces égards, Laugier exprime verbalement son exigence : « Tenons-nous-en au simple et au naturel [à savoir, l’essentiel] ; il est l’unique route du beau [65]. » Moralement, elle consiste à prescrire les formules architecturales essentielles et à proscrire celle qui relève du « besoin » et du « caprice », ainsi : « C’est dans les parties essentielles que consistent toutes les beautés. Dans les parties introduites par besoin consistent toutes les licences. Dans les parties ajoutées par caprice consistent tous les défauts. »

À l’exigence de s’en tenir « à l’essentiel », répond une série de directives concernant la colonne, l’entablement et le fronton, qui chacune réclame l’application de mesures précises. Pour ce qui concerne la première en particulier :

« 1° La colonne doit être exactement perpendiculaire : parce qu’étant destinée à supporter tout le fardeau, c’est son parfait à plomb qui fait sa plus grande force. 2° La colonne doit être isolée, pour exprimer plus naturellement son origine et sa destination. 3° La colonne doit être ronde, parce que la nature ne fait rien de carré. 4° La colonne doit avoir sa diminution de bas en haut, pour imiter la nature qui donne cette diminution à toutes les plantes. 5° La colonne doit porter immédiatement sur le pavé, comme les piliers de la cabane rustique portent immédiatement sur le terrain. [66]. »

À ces directives, dont la numérotation présente dans le texte original illustre bien le caractère segmental des mesures, correspondent les mesures condamnées, considérées comme des « défauts ».

« 1. Défaut. C’est lorsqu’au lieu d’isoler les colonnes, on les tient engagées dans un mur. (…) On veut habiter des lieux à couvert, et non des halles toutes ouvertes. Alors c’est une nécessité de remplir les entrecolonnements, et par conséquent d’engager les colonnes. Dans ce cas l’engagement de la colonne ne sera point regardé comme un défaut ; ce sera une licence autorisée par le besoin [67]. »

« 2. Défaut. C’est au lieu de colonnes rondes d’employer des pilastres carrés. (…) Convertissez en pilastres les colonnes accouplées du portique du Louvre, et vous lui ôterez toute sa beauté. Comparez les deux côtés de ce superbe portique avec les pavillons en avant corps qui le terminent : quelle différence ! Il n’est pas jusqu’aux valets et aux servantes qui ne demandent pourquoi on n’a pas fait les pavillons comme le reste [68]. »

« 3. Défaut. C’est au lieu de la diminution ordinaire des colonnes, de leur donner un renflement vers le tiers de la hauteur de leur fût [69]. »

« 4. Défaut. C’est au lieu de faire porter les colonnes immédiatement sur le pavé, de les guinder sur des piédestaux. (…) En un mot les piédestaux ne sont bons que pour porter une statue, et c’est manquer essentiellement de goût que de les destiner à un autre usage [70]. »

Les exigences et les directives que Laugier énonce sous le principe de la « petite cabane rustique » correspondent à une ambition de perfection, qui ne concernent en définitive que les « grands ordres », y compris colonnes, entablements, frontons, lesquels ne conviennent qu’« aux grandes églises, aux palais des princes et aux édifices publics ». S’agissant de tous les autres édifices, Laugier formule à nouveau une ambition de « beauté », mais la « beauté » espérée est en l’occurrence différente formellement de la précédente dans la mesure où celle-ci est gagée par trois autres attentions : « l’exactitude des proportions », « l’élégance des formes », « le choix et de la disposition des ornements » [71]. Laugier définit ainsi deux régimes, deux catégories d’exigences, l’une propre aux grands édifices, l’autre valable pour tous les autres. Aux grands édifices, le régime de l’essentiel, aux autres, celui des proportions, de l’élégance et de la bonne disposition.

Dans son Essai sur l’architecture, Laugier formule, à vrai dire, une foule d’ambitions et de résolutions relatives à l’architecture, lesquelles ne concernent pas seulement les grands édifices, mais plus généralement tout ouvrage relevant de l’« art de bâtir ». Les ambitions de Laugier, en particulier, ne se bornent pas à promouvoir la beauté, il faut en outre : « (…) bâtir avec solidité pour la commodité et dans la bienséance [72]. » On retrouve ainsi chez Laugier la fameuse triade vitruvienne, mais avec une différence notable. L’idéal de perfection ayant fait l’objet d’un traitement séparé, Laugier remplace l’ambition de beauté par une ambition de bienséance, qui rend manifeste l’existence de cet espoir, et de son contraire parmi les formes chrématologiques. Par ailleurs, Laugier, instaure un ordre de prévalence entre ces ambitions ; la solidité primant les deux autres. Ces trois ambitions concernent tous les édifices, tandis que les ambitions de perfection et de beauté concernent des secteurs architecturaux différents. On peut enfin reconstituer la cause architecturale de Laugier, la catégorisation des ambitions qu’il promeut. À tous les édifices : solidité, d’abord, commodité et bienséance ; aux « grands édifices » : la perfection de la petite cabane rustique ; aux autres : la beauté que garantissent proportions, élégance des formes et juste disposition.

4. Conclusion

Gagnepain a laissé l’axiologie médiationniste dans un état d’inachèvement qui justifie les nombreuses tentatives d’en combler les lacunes terminologiques et d’en approfondir les concepts. Outre ces lacunes, nous avons constaté que Gagnepain propose et fixe dans le vocabulaire axiologique, d’un côté, une interprétation de la bipolarité de la norme qui accorde à l’éthique un pouvoir de prohibition et à la morale une fonction de transgression, et, d’un autre côté, une interprétation de la bifacialité qui accorde au réglementant une fonction expiatoire, et au réglementé une fonction restrictive. Considérant ces lacunes terminologiques et ces interprétations comme des obstacles à l’épanouissement de l’axiologie, nous nous sommes employés à combler les premières et à aplanir les secondes pour mieux jeter les bases d’une théorie médiationniste du parti architectural.

Sur un plan théorique, nous avons d’abord renoncé à l’interprétation prohibitive et transgressive de la norme pour nous contenter d’une compréhension suspensive de l’éthique et impérative de la morale. Plus économique sur un plan conceptuel, cette compréhension définit l’éthique comme un moment rationnel de recul critique, dont les deux opérations sont l’abstraction et la discrimination de formes éthiques, et définit la morale comme un moment de retour électif dont les deux opérations sont le réinvestissement et le réaménagement des formes éthiques, au regard de projets et de circonstances. Ce faisant, nous avons refusé à l’éthique toute fonction prohibitive et accordé à la seule morale la fonction de départager le légitime et l’illégitime. Nous avons ainsi conçu les formes éthiques, non pas comme des règles contraignantes, mais comme les critères nécessaires à la décision. De ce fait, nous n’avons plus considéré la transgression comme un retour du désir refoulé par l’éthique, mais comme la contradiction morale pouvant éventuellement opposer une décision particulière et subalterne à une décision générale ou primordiale. Nous avons ensuite renoncé à une interprétation expiatoire du réglementant et restrictive du réglementé pour mieux autonomiser les faces de la norme et rendre compte d’une part de la dialectique entre des attentions (critiques des efforts à fournir) et des commandements (élection des méthodes à appliquer) et d’autre part de la dialectique entre des attentes (critique des biens à consommer) et des engagements (élection des mérites à obtenir). Ce faisant nous avons été conduits à concevoir le gage comme la garantie offerte par les formes timologiques à l’analyse des formes chrématologiques, et le titre comme la justification offerte par les formes chrématologiques à l’analyse des formes timologiques. Nous avons ainsi été en mesure de rendre compte du double aspect de commandement et d’engagement que présente toute décision et indiquer le caractère inséparable des deux questions kantiennes : « que dois-je faire ? » et « que m’est-il permis d’espérer ? »

Sur un plan terminologique, considérant que les mots choisis par Gagnepain pour désigner les formes éthiques (garant, caution ; congé, cas) étaient tributaires des interprétations auxquelles nous avons renoncé, nous avons révisé le vocabulaire axiologique en proposant des vocables plus aptes à rendre compte des formes éthiques et des faits moraux. Nous l’avons aussi complété en proposant des vocables pour désigner les identités et les unités morales ainsi que les catégories et les systèmes éthiques et moraux [73] (Figure 3).

Figure 3. Concept axiologiques

Voulant consolider les fondations d’une théorie médiationniste du parti architectural, nous nous sommes contentés d’en indiquer les thèses principales sans les développer. Une telle théorie a pour objet les cadres normatifs imposés à la production de l’habitat. À ce titre, elle doit rendre compte, entre autres : de la formalisation et de la formulation dont procède le parti, des deux aspects du parti que sont le commandement et l’engagement, et, enfin des aspects qualitatifs et quantitatifs de ce dernier : exigence et directives, régimes et ordres ; ambition et résolution, cause et quête. Chacune de ces thèses doit encore, non seulement être approfondie et développée, mais devrait surtout être confrontées à d’autres théories du projet d’architecture pour en estimer la « plus-value » théorique.

Soucieux de donner substance à notre propos et de faire entrevoir les vertus heuristiques d’une théorie médiationniste du parti architectural, nous avons illustré les concepts axiologiques en prenant à témoin les propos glossocritiques, les préceptes, de théoriciens de l’architecture de l’Antiquité et de l’Époque moderne. Ce faisant, nous avons entamé une axiologie des théories de l’architecture qui, avec l’appui d’une théorie du parti architectural, devrait être poursuivie. Ce faisant, nous avons aussi évité ce à quoi une théorie du parti architectural devrait servir : étudier le parti incorporé dans un corpus d’ouvrages architecturaux. Fastidieuses et hasardeuses, les études de ce type passent nécessairement par la réalisation de documents graphiques longs à produire et difficiles à déchiffrer par des néophytes et, sans un complément de documents ou d’informations historiques congruents, elles ont aussi bonne chance de n’exprimer que le désir de l’observateur. Nous avons évité de rencontrer ces difficultés et d’encourir ces risques dans le cadre de cet article dont les principaux motifs étaient, en définitive, de clarifier nos hypothèses et de formuler quelques thèses provisoires.

Références bibliographiques

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Notes

[1L’auteur remercie Jean-Claude Schotte pour les échanges de vue et les discussions qui ont fait suite à la parution dans le n°26 de Tétralogiques de son article « Ça casse mais pas n’importe comment... : Petite introduction à l’explication dialectique en axiologie », qui, lui-même, reprend et prolonge les travaux pionniers de Joël et Hubert Guyard. Ces échanges et ces discussions ont eu l’effet d’un catalyseur accélérant la cristallisation d’intuitions jusqu’alors en suspension.

[2Pleitinx, Théorie du fait architectural : Pour une science de l’habitat (2019).

[3Nous utiliserons, l’expression consacrée « processus de conception », pour désigner le processus global de mise au point de l’habitat, que nous aurons à déconstruire. Elle sera toujours placée entre guillemets pour marquer notre réserve vis-à-vis du mot « conception ». Même s’il peut s’entendre comme gestation ou procréation, ce vocable, proche de conceptualisation, laisse entendre à tort que le concept est le ressort, sinon le résultat du « processus de conception ».

[4Guyard et Guyard, Les troubles autolytiques : Quelques propositions pour tenter de comprendre l’obnubilation névrotique (1997), ID. , Approche clinique de la Norme : Un exemple de probation sans correction. L’hystérie en cause (1994), Schotte, Ça casse mais pas n’importe comment... : Petite introduction à l’explication dialectique en axiologie (2021).

[5Le mot critique provient du verbe krinein qui signifie discerner, discriminer, plutôt que juger, décider, ainsi que le note Anne Merker, dans Une morale pour les mortels : L’éthique de Platon et d’Aristote (2016), pp. 280, note 88.

[6Gagnepain, Du vouloir dire : Traité d’épistémologie des sciences humaines : II : De la personne, de la norme (1991), p. 227.

[7Nous extrapolons sur le plan du vouloir et étendons à toutes les opérations morales, l’opération sémantique qualitative qu’est l’appellation. Cf. René JONGEN, Quand dire c’est dire, pp. 163-164.

[8« (…) le sens n’est ni d’un côté ni de l’autre de l’équation : c’est l’équation elle-même » (Urien, La trame d’une langue : Le breton (1987), p. 61.)

[9Ainsi en va-t-il du fait langagier qu’est le sens : « (…) la constance du sens résulte de la variation des mots synonymes » (ibid., p. 15.)

[10La polymorphie de la décision est analogue à la synonymie du vocable. Cf. Gagnepain, Du vouloir dire : Traité d’épistémologie des sciences humaines : I : Du signe, de l’outil (1990), p. 86.

[11ID. (1991), p. 248.

[12Ibid., p. 245.

[13Ibid., pp. 249-250.

[14Gagnepain affirme que le terme noloir est « repris à Spinoza » (Gagnepain, Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation (2010), p. 159.) Cette affirmation est sujette à caution. Le verbe nolle, dont l’usage en latin est courant, apparaît, de fait, à plusieurs reprises dans la version originale de l’Éthique – sous diverse formes : « nolui », « volit nollit », « quod Deus noluerit omnia » etc. Le terme noloir n’apparaît ni dans la première traduction en langue française de l’Éthique, qui date de 1830, ni dans les Œuvres complètes, publiées en 1842. En outre, il est notoire que le « noloir » et le « non vouloir » ne sont pas des concepts clés du système philosophique de Spinoza.

[15ID. (1991), p. 177.

[16Ibid., p. 193.

[17Ibid., p. 195.

[18Ibid., p. 199.

[19Jongen, Quand dire c’est dire : Initiation à une linguistique glossologique et à l’anthropologie clinique (1993), pp. 16-17.

[20Gagnepain (2010), p. 164.

[21Cf. Schotte (2021), p. 102.

[22Aux yeux d’une théorie médiationniste du projet d’architecture, l’indécision, au double sens de désintérêt et d’hésitation, apparaît comme un opérateur crucial du « processus de conception ». Les théoriciens de l’architecture n’évoquent pour ainsi dire jamais cet aspect du travail de l’architecte, et pourtant son office principal, tel qu’il a été redéfini au milieu du XIVe siècle en Italie, pourrait bien être de suspendre la demande du maître de l’ouvrage et l’offre de l’entrepreneur pour demeurer, un temps, dans l’hésitation nécessaire à une prise de décision vertueuse. On pourrait ainsi voir dans la fonction même des architectes une reconnaissance institutionnelle de la tergiversation.

[23Pour une présentation des mécanismes rationnels présidant à l’émergence de l’habitat, en tant que fait rationnel, cf. Renaud Pleitinx, Ghita Barkouch, « The rise of the archtiectural fact » (2020).

[24Cf. préface de Blondel, Cours d’architecture enseigné dans l’académie royale : Première partie (1675).

[25Ibid., p. 23.

[26Perrault, Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens (1683), p. 1.

[27Ibid., p. 96.

[28Schotte (2021), p. 100.

[29Ibid.

[30Le dédoublement de la morale entre une face timétique et une face chrématique permet d’envisager, à titre d’hypothèse, un dédoublement des visées morales. D’une part, il est possible de distinguer les visées timétiques que nous appelons : pragmatisme (où les attentions sont rendues adéquates aux prix), rigorisme (où les prix sont rendus adéquats aux attentions) et activisme (le commandement est rendu adéquat à lui-même). D’autre part, il est possible de distinguer les visée chrématiques, que nous appelons : hédonisme (où les attentes sont rendues adéquates aux biens), puritanisme (où les biens sont rendus adéquats aux attentes), militantisme (où l’engagement est rendu adéquat à lui-même).

[31Gagnepain (1991), p. 108.

[32Guyard et Guyard (1994), p. 126.

[33Gagnepain (1991), p. 165.

[34Nous-mêmes sommes tombés dans ce piège, cf. Pleitinx (2019), p. 104.

[35Jongen (1993), p. 75.

[36Nous extrapolons ici sur le plan du vouloir, le mécanisme de la dénotation signifiée par une marque signifiante telle que décrite en glossologie. Cf. Urien, Une lecture de Jean Gagnepain : Du vouloir dire I : Du Signe (2017), p. 73.

[37Gagnepain (1991), p. 209.

[38Guyard et Guyard (1994), p. 128.

[39Gagnepain (1991), p. 209.

[40Ibid., p. 219.

[41Gagnepain (2010), p. 165.

[42Guyard et Guyard (1994), p. 126.

[43Gagnepain (1991), p. 75.

[44Nous extrapolons ici sur le plan du vouloir, le mécanisme de la pertinence signifiante par une fonction signifiée, telle que décrite en glossologie. Cf. Urien (2017), p. 72.

[45Gagnepain (1991), p. 209.

[46Guyard et Guyard (1994), p. 128.

[47Nous empruntons à Jean-Claude Schotte l’éclairante métaphore du chemin dans laquelle l’itinéraire (méthodes, démarches) représente le prix, l’effort à consentir, et la destination représente le bien, la satisfaction à obtenir. Cf. Schotte (2021), p. 109.

[48Vitruve, De l’architecture (2015), p. 35.

[49Alberti, L’art d’édifier (2004), p. 277.

[50De l’Orme, Le premier tome de l’architecture de Philibert de l’Orme (1567), pp. 19vo-20vo.

[51Palladio, Les quatre livres de l’architecture (1997), p. 19.

[52Alberti (2004), p. 279.

[53De l’Orme (1567), p. 3vo.

[54Palladio (1997), p. 19.

[55Gagnepain (1990), p. 126.

[56ID. (1991), pp. 204-205.

[57Ibid., p. 220.

[58Gagnepain (2010), p. 173.

[59ID. (1991), p. 221.

[60Kelsen, Théorie pure du droit : Introduction à la science du droit (1953).

[61Guyard et Guyard (1997), p. 113.

[62Nous reprenons ici les termes d’Alain Badiou dans, L’être et l’événement 2 : Logiques des mondes (2006), p. 86.

[63Les directives de Laugier ont été appliquées avec assiduité par de nombreux architectes, et tout particulièrement dans le monde anglo-saxon, mais elles ont aussi encouru de vives critiques, dont une des plus acerbes a été assénée par Goethe : « Qu’est-ce que ça nous fait que pour toi, connaisseur et philosophe français nouvelle manière, le premier homme capable d’invention pour subvenir à ses besoins enfonce dans la terre quatre troncs, y place quatre poutres et recouvre le tout de branches et de feuillage ? De cela peux-tu déduire ce qui convient à nos besoins actuels comme si tu voulais gouverner ta nouvelle Babylone avec ton paternalisme patriarcal simpliste. » (Goethe, Von Deutscher Baukunst, cité par Geert Bekaert dans Laugier, Essai + Observations sur l’architecture : Édition intégrale des deux volumes (1979), p. XX.)

[64ID. , Essai sur l’architecture, nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, avec un dictionnaire des termes, et des planches qui en facilitent l’explication, par le P. Laugier (1755), pp. 8-11.

[65Ibid., p. 22.

[66Ibid., p. 16.

[67Ibid., p. 17.

[68Ibid., pp. 20-22.

[69Ibid., p. 25.

[70Ibid., pp. 28-31.

[71Ibid., pp. 122-123.

[72Ibid.

[73Ces mises au point théoriques et terminologiques ne mettent pas en cause la nosographie des troubles de la norme établie par Gagnepain (cf. Gagnepain, Du vouloir dire : Traité d’épistémologie des sciences humaines : III : Gérir l’homme, former l’homme, sauver l’homme (1995), p. 64.), ni les observations cliniques réalisées par les Guyard (cf. Guyard et Guyard (1994), ID. (1997).)


Pour citer l'article

Renaud Pleitinx« L’axiologie à l’épreuve du projet architectural, et réciproquement », in Tétralogiques, N°27, Varia.

URL : http://tetralogiques.fr/spip.php?article201