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Clément de Guibert

[Cet article est paru initialement en 2004 dans la revue Marges Linguistiques, aujourd’hui disparue, au sein du numéro 7 dirigé par Michel Arrivé et Izabel Villela. Difficilement accessible aujourd’hui, la convergence de thème avec ce numéro de Tétralogiques a suggéré sa réédition.]
Linguiste et psychologue, enseignant-chercheur au département de Psychologie de l’Université Rennes 2 clement.deguibert chez univ-rennes2.fr.

Saussure, Freud, l’aphasie : d’un point de rencontre à la linguistique clinique

Résumé / Abstract

Freud s’est initialement consacré à l’étude de l’aphasie, considérée comme un trouble psychique. Il en appelle à l’époque, contre les anatomistes, à une théorie du langage pour rendre compte de cette aphasie ; parallèlement il affirme que la décomposition pathologique du langage est d’un intérêt crucial pour une théorie de cet « appareil de langage » qui deviendra « appareil psychique ». On peut se demander, avec M.Arrivé, si la psychanalyse n’est pas en partie l’élaboration de cette science du langage. Surtout Freud pose là, à propos de l’aphasie, les fondements de sa démarche clinique, transposée ensuite de manière restrictive aux troubles psychiatriques.
Peu après, dans des termes proches, Saussure convoque également l’aphasie, au moment où il délimite l’objet même de la linguistique : la faculté psychique de langage articulé, cette « faculté linguistique par excellence » précisément atteinte dans les aphasies. Selon S. Bouquet, Saussure pose, au-delà d’une linguistique générale, les fondements d’une science du psychisme, une psychologie à venir, révolutionnée par l’hypothèse de la valeur. Si Saussure n’est pas clinicien, cet apport de la clinique sera repris ultérieurement en linguistique.
À partir du rappel d’une rencontre possible et inattendue entre Freud et Saussure autour de l’aphasie, de la psychanalyse et de la linguistique autour de la méthode clinique, ce sont l’intérêt et les conditions historiques et actuels d’une linguistique clinique et d’une clinique linguistique qui sont abordés.

Summary

The first important study of Freud is his Contribution on aphasia, which he thought was a psychic disorder. He complained the necessity, against anatomist’s partisans, of a language theory to explain aphasia, and for the fact that pathological “decomposition” of language is crucially interesting for the study of that “language’s system” (or “apparatus”) which became later “psychic system”. It’s possible to say, with M.Arrivé, that psychoanalyse is in a part the formulation of this science of language. But also, Freud, with aphasia, works out the boundaries of his clinical method, applied latter restrictively at psychiatric disorders.
In similar terms, Saussure too approaches aphasia, at the moment when he delimits the object of his linguistics : the “psychic faculty of language” precisely impaired in aphasia. For S.Bouquet, Saussure works out the boundaries, beyond linguistics, of a future science of the psyche. If Saussure is not himself clinician, this clinical method will be latter applied in linguistics.
From this recall of a possible and surprising meeting between Freud and Saussure on the question of aphasia and clinical method, we approach here the interest and the conditions of a clinical linguistics and linguistic clinical.

Mots-clés
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Introduction

Concernant les rapports entre linguistique et psychanalyse, il est légitime de rechercher les points communs et divergences de la conception du langage et du psychisme qui a cours dans les deux disciplines : nous pensons notamment aux travaux de M. Arrivé (1987, 1994a, 1994b, 2003), à propos de la reprise psychanalytique des concepts linguistiques [1] ; ou encore à S. Bouquet (1992, 1997), à propos de la linguistique saussurienne comme programme d’une science du psychisme, de la sémiologie comme révolution possible de la psychologie. Il est aussi légitime, comme le fait par exemple J. Forrester (1984), de relever dans le travail de Freud sur les aphasies — et dans la conception du langage qui lui est liée — l’une des origines de la psychanalyse.

Mais nous voudrions rappeler qu’il est possible aussi de rechercher les points de rencontre méthodologiques, en particulier la place que peut tenir la clinique pour instruire les modèles théoriques. Nous entendons par « clinique » ici non pas la pratique thérapeutique mais l’étude et la prise en compte des pathologies justifiant l’élaboration théorique d’un modèle, les deux aspects étant présents dès l’origine dans la psychanalyse considérée à la fois comme cure et comme métapsychologie. Si la psychanalyse est une pratique clinique, qui tend à être une science (ou du moins une théorie) du langage ou du psychisme, la linguistique est, elle, une théorie du langage et du psychisme (du moins sous certains de ses aspects) qui pourrait bien tendre à être aussi une pratique clinique. Dès lors, de même que les rapprochements conceptuels rappelés notamment par M. Arrivé, la clinique ne pourrait pas être non plus la marque distinctive entre le linguiste et le psychanalyste.

La première œuvre importante, souvent méconnue, de Freud (Contribution à la conception des aphasies, 1891) est bien consacrée à l’aphasie, trouble du langage consécutif à une lésion neurologique ; Freud y fait explicitement appel à une théorie du langage pour contredire les approches anatomistes, et, surtout, c’est donc à propos de l’aphasie qu’il pose les fondements de son approche clinique du psychisme, étendue mais restreinte ensuite aux seuls troubles psychiatriques. Cette méthode clinique apparaît donc bien indépendante de ce sur quoi elle porte (pathologie neurologique ou psychiatrique), et ne relève pas spécifiquement de l’étude des « maladies mentales » ni de la psychanalyse.

Quant à Saussure, il fait également appel à la clinique et précisément à l’aphasie, pour l’élaboration même de l’objet de sa linguistique en fondation, en un passage rapide mais essentiel du Cours. Préfigurant l’intérêt ultérieur de linguistes pour la clinique aphasique, il montre, là où le clinicien Freud fait appel à une théorie du langage pour expliquer l’aphasie, que cette fois c’est bien le théoricien du langage qui peut s’intéresser aux pathologies et en tirer enseignement pour sa formalisation du langage.

En revenant aux démarches de Freud et de Saussure, nous voulons souligner le caractère prometteur et peut-être trop peu connu de la linguistique clinique. D’un côté la linguistique est un apport pour les cliniciens, celui d’un modèle explicatif (et non pas simplement descriptif) permettant de comprendre et différencier les troubles langagiers, qu’ils soient neurologiques ou psychiatriques ; de ce point de vue, la linguistique peut indéniablement permettre au psychanalyste d’affiner sa conception du langage. Et, dans un mouvement inverse, la clinique est également un apport indéniable pour le linguiste quant à sa modélisation du langage ; le linguiste peut se faire clinicien, et s’instruire de l’étude des pathologies, celles-ci questionnant de manière relativement décisive ses concepts et distinctions théoriques.

1. Freud linguiste ? Freud, l’aphasie, le langage

Freud, médecin, — la distinction neurologie-psychiatrie n’existant pas à l’époque sous la forme actuelle — a d’abord, on le sait, mené des travaux neurologiques. Dans sa Contribution à l’étude des aphasies de 1891, il offre une participation importante à l’approche et à la conception de ces troubles du langage d’origine neurologique, préfigurant ainsi de manière étonnante les travaux, par exemple, de R. Jakobson et de la neurolinguistique qui allait suivre. Paradoxalement, l’apport des troubles du langage à une science du langage a donc été affirmé et précisé non par un linguiste, mais par le fondateur de la psychanalyse ; et cela, deuxième paradoxe, non pas à propos des troubles psychiques psychiatriques mais d’un trouble neurologique ­­— qu’il qualifiait aussi d’ailleurs, sans contradiction, de psychique.

Freud en appelait ainsi déjà à confronter les conceptions de l’époque de ce qu’il appelle « l’appareil du langage » – qui préfigure « l’appareil psychique » de la psychanalyse – à la prise en compte des troubles du langage. Une conception adéquate et cohérente de cet « appareil du langage », fondée donc sur la prise en considération des différentes aphasies, était de plus considérée par Freud comme une condition préalable nécessaire à toute localisation cérébrale adéquate des fonctions.

Et c’est à propos de l’aphasie que Freud a d’abord explicité sa conception originale des rapports entre le modèle théorique et l’expérimentation clinique. En des termes que Saussure n’aurait peut-être pas reniés, il définit bien en 1888 l’aphasie comme une « maladie psychique » [2] :

Par aphasie on comprend la suppression ou la diminution de la capacité d’exprimer ses pensées par des signes conventionnels, ou de comprendre de tels signes, en dépit d’un degré suffisant d’intelligence, et malgré l’intégrité des appareils périphériques sensoriels, nerveux et musculaires qui participent à l’expression ou à la compréhension du langage. L’état de surdité-mutisme, l’absence de langage chez les débiles et la suppression du langage dans le coma, ainsi que la paralysie de la langue et des lèvres ne sont par conséquent pas impliqués dans la notion d’aphasie. L’aphasie est une maladie psychique. (Freud, 1888, pp.41-42, nous soulignons) [3].

Dans sa Contribution, Freud critique principalement l’attitude neurologique classique, représentée par K. Wernicke et L. Lichtheim, consistant à expliquer les aphasies à partir des facteurs anatomiques [4]. Grâce à une discussion serrée des conceptions du langage de ces derniers dans leur rapport aux symptômes aphasiques effectifs — en montrant en particulier qu’une aphasie isolée par Wernicke, selon son schéma d’explication, ne devrait pas présenter les symptômes que le tableau clinique présente effectivement [5] —, il pose d’autres considérations anatomiques et la nécessité d’une approche psychologique du langage et des symptômes aphasiques. Il écrira ultérieurement à propos de cette contribution :

L’étude critique présente récuse cette conception des aphasies [qui consiste à ramener à des facteurs de localisation les symptômes les plus subtils de l’aphasie] et essaie de substituer des facteurs fonctionnels aux facteurs topiques en vue d’expliquer ces troubles (...). La nature même du sujet ici traité a nécessité de prendre en compte la ligne de démarcation entre l’approche physiologique et l’approche psychologique du problème (Cité en préface par R. Kuhn, dans Freud, 1891, p. 9, nous soulignons).

Si dans le premier moment de cet ouvrage, Freud critique donc les conceptions classiques qui se basent dans leur explication sur l’anatomie, cette critique l’amènera à poser, à partir des tableaux aphasiques, d’autres hypothèses sur le langage [6] — ce que l’on peut appeler un modèle — et à envisager selon ces nouvelles hypothèses d’autres types d’aphasie [7] — ce que l’on peut appeler une expérimentation —, créant au passage, notamment, le terme d’agnosie qui demeurera. Au-delà du contenu même des hypothèses, c’est la démarche qui nous semble importante et que nous voulons relever ici, qui pose le fondement d’une linguistique clinique :

Nous voulons, sur la base d’une telle structure de l’appareil du langage, vérifier quelles sont les hypothèses auxquelles nous avons recours pour expliquer les troubles du langage, ou autrement dit ce que nous apprend l’étude des troubles du langage pour la fonction de cet appareil. De plus, nous voulons séparer autant que possible le point de vue psychologique du point de vue anatomique (Freud, 1891, p. 122, nous soulignons).

Toute la psychanalyse — sous l’angle ici de la psychanalyse comme théorie du psychisme, métapsychologie et non seulement comme technique thérapeutique —, peut être ainsi considérée comme « ana-lyse », dissolution, psycho-analyse ou décomposition du psychisme, appuyée sur les dissociations cliniques, sur le modèle de la chimie comme le rappelle Freud [8]. Et c’est bien à une théorie du langage, une approche fonctionnelle, que Freud en appelle au terme de cette étude et au vu de l’insuffisance de l’approche anatomiste :

Lorsque Wernicke eut découvert la relation entre l’aire qui porte son nom et l’aphasie sensorielle, l’espoir a dû naître que l’on puisse comprendre [la] multiplicité [des troubles du langage] grâce aux seules circonstances de la localisation. Il nous semble maintenant que l’importance du facteur de la localisation pour l’aphasie a été exagérée et que nous ferions bien de nous occuper à nouveau des conditions fonctionnelles de l’appareil du langage (Freud, 1891, p. 155, nous soulignons).

La préoccupation anatomique est donc subordonnée à ce qu’il appelle le « point de vue psychologique » qui en est nettement « démarqué » et qui est lui-même en correspondance avec les phénomènes pathologiques « fonctionnels ». En substance, Freud affirme donc ici qu’on ne peut faire l’anatomie du langage sans poser préalablement un modèle psychologique du langage, sauf réductionnisme [9], et que les distinctions que ce modèle introduit doivent se vérifier par la « décomposition » clinique, où l’on retrouve l’explicitation de la métaphore du cristal brisé, plus de quarante ans auparavant :

Pour la psychologie, le « mot » est l’unité de base de la fonction du langage, qui s’avère être une représentation complexe, composée d’éléments acoustiques, visuels et kinesthésiques. La connaissance de cette composition nous la devons à la pathologie, qui nous montre qu’en cas de lésions organiques dans l’appareil du langage, il se produit une décomposition correspondante du discours suivant cette composition (Freud, 1891, p. 123, nous soulignons).

On ne peut pas comprendre l’aphasie sans une théorie du langage, c’est une des conclusions de Freud. Et cette théorie, en son absence à l’époque, il s’attelle à la construire. Il distinguera notamment la perte de la représentation de mots (l’aphasie), de la perte de la représentation de choses pour laquelle Freud crée le terme d’agnosie. Ce concept supplantera le terme de « cécité de l’âme » de Lissauer (1890), premier descripteur de ce trouble perceptif — le terme d’agnosie étant toujours en vigueur dans la littérature neurologique et neuropsychologique.

Si la distinction entre représentation de mot et représentation de chose n’est pas sans faire penser à la distinction saussurienne entre concept et image acoustique, signifié (ou référent ?) et signifiant, nous pouvons cependant suivre M. Arrivé (2003) quand il montre que cette ressemblance n’est qu’apparente :

L’essentiel de cette conception de la représentation de mot est à la fois substantialiste et synthétique. Par là elle s’oppose à peu près totalement à la conception saussurienne, en dépit de l’apparente parenté terminologique (…). [Quant à la représentation de chose] il n’est pas très aisé de déterminer si Freud pense, en termes linguistiques contemporains, à un référent ou à un signifié. Il semble toutefois qu’on soit plus proche d’un référent perceptuellement saisi plutôt que conceptualisé (…) (Arrivé, 2003, p. 11).

Que toute la suite de l’œuvre de Freud soit l’élaboration de cette théorie du langage (ou du psychisme ?) préfigurée dans ces études sur l’aphasie, théorie du langage encore effectivement présentée dans son dernier ouvrage, l’Abrégé de psychanalyse (1938), on peut effectivement le penser [10].

Mais aussi, c’est cette démarche théorico-clinique, où les clivages cliniques viennent instruire et justifier les clivages théoriques, et où l’observation clinique est elle-même instruite par un modèle théorique, qui peut être considérée comme une contribution importante de la démarche freudienne, qui est d’abord mise en place à propos de l’aphasie, ensuite à propos des maladies mentales, et qui sera formulée bien plus tard dans la célèbre métaphore du cristal [11].

2. Saussure et les linguistes, cliniciens ? Saussure, l’aphasie, le psychisme

Saussure convoque la pathologie aphasique, à une unique reprise, il est vrai, mais de façon tout de même relativement décisive : il le fait au moment clé où il discute de l’objet même de la linguistique — lorsqu’il argumente sa conception selon laquelle le « langage » dans sa complexité ne peut pas être un objet pour la linguistique, plus particulièrement le fait que la considération physiologique de l’appareil vocal n’est aucunement pertinente dans la définition du système de signes caractérisant le « langage articulé ». L’argumentation est d’abord théorique :

La question de l’appareil vocal est donc secondaire dans la question du langage. Une certaine définition de ce qu’on appelle langage articulé pourrait confirmer cette idée. En latin, articulus signifie : membre, partie, subdivision dans une suite de choses ; en matière de langage, l’articulation peut désigner ou bien la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des significations en unités significatives (...). En s’attachant à cette seconde définition, on pourrait dire que ce n’est pas le langage parlé qui est naturel à l’homme, mais la faculté de constituer une langue, c’est-à-dire un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes (Saussure, 1916, p. 26).

Mais c’est l’argument clinique qui, de notre point de vue, s’il ne fournit pas bien sûr lui-même l’hypothèse théorique, est décisif au moins pour réfuter la pertinence de la considération physiologique dans l’objet de la linguistique :

Broca a découvert que la faculté de parler est localisée dans la troisième circonvolution frontale gauche ; on s’est appuyé là-dessus pour attribuer au langage un caractère naturel. Mais on sait que cette localisation a été constatée pour tout ce qui se rapporte au langage, y compris l’écriture, et ces constatations, jointes aux observations faites sur les diverses formes d’aphasie par lésion de ces centres de localisation, semblent indiquer : 1° que les troubles divers du langage sont enchevêtrés de cent façons avec ceux du langage écrit ; 2° que dans tous les cas d’aphasie ou d’agraphie, ce qui est atteint, c’est moins la faculté de proférer tels ou tels sons ou de tracer tels ou tels signes que celle d’évoquer par un instrument, quel qu’il soit, les signes d’un langage régulier. Tout cela nous amène à croire qu’au-dessus du fonctionnement des divers organes il existe une faculté plus générale, celle qui commande aux signes, et qui serait la faculté linguistique par excellence (Saussure, 1916, pp. 26-27, nous soulignons).

Bien sûr, Saussure ne s’y attarde pas, mais il faut tout de même insister sur le fait que l’argument clinique vient à point nommé au moment crucial où il pose l’objet même de la linguistique, la langue comme système de signe qui est « un tout en soi et un principe de classification », par opposition au langage, considéré comme « amas confus de choses hétéroclites sans lien entre elles », « multiforme et hétéroclite, à cheval sur plusieurs domaines, à la fois physique, physiologique et psychique ... » (idem, p. 25). L’aphasie, parce qu’elle altère tout autant l’écriture que la parole, conforte — même si elle n’apporte pas l’hypothèse elle-même — inséparablement l’impossibilité d’assimiler la faculté linguistique de signe au langage parlé et donc la possibilité de poser un objet différencié et autonome par rapport aux aspects acoustiques ou articulatoires de la parole [12].

On notera en tous cas la parenté avec Freud au niveau de la conception du langage comme une réalité psychique et non naturelle, mais néanmoins cérébralement conditionnée, ce qui n’est pas une contradiction : cela signifie que la fonction considérée n’est pas une fonction simple, de type sensori-motrice. Pour ces deux auteurs, le qualificatif de « psychique » ne signifie pas qu’il n’y a pas de substrat cérébral ; il signifie que les processus en jeu sont des processus non réductibles à des processus élémentaires, simples.

Dans le prolongement de ces rappels sur la rencontre possible entre Saussure et Freud autour de l’aphasie, on peut citer les travaux de S. Bouquet et la lumière qu’il jette sur la démarche de Saussure à travers sa relecture-réécriture du Cours de Linguistique Générale. On peut rappeler ainsi que pour Saussure l’objet de la linguistique est de nature psychologique : « on a un objet de nature concrète bien que purement spirituel », l’image acoustique est une « empreinte psychique » (cité par Bouquet, 1997, p. 104). La parenté avec les termes de Freud est là aussi apparente :

De la langue nous avons fait un objet, fait de nature concrète. Ces signes ne sont pas abstractions, tout spirituels qu’ils soient (…) ; c’est un ensemble de réalités semblables aux autres réalités psychiques (cité par Bouquet, 1997, p. 125).

Saussure se détache de la psychologie de son époque, mais il inclue résolument la linguistique dans une psychologie à venir, une science de l’esprit, que la linguistique pourrait bien préfigurer ou révolutionner…, orientant vers une sémiologie ou une grammaire incluant une sémantique et une théorie de la référence (Bouquet, 1992). Le fondateur de la linguistique générale, comme le fondateur de la psychanalyse [13], fait en effet une critique sévère de la psychologie de l’époque :

Aucun psychologue moderne ou ancien, en faisant allusion à la langue, ou en la considérant même comme un véhicule de la pensée, n’a eu un seul instant une idée quelconque de ses lois (cité par Bouquet, 1997, p. 203).

À suivre S. Bouquet, alors que l’on a pu voir dans la psychanalyse une théorie du langage, on peut en effet voir la linguistique comme une psychologie du langage. Le Cours tel qu’il a été rédigé occulte le lien entre linguistique et faits psychiques ; la sémiologie est bien le germe d’une nouvelle psychologie :

La question cruciale est celle des principes d’une science de l’esprit, fondée sur une théorie des signes appliquée, qu’on peut appeler ou non psychologie du langage, mais en rupture avec la psychologie existante (Bouquet, 1997, pp. 209-211).

3. Où en est la linguistique clinique ?

Qu’en est-il actuellement de cette « rencontre » de Freud et de Saussure autour de l’aphasie, et plus généralement de l’apport de la clinique et de l’apport des pathologies à une modélisation du langage ?

La question peut être formulée ainsi : quelles sont les conditions d’un apport réciproque de la linguistique et de la clinique, des sciences du langage et des études des pathologies du langage – que ces pathologies soient d’origine neurologique ou psychiatrique, adultes ou infantiles ? Cette question est double : quelles sont les conditions, pour les cliniciens, d’un apport des sciences du langage à la compréhension des troubles langagiers ? Quelles sont les conditions, pour les linguistes, d’un apport de la clinique à l’élaboration d’une explication scientifique du langage ?

La réponse à cette question n’est pas une évidence, comme en témoigne l’histoire plus ou moins chaotique de la collaboration entre les linguistes et les cliniciens, neurologues, psychanalystes ou psychiatres.

À l’étape actuelle de cette histoire, après des années fastes — notamment celles de la linguistique structurale dans le domaine de l’aphasie, de la reprise lacanienne, ainsi que de quelques tentatives analogues concernant les anomalies langagières en psychiatrie —, le terrain clinique est actuellement largement occupé par les sciences cognitives et les linguistiques de type cognitif qui peuvent s’y dissoudre. À notre connaissance, il n’y a que les travaux effectués à la suite de la collaboration de J. Gagnepain et O. Sabouraud [14] qui persévèrent dans la voie d’une linguistique clinique non cognitive.

De plus, cette situation n’est pas propre au champ du langage et de la neurologie. Si la linguistique structurale (et avec elle la première version de la neurolinguistique) a cédé le pas à la linguistique cognitive pour ce qui concerne les déficits langagiers d’origine neurologique, la psychanalyse et la psychiatrie freudiennes peuvent « s’inquiéter » également de l’émergence actuelle de la branche « psychopathologie cognitive » de la tentaculaire psychologie cognitive [15].

Quand O. Soutet (1995), par exemple, consacre un chapitre aux « Formes cliniques de l’aphasie » (pp. 98-103), inspiré de l’ouvrage de Lecours et Lhermitte (1979), cet exposé n’a guère qu’une justification d’information : l’aphasie, ça existe, voilà comment elle se présente. Cette prise en compte n’a pas de conséquence pour la modélisation linguistique — même s’il ne s’agit que d’un ouvrage d’introduction destiné à un large public.

Pour O. Soutet d’ailleurs, si « les méthodes et les concepts issus de la linguistique sont (…) exploités par le neuropsychologue pour l’identification et le classement des troubles » (p. 62) il n’est pas fait mention de l’éventualité d’un apport, inverse, de la clinique à la linguistique, sinon en rappelant, sans plus, que Jakobson a lui-même infléchi sa démarche : en 1956 il voulait valider une dichotomie linguistique à partir de la clinique ; en 1964, il met la linguistique au service de l’étude des aphasies (p. 80). O. Soutet reprend ici la conception classique en neurolinguistique selon laquelle la linguistique peut aider, seulement, dira-t-on plus tard, à décrire les symptômes, et non à les expliquer (p. 82).

Pourtant, il y a une heuristique de la démarche clinique où les pathologies notamment permettent d’instruire et de vérifier les hypothèses théoriques, jouant le rôle d’une expérimentation et, inversement, où un système théorique permet d’expliquer et d’élaborer la clinique, jouant le rôle d’une modélisation.

Dans les explications possibles de cette disparition de la clinique dans les linguistiques non cognitives — mis à part donc les travaux déjà mentionnés issus de J. Gagnepain et O. Sabouraud —, la neurolinguistique et la question des aphasies (qui sont les troubles du langage d’origine neurologique les plus anciennement et les plus précisément étudiés) jouent ici un rôle exemplaire pour l’ensemble des études cliniques : selon une opinion courante, sur laquelle il faut revenir pour la contester, la linguistique aurait fourni une description superficielle des symptômes aphasiques mais aurait échoué à les expliquer [16].

3.1. Quelques retours sur l’aphasie et l’histoire de la neurolinguistique

Pour ceux qui sont familiarisés avec les pathologies neurologiques ou psychiatriques, il est habituel de constater une discordance entre la théorie et la clinique, à savoir que les délimitations cliniques — la spécificité et l’autonomie des troubles les uns par rapport aux autres —, ne correspondent pas aux délimitations conceptuelles classiques des sciences du langage, que ces délimitations soient particulières ou, ce qui est plus inquiétant — ou intéressant ? —, générales : des troubles qui concernent pourtant le langage ne trouvent pas place dans la distribution conceptuelle ; des concepts n’ont pas de correspondant clinique ; quand concepts et troubles semblent pouvoir se rejoindre, ils ont des frontières qui ne coïncident pas.

Cette discordance a été d’abord et le plus précisément constatée à propos des études linguistiques qui se sont consacrées à l’étude des aphasies [17]. Lieu d’investissement des linguistes, qu’ils soient d’obédience structurale, fonctionnaliste ou, de façon moindre, générativiste, l’aphasie a été aussi le lieu où s’est jouée la marginalisation des études proprement linguistiques sur l’aphasie au profit de la neuropsychologie et de la neurolinguistique cognitives. Sans retracer l’histoire des rapports entre linguistique et neurologie [18], on sait qu’elle est marquée par la naissance — située classiquement à la publication en 1939 du travail commun d’un neurologue, d’un psychologue et d’une linguiste phonéticienne [19] et, surtout, au travail de R.Jakobson [20] — d’une nouvelle discipline, la neurolinguistique [21].

Or, avec les études linguistiques des aphasies, le savoir linguistique classique, avec ses concepts et ses distinctions théoriques, se trouve remis en question. O. Sabouraud résume ainsi le constat fait dans les années 1980 à propos de ces études :

[Ces études] se révèlent de peu d’usage. Elles fournissent un vocabulaire permettant de décrire les productions verbales des malades avec un peu plus de détail et de précision : mais lorsqu’on les applique à des malades ou à des groupes de malades dont le discours ou les « fautes » sont visiblement différents et contrastés, les clivages ne s’établissent pas selon la grammaire de l’école (il n’y a pas d’aphasie des noms, ou des verbes, ou des conjonctions), ni selon les catégories de la linguistique classique (on observe des fautes dans la syntaxe ou dans la morphologie pour différents types d’aphasie, mais ce sont des fautes différentes) (…). Il apparaît ainsi que les analyses traditionnelles des langues et des conduites langagières ne sont pas en mesure de répondre aux questions posées par la clinique des aphasies, de fournir une base théorique pour isoler et justifier l’isolement des symptômes, la reconnaissance des syndromes (Sabouraud, 1995, p. 21). [Ajoutons] qu’on ne trouve pas non plus, dans les syndromes aphasiques, de trouble isolé du phonème, du monème, du syntagme, de la phrase ou du discours (Sabouraud, 1988, p. 25).

Dans ce bref rappel historique sur la neurolinguistique, il faut toutefois faire une place particulière à l’essai de Jakobson (1956) d’interpréter, à partir notamment du matériel clinique apporté par Goldstein (1948), les deux types connus et réguliers d’aphasie, l’aphasie dite de Broca (ou aphasie « motrice », ou encore aphasie « efférente » pour Luria) et l’aphasie dite de Wernicke (ou aphasie « sensorielle »), comme des déficits respectifs des axes saussuriens, l’axe syntagmatique et l’axe paradigmatique [22]. La linguistique structurale postulant que le langage met en jeu deux « modes d’arrangement », l’enjeu consiste à vérifier si les troubles du langage sont bien dissociables en deux types, ceux que Jakobson a initialement appelé en 1956 le trouble de la combinaison (ou contiguïté) et le trouble de la sélection (ou similarité). Revenant en 1964 sur ses hypothèses, il cherchera cette fois à reprendre la classification établie par Luria (1962) en 6 types d’aphasie (dont les deux principaux types sont rebaptisés aphasie « d’encodage » et aphasie de « décodage ») et à les interpréter dans le cadre théorique de la linguistique.

L’idée de Jakobson semble bien, au moins en 1956 et même s’il l’explicite peu, que, si la linguistique d’un côté permet d’expliquer les deux types d’aphasies connus, cliniquement et anatomiquement distincts, d’un autre côté l’aphasie permet, en retour ou dans le même temps, de valider des distinctions théoriques :

La désintégration aphasique des structures verbales peut ouvrir au linguiste des perspectives neuves sur les lois générales du langage [et] l’application de critères purement linguistiques à l’interprétation et à la classification des faits d’aphasie peut contribuer de façon substantielle à la science du langage et des troubles du langage (Jakobson R., 1956, pp. 44-45).

Dans une optique générativiste et toute proportion gardée eu égard à la différence de modèle, c’est la même préoccupation, plus précisément formulée, que montrent par exemple d’autres auteurs comme E. Weigl et M. Bierwisch (1970) qui considèrent que l’étude clinique permet de « tester la réalité psychologique de certains modèles théoriques ». Si le comportement verbal — ou performance — est un ensemble complexe de composantes qui ne peut être examiné directement chez le normal mais que la pathologie, elle, dissocie, ils en déduisent logiquement que : « si on peut montrer assez clairement que, dans un cas pathologique donné, une (ou plusieurs) de ces composantes (ou sous-composantes) a une perturbation que les autres n’ont pas, alors ces (sous) composantes doivent être considérées comme des unités fonctionnelles relativement autonomes, même dans la performance normale », les dissociations cliniques venant ainsi valider les hypothèses théoriques.

L’hypothèse de Jakobson sur les aphasies a en tout cas suscité de nombreux travaux qui ont, dans le même temps, mis en valeur, de manière particulière, ses imperfections et confirmé, de manière générale, l’intérêt heuristique indéniable de cette hypothèse [23]. Sans revenir plus précisément sur ces imperfections, rappelons, notamment, que la distinction entre axe paradigmatique et axe syntagmatique, ainsi qu’entre sélection et combinaison telle que considérée par R. Jakobson, s’avéra relativement inadéquate aux réalités cliniques : l’une et l’autre des aphasies (de Broca ou de Wernicke) comportent en fait des altérations de la combinaison et de la sélection, avec des symptômes se manifestant à la fois dans la syntaxe et dans la morphologie pour chaque type d’aphasie (ce qui nécessitera, nous y revenons plus loin, chez Gagnepain et Sabouraud le passage du couple, trop complexe, de sélection/combinaison à celui de différenciation/segmentation). C’est ce constat que précisent respectivement H. Guyard et O. Sabouraud :

Les cliniciens ne peuvent que souligner le fait (…) que les différences entre l’agrammatisme et le paragrammatisme sont davantage d’ordre quantitatif que qualitatif. On remarque en effet la similitude qualitative des déviations syntaxiques ou morphologiques chez ces deux catégories d’aphasiques. Les traits ayant d’abord apparu caractéristiques de l’un des troubles se retrouvent dans l’autre groupe. (…) Du point de vue théorique, il est extrêmement difficile de comprendre ce qui distingue les erreurs lexicales, morphologiques et syntaxiques des aphasiques de Wernicke des erreurs textuelles, morphologiques et syntaxiques des aphasiques de Broca (…). L’aphasie de Broca et en particulier son agrammatisme ont été expliqués par un défaut d’analyse syntaxique. Mais cette même explication a pu servir à qualifier certains aspects de l’aphasie de Wernicke, en particulier les troubles rangés sous le terme de « dyssyntaxie » (Guyard, 1994, pp. 59 et 61).

La division introduite par Jakobson entre sélection fondée sur la similarité et combinaison fondée sur la contiguïté (…) a déçu dans la mesure où la syntaxe et le lexique sont atteints l’un et l’autre, dans l’un des groupes d’aphasie comme dans l’autre (Sabouraud, 1995).

C’est ainsi que nombre de cliniciens ont pu renoncer à faire appel à la linguistique :

Le bilan de cette interdisciplinarité a été apprécié par les cliniciens comme limité ou même plutôt décevant. Pour beaucoup la linguistique n’est au mieux qu’un lexique particulier, permettant de décrire chez les aphasiques les avatars des phonèmes, des monèmes, des syntagmes... Ce placage d’un savoir sur une expérience permet une description plus précise, détaillée, sans faire avancer la connaissance (…). Il n’y a guère de progrès par rapport aux présentations neurologiques traditionnelles (Sabouraud, 1988, p. 25).

Face à cette discordance entre théorie et clinique, il apparaît qu’il y a trois solutions possibles. La première consiste à délaisser la prise en compte des troubles du langage, en se privant de ce qui nous semble pourtant être une source de validation et de découverte pour les théories linguistiques, et en laissant le voile sur cette discordance, cette non coïncidence entre distinctions linguistiques théoriques et dissociations cliniques du langage. La deuxième, celle qui a prédominé, consiste à se prévaloir de l’insuffisance en l’état des hypothèses initiales de Jakobson ou de celles qui en sont dérivées pour revendiquer l’insuffisance globale de la linguistique elle-même, et à s’inscrire dans une démarche générative et/ou cognitiviste. Dans ce cas, c’est aussi au principe systémique original formulé par Saussure que l’on renonce. La troisième consiste au contraire à prendre acte de l’insuffisance relative des hypothèses initiales concernant la sélection et la combinaison, à les rectifier pour les rendre adéquates aux réalités cliniques. Cela implique une révision du modèle linguistique en fonction des dissociations cliniques – ainsi qu’une méthode clinique distincte de la neuropsychologie cognitive, cette dernière se fondant sur la mesure des erreurs et non sur la logique des performances pathologiques.

3.2. Quelques élément sur les limites de la « neuropsycholinguistique cognitive »

Selon donc la deuxième solution que nous venons d’évoquer, c’est la linguistique elle-même — la linguistique qui revendique son autonomie par rapport à la psychologie cognitive — qui serait elle-même inapte à acquérir le statut d’un modèle, et donc incapable d’apporter l’occasion d’une expérimentation, même si elle a permis d’apporter une terminologie et une précision descriptive « superficielle ». Ce type de critique, à l’époque où elle voit le jour, est dérivée de la critique de la linguistique structurale par les tenants de la grammaire générative avec, notamment, la mise en exergue de la distinction entre compétence et performance, structure profonde et structure de surface.

Cette opinion est par exemple celle de J. Dubois (1977) qui avance que :

Le bilan très provisoire de la neurolinguistique peut se résumer à quelques grands traits. Les diverses théories linguistiques, si elles ont échoué en définitive à donner une représentation consistante des aphasies, ont entraîné, par les problèmes qu’elles posaient, un approfondissement général et une systématisation des descriptions des perturbations du langage et ont mis en évidence la complexité des relations entre les performances. En retour la neurolinguistique, sans pouvoir ni valider ni infirmer des théories linguistiques qui n’ont jamais pu accéder au statut de modèle, a conduit les linguistes à envisager avec moins de schématisme élémentaire les rapports entre signifiant et signifié, entre les niveaux ou entre les formes écrites et parlée de la langue. (Dubois, 1977, p. 36)

Plus récemment, c’est de la même manière que J.-L. Nespoulous présente l’évolution profitable selon lui de la neurolinguistique en « neuropsycholinguistique cognitive ». Il reprend le reproche fait aux premières études linguistiques, de type structural, d’une simple description avec une « absence de caractère interprétatif ou explicatif » :

[C’est avec la psychologie cognitive] que [naîtrait] le désir de caractériser l’organisation et le fonctionnement des représentations mentales que l’esprit humain doit manipuler dans le cerveau lors de toute tâche de production et de compréhension du langage (…) [et] d’expliquer par quels niveaux de représentation et par quels processus l’être humain doit logiquement passer pour effectuer la transmutation du sens en son (en production) et du son en sens (en compréhension) (…). En pratique clinique courante, cette évolution (…) eut pour effet principal de ne plus limiter l’étude des troubles du langage dans l’aphasie à la double description (site lésionnel + définition de la nature superficielle des symptômes) ( …) mais, plus ambitieusement, de tenter de cerner le(s) déterminisme(s) sous-jacent(s) des manifestations de surface (ou symptômes) relevées chez tel ou tel patient (…). (Nespoulous, 1994, p. 318)

Cette opinion nous semble devoir être nuancée sinon contestée pour deux raisons. La première est qu’il paraît difficile de dire que la linguistique n’avait pas le statut de modèle explicatif et qu’elle s’est donc cantonnée à une description superficielle des symptômes. Si l’on accepte de considérer que les concepts, par exemple, de sélection et de combinaison, ou de phonèmes et de monèmes, désignent des opérations mentales ou psychiques relevant de la capacité de langage (ou la « faculté de langage articulé » dont parlait Saussure), alors les hypothèses de trouble de la sélection, de la combinaison, du phonème ou du monème sont des modèles explicatifs qui peuvent donner (et qui ont donné) lieu à expérimentation.

Le fait que ces concepts soient insuffisants, et notamment trop généraux par rapport à la distinction établie entre aphasie de Broca et aphasie de Wernicke, permet difficilement de conclure qu’ils ne soient pas, en eux-mêmes, des hypothèses explicatives sur les déterminismes des troubles, et, corrélativement, qu’ils seraient de simples descriptions. Comme toute hypothèse scientifique — et celles de la psychologie cognitive n’y échappent pas non plus —, elles se révèlent à partir d’un certain degré d’expérimentation relativement inadéquates à l’expérience et donc en conséquence à rectifier.

La deuxième raison est que le gain acquis en passant des hypothèses, même insuffisantes, de la linguistique, aux conceptions cognitives sur les aphasies n’est pas une évidence ; on passe d’hypothèses qui encadraient la classification et la compréhension de la logique de chaque syndrome aphasique anatomo-cliniquement établi à un éclatement et une prolifération conceptuels et descriptifs dont la cohérence est difficile à cerner. Il n’est qu’à parcourir les chapitres consacrés à l’aphasie dans les traités de neuropsychologie pour constater qu’il n’y a pas de conception et de classification opérantes de l’ensemble des aphasies.

C’est ce que constate par exemple O. Sabouraud, à propos de la mise en œuvre de la démarche de la psychologie en clinique :

[Elle a ancré la clinique] dans un néo-associationnisme potentiellement réducteur. La méthode veut que les modèles soient toujours plus complexes, avec plus de boîtes et de flèches, plus de fragmentation ; un même patient devient alors porteur d’une multitude d’atteintes différentes, faisant l’objet d’autant d’études (et éventuellement de publications) différentes, sans que l’on s’étonne de cet éclatement systématique des tableaux cliniques, sans qu’on le perçoive comme un effet induit par la méthode. Le parti pris de fragmentation a aboli la question traditionnelle : qu’est-ce qui est touché ? N’y a-t-il pas dans un tableau clinique une cohérence ? une logique interne ? (…) Désormais, il n’y a plus tellement à comprendre les performances des malades, mais à tester l’hypothèse d’un mécanisme particulier de la compréhension, de l’expression, de l’écriture (…). Les syndromes ne sont plus pour la neuropsychologie des complexes de symptômes effectivement associés en clinique, mais des échecs à un test (…). Les tableaux anatomo-cliniques que la neurologie avait cru pouvoir séparer (aphasie de Broca, aphasie de Wernicke, apraxie idéomotrice, agnosie aperceptive…) sont simplement récusés (Sabouraud, 1995, pp. 51-53).

3.3. Pour une linguistique clinique

Dans une autre optique, O. Sabouraud et J.Gagnepain (1963, 1965) dont on n’a parfois, semble-t-il, peu vu l’originalité par rapport aux hypothèses initiales de R. Jakobson, ont révisé les hypothèses de ce dernier en fonction des faits cliniques. Tel que le résume encore O. Sabouraud :

Il apparaît ici que (…), pour être utile, une théorie linguistique doit être confrontée à l’existence des deux groupes d’aphasies et mise en question, révisée, approfondie jusqu’à ce qu’elle définisse clairement les bons paramètres qui rendent compte de la différence entre les aphasies de Broca et les aphasies de Wernicke (Sabouraud, 1988, p. 25).

Par exemple, le passage déjà abordé des notions de troubles de la sélection et de troubles de la combinaison (ou de paradigme et de syntagme, ou de similarité et de contiguïté) aux concepts de troubles de la différenciation (du sème ou du trait) et de trouble de la segmentation (du mot ou du phonème) nous semble bien être une rectification des hypothèses explicatives pour les rendre plus adéquates aux réalités cliniques.

Dans ce modèle, la syntaxe par exemple n’a plus d’autonomie explicative, cela concordant avec le fait qu’il n’existe pas, par exemple, dans l’ensemble des aphasies, de trouble isolé de la syntaxe seulement. Précisons : toutes les aphasies suscitent des difficultés avec la syntaxe, la « possibilité de former des phrases », mais il n’y a aucune aphasie qui altérerait de manière autonome ou isolée une « capacité syntaxique ». Le problème de syntaxe est à déconstruire et à attribuer soit à un déficit de différenciation (sème), soit à un déficit de segmentation (mot), mais pas à une perte autonome de la syntaxe elle-même. Et il est possible de tirer les mêmes conclusions concernant la morphologie.

S’il n’est pas possible de détailler ici les hypothèses de Gagnepain et Sabouraud concernant l’interprétation des aphasies de Broca et de Wernicke, on peut rappeler cependant que le passage des couples sélection-paradigme/combinaison-syntagme à celui des axes de différenciation/segmentation n’est pas seulement un changement terminologique ou descriptif mais conceptuel et explicatif : sélection et combinaison sont en fait des complexes, qui engage tous deux, mais différemment, à la fois de la différenciation et de la segmentation : pour sélectionner et varier paradigmatiquement, il s’agit de différencier du déjà segmenté ; pour combiner et recombiner syntagmatiquement, il s’agit de segmenter du déjà différencié. Morphologie et syntaxe sont donc conçus comme des complexes liés à la projection d’un axe sur l’autre, secondairement à l’existence et l’intégrité des axes de différenciation et de segmentation. Si l’aphasique de Broca est un déficit de la segmentation, ce déficit se manifeste à la fois, mais de manière particulière, dans la syntaxe et la morphologie (qui engagent toutes deux à la fois de l’unité et de l’identité) ; corollairement, si l’aphasique de Wernicke est un trouble de la différenciation, il se manifeste aussi à la fois, mais différemment de l’aphasie de Broca, dans la morphologie et la syntaxe.

Et ce qui vaut pour les altérations morphologiques et syntaxiques vaut aussi pour un autre symptôme que l’on peut retrouver peu ou prou dans toutes les formes d’aphasie et qui n’est donc spécifique d’aucune, bien que l’on ait tenté de le situer comme étant pathognomonique de l’aphasie de Wernicke. Nous voulons parler du constat du manque du mot, présent à des degrés divers dans toutes les formes d’aphasie éventuellement à différents stades de récupération (dans le cadre d’une aphasie traumatique ou vasculaire p.e.) ou d’aggravation (dans le cadre d’une aphasie progressive d’origine dégénérative p.e.). Si l’on dépasse ce simple constat — qui tendrait à identifier les différentes formes d’aphasie ou à rendre floues leurs frontières — pour s’intéresser aux stratégies spécifiques de réponses des patients dans leur mode d’approche ou d’ébauche, on peut dès lors mettre en valeur des procédures différentielles de tentative de résolution du manque du mot, soit par différenciation soit par segmentation (ou encore par une ébauche lexico-syntaxique ou une ébauche phonologique). On ne peut dès lors dans tous les syndromes aphasiques envisager une même atteinte simple d’un « stock lexical », juxtaposé à d’autres déficits d’autres « modules cognitifs » qui rendraient compte des différences par ailleurs entre les syndromes, puisque qu’un symptôme qui n’est qu’en apparence identique relève en fait de causes différentes [24].

C’est toute la spécificité de la démarche clinique, où le pathologique vient nous enseigner ce qu’est le normal, avec un changement de perspective par rapport aux études linguistiques classiques de l’aphasie :

Il apparaît nécessaire aujourd’hui de proposer un renversement dans la manière de poser les problèmes des aphasies. Si la recherche veut exploiter ce que les malades aphasiques peuvent nous apprendre sur le langage, elle ne doit pas considérer qu’elle le sait déjà. Les modèles doivent partir de la pathologie et non lui être imposés. Lorsque les faits observés en clinique permettent de séparer et d’opposer entre eux des groupes de malades, ces lignes de fractures ouvrent un accès à la recherche des constituants pour un modèle du langage. (Sabouraud, 1995, p. 61)

Conclusion : Richesse et complexité des « troubles du langage »

Si les travaux poursuivis par Gagnepain et Sabouraud nous semblent être un développement intéressant de la démarche clinique, inaugurée par Freud dans les sciences humaines, ébauchée seulement par Saussure mais poursuivie par l’ancienne « neurolinguistique » à la suite de Jakobson, nous avons voulu plus généralement rappeler l’intérêt d’une clinique linguistique et d’une linguistique clinique. Dans la méthode expérimentale clinique, commune au moins à l’origine à Freud et à la « neurolinguistique », les concepts se font modèle, projection hypothétique sur des faits cliniques, et les faits se font expérimentation ou mise à l’épreuve des hypothèses, les pathologies révélant des dissociations normalement invisibles.

Cette démarche clinique — à côté par ailleurs des rapprochement conceptuels possibles sur l’objet langage et l’objet inconscient —, n’est donc pas en soi propre à la psychanalyse, comme en témoignent l’ébauche de Saussure et les travaux dits de neurolinguistique. Et elle n’est pas non plus l’exclusivité de la neuropsychologie cognitive ; la linguistique, à condition sans doute de « se mettre à l’école » des pathologies, nous semble apte à fournir, à la fois, un modèle explicatif moins simple et plus heuristique de « l’appareil de langage » et une meilleur compréhension des syndromes pathologiques.

En mettant entre parenthèse la distinction entre troubles neurologiques et troubles psychiatriques, il faut rappeler que, si l’on prend comme point de perspective une notion approximative de « langage », les « troubles du langage » représentent un ensemble complexe et riche.

Rappelons par exemple, en vrac et de manière non exhaustive, dans le champ neurologique, les aphasies dites de Broca ou de Wernicke, avec leur agrammatisme ou leur jargon ; « l’aphasie frontale dynamique » avec sa perte de spontanéité et d’initiative verbales [25] ; « l’aphasie sous-corticale » avec sa perte du fil du discours [26] ; « l’amnésie sémantique » [27] avec ses non-reconnaissances des mots et des choses sans déficit verbal ; l’atteinte de la lecture et de l’écriture sans déficit verbal non plus dans certains cas d’alexie-agraphie ; les persévérations ou analogies sémantiques d’un « agnosique associatif » [28] ou d’une « aphasie optique » [29] ; l’incapacité au récit rencontré chez certains syndromes frontaux [30] ; ou encore le problème, que nous ne pouvons qu’évoquer ici, des différences de manifestation de l’aphasie selon les langues et en cas de bilinguisme [31], etc.

Dans le champ psychiatrique les observations de langage pathologique ne manquent pas non plus : hermétisme verbal et bizarreries linguistiques de type néologisme et ritournelle chez certains psychotiques, glossomanies et glossolalies [32], fuite des idées et allitérations phonétiques ou sémantiques dans le cadre du syndrome maniaco-dépressif [33], symptôme de Ganser dit des « réponses à côté » [34], mythomanie et réticence du discours dans la névrose, etc.

Ajoutons encore à ces quelques exemples cliniques d’autres points d’intérêt possibles pour le linguiste, en marge de l’opposition neurologie/psychiatrie cette fois-ci, telles que le bégaiement et le bredouillement avec leur pratique étonnante des synonymes et des paraphrases [35] ; les comportements verbaux particuliers dans l’autisme, avec ses stéréotypies et ses écholalies, ses complétions de phrase en guise de réponse interlocutive [36] ; le défaut d’abstraction langagière, lexicale et syntaxique rencontré chez certains déficients qui ont recours à un langage « étiquette » ; la fameuse et controversée dyslexie avec cette étonnante difficulté apparemment parfois sélective et isolée dans la lecture et l’écriture ; ou encore les tics verbaux parfois coprolaliques dans le syndrome de Gilles de la Tourette.

Ces quelques manifestations pathologiques du langage rappelées rapidement ici nous semblent pouvoir intéresser le linguiste, comme autant de points d’interrogation par rapport à sa conception du langage. D’un côté, ces manifestations pathologies peuvent toutes être – et l’ont été ou le sont souvent – qualifiées de « troubles du langage », donc ainsi apparemment identifiées les unes aux autres en ce qu’elles concerneraient une même réalité. Toutes en effet concernent « du langage », se manifestent par des particularités de langage. Pour autant, d’un autre côté, ces manifestations langagières pathologiques sont toutes différentes les unes des autres, apparaissent dans des syndromes par ailleurs distincts et disjoints.

Si elles concernent donc toutes « du langage », elles ne concernent pourtant pas toutes « la même chose » dans le langage. Le problème est donc de savoir quel aspect ou quelle composante du langage est concerné par chacune de ces pathologies.

Ces manifestations langagières nous semblent en tout cas pouvoir être un moyen d’interroger les partitions habituellement opérées entre les domaines dans le champ des sciences du langage, ainsi que les distinctions conceptuelles opérées à l’intérieur de chaque domaine. Peut-on faire correspondre les distinctions, générales ou particulières, opérées en sciences du langage, avec les différentes pathologies ou groupes de pathologies rencontrées en clinique neurologique ou psychiatrique ? Il semblerait nécessaire pour la validité des sciences du langage que cette correspondance soit possible, en tout cas recherchée.

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Notes

[1Voir aussi, outre les travaux connus de J.-C. Milner et A. Green, les contributions de P. Mettens (1998) et R. Pirard (1998).

[2De la même façon donc que Saussure (1916, p. 28) parle par exemple pour le signe de faculté psychique.

[3Contrairement donc à une conception courante amalgamant la question de l’origine des troubles et de leur définition et compréhension, le terme de psychique signifie pour Freud que les processus en cause ne sont pas des processus physiologiques simples : sensorialité, motricité… Il n’y a pas contradiction à dire que le langage est une fonction ou réalité psychique et qu’il est corticalement conditionné, qu’il a un substrat anatomique localisable. On sait par ailleurs que Freud incluait la psychanalyse dans une biologie « à venir ».

[4Pour un rappel détaillé des débats neurologiques de l’époque sur les aphasies et, plus généralement, sur le rapport entre l’anatomie et les fonctions, ainsi que sur l’apport spécifique de Freud à ces questions, voir Forrester, op.cit. L’auteur rappelle notamment que Freud remet en lumière la conception fonctionnelle négligée du neurologue anglais Hughlings Jackson.

[5« Nous avons d’abord analysé l’aphasie de conduction de Wernicke et nous avons trouvé que, en référence au schéma de Wernicke lui-même, elle devait présenter d’autres caractéristiques que celles qu’il lui attribuait, caractéristiques que par ailleurs on ne trouvera probablement jamais réalisées. » (Freud, 1891, p. 151)

[6En dissociant à ce propos représentation de mots et représentation de choses, voir à ce sujet Arrivé (2003).

[7Il s’agit de l’aphasie verbale, de l’aphasie agnosique et de l’aphasie asymbolique, selon respectivement l’atteinte de la « représentation de mot », de la « représentation d’objet » et de la relation entre les deux (Freud, 1891, pp. 127-130).

[8« Pourquoi l’avoir appelé analyse, ce mot signifiant décomposition, désagrégation ? (…) C’est à juste titre que l’on peut comparer l’activité médicale du psychanalyste au travail du chimiste, (…) [il s’agit de décomposer] l’activité psychique en ses parties constituantes » (Freud, 1919, pp. 132-133).

[9Selon J. Forrester : « Le souci primordial de Freud était de poser l’existence d’une unité autosuffisante au niveau de « l’appareil de langage », tout autre principe d’unité ne pouvant que réintroduire la possibilité d’une réduction du problème de l’aphasie, qui écarterait cette question du champ psycholinguistique dont elle relevait. Le langage avait, soutenait Freud, ses principes propres d’agencement et de combinaison, que le réductionnisme ne pouvait que venir inévitablement masquer » (Op. cit., p.70) ; « Freud déplace la nosologie de l’aphasie du plan de l’anatomie à celui de la psychologie » (Op. cit., p. 75).

[10M. Arrivé encore poursuit en montrant en quoi la distinction élaborée par rapport à l’aphasie entre représentation de mot et représentation de chose, et avec elle le problème général du langage, est centrale dans l’élaboration de la première topique freudienne (Arrivé, 2003, pp. 14-15).

[11« Nous sommes familiarisés avec la conception selon laquelle la pathologie peut, en les agrandissant et en les grossissant, attirer notre attention sur des conditions normales, qui, autrement, nous auraient échappé. Là où elle nous montre une cassure ou une fissure, il peut y avoir, normalement, une articulation. Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n’importe comment, il se casse suivant ses directions de clivage en des morceaux dont la délimitation, bien qu’invisible, était cependant déterminée à l’avance par la structure du cristal. Des structures fêlées et fissurées de ce genre, c’est aussi ce que sont les malades mentaux (...), [ils] peuvent nous dévoiler bien des choses qui, autrement, nous resteraient inaccessibles » (Freud, 1932, pp. 82-83).

[12Cette question du (ou des) objet(s) de la (ou des) linguistique(s), de l’unité et de l’identité de cet (ces) objet(s) est toujours d’actualité comme le rappelle S. Bouquet à propos de la diversité des théories linguistiques, chacune élaborant son propre objet : « Le paradoxe est celui-ci : comment peut-on parler d’une linguistique ou d’une science du langage, voire de sciences du langage, si l’objet concerné par chaque théorie de cette (ces) science(s) diffère ? » (Bouquet, 1998).

[13Comme par exemple contre ce qu’il appelle les « séries psychologiques lacunaires », dans l’Abrégé de psychanalyse de 1938.

[14Cf., entre autres, Sabouraud et al. (1963 ; 1965), Guyard et al. (1981), Guyard (1994, 1999), Urien et Guyard (1995, 2002), Gagnepain (1994), Sabouraud (1995), de Guibert et al. (2002).

[15Les travaux de ce genre se font à notre connaissance dans le cadre de la pragmatique cognitive (p.e. les travaux de Musiol et Trognon, 2000), de la neuropsycholinguistique cognitive (p.e. Nespoulous, 1990) ou de la neuropsychologie cognitive (p.e. Van Der Linden, 2000).

[16Conception dont on trouve l’écho par exemple chez Nespoulous (1990, 1994).

[17La raison de ce rôle exemplaire de l’aphasie provient sans doute, d’une part du développement de la linguistique et, d’autre part, de l’importance de l’aphasie en tant que premier trouble « mental » d’origine neurologique à propos duquel on ait corrélé deux formes principales bien distinctes et régulières (les aphasies anciennement dénommées « motrice » et « sensorielle », c’est-à-dire les aphasies de Broca et de Wernicke) à deux localisations cérébrales elles aussi distinctes et régulières (respectivement, d’une part, frontale ou antérieure et, d’autre part, temporale ou plus largement postérieure).

[18Voir à ce propos Dubois (1977).

[19Alajouanine, Ombredane et Durand (1939).

[20Jakobson (1941 ; 1955 ; 1956 ; 1964).

[21Neurolinguistique qui peut être définie comme « l’étude des corrélations existant entre la typologie anatomo-clinique et la typologie linguistique des aphasies, [avec le] postulat fondamental que cette corrélation est significative pour l’analyse du fonctionnement du langage et de ses désorganisations » (Dubois, 1977, p. 18), ou, plus simplement, comme « l’étude des troubles des réalisations verbales survenant après lésions corticales » (Hécaen, 1972, p. XI).

[22R. Jakobson cite aussi comme source de son hypothèse N. Kruszewski (Aperçu de la science du langage, 1883) comme étant celui qui a fondé la sélection sur une relation de similarité et la combinaison sur une relation de contiguïté (Jakobson, 1964, p. 137).

[23Cf., entre autres, les travaux, surtout, de H. Goodglass et ses collaborateurs (Goodglass et Berko-Gleason, 1960, 1972 ; Goodglass et Hunt, 1958 ; Goodglass et Mayer, 1958), mais aussi de Cohen et Hécaen (1965), Tissot et al. (1973), ou encore Lavorel (1979 ; 1980).

[24Cf. pour ces sujets, outre les travaux déjà cités, l’ensemble des travaux de J. Gagnepain, O. Sabouraud, H. Guyard et A. Duval.

[25Cf. p.e. Luria (1962), pp. 253-257.

[26Cf. p.e. Viader et al. (1987).

[27Cf. les travaux de Warrington (p.e. Warrington, 1975).

[28Cf. p.e. Hécaen et de Ajuriaguerra (1956).

[29Cf. p.e. Lhermitte et Beauvois (1973).

[30Cf. p.e. Guyard et al. (1993).

[31Cf. p.e. concernant la variabilité de l’aphasie chez les bilingues la synthèse de Paradis (2003).

[32Cf. p.e. Lecours et al. (1981).

[33Cf. p.e. les descriptions classiques de Kraepelin (1913).

[34Cf. p.e. Claude (1924).

[35Lebrun (1967).

[36Cf. p.e., entre autres, Beaud et de Guibert (2004).


Pour citer l'article

Clément de Guibert« Saussure, Freud, l’aphasie : d’un point de rencontre à la linguistique clinique », in Tétralogiques, N°25, La déconstruction du langage.

URL : http://tetralogiques.fr/spip.php?article156