Hubert Guyard

La modélisation du fonctionnement du langage à l’épreuve de l’agrammatisme (1988)

Résumé / Abstract

Ce document inédit n’a pas été daté par Hubert Guyard. La date de son écriture a été extrapolée en fonction des informations disponibles et des références bibliographiques. Sa forme, plus libre qu’habituellement, tient au fait qu’il s’agissait d’un document de cours.


La démarche anatomo-clinique — qui consiste à regrouper des malades en fonction a) du siège des lésions, b) de la corrélation statistique de symptômes généralement associés, c) de la compatibilité des tableaux cliniques obtenue en étudiant les étapes de progression (ou de régression) d’un même malade, ou d’un même groupe de malades — a constitué deux grandes populations d’aphasiques. Une population d’aphasiques, porteurs de lésions gauches antérieures, dont les manifestations linguistiques se manifestent sur un versant déficitaire, de la stéréotypie propre au stade le plus grave du trouble au parler correct mais lent et dysprosodique propre au stade le plus récupéré. Et une population d’aphasiques, porteurs de lésions gauches postérieures, dont les manifestations se présentent sur un versant confusionnel, du jargon, stade le plus grave, au parler périphrastique caractéristique d’un stade plus récupéré.

Pour schématiser, les premiers parlent juste mais peu. Les seconds parlent beaucoup mais confondent tout. À tel point qu’on a cru bon présenter les aphasiques de Broca comme des muets intelligents et les aphasiques de Wernicke comme des idiots bavards.

La formulation, pour inconvenante et brutale qu’elle puisse paraître, a cependant le mérite de schématiser en quoi ces deux populations se définissent mutuellement, chacune se constituant comme le négatif de l’autre. La recherche neuropsychologique, neurolinguistique, la recherche en « neuropsycholinguistique », bref l’ensemble des travaux, se heurte à la même question. Est-il possible que ces syndromes cliniquement établis correspondent à un même trouble affectant un seul processus logique ? De ce point de vue, on peut dire que la clinique fonctionne comme un point de résistance susceptible d’éprouver toute modélisation du fonctionnement du langage. Elle a d’ores et déjà falsifié nombre de théories, à tel point que plusieurs chercheurs ont jugé finalement plus simple de maintenir leurs modèles et donc de remettre en cause la pertinence des classifications anatomo-cliniques opérées par les neurologues. On se propose donc de faire l’inventaire du jeu de massacre. Et d’analyser la façon dont l’agrammatisme a infirmé les modèles au travers desquels, pourtant, on a pu « le » constituer, et effectuer des observations cliniques théoriquement interprétables.

I — L’agrammatisme : à la recherche d’une définition proto-typique

1. L’agrammatisme tel qu’il a été d’abord défini. On trouve ce terme dans l’œuvre de Kussmaul (1878), c’est-à-dire il y a plus d’un siècle. On peut donc dire que l’histoire de l’agrammatisme est plus que centenaire. Kussmaul présente une nosographie des troubles aphasiques ; elle comporte 6 classes de troubles dont les deux premières sont ici importantes.

a. L’agrammatisme, ou l’impossibilité de combiner des mots pour effectuer une phrase.

b. L’akataphasie, ou impossibilité de constituer des mots grammaticaux. On peut y retrouver des troubles morphologiques et certains déficits syntaxiques.

2. Viennent ensuite les descriptions de Pitres (1898) qui note que « les malades ne construisent plus de phrases. Ils parlent “nègre” ». À noter, d’ailleurs qu’il s’agit pour Pitres d’une sous-classe d’aphasie amnésique. C’est la mémoire des schémas de construction de phrases qui se trouve ainsi perturbée.

3. En France, il n’y a pas d’enjeux autour de la définition de ce trouble. On se contente d’effectuer des descriptions de plus en plus précises. Déjerine (1914) observe minutieusement quelques malades et constate qu’ « à des degrés moindres, le malade ne peut prononcer que les noms propres, les verbes, la phrase se réduit alors à ses mots essentiels. Les verbes sont à l’infinitif (style nègre) ou même sont omis (style télégraphique) ».

4. En Allemagne, l’agrammatisme va devenir l’enjeu d’une discussion théorique et va faire l’objet d’observations cliniques rigoureuses. Chronologiquement :

a) Van Monakow (1897) fait une remarque importante sur l’âge des sujets agrammatiques ; ce sont pour l’essentiel des malades relativement jeunes.

b) Bonhoeffer (1902) inaugure une analyse différentielle des troubles grammaticaux repérables dans l’aphasie de Broca et dans l’aphasie de Wernicke. L’aphasie motrice (aphasie de Broca) se caractérise par une sorte de solidité relative des termes lexicaux (les substantifs) par rapport aux mots grammaticaux qui assurent la cohésion de la phrase. Dans l’aphasie sensorielle (aphasie de Wernicke), la phrase n’est pas perturbée dans sa cohésion mais dans sa cohérence, principalement à cause de mauvais choix concernant les locutions.

c) Cette dichotomie est reprise par Kleist (1914) qui distingue l’agrammatisme du paragrammatisme. L’agrammatisme s’observe dans le langage oral mais aussi dans le langage écrit (lecture et écriture). Les mots sont employés dans leur forme non fléchie, les substantifs au nominatif, les verbes à l’infinitif ou au participe. L’ordre des mots est légèrement affecté mais les mots grammaticaux spécifiques (articles, prépositions, particules, mots de liaison) font défaut. Le trouble présente un double aspect ; la phrase est déficitaire parce qu’elle est réduite aux substantifs et la morphologie est également atteinte puisqu’elle est réduite au radical ou à quelques formes simples. À l’inverse, le para-grammatisme se caractérise par des schémas phrastiques conservés mais dont les constructions se contaminent les unes les autres. Les troubles morphologiques vont également dans le sens des confusions et non des simplifications.

d) Pick (1933) est l’un des premiers cliniciens à projeter sur les troubles aphasiques un modèle théorique strictement psychologique. Il aborde le trouble agrammatique selon des conceptions en vigueur au sein de la « Denkpsychologie » : le langage constitue l’enjeu de confrontations entre théories irréductibles. L’idée d’une hiérarchie entre niveaux linguistiques différents s’impose. Le processus de grammaticalisation irait de la pensée vers les mots. Il existerait d’abord une phase conceptuelle pendant laquelle l’idée se constituerait sous la forme assez vague d’une globalité quelque peu imprécise, de toute façon non encore linguistiquement contrainte. Puis surviendrait une phase linguistique, second temps dans lequel l’idée se moulerait dans des contraintes proprement linguistiques. Ces contraintes sont elles-mêmes hypothétiquement définies ; ce serait celles de la phrase et donc de l’agencement des mots qui s’y déploient. Entre la pensée et le langage on trouve ainsi plusieurs étapes : celle de la pensée intuitive indistincte déjà mentionnée, puis celle de la proposition qui organise entre elles plusieurs idées, puis encore celle de la réalisation du schéma grammatical de la phrase ; celle enfin de la formulation verbale explicite correspondant à la sélection des mots. À chaque étape correspond une entité pathologique. L’agrammatisme est une nosographie déduite de ce modèle ; il représenterait un trouble de la seconde phase proprement linguistique sans atteinte de la première phase conceptuelle. L’idée est intacte, la pensée reste cohérente, mais la phrase et les mots qui la composent viennent à manquer si bien que le malade n’aurait d’autres solutions que celle d’économiser ses énoncés et de les réduire au strict minimum. On envisage donc l’éventualité d’une stratégie d’économie. S’expliquerait la tendance des agrammatiques à ne retenir que les mots qui sont les plus « rentables » dans l’acte de communication et à négliger les autres. En d’autres termes, les mots manquants ne sont pas n’importe lesquels et le trouble est vu comme le résultat d’une réponse palliative du malade aux problèmes posés par son déficit. Cette notion de stratégie apparaît donc dès cette époque dans le champ de l’agrammatisme. De plus, le souci nosographique est constant et amène Pick à ne pas confondre cet agrammatisme avec l’insuffisance du langage observable chez les arriérés mentaux, insuffisance qu’il nomme « pseudo-agrammatisme ».

e) Goldstein (1933) se démarque de Pick sur quelques points importants. D’abord il conteste l’hypothèse que la pensée puisse être amorphe et il envisage qu’elle puisse obéir à une sorte de grammaire propre. La grammaire de la pensée s’accompagne d’une grammaire des mots ; les deux ne se confondent pas et leurs rapports ne sont pas élucidés. Du moins, le problème de leurs rapports n’est pas escamoté. Ensuite il pense que le paragrammatisme n’est pas exempt de troubles affectant la construction de la phrase. On aurait donc deux troubles linguistiques sans doute de nature différente mais dont le critère de distinction resterait à préciser.

f) Salomon (1914) conteste l’idée que l’agrammatisme serait exempt de toute perturbation de la compréhension syntaxique. Il suggère l’idée d’un agrammatisme impressif (≠ expressif).

g) Isserlin (1922) confirme le double versant de l’agrammatisme, expressif et impressif. Observation reprise expérimentalement, et récemment, par Zurif & al. (1972). Il mentionne le fait que les agrammatiques peuvent encore critiquer l’incorrection d’énoncés qu’ils ne peuvent pourtant plus effectuer. Observation elle-même reprise en 1983 par Linebarger & al. (1983). Il définit l’agrammatisme comme le résultat indirect du trouble, c’est-à-dire comme le résultat d’une stratégie palliative qui permet au malade de s’économiser. Cette idée sera également reprise par Heeschen (1985) et Kolk & al. (1985). Enfin, il envisage l’existence éventuelle de plusieurs formes d’agrammatisme. Hypothèse qui cette fois sera reprise par Tissot & al. (1973). On peut donc dire que ces premiers travaux portaient en germe des questions théoriques dont les termes finalement n’ont pas aujourd’hui considérablement évolué.

5. Les descriptions, dans un premier temps, s’effectuent en fonction des catégories grammaticales classiques, celles de la grammaire traditionnelle. Une sorte de portrait prototypique de l’agrammatisme s’élabore ainsi progressivement, lui-même bientôt soumis à la critique d’observations discordantes.

a) Alajouanine (1968) présente ainsi l’agrammatisme : 1. C’est un tableau d’évolution qui ne se rencontre que dans le cadre de l’aphasie de Broca, après un stade de réduction sévère de toutes formes d’expression. 2. C’est un trouble entièrement différent des troubles syntaxiques des aphasies de Wernicke (paragrammatisme) dans la mesure où il présente des caractères de fixité, de régularité et de permanence qu’on ne rencontre pas dans l’autre forme d’aphasie. 3. Il se présente sous une forme déficitaire. Réduction de la phrase à son squelette informatif. Emploi des verbes à l’infinitif. Suppression des petits mots (« outils du langage »). Absence de morphèmes verbaux et nominaux (temps, genre, nombre). Absence de subordination (mais coordination relativement préservée). 4. C’est un trouble qui s’observe quel que soit le domaine d’observation : expression orale, écrite, expression libre, répétition, lecture, dictée. 5. C’est un trouble qui concerne le langage « propositionnel » dans la mesure où celui-ci se trouve précisément contaminé par des expressions toutes faites, des clichés, des formules de politesse, des propositions « automatiques ». 6. C’est un trouble qui sauvegarde le tri de l’information utile ; l’agrammatique supprime le supposé connu au profit de l’exprimé.

b) Cohen & Hecaen (1965) décrivent minutieusement un cas d’agrammatisme. Ils confirment la nette séparation de l’agrammatisme et du paragrammatisme. Toutefois, on ne peut retenir l’absence systématique des « petits mots ». On en trouve en assez grand nombre dans les performances de leur malade. Ils s’interrogent également sur la pertinence de la notion de stratégie palliative responsable du style télégraphique en faisant valoir que cette économie est chez le malade une économie forcée, et hors du contrôle du malade qui ne peut s’en départir. Le trouble peut alors se réunir autour de trois difficultés majeures : troubles affectant les liens syntaxiques (= ataxie) entre les mots, trouble affectant la combinaison des morphèmes flexionnels et dérivationnels, trouble affectant la possibilité de se reformuler.

c) Tissot & al. (1973). Ces auteurs définissent un portrait-robot de l’agrammatisme et le confrontent à une population relativement importante de malades (38 corpus). D’abord le portrait-robot. L’agrammatique est un malade qui omet les mots outils, privilégie les items lexicaux, qui réduit le verbe à sa forme infinitive ou à son radical, qui omet les marques de subordination, qui réduit les formes fléchies ou dérivées au radical correspondant. Le style télégraphique résulte des points précédents. Ce type de malade a une certaine tendance à conserver l’ordre des mots, mais à réduire l’énoncé à un seul item chargé de la totalité de l’information, à faire preuve de troubles de la prosodie, enfin à faire trop de place à des formules automatiques ou toutes faites. Les résultats font apparaître une hétérogénéité des tableaux agrammatiques qu’ils tentent de corriger en proposant trois classes d’agrammatisme, un agrammatisme avec gros troubles morphologiques., un agrammatisme grave sans gros troubles morphologiques, un agrammatisme bénin avec une dysprosodie (elle-même double selon que l’aspect du trouble concernait davantage la syntaxe ou la morphologie).

6. L’agrammatisme va être soumis à des études linguistiques de plus en plus précises, en particulier par Goodglass.

a) Goodglass & Hunt (1958) s’inscrivent dans le cadre des hypothèses linguistiques formulées par Jakobson. Hypothèse qui prédit que les formes syntaxiques les plus complexes seront plus touchées que les formes syntaxiques simples. On considère le « s » qui, en langue anglaise, peut signifier soit le cas possessif (John’s book), soit la marque verbale de la 3° personne du singulier (he speaks), soit enfin la marque du pluriel (the books). Le protocole se présente sous la forme de questions/réponses. Les résultats confortent l’hypothèse. Le « s » possessif est omis deux fois plus souvent que le « s » pluriel.

b) Goodglass & al. (1969, 1970, 1972), tentent de cerner les caractéristiques du langage spontané des agrammatiques de langue anglaise. Ces études confirment la valeur discriminative (agrammatisme vs. paragrammatisme) de l’omission des morphèmes.

c) Goodglass (1968) étudie cette fois la répétition des agrammatiques. Il privilégie le rôle de l’accentuation dans l’étude des omissions effectuées par les malades. Ceux-ci omettent de façon significative les items non accentués en tête de phrase. Il envisage donc que la grammaticalisation est liée au fait de pouvoir établir des contrastes entre les termes saillants et non saillants de l’énoncé. La saillance se définit par la convergence de trois effets, l’accent, la proéminence phonologique et le contenu informationnel.

d) Goodglass & al. (1970) testent la compréhension des agrammatiques, en particulier la compréhension des prépositions locatives. Si dans le langage spontané les agrammatiques ont tendance à les négliger, par contre ils en tiennent relativement compte dans les épreuves de compréhension. Le rapport s’inverse pour les aphasiques de Wernicke ; ceux-ci emploient sans difficultés les prépositions mais ne semblent pas en tenir compte dans les épreuves de compréhension au cours desquelles on observe de nombreuses confusions.

Agrammatisme
* ralentissement du débit
* réduction générale du vocabulaire disponible
* brièveté des phrases
* tendance à la juxtaposition
* omission et substitutions de morphèmes grammaticaux

7. La constitution d’un portrait robot de l’agrammatisme rencontre le phénomène de la variabilité des performances, à tel point que cette entreprise explicative va bientôt apparaître comme difficilement envisageable. Cette variabilité peut se présenter sous trois angles différents.

a) Variabilité d’un agrammatique à l’autre. On peut mentionner plusieurs études qui échoueront à répliquer les mêmes résultats alors que la méthodologie d’observation était rigoureusement maintenue (Bradley & al., 1980 vs. Gordon & Caramazza 1982 ; Schwart & al. (1980), Kolk & al. (1985), Friederici, (1981 1982, 1984) vs. Branchereau (1985).

b) Variabilité d’une tâche à l’autre chez le même agrammatique. Jarema (1980), Linebarger & al. (1983), Branchereau (1985), Baum (1986), Nespoulous & Dordain (1986).

c) Variabilité à l’intérieur d’une même tâche, chez le même agrammatique.

La variabilité des performances chez les agrammatiques n’est pas expliquée. Sinon par l’intervention de facteurs extra-linguistiques : l’attention pour Nespoulous & Dordain (1985) ; l’insuffisance mnésique chez Kolk & al. (1985).

D’où une tendance actuelle à « défaire » un savoir antérieurement constitué, prestigieux sans doute, mais se prêtant mal à des études expérimentales précises, et surtout incapable de pourvoir les modèles cognitivistes contemporains en données pertinentes.

II — L’agrammatisme remis en cause

1. L’agrammatisme — lié à l’aphasie de Broca — est d’abord expliqué par un trouble spécifique de la « motricité verbale ». La métaphore est sensorimotrice. Les troubles du langage sont pensés sur le mode des troubles les mieux connus à l’époque, à savoir les troubles de la motricité et de la sensorialité.

L’aphasie de Broca est donc une aphasie motrice tandis que l’aphasie de Wernicke est une aphasie dite sensorielle. L’agrammatique manifeste des troubles de la production du langage se caractérisant par une fréquente omission des mots grammaticaux à savoir les prépositions, les déterminants, les pronoms, les morphèmes flexionnels, nominaux et verbaux, ainsi que les dérivés. Seuls les mots « pleins » sont conservés, c’est-à-dire les noms, les adjectifs et certains adverbes. Les verbes semblent plus touchés que les noms encore qu’on mentionne une tendance à substituer l’infinitif, c’est-à-dire une forme non-fléchie à toutes les autres formes du paradigme verbale. La neurologie voit alors fleurir des modèles associationnistes (Lichteim ; Charcot) dans lesquels on envisage des centres verbaux moteurs et sensoriels, ces centres étant reliés par des voies de conduction de l’information.

La métaphore sensorimotrice se complique par la prise en compte de l’expression orale et de l’expression écrite. L’explication envisagée est rapidement contestée. En effet, la métaphore sensorimotrice ne rend pas compte du caractère logique du langage (l’intelligence, dans les termes de l’époque). De plus, on a très rapidement trouvé des difficultés expressives chez les aphasiques de Wernicke, et plus récemment, on a montré que les aphasiques de Broca éprouvaient également des insuffisances dans la compréhension des phrases syntaxiquement ambiguës (le gendarme tue le voleur vs. le voleur tue le gendarme).

2. L’agrammatisme est sensé ne pas présenter de troubles de la compréhension du langage. On n’envisage donc pas un trouble spécifique de la grammaire qui se manifesterait par des manifestations pathologiques généralisées, mais plutôt une répercussion sur l’expression orale de difficultés arthriques, compensation obligée se manifestant par une sorte d’économie des éléments les moins porteurs d’informations. C’est l’hypothèse déjà ancienne d’Isserlin (1922), mais reprise aujourd’hui par Lenneberg (1973). Toutefois, l’hypothèse d’une économie forcée de l’expression orale sous la pression des insuffisances articulatoires ne peut pas rendre compte des manifestations écrites de l’agrammatisme. Les omissions de mots grammaticaux s’observent effectivement aussi bien oralement que par écrit.

3. L’agrammatisme a donc finalement intéressé les spécialistes du fonctionnement du langage. La linguistique prend son essor à peu près à la même époque. On trouve par exemple chez Ferdinand de Saussure mention des observations effectuées par les neurologues. Roman Jakobson (1956 ; 1964) est le premier linguiste à avoir proposé une explication spécifiquement linguistique des troubles aphasiques. Il envisage une opération de sélection (substitution) et une opération de combinaison (contexte), chacune relevant de rapports soit paradigmatiques soit syntagmatiques. L’agrammatisme correspondrait à une perte de la combinaison tandis que l’aphasie de Wernicke montrerait une insuffisance de la sélection. Chaque type de rapports se voit corrélé à des erreurs spécifiques : erreurs de sélection en ce qui concerne l’ensemble des rapports paradigmatiques vs. erreurs de position dans la séquence (omission, inversion, adjonction d’items) en ce qui concerne cette fois l’ensemble des rapports syntagmatiques. Malheureusement, on trouve des erreurs de sélection dans l’aphasie de Broca et des erreurs de combinaison dans l’aphasie de Wernicke, ce qui ruine, apparemment, l’hypothèse de R. Jakobson.

4. L’agrammatisme a fait l’objet d’études systématiques. Et de nouveaux faits sont venus contrarier les explications jusqu’alors avancées, ainsi que l’émergence d’une nouvelle explication plus adéquate aux phénomènes cliniquement observables.

4.1. Le premier obstacle concerne l’hétérogénéité des performances agrammatiques. Il est classique de les regrouper sous trois rubriques.

a) Hétérogénéité entre les classes grammaticales perturbées chez un même malade. Ainsi, en langue anglaise, on note que les éléments les plus perturbés sont, des plus touchés aux moins perturbés, le « -ing » progressif, le « -s » pluriel, le « ’s » possessif, ’s (is), la copule non contractable were, les articles the, a, puis le « -ed » passé régulier et le « -s » troisième personne du verbe. C’est le résultat des travaux de De Villiers (1974). Comment rendre compte de cette hiérarchie ?

Toujours en langue anglaise, Goodglass (1968) a montré que les agrammatiques semblaient éprouver plus de difficultés avec les formes fléchies lorsqu’elles ne bénéficiaient pas d’un support syllabique (-s et -d) que lorsqu’elles correspondaient à une syllabe (-ed et -ed). Là encore, on obtient une hiérarchie des difficultés qu’aucun modèle ne parvient à expliquer.

Dans d’autres langues cet effet de hiérarchie se retrouve bien qu’affectant éventuellement d’autres éléments grammaticaux. En italien, Miceli & al. (1983) — la même chose est observée en néerlandais (Kolk & al. 1985) — trouvent que ce sont les déterminants qui sont le plus souvent affectés par le trouble puis, dans l’ordre, les auxiliaires, les prépositions, les pronoms et les connecteurs.

Ainsi, lorsqu’on fait un inventaire rigoureux des erreurs produites par les agrammatiques, on rencontre une hétérogénéité des performances difficilement compatibles avec une explication en « tout ou rien » du type « éléments grammaticaux perturbés/éléments lexicaux préservés ». La théorie est mise en faillite et se montre incapable de rendre compte de la richesse des observations cliniques.

b) Hétérogénéité entre les performances d’un même malade. En d’autres termes, il n’est pas même démontré qu’un même malade soit constant avec lui-même. Ou qu’un groupe de malades soit comparable avec un autre groupe du même type, pourtant sélectionné selon les mêmes critères. Puisque ses performances peuvent être inégales d’une situation à l’autre. De même, les perturbations des éléments grammaticaux varient en fonction de la nature de la tâche proposée et du « contexte » dans lequel ces éléments sont sollicités. Cette hétérogénéité se traduit par une non reproductibilité des observations.

Des résultats contraires viennent contrarier la démarche explicative.

Ainsi, Goodglass (1968) montre que le nombre et la nature des morphèmes omis par les agrammatiques ne se trouvent pas corrélés à la complexité des énoncés mis en jeu par les exercices linguistiques proposés aux malades. Mais Saffran & al. (1980) obtiennent un résultat, semble-t-il, contraire ; selon eux les omissions sont directement corollaires de la complexité des énoncés produits. Plus l’agrammatique doit fournir d’informations et plus il semble omettre les éléments grammaticaux inutiles à cet objectif. En d’autres termes, les omissions ne sont pas aléatoires mais dirigés. On retrouve donc là un argument clinique en faveur de l’hypothèse d’Isserlin et Lenneberg (voir plus haut).

Ainsi, Goodglass (1968), dans un premier temps, montre que les agrammatiques, dans un exercice de répétition, effacent préférentiellement les éléments grammaticaux lorsqu’ils se trouvent en début de phrase, et que ces mêmes éléments semblent mieux traités lorsqu’ils sont situés entre deux mots accentués. L’accent joue en anglais un rôle grammatical particulier (Pergnier, 1986) puisqu’il permet grossièrement de distinguer les lexèmes et les morphèmes. Les lexèmes comportent toujours une syllabe accentuée tandis que les morphèmes ne portent un accent que très occasionnellement. Dans la composition et la dérivation, les accents sont toujours placés sur le « radical » (le lexème) — ou sur une syllabe de celui-ci s’il est polysyllabique — et jamais sur les préfixes ou suffixes. L’accent sert également a distinguer certaines formes nominales des formes verbales correspondantes, par exemple : record (enregistrer) = V /rɪ’ko:d/ vs. record (enregistrement) = N /’reko:d/. L’accent permet aussi de démarquer des ensembles textuels, les uns se présentant comme un seul élément et donc porteurs d’un seul accent et les autres composés de deux éléments et donc porteurs de deux accents : a black bird (un oiseau noir) /’blæk’bɜ:d/ vs. a blackbird (un merle) /’blækbɜ:d/, ou encore a gentle woman (une femme douce) /’dʒentl’wumen/ vs. a gentlewoman (une dame) /’dʒentl,wumen/. L’accent, en anglais a donc une valeur grammaticale puisqu’il sert à démarquer les unités les unes des autres. Toutefois, le résultat de Goodglass sera infirmé lors d’une autre étude similaire (De Villiers, 1974). Résultats fragiles donc !

c) Hétérogénéité d’un malade à l’autre enfin. Tous les agrammatiques ne présentent pas les mêmes difficultés. Là encore il est classique de se référer à des définitions schématiques et de montrer leur inégale répartition chez un groupe de malades.

c1. Par exemple, le remplacement d’une forme verbale fléchie par la forme infinitive est fréquemment rapporté, mais selon Jarema & Nespoulous (1984), il existe des malades qui ne manifestent ce symptôme qu’à de très rares occasions.

c2. Par exemple, les difficultés spécifiques pour les formes fléchies verbales (vs. nominales) sont souvent mentionnées (Myerson & Goodglass, 1972 ; Marin & al., 1976) ; mais les symptômes concernant ces formes verbales sont soit décrits en termes d’omission (Miceli & al., 1983), soit décrits en termes de substitution, une forme nominale venant se substituer à la forme verbale attendue (Whitaker & Whitaker, 1976 ; Saffran & al., 1980).

c3. Il est également classique de mentionner dans la plupart des cas une atteinte affectant l’ordre des mots dans la séquence (Saffran & al., 1980) mais ce « cliché » est fortement contesté par Caramazza & Berndt (1985).

c4. Une solution pour résoudre cette hétérogénéité des malades peut résider en la création de sous-groupes. C’est la démarche de Tisso & al. (1973) qui distinguent trois types d’agrammatisme, selon la présence ou l’absence des « petits mots » grammaticaux. Mais on peut faire valoir que cette subdivision est encore très grossière et qu’elle conduit en fait à faire de chaque malade un cas non superposable aux autres. La subdivision opérée porte davantage la marque des catégories grammaticales propres aux descripteurs qu’elle ne s’attache à spécifier la cohérence interne des productions pathologiques observées. Ainsi Tissot & al. distingue un groupe d’agrammatiques dont les performances respectent les éléments principaux de la phrase de même que l’ordre des mots alors que les morphèmes sont omis vs. un second groupe de malades dont les productions agrammatiques se caractérisent par un emploi relativement satisfaisant des morphèmes mais aussi par une sorte de juxtaposition de ces morphèmes aux autres éléments de la phrase. Il n’y a plus de continuité phrastique.

4.2. Le second obstacle réside dans la non autonomie des troubles de l’expression. Ceux-ci sont en effet pratiquement toujours liés à des difficultés particulières de compréhension. Il suffit que la com-préhension porte sur des différences morphématiques pour mettre en difficulté les agrammatiques. Heilman & Scholes (1976) présentent à ces malades des couples d’énoncés uniquement séparés par la présence ou l’absence d’un déterminant (they fed her dog biscuits vs. they fed her dog the biscuits). Ceux-ci choisissent les items cibles de façon aléatoire. Dans le même ordre d’idée, Goodenough & al., (1977) testent la différence de l’article défini et de l’article indéfini et montrent les difficultés des agrammatiques à tenir compte de ce rapport grammatical. La compréhension des préposition n’est pas toujours maîtrisée, sauf lorsqu’il s’agit de prépositions se référant à des notions claires de lieux et de direction (Parisi & Pizzamiglio, 1970 ; Goodglass & al., 1970), toutefois Le Bot (1985) a montré que des agrammatiques qui pouvaient comprendre des énoncés du type le chat est sur vs. le chat est sous étaient incapables d’interpréter des énoncés dans lesquels la même préposition se trouvait simultanément liée à deux lexèmes : le chat est sur la chaise vs. le chat est sous la chaise.

Les troubles de compréhension des aphasiques de Broca, ou des malades agrammatiques, pourraient être liés à une disparition des liens syntaxiques et à un recours palliatif quasi exclusif à « un savoir sur le monde », recours appelé « heuristique » (par opposition à algorithmique). Le travail de Caramazza & Zurif (1976) est devenu célèbre. Ces auteurs proposent aux malades une épreuve d’appariement phrases/images qui donne aux malades l’occasion de se tromper puisque l’image correcte se trouve mélangée à des images leurres. Les phrases sont syntaxiquement contraintes dans la mesure où elles ne reproduisent pas l’ordre canonique sujet-verbe-complément ; ce sont des phrases comprenant une relative enchâssée introduite par that. Or les malades répondent au hasard (le voleur qui tue le gendarme… vs. le gendarme qui tue le voleur...) sauf lorsqu’ils sont guidés par une vraisemblance externe (le garçon qui conduit la bicyclette...). Les phrases dites réversibles sont incomprises dans la mesure où l’agrammatique ne peut s’appuyer sur son expérience pour déterminer qui est l’agent et qui est l’objet. En revanche, les phrases dites non réversibles sont bien comprises parce que le malade peut cette fois se fier à son savoir et à la vraisemblance des situations évoquées. Les agrammatiques ne semblent pas même pouvoir, du moins systématiquement, assigner le rôle de sujet au premier item nominal de la séquence.

Cette incompréhension des phrases réversibles a été largement explorée. Ainsi Schwartz & al. (1980) ont étendu l’expérience de Caramazza & al. à la distinction phrases actives vs. phrases passives. Ils ont montré que les agrammatiques répondaient au hasard lorsque les phrases étaient à la forme passive et que cette incertitude avait même un effet négatif sur la compréhension des phrases actives correspondantes.

Aux erreurs de compréhension il faut ajouter les erreurs de « jugement de grammaticalité ». Les agrammatiques doivent se prononcer sur le caractère bien/mal formé d’un certain nombre d’énoncés dans lesquels l’observateur a inséré des anomalies de divers types, soit sémantiques soit morphologiques par exemple. Luria, (1976, 1977), Gardner & al. (1975), Grossman & Haberman (1982), ont montré que les agrammatiques restaient capables de juger inacceptables des phrases dans lesquelles des anomalies sémantiques étaient incluses alors qu’ils restaient aveugles à la présence d’anomalies flexionnelles ou dérivationnelles. Les agrammatiques éprouvent la même difficulté à juger agrammaticales des phrases comportant des anomalies dans l’ordre des constituants nominaux ou verbaux (Gardner & al., 1975).

Aux erreurs de compréhension, à celles concernant les jugements de grammaticalité, on peut également ajouter des erreurs d’appariement de mots. Le protocole consiste à présenter une phrase complète à un agrammatique, puis d’en soustraire les constituants afin d’introduire une recomposition de la phrase initiale. Les sujets témoins, normaux, opèrent des regroupement qui témoignent de contraintes textuelles sous-jacentes (article + nom ; pronom + verbe ; adjectif + nom) alors que les agrammatiques opèrent des regroupements de mots lexicaux motivés par des liens sémantiques sans tenir compte des morphèmes grammaticaux, lesquels ne sont appariés que dans un second temps et selon des critères inadéquats. Ce travail fait écho à celui de Von Stockert (1972) qui testait les aptitudes expressives des agrammatiques dans la combinatoire de constituants phrastiques. Les malades devaient combiner des segments de phrase présentés sous la forme d’étiquettes écrites. Ceci sous trois conditions :

1. [The][girl][from][Boston][is][pretty]
2. [The girl][from Boston][is pretty].
3. [The][girl from Boston is][pretty].

La stratégie préférentielle des agrammatiques consiste d’abord en un appariement sémantique des termes « pleins », laissant de côté et pour la fin la combinaison des morphèmes et des petits mots grammaticaux. Exemple : [girl][Boston][pretty][the][is][from]. Les paragrammatiques n’emploient pas cette stratégie de réponse mais effectuent des phrases asémantiques dans lesquelles, par exemple, le sujet et le complément sont intervertis.

5. L’agrammatisme apparaît donc comme un « bric à brac » de symptômes hétérogènes et dont les manifestations pathologiques dépassent le cadre de l’expression pour s’étendre à la compréhension, les jugements métalinguistiques, les exercices logiques non verbaux (PM38, Cubes de Kohs, etc.). Peut-on encore soutenir l’idée d’un trouble unique responsable de cette diversité symptomatique ? Certains tenteront de répondre par l’affirmative et proposeront des hypothèses globales, tandis que d’autres prétendront à l’inanité d’une telle démarche explicative.

6. Kean (1979, 1980, 1982) tentera de donner puis de défendre une explication unitaire de l’agrammatisme. Pour lui, le trouble peut être expliqué par un déficit phonologique. Mais une phonologie assez particulière, étroitement dépendante de la langue anglaise et du rôle grammatical spécifique qu’y joue l’accentuation.

Kean reprend le problème sous l’angle du symptôme traditionnellement prototypique de l’agrammatisme, à savoir les erreurs d’omissions de morphèmes grammaticaux. Pour simplifier, les agrammatiques ne retiendraient que les éléments minimaux porteurs d’un accent et négligeraient les autres. Il fait ainsi remarquer que les morphèmes fréquemment omis sont ceux qui ne modifient en rien les règles de distribution de l’accent. Lorsque qu’un morphème lié à un radical ne modifie pas la place initiale de l’accent affecté à ce radical, alors l’aphasique de Broca a tendance à l’éliminer. Dans le cas inverse, il a tendance à le maintenir. Des morphèmes comme -ness (definiteness), les marques du pluriel, du possessif, des flexions verbales sont préférentiellement omises par les agrammatiques parce qu’il s’agit d’éléments qui n’affectent pas la place de l’accent. En revanche, les morphèmes -ive (definitive) ou per- (permit) affectent la place de l’accent et sont donc peu affectés par le trouble agrammatique. Ce que Kean entend par mot phonologique (Kean, 1977) n’est donc nullement lié à un critère de pertinence définitoire des traits et des phonèmes ; il correspond à la plus petite valeur différentielle servant de support à l’accent, lequel joue, en grammaire et non en phonologie, un rôle démarcateur et fournit l’indice d’un découpage formel du texte. Mais l’emploie du terme « phonologique » lui permet d’envisager sous le même angle explicatif les erreurs phonologiques des mêmes malades ainsi que leurs difficultés dysprosodiques. La prédiction opérée par ce modèle s’avère néanmoins fragile puisqu’on constate que les formes du type ’definitive’, ou du type permit donnent lieu également à des omissions significatives. Kean est donc contraint par ce démenti clinique de remodeler son hypothèse de la façon suivante. Il compare definitive et object et fait valoir que la première forme admet une décomposition definite + ive mais pas la seconde ob + ject  ; seuls les formes du premier type constitueraient une difficulté pour les agrammatiques et non les secondes. L’explication phonologique se voit ainsi compliquée d’une explication morphologique, ou, dans les termes de Kean, d’une règle de construction lexicale. En d’autres termes, l’explication cesse d’être homogène (phonologique + morphologique) et s’en trouve donc infirmée.

À l’appui de sa thèse, Kean mentionne une convergence de ses prédictions avec celles fournies par les inventaires des lapsus chez les sujets normaux (Garrett, 1975, 1976 ; Fromkin, 1971, 1973). Que disent ces inventaires ? Ils indiquent des degré de « séparabilité » entre les morphèmes liés et leur radical ; tous ne sont pas liés avec la même force. Les affixes flexionnels sont plus souvent omis ou déplacés que les affixes dérivationnels. Parmi les affixes dérivationnels, les affixes potentiellement les plus rentables sont également les plus perturbés par des omissions ou des déplacements. Selon Kean, les agrammatiques présentent la même configuration d’omissions et de déplacements ; ces malades, par exemple, omettent plus fréquemment les affixes flexionnels tels que le suffixe génitif (-ing) ou celui de la troisième personne verbale (-s) que les suffixes dérivationnels. Parmi ces derniers, le plus rentable est le -s pluriel qui constitue, précisément, le morphème le plus omis par ce type de malades. On obtient ainsi une logique hiérarchisante qui sépare d’abord les morphèmes non accentués des morphèmes qui jouent un rôle dans l’accentuation, puis une séparation des morphèmes flexionnels et des morphèmes dérivationnels, et enfin une séparation des morphèmes rentables et des morphèmes peu rentables. Cette hiérarchie paraît elle-même hétérogène et ne remplit donc pas exactement l’objectif que Kean prétend lui assigner, à savoir constituer une explication unique pour l’ensemble des troubles agrammatiques observables. D’autant que certains critères linguistiques utilisés par Kean sont plutôt flous. La marque du pluriel, considéré par Kean comme un morphème dérivationnel, est classiquement considéré comme un morphème flexionnel. Et le point de vue développé de Kean ne permet pas de comprendre l’originalité de son interprétation.

C’est pourquoi Kolk (1978b) ainsi que Klosek (1979) relativiseront la pertinence de la théorie de Kean en s’appuyant sur l’imprécision des exemples utilisés mais surtout sur le caractère discutable des définitions linguistiques avancées. De même, la décomposition de permit ou de remit en per + mit ou re +mit paraît relativement artificielle dans la mesure où, dans la conscience de sa propre langue, la majorité des Anglais ressentent ces items comme des éléments simples et non comme des composés. Encore que les théories et travaux considérés mélangent les perspectives proprement logiques (= messages déductibles) et des perspectives mnésiques (= messages accessibles en mémoire). Ajoutons que les considérations linguistiques de Kean, attribuant à la phonologie une marque que d’autres attribuent soit au lexique (Klosek, 1979), soit à la morphologie (Lapointe, 1983), soit enfin à la syntaxe (Kolk, 1978b), se trouvent relativisées par des perspectives théoriques contraires. En particulier, elle paraît s’opposer aux principes de la phonologie générative de N. Chomsky et M. Halle (1968) qui constitue encore la bible en matière de phonologie, surtout dans les pays de langue anglaise.

D’autres critiques majeures sont encore formulables. L’explication de Kean ne rend pas compte de stratégies agrammatiques telles que la nominalisation des verbes, la substitution de la forme infinitive aux autres formes fléchies du verbe, les difficultés liées à l’ordre des mots, la présence de morphèmes libres non accentués (qui devraient donc être omis selon la théorie de Kean). Ces phénomènes « dynamiques » constituent autant de faits non expliqués par l’hypothèse de Kean. De plus, l’explication phonologique se trouve fortement liée à l’accent, lequel ne joue ce rôle que dans certaines langues, la langue anglaise en l’occurrence, et ne peut donc se transposer dans des langues qui n’attribuent pas à l’accent de fonctions grammaticales. Dans le même ordre d’idées, le symptôme d’omission des morphèmes, nettement privilégié par Kean, n’est pas généralisable puisqu’il existe d’autres types d’erreurs, en particulier dans des langues où la morphologie ne s’opère pas selon les mêmes règles qu’en anglais. Il est souvent fait mention des études de Grodzinsky (1984) et Grodzinsky & al. (1985) pour rendre compte de ce dernier point. Ces deux études s’attachent à décrire l’agrammatisme de patients de langue différentes, agrammatiques russes, italiens, hébreux. En italien et en russe, les omissions de morphèmes entraîneraient par exemple la production de néologismes (contrairement à l’anglais), tandis qu’en hébreu ils correspondraient à des séquences strictement imprononçables. En effet, le radical dans cette langue est constitué par le squelette consonantique de l’item tandis que le morphème se trouve marqué par le choix des voyelles. On ne peut donc pas, pour décrire l’agrammatisme, partir de ses manifestations dans une seule langue parce que l’on prendrait ainsi le risque de confondre le principe grammatical lui-même avec l’une de ses manifestations dans une langue donnée. Grodzinsky propose une formule « universelle » des troubles agrammatiques, à savoir une « mauvaise sélection des morphèmes + défaut », la procédure par défaut (les omissions) étant valables pour l’anglais et non pour la totalité des langues.

Il reste à savoir comment l’on peut parvenir à édifier une « grammaire universelle ». Peut-on y parvenir en additionnant les caractéristiques de chaque langue rencontrée ou bien doit-on imaginer d’autres perspectives explicatives, en particulier la dissociation de plan d’analyses différents, permettant de dissocier une rationalité logique d’une rationalité sociologique responsable de la différenciation des langues et des phénomènes de traduction (Gagnepain, 1982). Si la thèse de Kean se montre donc impuissante à rendre compte de l’agrammatisme, elle a cependant un mérite. Non pas celui de réduire le trouble à un niveau phonologique mais celui de focaliser la réflexion sur les problèmes liés à la démarcation d’unités textuelles. Le rôle démarcatif de l’accent dans les productions agrammatiques anglaises se trouve posé et, au-delà de l’anglais, le problème des marques de l’unité textuelle se constitue comme l’enjeu d’une démarche explicative. Nous aurons à y revenir.

7. Peut-on ramener l’ensemble hétérogène des manifestations agrammatiques à un seul et même principe explicatif ? On a vu l’insuffisance de l’explication « phonologique » avancée par Kean. D’autres ont avancé une explication lexicale. Nous dirions plus volontiers une explication morphologique. Encore que cette morphologie se comprend davantage en termes d’accessibilité (ou de mémoire) qu’en termes de déductivité flexionnelle ou dérivationnelle.

Bradley, Garett & Zuriff (1980) envisagent un modèle séparant deux classes d’items lexicaux. Les auteurs parlent volontiers de « lexique mental » ; celui-ci serait composé d’une classe fermée contenant grosso modo les prépositions, les conjonctions, les auxiliaires, les déterminants, le genre et le nombre, les pronoms, et d’une classe ouverte correspondant aux noms, verbes, adverbes et adjectifs. Cette distinction semble utile pour rendre compte des performances déviantes de sujets normaux dès lors qu’il s’agit de « rappeler » tel ou tel élément d’une de ces deux classes. Les « patterns » d’erreurs n’ont pas la même distribution selon qu’il s’agit des catégories fermées ou des catégories dites ouvertes (Garett, 1975, 1976, 1980). Bradley (1978), plus précisément, a montré, toujours chez des sujets normaux, que le rappel (= temps de réaction) des items des classes fermées n’étaient pas corrélé avec la fréquence de ces items, alors que le rappel des items de la classe ouverte est significativement sensible à ce critère de fréquence.

Appliqué à la description des performances agrammatiques ce critère semble donc opératoire. Bradley & al. (1980) montrent alors que les aphasiques de Broca sont sensibles à des indices de fréquence aussi bien pour les items des classes ouvertes que pour les items de la classe fermée. Ce qui permet un retour sur le modèle élaboré à partir des populations de sujets normaux. Bradley & al. font en effet l’hypothèse que les items des classes fermés sont doublement représentés, à la fois dans une catégorie sensible à la fréquence et dans une catégorie indépendante de cette variable. Les aphasiques ne contrôleraient les items des classes fermés que d’une seule manière, celle correspondant à la classe sensible aux effets de fréquence. Les anomalies rencontrées (omissions et substitution de morphèmes) s’expliqueraient alors par l’insuffisance de cette unique voie de reconnaissance, les malades se trouveraient dans l’incapacité de construire des phrases avec ces items puisque leur niveau d’accès serait sur un autre plan que les items de la classe ouverte.

Cette hypothèse, relativement coûteuse puisqu’elle multiplie les « représentations » de certains mots grammaticaux, rend cependant compte, tout à la fois, des difficultés tant dans la production verbale que dans la compréhension. Toutefois cette étude, très psycholinguistique, c’est-à-dire entièrement focalisée sur un différentiel mesurable de catégories verbales accessibles en mémoire, ne sera pas répliquée. Ni en anglais (Gordon & Caramazza, 1982, 1985), ni en français (Segui & al., 1982), ni en néerlandais (Kolk & Blomert, 1985). À défaut de critères « mnésiques », on peut toutefois s’appuyer sur des critères formels et considérer comme suffisant la distinction, en morphologie, de classes ouvertes vs. classes fermées. C’est la remarque constamment répétée par Garrett (1975, 1976, 1980) mais que l’on retrouve aussi chez Friederici (1985), laquelle considère le rappel d’un même item, qu’il appartienne à une classe ouverte ou fermée, soit de façon isolée soit inséré dans un contexte phrastique plus large. Là encore, il s’agit de comparer les performances des agrammatiques à celles obtenues par une population de sujets normaux. Ces derniers, lorsqu’ils doivent « décider » (= temps de réaction) de l’appartenance de tel item à la langue communautaire, réagissent significativement plus vite lorsqu’il s’agit d’items des classes fermées que lorsqu’il s’agit des items de la classe ouverte. En d’autres termes, moins l’inventaire est grand et plus vite la décision s’opère ; logique !

Mais les agrammatiques réagissent justement en sens inverse. Ils décident plus vite lorsque les items sont ceux d’une classe ouverte et réagissent significativement plus lentement lorsqu’il s’agit d’items d’une classe fermée. Cette inversion est elle-même à mettre en rapport avec une autre variable susceptible d’avoir un effet sur les temps de réaction lors d’épreuves de décision lexicale. Cette variable est celle d’une sensibilité à un contenu sémantique. Chez les sujets normaux, la reconnaissance d’un item ne se trouve significativement améliorée par un contexte sémantique que s’il s’agit d’un item de la classe ouverte. Le contexte sémantique ne facilite pas, chez les sujets sains, le rappel des items des classes fermées. Or, les agrammatiques ne font pas de différence entre les deux catégories d’items, l’importance du contexte sémantique se retrouve à chaque fois. Donc... les agrammatiques ne disposeraient que d’un seul accès aux items des classes fermées, ce qui rendraient ces derniers peut utilisables lors de l’élaboration de phrases. Explication satisfaisante pour un ensemble de phénomènes agrammatiques mais pas pour la totalité des performances agrammatiques. Ces malades, en effet, ne comprennent pas des phrases réversibles du type le gendarme tue le voleur ; cette même phrase reste compréhensible si on lui enlève les morphèmes des classes fermées gendarme tue voleur  ; donc le trouble des agrammatiques dépasse la seule atteinte des classes fermées.

8. Peut-on ramener l’ensemble hétérogène des manifestations agrammatiques à un seul et même principe explicatif ? On a vu l’insuffisance de l’explication « phonologique » avancée par Kean, puis l’insuffisance de l’explication « lexicale » présentée par Bradley & al. Voici une autre tentative de ramener l’ensemble des performances agrammatiques à un même principe explicatif.

Bernt & Caramazza (1980) proposent l’hypothèse d’un trouble central de la syntaxe, valable donc aussi bien pour les troubles en production qu’en compréhension et susceptible de rendre compte des erreurs agrammatiques (de grammaire), et des erreurs lors de tâches métalinguistiques (jugements de grammaticalité + décision lexicale). Ces auteurs imaginent un couple de contraintes, l’un syntaxique correspondant au déficit et l’autre tout à la fois lexical et sémantique correspondant aux processus intacts par lesquels les malades pallient leur difficulté. À chaque fois qu’un rapport syntaxique se trouve engagé, le malade ne peut sélectionner les items de ce schème et il lui substitue des contraintes strictement lexicales et sémantiques. Les malades agrammatiques « comprennent » les messages qu’on leur propose aussi longtemps qu’une interprétation lexicale et une interprétation sémantique suffisent à leur donner accès à une sens vraisemblable. Si l’on supprime le recours au lexique, à la saisie sémantique des items lexicaux, et le recours à la vraisemblance des situations évoquées, alors les agrammatiques répondent de façon aléatoire. Cette hypothèse « centrale » suppose l’identité du trouble tant dans la compréhension que dans l’expression. D’où l’interrogation des auteurs : comment rendre compte du fait que chez les aphasiques de conduction, la compréhension syntaxique semble perturbée alors que ces mêmes malades ne témoignent pas d’un trouble syntaxique majeur dans les tâches de production ? D’où un prolongement de cette hypothèse qui va s’attacher à comparer les erreurs de compréhension syntaxique chez les agrammatiques et chez les aphasiques de conduction. S’agit-il des mêmes rapports syntaxiques ? S’agit-il de troubles différents et dans ce cas doit-on envisager deux types de syntaxe ?

Caramazza & al. (1981) présentent à des malades différents (Broca, conduction, Wernicke) le même ensemble d’épreuves, toutes sollicitant le contrôle de rapports a priori jugés syntaxiques. La production syntaxique est sollicitée par un exercice de complétion d’histoire (Goodglass & Kaplan, 1972) ; la compréhension syntaxique est éprouvée par une épreuve d’appariement phrases/images (avec distracteurs) ; s’y ajoute une épreuve de construction de phrases à partir d’appariement d’étiquettes. Cette dernière épreuve définit une sorte d’invariant sur lequel on va comparer les résultats des deux premiers types d’exercices. L’agrammatique a des résultats déficitaires aussi bien en compréhension qu’en production, l’aphasique de Wernicke ne manifeste aucune difficulté, l’aphasique de conduction n’éprouve de difficultés que lors des exercices de compréhension.

Les auteurs n’en rejettent pas pour autant l’hypothèse d’un trouble syntaxique central. Ils maintiennent cette hypothèse pour l’agrammatisme et suggère que les difficultés de l’aphasique de conduction sont extérieures à la syntaxe proprement dite puisqu’il est capable de s’exprimer sans difficultés de cet ordre. En revanche les erreurs en compréhension pourrait résulter d’une répercussion sur la syntaxe d’un trouble mnésique. Ce malade montre par ailleurs des insuffisances dans la saisie mnésique d’informations verbales ; c’est pourquoi les auteurs envisagent la nécessité pour établir des rapports syntaxiques de disposer d’une mémoire de travail suffisante pour rendre contemporains des évènements linguistiques multiples et disjoints.

Cette hypothèse d’un trouble syntaxique central se trouve aujourd’hui remis en cause par la présence de déficit syntaxiques, tant en compréhension qu’en production, dans des tableaux aphasiques différents : aphasie de Broca, aphasie de conduction, aphasie de Wernicke. L’hypothèse de Caramazza & al. (1981), d’un trouble de la syntaxe pour l’agrammatisme ne rend pas compte de la différence de ces syndromes ; bien plus elle conduit à tenir pour inconsistant leur différence. Chaque syndrome résultant d’une combinatoire aléatoire de déficits linguistiques susceptibles d’apparaître dans n’importe quel syndrome, il n’est alors pas étonnant qu’on en arrive à rejeter l’intérêt scientifique des syndromes classiquement définis (Badecker & Caramazza, 1985) par la méthode anatomoclinique. Des cas uniques — mais constitués selon la procédure dite de la double dissociation — seront suffisants à valider les prédictions opérées à partir de modèles a priori  ; leurs associations dans un même tableau ne résultant que du hasard ou de proximités de lésions extérieures à toute contrainte proprement neuropsychologique.

9. L’hypothèse d’un trouble syntaxique central chez les agrammatiques s’est rapidement trouvé confrontée à une hétérogénéité des manifestations pathologiques. Cette hétérogénéité va aller dans deux directions. On peut être agrammatique et conserver un savoir sur la syntaxe relativement efficace. Il semble bien qu’on puisse être agrammatique en production sans connaître de troubles de la compréhension (le cas inverse n’étant cependant pas encore mentionné dans la littérature).

Linebarger & al. (1983) examinent quatre malades agrammatiques. Ces derniers, d’une façon fort classique, présentent des insuffisances syntaxiques tant dans les épreuves de compréhension que dans les épreuves d’expression. Toutefois, lorsqu’on leur propose des messages à critiquer, ils restent parfaitement capables d’apprécier la non-correction de phrases syntaxiquement mal formées et de reconnaître la correction de phrases syntaxiquement bien formées. Le matériel est abondant et relativement diversifié ; les résultats obtenus n’en sont que plus déconcertants. 451 phrases sont proposées à ces quatre malades. Sur ce nombre global, 221, soit un peu moins de la moitié, sont des phrases syntaxiquement incorrectes. L’incorrection se trouve distribuée selon des schèmes syntaxiques prédéfinis. On peut ainsi évaluer les schèmes encore contrôlés par les malades et ceux qui le sont moins ou pas du tout.

Selon les auteurs, les schèmes syntaxiques conservés, c’est-à-dire ceux dont la violation entraînait une critique de la part des quatre malades testés, étaient, dans l’ordre, les exigences de sous-catégorisation, une sensibilité aux mots fonctionnels, ainsi qu’une aptitude à manipuler des dépendances syntaxiques discontinues. Bref, les « connaissances grammaticales » des malades sont largement supérieures à celles que l’on pouvait attendre à la lumière des énoncés qu’ils étaient capables eux-mêmes de comprendre ou de produire. Donc, le trouble ne serait pas tant une disparition des « informations syntaxiques » concernant la façon dont un énoncé se trouve bien formé, qu’une mauvaise utilisation de cette connaissance à des fins sémantiques définies. Bref, c’est le rapport de la syntaxe, et du sens à construire à l’aide de la syntaxe, qui semble être le point sur lequel achopperaient les malades examinés. On peut dire qu’en même temps que s’éloigne l’hypothèse d’un trouble syntaxique, grandit l’incertitude quant au niveau de déficit linguistique responsable des mauvaises performances des agrammatiques. À moins que ce qui soit ici en cause soit la façon de concevoir la compétence grammaticale. Il y aurait ainsi lieu, de notre point de vue, de séparer l’énoncé acceptable, soumis alors à une grille d’interprétation sociolinguistique, de l’énoncé logiquement déductible. Les aphasiques pouvant continuer à juger inacceptable des énoncés qu’ils seraient incapables de déduire. Un énoncé bien formé l’est-il au regard de règles logiques ? Ou au regard d’une norme sociale ? Il y a là une ambiguïté qui n’est pas même abordée par Linebarger & al. mais qui leur aurait peut-être permis de résoudre une énigme qu’ils ont portant contribué à poser.

Rappelons que l’hypothèse d’un trouble syntaxique central présuppose que les troubles se manifestent quelle que soit la modalité d’observation, qu’il s’agisse autrement dit d’épreuves d’expression ou d’épreuves de compréhension. Or, on a décrit des malades ne présentant que des troubles de la production ; les anomalies asyntaxiques n’étaient observables que lors d’épreuves d’expression et non lors d’épreuves de compréhension. Ce qui complique encore les choses, c’est que ces anomalies sélectives de la syntaxe ont été décrites lors de tableaux cliniques différents. Le premier cas de Miceli & al. (1983), ainsi que celui de Nespoulous & al. (Nespoulous & Dourdain, 1985 ; Nespoulous & al., 1988) sont deux tableaux qui présentent le même profil d’évolution. Les agrammatiques parcourent le chemin qui va de la stéréotypie initiale et du mutisme caractéristique des aphasies de Broca au stade bien connu de l’énoncé agrammatique avec les omissions caractéristiques des « petits mots » grammaticaux (style télégraphique). Le second cas de Miceli se caractérise par un tableau d’agrammatisme qui s’est installé d’emblée. Alors que le cas de Kolk & al. (1985) s’est d’abord présenté sous la forme d’une aphasie globale (atteinte quasi générale des capacités d’expression et de compréhension) avant d’atteindre le niveau d’un agrammatisme classique. Il n’est peut-être pas inutile de préciser que ces malades ont tous la même particularité lésionnelle ; leurs lésions épargnent largement sinon totalement la zone de Broca. De plus, sur le plan expressif, ils ne se ressemblent pas complètement. Par exemple, le malade de Nespoulous & al., Mr Clermont, est le seul qui ne manifeste aucun trouble lié à la morphologie verbale ou à la production des verbes eux-mêmes, alors même que la morphologie nominale semble régulièrement perturbée. On en arrive donc à envisager des agrammatiques plutôt morphologiques et des agrammatiques plutôt syntaxiques (Nespoulous & al., 1985). Dans tous les cas, on prend acte de la différence des troubles selon les malades, et ceci au sein d’une population cependant très homogène.

Cas 1. de Miceli & alCas 2. de Miceli & al.Cas de Nespoulous & al.Cas de Kolk et al.
Morphologie verbale préservée
Préférence de l’infinitif nette nette
Omissions des flexions verbales fréquentes
Omissions des auxiliaires inexistantes
Séquences disjointes nettement
Lecture et répétition atteintes

La difficulté consiste en ce que la double projection des catégories syntaxiques et morphologiques propres aux modèles linguistiques sur les performances aphasiques se trouve régulièrement contestée. Il est pratiquement impossible d’assurer une proposition et son contraire, d’affirmer que les troubles morphologiques et les troubles syntaxiques sont indépendants et correspondent à des agrammatismes différents, ou d’affirmer que les troubles syntaxiques et morphologiques sont toujours associés chez les malades et relèvent donc de processus logiques homogènes. Cela renvoie à l’insuffisance des modélisations théoriques et à l’impuissance des modèles actuels à rendre compte des performances cliniquement observables.

10. La difficulté de ramener les symptômes de l’agrammatisme à une explication unifiée a amené nombre de cliniciens a renoncer à une telle entreprise et à concevoir l’agrammatisme comme une constellation de désordres différents, uniquement regroupés par le hasard du conditionnement cortical. Goodglass, après toute une vie de recherche aphasiologique, en arrive à une sorte d’aveu d’impuissance (Goodglass & Menn, 1985) puisqu’il admet que l’agrammatisme relève de désordres indépendants, les uns syntaxiques, les autres phonologiques, et qu’au delà ce trouble révèle des dissociations de plus en plus fines mais aussi de plus en plus disparates. Il semble donc bien que cette façon d’aborder l’agrammatisme ait été conduite jusqu’à son terme. Soit il faudra renoncer à cette catégorie anatomo-clinique, soit il faudra envisager une autre façon d’aborder la symptomatologie aphasique.

À l’aveu d’impuissance des plus anciennement engagés dans la recherche se substitue la tentative plus moderne d’inverser l’exigence explicative. Il n’appartient plus au linguiste, ou au neurolinguiste, de remanier son modèle jusqu’à ce que celui-ci puisse rendre compte des dissociations cliniquement établies, mais au contraire il va s’agir de remanier la clinique, par une sorte de redéfinition des cas cliniquement exemplaires (cf. le concept de « single case » de Caramazza, 1986), pour que celle-ci puisse enfin s’interpréter de façon rigoureuse, en fonction de prédictions tirées de modèles du fonctionnement du langage, eux-mêmes le plus souvent définis au sein des laboratoires de psychologie expérimentale auprès de sujets normaux et selon des critères d’accessibilité différentielle (temps de réaction, toujours !) et non plus selon des critères formels ou logiques.

Toutefois, cette inversion de l’exigence explicative, si elle sauve le neurolinguiste de l’hétérogénéité des faits cliniques interprétables, n’en représente pas moins des inconvénients majeurs. D’abord elle est de plus en plus théorique et de moins en moins en moins clinique dans la mesure où elle se trouve incapable d’établir la moindre corrélation anatomo-clinique pertinente. Dans la mesure où elle ne rend plus compte des troubles associés, dans la mesure enfin où elle ne rend pas compte de la progression des tableaux cliniques les uns par rapport aux autres. D’autre part, son principe de falsifiabilité la conduit à un autre type d’émiettement de l’observable. En effet la clinique élaborée conduit le théoricien, non pas à remettre en cause le principe même d’élaboration de son modèle, mais seulement sa complexité. Il est tout à fait possible d’établir une continuité entre les premiers schémas des associationnistes (Lichteim, 1885) et les schémas de la neuropsychologie cognitive ; les modules (Fodor, 1983) des schémas modernes sont les héritiers des centres moteurs et des centres sensoriels. Les flèches sont les héritières des voies de conduction, et les « single case » les héritiers des « cas purs ». Seulement, la psychologie cognitive augmente le nombre de modules et le nombre de flèches : là se trouve son talon d’Achille. Où va s’arrêter la profusion de ses modules et de ses flèches ?

11. Certains résistent précisément à cet abandon des catégories anatomo-cliniques.

Caplan (1986) rétorque à Badecker & Caramazza (1985) en montrant que certains modèles théoriques sont plus aptes que d’autres à rendre compte de l’agrammatisme. Il considère que les tentatives de Kean (1977), de Lapointe (1983), et de Grodzinsky (1984), malgré leurs insuffisances constituent des généralisations acceptables des symptômes agrammatiques et constituent dès lors un argument suffisamment fort pour relier le syndrome clinique à la perte sélective de processus linguistiques.

Controverse continuée par une réponse de Badecker & Caramazza (1986) qui doutent que l’omission, pas toujours systématique, des mêmes éléments grammaticaux par les malades aphasiques suffit à retenir l’existence de processus sous-jacents correspondants. Caplan va chercher un autre argument dans le modèle de Garett, lequel hiérarchise des niveaux de structuration phrastique et fait intervenir de façon spécifique les items des classes fermées lors d’un de ces niveaux. On peut alors relier la faiblesse des items des classes fermés et l’appauvrissement des constructions phrastiques propres à l’agrammatisme. En d’autres termes, l’espoir de trouver l’explication linguistique de la plupart des symptômes agrammatiques existe et l’effort de modélisation de l’agrammatisme doit être poursuivi. Le modèle de Garett n’est cependant pas susceptible de rendre compte de l’ensemble du tableau agrammatique. En premier lieu, le second agrammatique étudié par Miceli & al. (1983) montre que l’omission des items des classes fermés n’est pas nécessairement liée à une simplification des structures syntaxiques. Cependant Caplan ne peut mener sa démonstration à bien parce qu’il se trouve en but à l’insuffisance des modèles linguistiques ou psycholinguistiques actuels. Par exemple, il ne peut ramener les difficultés liées aux flexions verbales à un trouble lexical ou syntaxique. Il n’en reste pas moins vrai, pour Caplan, que l’opposition de l’agrammatisme et du paragrammatisme rencontre des différences linguistiques pertinentes, l’agrammatisme se manifestant davantage par des symptômes d’omission et le paragrammatisme par des confusions ou des substitutions.

12. L’opposition entre l’agrammatisme et le paragrammatisme résiste-telle aux analyses effectuées à l’aide des théories linguistiques actuelles ? Caplan répond par l’affirmative, même s’il faut en appeler à une transformation des modèles explicatifs. Une position plus pessimiste existe, laquelle consiste à nier que le problème existe. Il n’y a pas de différence « grammaticale » entre ces deux tableaux. Les différences observables ont d’autres raisons.

Goodglass & Menn (1985) envisagent que les difficultés linguistiques sont de même nature pour les normaux que pour les aphasiques, pour les agrammatiques que pour les paragrammatiques. Entre les normaux et les aphasiques les différences sont uniquement d’ordre quantitatif. Entre les agrammatiques et les paragrammatiques les différences sont dues au fait que les agrammatiques sont contrariés par un débit lent et heurté et qu’ils ne peuvent faire appel aux automatismes énonciatifs qui, à l’inverse, contaminent les productions des paragrammatiques. Ce débit est lui-même à expliquer. Suffit-il d’évoquer le trouble arthrique ou le trouble phonologique pour en rendre compte ? Il est facile de proposer un contre-argument. Le débit lent et heurté des agrammatiques, loin d’être la cause de leurs difficultés grammaticales, en constitue plutôt l’une des conséquences.

Heeschen (1985) réexamine les productions en production et en compréhension des deux tableaux aphasiques et en conclut à l’insuffisance des arguments permettant de les opposer, voire même de les différencier. Les arguments qu’il développe sont intéressants, mais prouvent finalement moins l’identité présumée des tableaux agrammatiques et paragrammatiques que l’insuffisance des études effectuées. Celles-ci ne prennent pas en compte les contextes « pragmatiques » d’énonciation, alors que certaines études montrent leur importance. Grötzbach & al. (1982) ont montré que les agrammatiques ne contrôlaient pas les énoncés se présentant à la forme passive hors de tout contexte pragmatique mais qu’ils pouvaient les contrôler lorsqu’un tel contexte existait, c’est-à-dire dans une situation non artificielle d’échange d’énoncés. Ainsi, le trouble ne résiderait plus dans une atteinte de la syntaxe mais dans une dépendance pathologique des contraintes syntaxiques aux contraintes pragmatiques. Encore faudrait-il envisager un modèle permettant d’articuler — spécifiquement — syntaxe et contexte pragmatique, ce qui est loin d’être plausible. Car il faudrait aussi expliquer que le reste des processus logiques (phonologie, morphologie, lexique) ne seraient pas concernés par un tel rapport au caractère pragmatique ou non de la situation d’énonciation. Ou la situation est « pragmatique » et la totalité des processus logiques doit en être affectée, ou la situation n’est pas pragmatique, et là encore, c’est la totalité des processus logiques qui doit s’en trouver contrariée.

13. L’étude de Heeschen (1985) remet au goût du jour une vieille mais importante notion de la psychopathologie. À savoir que les manifestations pathologiques d’un malade résultent d’une réponse palliative au déficit, et non d’un déficit directement observable. Il propose, dans le cas de l’agrammatisme, une stratégie, régulière ou quasi systématisée, d’évitement. Les agrammatiques éviteraient les constructions syntaxiques par toutes sortes de moyens. Les malades ne sont donc pas nécessairement incapables d’employer des items des classes fermés, mais ils « préfèrent » les omettre plutôt que de les utiliser à mauvais escient, ou plus exactement ils se sentent contraints d’éviter des éléments linguistiques trop difficiles pour eux. Mais pourquoi sont-ils trop difficiles ?

Les agrammatiques déploient cette stratégie d’évitement (avoidance-correctness hypothesis) tandis que les paragrammatiques n’y parviennent pas. C’est donc le recours ou le non recours à cette stratégie qui expliquent la différence des deux tableaux. Mais pourquoi ces éléments seraient-ils plus difficiles que les autres ? Mystère !

Les agrammatiques, en effet :

a) sont conscients de leurs difficultés et sont aptes à les situer au niveau de la syntaxe ;
b) sont conscients du caractère socialement dommageable de ces difficultés syntaxiques ;
c) deviennent progressivement conscients de la lenteur de l’évolution du trouble et du faible espoir de retrouver un état de récupération complète ;
d) Ils se trouvent dans une situation suffisamment stimulante pour être demandeurs d’un aménagement, d’une amélioration de l’état dans lequel ils se trouvent.

Heeschen tente d’expérimenter cette hypothèse en présentant à des agrammatiques des tâches demandant un contrôle grammatical de la morphologie et de la syntaxe et où les possibilités d’évitement de ces contraintes syntaxiques ont été rendues impossibles. La difficulté des morphèmes semble être une particularité « universelle ». Dans le cas précis d’un malade agrammatique, supposons que le malade doive décrire deux images « le boxeur blanc met K.O. le boxeur noir » et « le boxeur noir met K.O. le boxeur blanc » ; le rôle d’agent ou de patient ne peut être exprimé en langue allemande qu’en jouant sur la marque casuelle de l’article ou du substantif. Il y aurait donc là une « faiblesse » ou une difficulté inhérente à cette situation contraignante ; le normal peut contrôler cette situation extrême mais les malades peuvent-ils y parvenir ? On calcule alors le nombre de fois où ces marques sont absentes et on compare ce chiffre à celui obtenu dans des situations moins contraignantes, plus proches de la conversation « libre ».

Les résultats vont dans le sens de l’hypothèse d’évitement : les deux types de malades, agrammatiques et paragrammatiques, diffèrent dans leur expression spontanée, mais se rejoignent si l’on considère les agrammatiques lors de la situation d’examen imaginée par Heeschen ; dans cette situation les agrammatiques commettent le même nombre d’erreurs d’omissions et de substitutions que les paragrammatiques en conversation libre.

Mais dans ce travail, les paragrammatiques n’ont pas été soumis à la même expérience que les agrammatiques ; il est donc difficile d’aller jusqu’au bout du raisonnement de l’auteur. D’autre part, là encore, on prend vraisemblablement l’effet pour la cause ; les agrammatiques sont conscients de leur trouble en raison même de la nature logique de ce trouble et non en raison d’aptitudes psychologiques préservées extérieures à l’aphasie elle-même. Il est plus que probable que la réaction catastrophique des aphasiques de Broca, ainsi que la conscience qu’ils ont de leur trouble, résultent de la nature logique de leur trouble aphasique ; ceci en est l’effet et nullement la cause. Car les agrammatiques sont encore logiquement capables de mettre en opposition, ou en contradiction, leurs réponses plus ou moins aléatoires avec celles que l’usage impose. Ils ont accès au principe de l’erreur logique quand celle-ci joue sur la différence « sans règle/avec une règle ». Bref, les aphasiques peuvent logiquement se rendre compte qu’ils ont répondu au hasard et, dans le même temps, se montrer incapables de tirer parti de ce constat. À l’inverse, les paragrammatiques ne sont jamais sans règles ; ils peuvent toujours déduire un énoncé d’un raisonnement quelconque. Ils parlent ou ils raisonnent. Malheureusement ces raisonnements peuvent tous se substituer les uns aux autres car ils ont cessé d’être mutuellement exclusifs. À la réaction catastrophique du Broca correspond alors l’anosognosie de l’aphasique de Wernicke. Aucun raisonnement n’étant exclu, le malade développe tous les énoncés logiquement possibles sans qu’aucune contradiction ne puisse venir l’avertir du caractère « néologique » de telle ou telle production. L’aléa revêt en quelque sorte deux visages : l’agrammatique est sans règle tandis que le paragrammatique a n’importe qu’elle règle. L’un se manifeste sur le mode déficitaire ou elliptique tandis que l’autre se présente sur le mode des confusions.

14. Toutes ces études ont en commun de privilégier le concept de « paraphasie », donc de définir le symptôme aphasique en termes de déviances par rapport à des catégories propres au descripteur et évaluées par rapport à un standard. Il est donc justifié de reprendre la tentative d’une explication unitaire de l’agrammatisme (vs. le paragrammatisme) à condition de modifier la définition même du symptôme cliniquement observable. Le rapport « langage agrammatique/langage normal » se trouve ici abusivement privilégié, sans que soit véritablement prise en compte le fait que l’agrammatisme de l’aphasie de Broca ne tire finalement sa définition que de ne pas se confondre avec le paragrammatisme de l’aphasie de Wernicke. C’est donc le couple « agrammatisme / paragrammatisme » qu’il faut contraster avec le langage « normal », et cela en étudiant la déductivité logique spécifique de ces deux types de malades aphasiques.

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Pour citer l'article

Hubert Guyard« La modélisation du fonctionnement du langage à l’épreuve de l’agrammatisme (1988) », in Tétralogiques, N°19, La conception du langage et des aphasies. La contribution de Hubert Guyard.

URL : http://tetralogiques.fr/spip.php?article147