Pierre-Yves Balut

Maître de conférences habilité émérite à l’université de Paris, Sorbonne. pybalut chez ozone.net

Du patrimoine

Résumé / Abstract

Cet article programmatique sur la question du patrimoine, qui tire parti des dissociations opérées par la théorie de la médiation, est paru initialement en 1983 dans le numéro 2 de la Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale (RAMAGE). Malgré la numérisation récente des numéros de cette revue, en fac-similés, il était devenu difficile d’accès. Nous avons jugé utile de le republier ici, intégralement, après relecture par son auteur.

Mots-clés
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Dans le premier numéro de RAMAGE [1] nous avons pris fermement position pour la nécessaire dissociation de la constitution logique du savoir et de la gestion politique de l’avoir, c’est-à-dire, en l’espèce, pour la distinction de l’archéologie et de la gestion du patrimoine, que ce soit dans le travail des archéologues industriels ou dans celui des architectes des Monuments historiques. Les premières explications que nous donnions de notre conception de l’archéologie permettaient de comprendre pour moitié notre opinion [2] ; manquait l’explication complémentaire de l’idée que nous nous faisons du patrimoine : c’est l’objet de cet article [3].

La notion de patrimoine est plus que floue, quoique beaucoup ait été écrit sur elle, au point qu’on pourrait ne la cerner que par un centon de citations ; sa gestion est, par le fait, bien souvent inconséquente et incohérente [4]. Car, lorsqu’on parle de définition, qu’on ne croit pas qu’il s’agisse d’imposer celle d’un mot, comme si notre problème était la fabrication du dictionnaire. Ce qui est primordialement impliqué en l’affaire, ce n’est pas le formalisme d’une nomenclature, c’est l’analyse qu’on fait d’un phénomène. On peut discuter à perte de salive de la commodité plus ou moins heureuse qu’on trouve à nommer d’un mot ou d’un autre les découpes de cette analyse, qu’importe ! Tant mieux si l’on est seulement amené à de simples traductions, à des « tables de concordance » ; tant pis si cela exige plus de conversion ! En tout état de cause, l’enjeu n’est pas dans les mots ni dans les habitudes ; il est dans l’analyse de la chose, qui en rend mieux compte ou non, par ses fondements, sa cohérence et sa conséquence. Il en sera ainsi du patrimoine, quelles que soient les acceptions et les pratiques actuelles, quelles que soient les opinions, ou convergentes à mon propos ou totalement contradictoires avec lui – tant, en la matière, il m’apparaît bien, en toute modestie, que tout a été dit, même le plus juste !

En patrimoine, d’ailleurs, une querelle sur les mots serait intempestive, car voilà bien un domaine où ils font fort peu à la chose. Tout a été dit, en effet, mais tout n’en a pas été déduit. Patrimoine, héritage, transmission, bien, identité, etc., tous les mots y sont comme métaphores, images de rhétorique – effectivement, celles des discours officiels, institutionnels, autorisés… –, renvoyant dans les faits et pratiques à bien d’autres choses, telles que la connaissance, l’inventaire, la conservation etc. Le mot et la chose est aussi le problème du patrimoine : on en parle mais on ne le fait pas ! Il faut pourtant bien qu’il y ait sous ce vocable éponyme de patrimoine quelque chose qui ne soit rien d’autre que ce qui s’y trouve d’habitude : des affaires de famille, quelle que soit l’extension qu’on donne à celle-ci. Rien n’est pourtant moins évident, de la façon dont l’affaire justement se présente et qui ne laisse pas d’être ambiguë. L’ouverture d’une succession privée, dans les cas normaux, se fait précisément à la mort d’une personne et on a immédiatement à chercher d’autres personnes qui en sont les héritiers autant qu’à dresser l’inventaire de l’héritage. La « succession publique », elle, ne s’ouvre jamais si clairement : Valéry a beau savoir que nos civilisations sont mortelles, sans doute n’en finissent-elles jamais de mourir, car on ne sait jamais si c’est chose faite. L’absence d’un écroulement de civilisation – qui n’a lieu que dans les films péplum et la B.D. – fait qu’on a plutôt affaire à des « biens perdus sans colliers », à une sorte d’héritage en déshérence. Pas de mort, pas d’héritier, un héritage : le patrimoine est moins l’ouverture d’une succession que l’introduction d’une cause auprès de l’administration. La tentation est forte et naturelle de ne s’occuper alors que de l’héritage : inventaire, récupération, c’est un peu la voie simple que choisit la gestion du patrimoine. Simple, trop simple : c’est de là que naissent beaucoup des impasses et des complications de cette gestion. Il ne faut donc pas se laisser prendre à ce qui, circonstanciellement, est « cause administrative », mais reprendre la notion à partir de ce qui, essentiellement, est « en cause », patrimoniale : une affaire de famille, c’est-à-dire, au niveau où nous la prenons, une affaire de société. Ce n’est que lorsque le phénomène sera replacé là où il se définit que nous pourrons mieux analyser la situation actuelle.

Pas plus qu’on ne définit mieux la restitution en accumulant les définitions attestées dans l’histoire, on ne définit le patrimoine en faisant l’historique d’un objet qu’on n’a pas cerné. Il ne sert de rien de remuer archives passées et présentes si on ne sait déjà ce qu’on y cherche : nos expériences, les exemples de l’histoire peuvent illustrer des orientations, des grandes lignes, sans beaucoup plus éclairer le mécanisme du phénomène lui-même. Si l’histoire de l’archéologie nous paraît importante, c’est parce qu’à partir d’une conception précise de celle-ci, fondée sur l’organisation de la technique, on est plus à même de rendre compte de ses essais et balbutiements. Sans l’aide d’une analyse a priori de la notion elle-même comme processus humain, d’une dislocation de ce que le phénomène met en jeu, on risque de ne plus voir dans l’histoire qu’une suite de périodes distinctes, où les changements sont interprétés comme progrès afin de culminer avec nous, et non un jeu complexe d’accentuations de tel ou tel point d’un phénomène qui n’en reste pas moins entier.

Le patrimoine, quant à lui, ne se définit ni dans le logique, ni dans le technique, mais dans le social. Il faut donc cerner la part propre qu’il prend dans la structure organisant notre être en société. Il ne s’agit, bien évidemment, pour moi que d’en explorer les grandes lignes qui définissent l’originalité de la notion. En une formule, le patrimoine est le produit d’une capacité sociale qui nous fait analyser, à travers le temps, notre appartenance à un groupe, constitutive de notre personne. Cela mérite bien commentaire ! Je le ferai en développant chaque proposition, afin de marquer à quoi elle correspond et tout autant à quoi elle ne correspond pas et d’en déduire succinctement les conséquences concrètes. Le premier commentaire peut rester encore général et proposer un autre énonce qui dit la même chose sous une forme peut-être moins abrupte : le patrimoine est ce qu’une société accepte ou refuse d’une autre pour se construire elle-même.

I Du patrimoine...

1 ... comme capacité politique

Le problème du patrimoine n’a d’existence que dans l’ordre social et ne se confond pas avec les pratiques de la connaissance logique, même s’ils ont tous deux le même objet d’intérêt. C’est d’ailleurs ce à quoi renvoie le mot qui implique des hommes, des rapports entre testateur et héritiers ; où les notaires et inventaires ne sont qu’une sorte de « service d’ordre » : il ne faut donc pas considérer cette notion d’héritage comme une image mais comme la réalité même du patrimoine, afin d’en déduire ce qu’il doit être et ce que doit en être la gestion. Cela veut dire tout net que le patrimoine est une affaire politique et non scientifique dans laquelle se trouve impliqués un peuple, qu’il faut donc recenser, et son gouvernement, dont il faut préciser les principes.

A Du peuple

L’image des héritiers, de la société héritière impliqués en matière de patrimoine est évidemment courante : il ne s’agit pourtant pas d’en parler en y incluant à ce point tout le monde que personne ne s’y trouve plus. Les héritiers ne sont pas cet ectoplasme insaisissable et extensible à l’envi, source inspiratrice de généreuses figures de rhétorique. C’est un corps qui est « en cause », et qu’il faut reconnaître. Toute situation patrimoniale devrait d’abord engager à cet établissement des héritiers avant que de s’occuper des biens eux-mêmes et a fortiori avant que de les donner à gérer à quiconque ne serait pas dûment mandaté par eux.

S’en faire une idée n’est pas une enquête simple dans des cas d’espèce. Néanmoins, de manière générale, ils peuvent se regrouper sous quelques grands types qu’il convient de bien distinguer dans la mesure où ils ne posent pas les mêmes problèmes. Je le fais très succinctement quoique cela eût mérité plus ample réflexion quant à leurs droits et leur poids respectifs.

1. Les héritiers par lignage sont les premiers appelés lors d’une succession. Dans le domaine social, ce n’est déjà pas une évidence que de savoir qui entre dans cette catégorie : ce peuvent être les descendants effectifs des mineurs du Creusot, par exemple, que, de façon remarquable, l’écomusée impliquait de droit dans le sauvetage et la gestion des lieux de travail, des archives – inévitable « mémoire collective » ! –, du savoir commun, des coutumes de ce groupe particulier, etc. Mais la descendance sociale n’est pas que de l’ordre de la filiation stricte : d’une certaine façon, les générations successives d’étudiants en Sorbonne sont les descendants directs de leurs prédécesseurs ; en l’occurrence, je doute pourtant qu’on ferait appel à eux ou aux professeurs, comme primordialement concernés par une remise en valeur de ce monument ou des grandes traditions universitaires. Bref, il n’est pas a priori très simple de clairement concevoir cette idée de descendance sociale – et je ne me suis pas demandé encore quel pourrait être l’équivalent des collatéraux ! On parle pourtant bien de nos cousins du Québec : ils pourraient être intéressés par certaines causes patrimoniales ; les Américains le sont bien à la conservation du cimetière privé de Picpus où se trouve la tombe de Lafayette sur laquelle flotte leur drapeau. Il ne serait donc pas si procédurier de déterminer ce que peut être la « parentèle sociale », dans la mesure où, dans le patrimoine, cela devrait se traduire en termes de droit, c’est-à-dire en termes de pondération d’un pouvoir.

2. Ce même pouvoir n’a pas seulement à se partager entre des héritiers « naturels », plus ou moins diversifiés ; il faut aussi tenir compte, plus sûrement encore lors d’une cause patrimoniale sociale que lors d’une succession privée, d’héritiers « spirituels » qui se trouvent dans une sorte de relation d’adoption. On doit pouvoir trouver des cas d’adoption réelle et descendante, même en société ; plus subtilement encore, l’adoption peut être en quelque sorte rétroactive, ascendante, où le successeur peut réassumer le prédécesseur avec lequel il n’a pourtant pas eu de lien, dans des cas où, par exemple, le descendant direct n’aurait pas été toujours soucieux de ses pères. Telles sont nos civilisations occidentales, depuis la Renaissance, à l’endroit de la Grèce. La non-prise en compte de cette modalité d’héritage spirituel au profit du seul droit des descendants naturels conduit à simplifier les situations sociales complexes, surtout lorsque cela s’institutionnalise. L’Unesco a ainsi créé en 1978 un comité intergouvernemental pour la promotion du retour des biens culturels à leurs pays d’origine ou de leur restitution en cas d’appropriation illégale. Qu’on lutte actuellement contre les vols, la contrebande, le trafic spéculatif d’objets est une chose normale, mais qui ne peut sûrement pas se confondre avec le retour des biens culturels. Cette confusion fait croire que la façon dont un bien a été acquis importe en l’affaire ; mais, d’une part, cette façon, même cavalière, pouvait être en son temps normale, comme le reconnaît l’Unesco, et l’on ne peut faire quand même que notre droit actuel soit rétroactif ; et, d’autre part, ces circonstances détournent du fait principal : l’existence ou non d’un héritier spirituel. Aussi, à la demande d’un pays naturellement héritier, nos musées occidentaux, puisque ce sont eux qui sont le plus souvent en cause, devraient-ils pouvoir se trouver dans la situation de restituer même un bien régulièrement acquis, simplement parce que dans nos sociétés il ne correspond à rien, sinon à une vague curiosité qui ne fait pas le poids ou à un intérêt scientifique qui reste trop particularisé. En l’occurrence, le droit des demandeurs serait tout à fait légitime en dépit des ratiocinations qu’on pourrait opposer sur l’opportunité d’y répondre. En revanche, des biens, même mal acquis, peuvent avoir été assumés par nos sociétés, avoir pris place entière dans notre héritage et nous donner ainsi des droits, sans qu’il faille déplacer l’argumentation sur le juridique, le muséologique, le technique ou autres. Lord Elgin a pillé les marbres du Parthénon : mais, outre qu’il avait la permission des autorités turques, au vrai envahisseurs, il agissait dans l’indifférence des Grecs qui, dans ce cas précis, n’auraient pas pu grand chose, mais qui, en d’autres circonstances, ne montraient pas plus de considération pour les vestiges légués par leurs pères qu’ils ne reconnaissaient plus. L’héritage antique était en quelque sorte en déshérence. Et cela faisait belle lurette que l’occident l’avait recueilli pieusement en d’autres domaines par une sorte d’adoption posthume et ascendante. Il me paraît donc en droit de l’avoir aussi recueilli à travers ses vestiges monumentaux, même si la forme ne nous semble plus « élégante ». Les Grecs d’aujourd’hui ne peuvent, en effet, sans une grossière contradiction, vanter à qui veut les entendre la valeur de leur civilisation antique comme « mère de nos civilisations occidentales » et accuser celles-ci de captation – sinon de vol – d’héritage, simplement parce qu’il est maintenant opportun pour eux de rentrer en possession de ces biens. Ces reliques sont insignes autant pour les fils adoptifs et fidèles qu’elles le sont maintenant pour les fils naturels qui furent quelque peu prodigues. Tous les cas de retour des biens patrimoniaux ne sont pas identiques. Cependant il semble exister actuellement une tendance malheureuse à les poser en termes d’opposition déséquilibrée entre des peuples qui seraient naturellement en droit et d’autres qui n’auraient que des raisons plus ou moins particulières pour expliquer leur situation de toute façon illégitime. À ce compte, on n’est pas loin de certaines idées pangermanistes du XIXe siècle, comme la restitution de territoires... Or, sans déséquilibrer a priori la balance dans l’autre sens, il s’agit de se rappeler qu’il faut peser deux droits où le « naturel » n’a pas à l’emporter d’emblée. Et qu’il s’agit bien d’une question de droit d’héritier et non de cuisine muséographico-technique entre des directeurs de musées, ou de cabinets d’affaires plus ou moins culturelles et étrangères !

3. Cette situation se complique encore si l’on prend aussi en compte ceux que j’appellerai les héritiers de fait qui assument la succession en voulant bien en acquitter les droits et en supporter les charges, qu’ils soient ou non du lignage ou de l’adoption. Si le cas ne se présente peut-être pas fréquemment pour les personnes privées, il est habituel pour le public qui fait strictement les frais de la plupart des opérations patrimoniales : la nation est donc de fait héritière, quel que soit le groupe social précisément en cause. Le peuple, rassemblant la totalité des groupes sociaux, y compris ceux qui ne sont pas directement intéressés, est souvent alors un héritier qu’on oublie, tout en lui faisant payer les sommes folles de certaines actions pour le seul plaisir de quelques-uns.

B Du gouvernement de ses affaires

Lesquelles folies peuvent être glorieuses, somptueuses, admirables, comme celles de l’Ancien Régime que les peuples « offraient » à leurs princes ou à leurs aristocrates et dont nous sommes bien heureux de disposer maintenant... Mais, quelles que soient les nostalgies et les discussions sur les mérites comparés des régimes, nous ne sommes plus en monarchie et le gouvernement des affaires n’est plus le droit du prince, de l’intendant ou du fermier, mais celui du représentant : il n’y a pas de raison que la gestion du patrimoine échappe à notre système de gestion des affaires publiques. En conséquence, toute une démocratie, une représentativité, une légitimité sont donc à inventer dans le patrimoine, même s’il n’est pas besoin de les calquer dans leur forme sur celle de la république et s’il n’est pas opportun actuellement de les confondre. Je ne crois pas, en effet, que nos élus disposent de quelque légitimité que ce soit à décider en la matière, puisque ce n’est pas un enjeu qu’ils ont explicitement mesuré, analysé et exposé et pour lequel ils sont mandatés. Le bien et l’intérêt publics leur sont aussi obscurs, en l’espèce, qu’à nous-mêmes. En fait comme en méfait, dans l’état de patrimoine, ils ne peuvent donc agir qu’en prince – au point que, dans cette vacance de l’institution, un gouvernement de gauche ne se comporte pas autrement qu’un gouvernement de droite. Si l’on croit que la cohérence politique d’une société est un facteur d’équilibre, il faudra donc abattre les féodalités persistant dans la gestion du patrimoine. Il y aura bien des Bastilles à détruire ; il n’y aura pas obligatoirement à construire encore des palais, qu’ils soient Bourbon, Élysée ou Luxembourg ; la démocratie actuelle, sur des sujets de ce genre, peut passer par des voies plus légères comme les médias et prendre des formes plus souples comme celles des associations ou des enquêtes statistiques, par exemple. C’est à cette dernière que nous avons eu recours, de façon très artisanale, pour consulter les Versaillais sur cette cause de la Révolution de 1789 dans leur ville, sur l’importance qu’ils lui accordaient et sur l’exploitation qu’ils en voulaient. Mais il est évident que de telles formules démocratiques ne sont pas, en soi, des panacées. Elles peuvent être néfastes par le fait de démagogie ou plus simplement de passivité ou de résignation. L’engouement actuel des associations, articles de presses, enquêtes pour les sauvetages, conservations, musées en tout genre, me semble plus le signe d’une « idéologie dominante » que celui d’une véritable démocratie, à la responsabilité de laquelle le peuple doit s’être préparé.

C De son accession aux affaires

Quel danger que l’opinion : le peuple est ignare et irresponsable ! la démocratie n’est possible que dans les petits pays, comme chacun sait : mais pour cet immense pays du patrimoine national, pour des problèmes si délicats que ceux de l’art ou si techniques que ceux de l’architecture, seul vaut un despotisme éclairé – éclairé non plus des vagues lampions de la philosophie, mais des vraies lumières du savoir, des sciences de la nature et de la culture, dispensées par les ethno-, les archéo-, les historiens et historiens d’art, les zoo-, les géo-, les botanistes et écologistes, etc., etc. ! Et la gent cultivée de chercher son Frédéric, dispensateur des pensions, des charges d’intendance et des fermes ! Mais le peuple semble n’être pas plus apte à la responsabilité de son patrimoine qu’il ne le paraissait à la démocratie sous l’Ancien Régime, pour les mêmes raisons : éloigné en droit du pouvoir, il ne peut que s’en désintéresser. L’intéresser alors, si l’on veut le rendre responsable de son sort, n’est pas à prendre au sens mol de piquer sa curiosité, de lui faire connaître des beautés insoupçonnées, de l’informer par des visites-conférences ou des expositions, de lui faire arpenter en touriste châteaux, églises, villes et musées – car le tourisme, comme activité économique de consommation, n’est pas plus en soi activité patrimoniale que la visite du Palais-Bourbon n’est activité politique –, bref, de lui faire consommer un savoir que d’autres élaborent, détiennent et vendent. C’est rester dans l’indécrottable prédominance du Logos, sinon de la logomachie, alors qu’il s’agit de l’Ethos. L’intéresser au sens fort est lui faire prendre participation, lui donner une capacité d’action. La préparation à ce pouvoir responsable n’est pas primordialement l’information, tonneau toujours rempli et jamais plein, mais la formation ; ou, pour reprendre l’opposition commune, elle n’est pas l’instruction, mais l’éducation qui « forme la nature ». L’information sème à tout vent : si le terrain n’est pas préparé, ce ne sera jamais une véritable culture, en dépit de quelque pissenlit qui prend racine par un heureux hasard singulier. Collectivement, on ne peut admettre, malgré les réussites particulières, le gâchis d’une instruction foisonnante que ne fonde pas l’éducation. C’est beaucoup plus une réflexion sur celle-ci dont on a besoin que la multiplication des moyens de celle-là, qui n’est elle-même qu’un moyen encore. Mais moyens de moyen, c’est tellement plus facile et gratifiant de les manipuler et d’en jouer en toute innocence, d’autant qu’à informer, exposer, muséifier, il reste toujours quelque chose qui suffit à justifier l’état de fait, et qu’on se demande avec perplexité ce que pourrait bien être une éducation patrimoniale ! Les quelques opérations qui prennent en compte le peuple héritier concerné et qui veulent le rendre responsable des décisions achoppent souvent sur ce point : comment le préparer à un pouvoir et pourquoi faire ? Il est difficile de ne pas s’engager alors dans les sentiers battus du savoir et de la « culture » avec les moyens éculés des musées, expositions et autres activités culturelles. Pour l’éviter et donner substance à l’éducation, il ne faut pas seulement replacer le patrimoine dans le politique en l’affranchissant du savoir ; il est aussi fondamentalement nécessaire d’en analyser la nature, de rendre compte du mécanisme du phénomène.

2... comme analyse : acceptation et refus

Le mécanisme du patrimoine, situé au plan social, est celui qui est caractéristique de ce plan, celui par lequel nous sommes capables d’instaurer continuités et ruptures entre nous et l’autre dans le temps, comme c’est le cas en matière de patrimoine – ou dans l’espace ou le rang, quand il s’agit de comportement et de politique en général. L’analyse patrimoniale est capacité de converger à l’autre ou d’en diverger dans le temps. En quelque sorte, c’est une élection où le refus est choix autant que l’acceptation et où tous deux sont constitutifs du même phénomène. Comme en toute élection, n’importent que la légitimité des électeurs et la régularité des opérations, précisées dans le développement précédent qu’il faut garder à l’esprit.

Il ne peut donc être question en patrimoine de ne déceler que des continuités. La fixation au seul pôle de la convergence est de nature pathologique : il ferait beau que les intendants du patrimoine soient professionnellement des paranoïaques ! Pourtant, lorsque certaines choses sont considérées comme patrimoniales par nature, ne présupposant donc pas foncièrement un choix politique parce que « monument », « monument historique », « art », architecture, « histoire », ancien, etc., on n’est pas loin du seuil médicalement critique où l’on ne fait plus qu’accepter et marquer la continuité sans plus être capable d’instaurer et d’assumer la rupture et le refus à travers ces choses mêmes. Si la « pathologie » atteint ainsi notre saine capacité sociale en la fixant sur la convergence, il est à craindre qu’elle ne se révèle non seulement lorsque cette capacité s’exerce à travers le temps, dans l’analyse patrimoniale, en créant une pérennité et une éternité tératologiques, mais aussi lorsqu’elle le fait à travers l’espace ou à travers les milieux en créant alors respectivement l’universalité ou l’unanimité, tout aussi anormales dans le processus constitutif des sociétés.

Or, la rupture est aussi définitoire du monde social que la continuité. Ainsi le refus de l’héritage monarchique de l’Ancien Régime, marqué par la destruction de la Bastille, est positivement un acte patrimonial. On ne peut absolument pas parler tout uniment de vandalisme révolutionnaire [5] : tantôt ce sont des actes d’un peuple héritier qui, par le refus qu’ils concrétisent, sont fondateurs ; tantôt ce sont effectivement des mouvements de pur intérêt ou spéculation particulière. Que l’on puisse ensuite juger de ces sociétés justement à partir des choix qu’elles font et qui les font est une chose : il n’en est néanmoins aucune qui puisse ne pas choisir. Nous pouvons donc créer des ruptures dans le temps, et c’est une manière d’hériter à part entière que de refuser l’héritage autant que de marquer la continuité en l’acceptant.

Mais, de la même façon que nous sommes capables de poser des frontières dans le temps, de même nous ne cessons d’en poser dans l’espace et dans les milieux sociaux, et, de même encore, nous ne cessons d’en poser dans notre propre temps qui peuvent nous faire renier ce que nous avons été et donc ce que nous avons pu déjà élire. Ainsi, si nous sommes tous capables de poser ruptures et continuités dans le temps, nous ne posons pas tous les mêmes. Le patrimoine du plombier n’est pas celui de l’intellectuel ; celui du Breton, du Corse ; de l’aristocrate, du peuple ; d’une génération, de l’autre ; ce que nous acceptons ici n’empêche pas que nous puissions le refuser là, etc., etc. : l’analyse que nous faisons dans le temps change dans le temps même, dans les lieux et dans les milieux sociaux. Il y a donc peu de chance qu’on puisse, dans sa réalité, parler du patrimoine, mais bien des patrimoines. C’est heureux, car la pluralité des patrimoines garantit contre ce que la notion a de naturellement réactionnaire ; la multiplication des appartenances, par la diversité des liens patrimoniaux que chacun peut instaurer, évite le monolithisme dangereux d’une société – comme celui qu’a promu le nazisme sur un patrimoine germanique qui unifiait les Allemands et les opposait à toute autre société de façon trop simple quoique politiquement efficace. Au moindre mal, les unifier, c’est regrouper les héritiers dans un conglomérat informe qui ne correspond plus à rien : or le patrimoine des Français n’est pas l’addition du patrimoine des uns et des autres, mais un patrimoine aussi choisi et distingué que celui des enfants des Écoles chrétiennes ou des compagnons du Tour de France ! Bref, le patrimoine, comme tout le politique, est à la merci de la contradiction que tous nous pouvons apporter à tout instant, partout, sur tout, et qui est définitoire de notre façon d’être en société.

Aussi le patrimoine est-il logé au même risque que toute notre personne : comment pourrait-il détenir les fallacieux privilèges de l’éternité, par exemple, alors que nous ne sommes même pas capables de la donner aux lois qui régissent notre destinée et qu’il n’y a guère, le châtiment de la même faute, qui vous laisse sauf maintenant, vous prenait alors la vie ; ou le privilège de l’universalité, alors que la pauvre Vérité est toujours à varier avec certaine montagne ! Quelle hybris que de prétendre mettre le patrimoine des hommes hors de portée des processus qui les constituent. Et qu’on n’aille pas, pour le soutenir, chercher le sacré sur lequel je ne vois pas non plus qu’on ait réussi, depuis que le monde est monde, à s’entendre !

Concrètement, de même que les lois, le droit, la démocratie ont été institués non pour réduire l’irréductible divergence à l’autre que nous sommes justement capables d’instaurer parce que nous sommes hommes, mais pour en aménager les effets et n’être plus en jungle, de même il y a, en patrimoine, à organiser les modalités du consensus – qui n’est pas uniformisation de tout – et ses contre-pouvoirs pour atténuer les renversements de tendance à court terme, pour protéger de façon minimale ceux qui ne sont pas de ce consensus, etc. De même encore, il y a à organiser le rapport des groupes, leur hiérarchie, pour que chacun puisse véritablement réassumer la responsabilité de son propre patrimoine dans la limite de son droit et de celui de l’autre, ainsi qu’en politique les intérêts des communautés professionnelles ou locales ou régionales, etc. sont protégés mais en même temps soumis à ceux qui leur sont supérieurs. Ce n’est point de réglementations que le patrimoine a besoin, qui ne cessent de mesurer et remesurer la hauteur, la longueur et la profondeur de ce qui est circonstanciellement permis ; c’est de la loi et du droit qui organisent ce qui est réellement impliqué : les rapports des personnes sociales.

3... comme appartenance

Le refus ou l’acceptation ne porte absolument pas sur des biens hérités. Faire du patrimoine, ce n’est pas accepter ou refuser des « choses », encore moins les conserver seulement ; c’est se situer en continuité ou en rupture, dans le temps, avec des hommes. Une société se définit vis-à-vis d’une autre, c’est-à-dire qu’elle l’inclut ou l’exclut de ses frontières, qu’elle la fait sienne ou non. Le mécanisme social général de la divergence et de la convergence ne porte que sur « de la personne ». Il délimite de la société ; il détermine ou non une appartenance commune. C’est cette communauté ou non d’appartenance, établie à travers le temps, qui est le patrimoine : le patrimoine est le lien qui s’instaure alors. Sa gestion n’est pas seulement élection, elle est précisément élection d’un lien. De même, la situation d’héritage se définit tout entière dans le rapport qui s’établit entre le testateur et le légataire, non dans la nature et dans les variations considérables du legs, qui ne sont qu’accidents. Il y a héritage, non parce qu’il y a ceci ou cela en cause, mais parce que celui-ci et celui-là sont liés : l’héritage, le patrimoine n’est pas l’objet de l’héritage.

A Le bien

Le patrimoine n’est donc pas le bien lui-même. Le bien n’est qu’un prétexte, une modalité de communication, une occasion donnée d’établir l’héritier, de lui faire accepter ou refuser son lien, assumer ou non son appartenance. Le bien n’est patrimonial que dans la mesure où, pouvant être ou paraître approprié, il renvoie à une personne, laquelle seule est en cause.

Aussi, de même qu’on peut hériter de tout et de n’importe quoi, de même les biens patrimoniaux peuvent-ils être d’ordres extrêmement variés : celui de la représentation comme la langue, ses productions, les idées, etc. ; de la technique, comme les arts et les instruments en tous genres ; du social, comme les manières de faire, ou d’être, les comportements ; de l’éthique, comme les valeurs ; et de l’ordre naturel, de l’humain lui-même ou de n’importe quoi au monde. Il ne saurait donc exister de listes-types préétablies de ce qui en serait et de ce qui n’en serait pas, ni de qualité inhérente au bien, tout pouvant être « matière d’héritage », même si statistiquement sont plus nombreux les biens de certaines natures, matérielle particulièrement. Ce n’est qu’un fait conjoncturel, non un trait définitoire : s’y arrêter serait grossier. Il est vrai que le matériel, donc le technique pour la plus grande part, perdurent dans le temps : mais ils ne montrent en cela qu’une propriété physique naturelle qui ne leur donne aucune plus-value patrimoniale, puisque socialement ils peuvent n’être plus, parce qu’oubliés, tandis que les paroles et actions qui s’envolent « physiquement » peuvent toujours socialement se transmettre. Si le matériel est très prégnant dans le patrimoine, c’est qu’il dure de lui-même par inertie et que, par le fait, il exige plus de décision puisqu’il peut parvenir jusqu’à nous sans qu’on s’en soit avisé et sans qu’on ait jamais eu à le vouloir. En revanche, le comportement, les idées, les valeurs – compte non tenu du fait qu’ils peuvent aussi être technicisés, et dans ce cas on se retrouve dans le matériel –, parce que plus sensibles au temps, ne peuvent avoir été transmis sans intervention humaine : il y a donc moins de nécessité à prendre en charge un mécanisme qui marche spontanément et qui, de plus, ne laisse pas trace de ce qu’il abandonne. Conjoncturellement, on peut donc être plus amené à s’occuper de l’héritage matériel, mais celui-ci ne saurait d’aucune façon ni être plus « porteur », parce que pratiquement plus souvent en cause, ni encore moins définir par ses qualités – beauté, ancienneté, etc. – la nature du patrimoine qui ne serait pas seulement un lien.

Aussi les intérêts intrinsèques du bien importent-ils peu en matière de patrimoine : ce n’est pas eux qui sont susceptibles de lui conférer sa qualité patrimoniale. L’exploitation de tout ce qui est intéressant dans ce qui nous parvient du passé n’est pas en soi de la politique patrimoniale, c’est de la politique et de l’économie générales tout court. Après tout, faire de la politique, c’est agir sur ce qui existe et peut exister depuis des lustres dans les comportements ou dans l’environnement, fabriqué ou naturel, du citoyen, au moyen de décisions économiques, sociales, éducatives, etc. Et une foule de catégories sociales particulières, en défendant leurs outils de travail, par exemple, ou leurs façons de travailler, exploitent l’intérêt de ce dont elles disposent et qui peut venir de loin. Tant et si bien que, le patrimoine étant partout, à ce compte il ne serait plus nulle part ! Ce n’est pas la chose, de quelque nature qu’elle soit, qui fait le patrimoine puisque tout le monde s’en mêle, mais l’angle sous lequel on la considère, en l’occurrence la valeur relationnelle qu’elle porte. En soi, l’exploitation de l’utile n’est pas l’élection d’un lien : les locataires d’un appartement qu’ils occupent avec plaisir n’en sont pas d’office héritiers, même spirituels ; ils pourraient trouver autant d’utilité et d’agrément dans un autre appartement ancien ou dans un neuf ; l’appropriation spécifique et irremplaçable, caractéristique du lien, n’est absolument pas mise en cause. Acheter des antiquités, ce n’est pas faire ipso facto œuvre patrimoniale : cela peut n’être que purement spéculatif ; ou répondre à une opportunité pratique – je manque de rangements ! – ou esthétique – ce ferait bien sur le buffet ! L’intérêt intrinsèque étant susceptible à tout instant de trouver son correspondant ou son concurrent dans d’autres choses, y compris dans du neuf, la valeur du lien n’est nullement impliquée. L’utilité scientifique – l’exemplaire, le témoin, l’unique, le type, etc. – ne confère pas non plus de soi quelque qualité patrimoniale que ce soit : le patrimoine n’est pas dans la valeur de connaissance, mais dans celle de l’adhésion. Défendre tel ou tel bien pour son intérêt scientifique, c’est défendre son « instrument de travail », ni plus ni moins que les sidérurgistes lorrains défendent leur gagne-pain sans qu’obligatoirement soit impliqué un lien. Le tourisme n’est pas non plus, par nature, patrimonial : la connaissance et la curiosité des affaires de famille des autres ne vous en rend pas membre ! En sorte que certaines politiques urbaines actuelles, en tout ou en partie, ne sont pas politique patrimoniale, mais politiques d’intérêts économiques et sociaux, par les possibilités de réhabilitation, ou de rénovation plus ou moins pastiche de l’ancien.

En conséquence, une telle diversité potentielle de l’intérêt d’un bien, une telle variété d’exploitation de la même « chose » ne sauraient aucunement permettre que la gestion directe de ce bien soit de la seule responsabilité de l’un ou l’autre des intéressés ou soit issue de rapports de force informels et de parties de bras de fer entre municipes, savants, architectes, administratifs, associatifs, etc. Mais, en conséquence aussi, le patrimoine ne pourra réellement exister et se défendre qu’en précisant l’originalité de son point de vue, distinct, entre autres, de la curiosité scientifique, de ses méthodes, de ses moyens, de ses buts, quel que soit l’avantage des coalitions ponctuelles.

B Le lien

C’est l’existence ou non du lien, c’est-à-dire l’acceptation ou le refus à travers un bien approprié, quelle qu’en soit la nature, qui définit le patrimoine. Aussi est-il donc, par définition et irréductiblement, subjectif, comme intéressant des sujets, des rapports de personnes dans l’arbitraire de l’adhésion, et non « objectif », parce que supporté par des biens dont on peut rendre compte, qu’on peut utiliser ou à travers lesquels on peut saisir l’autre sujet pris lui-même comme « objet de connaissance » par les archéologues, les historiens, les ethnologues. La science peut être une voie de rencontre parmi moult autres ; mais on peut n’avoir aucun lien avec quelqu’un qu’on connaît bien et, inversement, s’attacher à un inconnu à partir d’une idée toute subjective qu’on s’en fait. Le lien patrimonial est dans la préférence testamentaire et dans l’attachement variable des héritiers – en dépit ou à cause de la connaissance assurée ou non que chacun a de l’autre, peu importe ! Il ne saurait donc être question, en matière de patrimoine, d’ « authenticité » objective dont le garant serait la science ; que ce soit dans la connaissance qu’on a de l’autre : l’idée qu’on s’en fait l’emporte sur l’exactitude historique, plus ou moins fallacieuse ; ou dans le bien-prétexte lui-même : son originalité ou son « intégrité », dans l’ordre de l’histoire ou de la nature, importent moins que son appropriation, même plus ou moins indue ; ou dans toute intervention qu’on ferait sur lui, comme les réfections des monuments historiques, par exemple : sa conformité a une « vérité » historique, toute illusoire déjà par elle-même, n’est pas, en soi, une efficacité ou une utilité dans le monde social. On peut, par l’éducation, rendre sensible à tout cela et donc l’intégrer dans le processus de reconnaissance du lien ; mais ce n’est pas définitoire a priori et une relation se fonde rarement sur l’objectivité d’une connaissance et d’une observation.

Aussi le « lien » est-il totalement indifférent à l’intérêt intrinsèque du bien. En conséquence, le lien se commet avec n’importe quel bien et avec n’importe quel intérêt, même les plus dérisoires, les plus dévalorisés, les plus communs, les moins « supérieurs », les moins commodes, etc., etc. Tant mieux si l’oignon du grand-père – auquel on tient – se trouve être beau, rare et en état de marche ; tant pis si greniers et tiroirs sont pleins de ces choses « inutiles », mais néanmoins indispensables en ce qu’elles nous attachent à quelqu’un. Tant mieux si, liés aux hommes du Moyen-Âge, leurs cathédrales nous servent encore pour le culte ; tant pis si la Salle du jeu de paume de Versailles n’est utile quasiment à rien qu’à être un monument national, uniquement patrimonial et même pas décoratif. Tant mieux si tel édifice illustre merveilleusement un type architectural intéressant ; tant pis si c’est le centième exemplaire scientifiquement sans intérêt. Se servir trivialement des casseroles en cuivre de grand-mère ou ne plus que joliment les accrocher ne fait absolument rien à l’affaire : tantôt ce ne sera pas patrimonial, mais utile pratiquement ou esthétiquement ; tantôt ce le sera, et qu’on y cuise des choux ou qu’on les admire ne changera rien à la valeur du lien. L’intérêt du bien est un surcroît qui ne conditionne pas la valeur patrimoniale du lien. En revanche, la valeur du lien, d’une certaine façon, rejaillit sur l’intérêt : il n’y en a plus d’ignoble ou de dérogeant. Héritier légitime, assumant son appartenance à une famille, il n’y a pas plus de honte à tirer de l’argent de l’usine et à monnayer les lingots qu’il n’y a gloire à contempler la collection de tableaux ! L’un comme l’autre peut être aussi sordide et intéressé sans le lien que légitime et désintéressé avec lui.

En conséquence, il n’y a nullement à affubler le lien patrimonial d’une étiquette culturelle – si l’on met sous cet adjectif, non tout ce qui fait une société, mais seulement des activités valorisées – pour le justifier en regard d’intérêts plus « positifs ». Il n’a pas besoin d’être art, connaissance, histoire, loisir pour exister : le lien est en soi utilité. Cet expédient n’est nécessaire, dans l’état actuel des choses, que pour soutenir et cautionner de valeurs dites supérieures un patrimoine qui n’en est pas un et qui correspond surtout à des intérêts particuliers, comme celui des savants, qu’il faut travestir et renforcer face à des intérêts plus puissants. Par le fait, il n’y a pas davantage à refuser que la valeur patrimoniale soit associée à des intérêts plus terre à terre comme le rentable, le pratique, le « bassement » utilitaire – au contraire, puisqu’il les valorise ! Et ceci est vrai tant de la nature du bien en cause que de l’exploitation qu’on en peut faire. Une usine peut être patrimoniale, qui tourne et même se transforme, tandis qu’un musée ou une exposition peut ne l’être pas même s’ils informent, tout comme un monument, même s’il accueille des concerts ou autre festival. Ces activités peuvent être extrêmement réussies en leur genre sans impliquer réellement les héritiers, leur responsabilité ou leur éducation, et leur lien. Puisque la valeur patrimoniale se distingue ainsi essentiellement des intérêts, le réel problème qui se pose alors est un problème d’économie générale de la politique dont le patrimoine fait naturellement partie : la valeur assurée d’un lien patrimonial peut-elle compenser l’absence d’un intérêt intrinsèque au bien-prétexte et peut-elle balancer, avec ou sans intérêt intrinsèque, d’autres intérêts généraux ? La réponse doit nous être fournie par la quatrième proposition.

4… comme constitution d’être social

En effet, le problème est de savoir ce qui nous constitue le mieux, car cette analyse patrimoniale – ces liens qu’on crée ou ne crée pas à travers des biens, ces ruptures ou ces continuités dans le temps, ces divergences ou convergences d’appartenances – construit notre identité. C’est par l’extrême diversité de ces choix patrimoniaux que nous sommes cette époque ou cette génération, ce pays ou cette région, ce groupe particulier, etc. Le patrimoine n’est que l’illustration du perspicace dicton : dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es. L’héritage nous fait être ainsi.

Être, c’est alors continuer à parler ou penser, à fabriquer ou utiliser, à agir, à juger comme l’autre, suivant le bien en cause : à faire fructifier et à jouir des fruits de ce lien. La conservation n’est alors qu’une modalité très particulière de la « fructification sociale » ou le bien devient relique, où toute son efficacité, sa productivité sociale sont dans sa seule existence sans qu’il soit besoin d’en faire plus. C’est un culte comme celui d’ancêtres – qu’on les connaisse ou non – à travers quelque chose qui leur est appropriée. La relique n’implique pas qu’on en ait établi objectivement la véracité, qu’on en connaisse l’histoire authentique ni qu’on l’expose : il suffit qu’elle soit et qu’on la respecte. Toute la fructification de la relique se différencie donc de la muséification, qui est exposition et explication d’un objet de connaissance, et, à travers lui, éventuellement de la connaissance d’une société. Il va sans dire que je ne fais ici que tenter d’opposer par des mots des mécanismes que je considère comme différents, non de caractériser des réalités globales : les reliques peuvent être exposées et expliquées, les musées peuvent posséder des reliques ; tout cela n’est pas incompatible, c’est seulement distinct. Mais il faut se garder, déjà dans le processus de la relique et surtout dans la pratique de la muséification, d’illustrer la parabole des talents en enfouissant un bien qui ne produirait plus.

Être, c’est aussi du présent. Il n’y a pas de passé en l’affaire patrimoniale : le passé accepté est présent puisqu’il continue de vivre. Le passé, comme tel, n’est en rien patrimonial ; c’est de la connaissance, encore une fois : il n’est plus que curiosité d’historien, qu’objet de science. On s’entend : rien n’empêche le scientifique ou quiconque d’avoir un lien à partir de la connaissance ; mais l’un n’implique pas forcément l’autre. L’existence n’est pas la connaissance, même si l’on peut exister, entre autres, par elle. Pas de passé en patrimoine, mais pas plus de futur. Le futur est encore plus irrémédiablement que le passé la projection travestie de nous-mêmes : on ne peut donc moins encore le prendre pour caution de nos actions. Pour le respect que je porte malgré tout à cette absence qu’est le futur, je lui souhaite de refuser parties de nous-mêmes – ce qu’il ne pourra manquer de faire. Il risque d’être autant consterné de ce « stupide (XXe) siècle » que nous le sommes du XIXe et certaines de nos ridicules restaurations, réutilisations et actions « patrimoniales » lui paraîtront, juste retour des choses, aussi absurdes et catastrophiques qu’à nous certains travaux du siècle passé. Pas de « passé pour un avenir », ou d’ « hier pour demain », non plus que « pas d’avenir sans passé », puisqu’en tout état de cause il n’y a, au présent, que nous-mêmes et notre lien.

Le patrimoine est tout présent ; il est donc dans les contradictions ou les tensions du présent. Confronté aux autres intérêts du politique, il ne leur est pas a priori supérieur, comme s’il se passait là quelque chose de plus extraordinaire que dans les autres choix que nous sommes capables de faire. Tout ce qui « fait de l’être », une fois confronté, l’emporte ce qui donne le plus de jouissance. L’emporte la réfection du vieux Varsovie sur les intérêts strictement économiques qui ont dû lui être opposés. Mais l’emporte avec autant de légitimité l’agriculture égyptienne à Assouan sur l’ancienneté de l’Égypte à Abou Simbel, ou l’énergie électrique du Brésil sur la beauté du paysage naturel des chutes d’Iguaçu. Si ces deux derniers faits étaient critiquables, ce ne serait pas a priori parce qu’une valeur patrimoniale a été sacrifiée à une autre valeur ; ce pourrait être parce qu’on n’a pris en compte la diversité des héritiers ; que la décision a été autocratique ou technocratique – ce qui est aussi le fait de toute une politique actuelle du patrimoine ! Mais on ne peut se plaindre qu’un intérêt, à un moment, ait été jugé préférable à un autre : ce n’est pas en nous installant dans une illusoire éternité du patrimoine que nous commettrons moins de sottises qu’à remettre cette valeur en balance avec les autres valeurs présentes. Ce n’est pas en sortant fallacieusement la politique patrimoniale hors des contingences – en la situant dans la science, la « culture » – que les sociétés se construiront de façon équilibrée, mais au contraire en la replaçant à l’intérieur du combat politique, sans privilège exorbitant, avec les mêmes garanties d’être analysée et examinée que les autres intérêts présents. La boucle se ferme : nous revoici dans la légitimité et la démocratie de la première proposition, seules garantes que ce qui réellement nous constitue dans le patrimoine soit effectivement protégé. Mais entre-temps on a peut-être mieux précisé ce qui est en cause – le lien –, de quelle façon – par refus ou acceptation –, dans quel but – pour construire présentement de l’être social : de quoi donner corps à une véritable politique et à une véritable éducation patrimoniales. De quoi être à même, avec cet outil, d’analyser la situation présente.

II Situation

En dépit de toutes les pétitions de principe, de tous les effets de rhétorique, la conception et la gestion actuelles du patrimoine sont, en pratique, à l’exact opposé des positions que je viens de prendre – plus, d’ailleurs, au plan des principes et des volontés explicites qu’à celui de la réalité concrète où force est, malgré qu’on en ait, d’assumer la spécificité du phénomène, tel que je l’ai décrit. Ce qui ne laisse pas d’avoir des conséquences néfastes, bien entendu pour le patrimoine lui-même, mais aussi pour la situation sociale du monde savant.

1 Une administration

Je l’ai déjà dit, le patrimoine se présente moins comme une succession s’ouvrant en termes de droit des personnes, que comme une cause – un bien quelconque en déshérence – introduite d’emblée auprès de l’administration, où il devient très vite l’affaire de spécialistes, de techniciens en inventaire, entretien et utilisation. L’héritier est loin d’être primordialement en cause, sinon comme entité vague, englobant plus ou moins tout le monde et dispensant de savoir que c’est précisément quelqu’un qui non seulement aurait des droits mais, pis, des opinions sur cet héritage et sur son usage. Il n’est pas outré de constater alors que la captation d’héritage et l’usurpation de pouvoir sont des procédés courants en matière de patrimoine.

A Les parties : intendances et fermes

Cette dépossession prend, dans ses grandes lignes, deux formes qu’il m’amuse de nommer la tutelle et la concession.

1. La tutelle est celle des grandes administrations directement chargées du patrimoine. Ce tutorat n’est évidemment pas, en soi, une spoliation ; c’est pourquoi il ne s’agit nullement de juger des actions ponctuelles qui sont toujours complexes et qui peuvent être d’une certaine manière satisfaisantes, et encore moins des hommes qui sont souvent dévoués et compétents, mais de discuter des principes fondateurs.

D’une façon ou d’une autre, les administrations patrimoniales de tutelle – musées, monuments historiques, inventaire, archives, bibliothèques, etc. – sont d’obédience ou d’inspiration savantes. L’intérêt scientifique des historiens en général – historiens, historiens d’art, archéologues, ethnologues, etc. – pour le patrimoine « culturel » ; des géographes, géologues, zoologues, botanistes, etc. pour le patrimoine naturel, s’est en effet très largement investi dans l’administration patrimoniale, de telle sorte que cela peut apparaître comme allant de soi, ou même comme étant un progrès dans l’histoire de la gestion du patrimoine. La raison en est, tout d’abord, que l’objet de science peut évidemment être aussi bien patrimonial : il est facile alors de considérer que tous les objets intéressant ces sciences sont patrimoniaux. Ensuite, socialement, il est vital pour le savant de chercher à protéger ces objets sans lesquels sa propre compétence et sa raison d’être se trouveraient diminuées : ainsi son intérêt corporatiste élémentaire à la conservation est devenu un mécanisme normal d’une politique patrimoniale, comme j’aurai l’occasion de l’indiquer plus loin. Enfin, la confusion s’opère d’autant plus facilement que ce sont aussi les mêmes scientifiques qui institutionnellement sont les administrateurs du patrimoine. Historiquement, les « sciences humaines » surtout ont senti la nécessité de s’organiser professionnellement – dans les musées, les fouilles, les publications, les expositions, etc. – en même temps que politiquement la gestion patrimoniale tendait à s’institutionnaliser : rien n’est plus naturel que les deux intérêts se retrouvent confondus ; puisqu’ils portent sur le même objet, on peut se faire croire qu’ils ont aussi la même optique et le même objectif.

En France, l’histoire du métier des architectes des monuments historiques est dans ce sens bien significative : ce sont eux qui furent à la fois les premiers véritables archéologues et les premiers administrateurs de la conservation, de la réhabilitation patrimoniales. Entre ces deux tâches différentes et même souvent contradictoires, entre le marteau de la démonstration et de l’érudition scientifique et l’enclume de l’intérêt social, les archéo-architectes sont en mauvaise posture et tendent, malgré tout, à protéger et à favoriser ce qui fut la base de leur formation et le critère de leur sélection : la connaissance. De la même façon, l’Inventaire monumental joue un rôle scientifique comme collecteur d’informations en même temps qu’il sert, par le classement et l’inscription, à la protection. Les instances internationales de gestion du patrimoine ne tranchent pas sur l’usage : le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco est composé « de personnes qualifiées dans le domaine de la conservation du patrimoine culturel ou naturel » – laquelle qualification, au jugé des critères d’inscription d’un bien sur la liste du patrimoine mondial, est fortement de l’ordre de la compétence scientifique, comme celle de l’expert de l’Icomos chargé de préparer les dossiers du Comité.

2. Le sort du patrimoine n’est pas seulement dépendant des « grandes intendances » qui en sont expressément responsables ; il l’est aussi, dans les faits, des « fermes » qui peuvent en avoir la concession pour la nécessité du service qu’elles rendent à la société. La dépossession des héritiers d’un patrimoine qui leur est dû n’est donc pas que le fait des intendants qui leur veulent du bien ; elle est aussi, malheureusement, celui d’exploitants qui veulent leur bien et qui, d’utilisateurs fermiers, se font les seuls jouisseurs. Ce peut être déjà le fait d’intendants, par l’organisation qu’ils donnent à leur service (horaires, jours d’ouverture, permissions préalables, droit à photographier et autres tracasseries et suspicions, etc.) dont quiconque fréquente assidûment musées, expositions, monuments de tout genre dans toute l’Europe, a souvent l’expérience. Ainsi la concession scientifique peut disposer d’un patrimoine quelconque à son seul gré, plus ou moins incontrôlé dans sa durée, ses modalités, ses résultats pour lesquels elle n’a de compte à rendre à personne (déplacements d’objets dans les musées, les églises ; fermeture de salles, de sites, etc.). Au moins peut-on espérer que la connaissance y trouve son compte. Mais il est une situation plus « pathologique », lorsque la tutelle intendante devient sa propre fin et qu’elle ne sert ni ses pupilles ni le savoir. On sait que, parfois, la confiscation ne se limite pas seulement à la spoliation d’héritiers dédaignés mais s’étend à la limitation du travail des spécialistes eux-mêmes ! Il est des intendances, oublieuses aussi bien du patrimoine que de la connaissance comme si elles rendaient un autre service, dont on se demande alors à quoi elles sont utiles et si elles ont encore d’autres fins que de perdurer.

Mais la dépossession est surtout effective de la part de services publics, par exemple logés dans des bâtiments qui pourraient être ou qui sont patrimoniaux et qui les utilisent suivant le seul critère de leur commodité, considérant qu’ils n’ont de compte à rendre à la collectivité que pour la qualité du service pour lequel ils sont dûment mandatés. Pour ne parler que de Paris, on peut citer les « fermes » de l’Assistance publique qui gère tant de grands monuments du XVIIe siècle, dont la plupart reste inconnue ou inaccessible – à moins d’être malade ! – ; de l’Armée qui tient les Invalides, l’École militaire, le Val-de-Grâce dont heureusement les chapelles restent ouvertes au culte : on peut ainsi les voir normalement ou seulement pendant les offices ; des ministères noblement nantis des grands hôtels du faubourg Saint-Germain ; de l’université, des écoles même, etc. L’intérêt patrimonial comme la curiosité touristique sont communément interdits de séjour dans ces lieux concédés ; ces fermes ont trop souci de leur tâche propre pour se préoccuper de leur concession ; pourtant elles ne sont pas seulement en charge d’un service public, elles le sont aussi d’un bien public qu’elles ne devraient pouvoir confisquer aussi totalement qu’elles le font. En permettre la jouissance au citoyen, curieux ou héritier, ne serait pas si compliqué qu’on veut le faire croire, ni si désavantageux pour l’image de marque de ces institutions. Encore faut-il que ces administrations perdent un certain goût dérisoire du secret. Même le siège du Comité central du Parti Communiste se visite régulièrement ! Il est vrai que les intendances de ces monuments sont à peine capables d’en organiser l’exploitation et l’ouverture. Les aumônes rares, irrégulières et peu pratiques de journées « portes ouvertes », ou de visites-conférences apparaissent plutôt comme un dédommagement insuffisant sinon insignifiant – et, peut-être, comme l’aveu d’une mauvaise conscience !

Les exploitants ne font pas que confisquer simplement ; ils utilisent à leur convenance, évidemment, ces biens qu’ils ont à ferme : l’EDF nous fournit le courant, mais en faisant passer ses lignes dans nos immeubles, nos monuments, nos rues et nos paysages suivant ses seuls critères techniques. La propension à se faire maître de ce dont on n’est que fermier n’est pas l’apanage des grandes féodalités administratives et techniques et se retrouve aussi bien dans le comportement de curés qui peuvent déménager, abandonner plus ou moins leurs églises comme s’ils n’étaient en charge que du strict service d’un culte – où, là aussi, sous prétexte d’évolution, ils n’hésitent pas à brader, sans beaucoup plus de légitimité d’ailleurs, l’expression patrimoniale de la foi de leurs ouailles, au lieu, par l’éducation, de les rendre responsables et de la tradition, qui est un fondement de l’Église, et du renouvellement.

Si la démocratie est à inventer pour les héritiers, une déontologie serait à poser lors de concession de bien public à quelque fermier que ce soit, y compris le président de la République ou ses ministres, le cardinal, le recteur, le gouverneur militaire et leurs troupes diverses... L’administration des intendances doit, quant à elle, être examinée de plus près.

B L’administration

Avec de telles parties, l’acte d’administrer a toute chance d’être de nature technocratique. C’est évidemment le sentiment qu’on éprouve lorsqu’on observe les préoccupations, par exemple, des Monuments historiques ou de l’Icomos, qui restent effectivement de l’ordre de l’intendance, non pas que celle-ci, à l’inverse, ne doive compter pour rien, ce qui serait un non-sens, mais plutôt qu’elle devrait être subordonnée à un projet réellement patrimonial qui l’oriente dans ses choix. L’absence de ce statut politique affaiblit souvent cette technocratie fragile, dans la mesure où elle ne paraît pas essentielle pour le pays, soit qu’elle rencontre les fermes dont le pouvoir est plus assuré à proportion de l’importance du service qu’elles rendent par ailleurs, soit qu’elle rencontre le politique lui-même – les édiles tout particulièrement – qui fort de sa légitimité, quoique non compétent en matière de patrimoine, peut promouvoir des choix contraires à ceux des intendants. Car tous sont sur le même terrain, tous agissent sur les mêmes « choses » puisque l’intérêt patrimonial du lien n’est qu’un parmi d’autres intérêts du bien. L’intendance technique du patrimoine, effectivement secondaire comme telle devant les autres intendances de l’État, sans légitimité devant les représentants, sans statut dans la politique générale, n’est pas dans un rapport de force qui la favorise, en dépit de succès ponctuels.

Mais l’administration patrimoniale n’est pas seulement défavorisée dans les sphères du pouvoir, elle l’est aussi dans le monde même des administrés : on ne mène pas le peuple sans mandat et par des réglementations techniques. Il ne faut pas s’étonner de son incroyable lourdeur : la résistance passive a toujours été une réponse simple à l’illégitimité ! Si les gens sont si lents à collaborer à beaucoup d’opérations dites patrimoniales et même à les comprendre, sauf dans quelques cas favorables où ils sont intéressés, c’est qu’on les oblige à considérer comme de leur héritage ce qui n’est, après tout, que celui d’une catégorie sociale et professionnelle bien particulière, comme une politique d’intérêt public patrimonial ce qui n’est que la défense d’intérêts catégoriels – quel que soit par ailleurs le bien-fondé de ces intérêts et de leur prise en compte. Les routiers ont le droit d’exister, d’autant qu’ils « roulent pour nous » ; pourtant que dirait-on si on les voyait au ministère décider de toute la politique des transports ! Il faut même craindre des résistances plus actives : les hommes de terrain savent combien il est rare de trouver des initiatives heureuses et combien sont plus fréquents les détournements des réglementations d’urbanisme, des contraintes de classement ou de périmètre de sauvegarde, etc., même du fait des autres grandes fermes administratives. Toutes ces décisions, s’imposant sans véritable consentement d’héritiers intéressés, ne laissent d’autres échappatoires que la fraude, surtout lorsque cette pseudo-politique patrimoniale contraignante contrarie par ailleurs l’intérêt qu’ils pourraient trouver au bien, telle son utilité pratique ou économique sous condition qu’on puisse l’adapter, par exemple.

Je n’ai pas la naïveté de croire que tout est noir dans l’administration du patrimoine : je connais des réussites et je ne doute pas que des hommes efficaces savent exploiter la situation à l’avantage d’une certaine idée du patrimoine. Je trouve seulement que, dans ce domaine, nous sommes trop sous l’Ancien Régime, que l’on invoque les corporations des fermes ou des intendances, la noblesse des scientifiques ou des cultivés, les intrigues de cour ou les faits et méfaits des princes ou des intendants. Le bien du peuple se fait sans lui ; si les charges qui décident de son sort en la matière ne sont plus vénales, elles sont à leur manière quasiment héréditaires dans certaines classes et certains métiers.

C La consommation

Une telle technocratie quasi-scientifique et pseudo-patrimoniale risque peu d’être encline à l’éducation des héritiers. Mais elle n’est pas non plus capable de tirer le meilleur profit pour elle-même de ces biens qu’elle gère en développant la production scientifique et en en promouvant la consommation. Tout cela, luttes administratives intestines, résistances passives et actives, tout cela risque de durer, non pas tant parce que l’invention de formes nouvelles de gestion patrimoniale serait difficile, mais parce qu’il faudrait avoir éduqué qui de droit à ses responsabilités – ce qui ne s’improvise pas. Or les tâches techniques et les luttes d’influence ne prédisposent pas à ce travail. Dans les institutions internationales comme l’Unesco et l’Icomos, l’essentiel de la tâche reste le travail d’expertise, d’inventaire et de maintenance ; l’éducation, si l’on y pense et s’il s’agit bien d’elle et non de l’instruction, apparaît comme une activité accompagnatrice plutôt secondaire alors qu’elle est l’activité qui fonde la légitimité et l’efficacité d’une politique patrimoniale. Dans nos institutions nationales, les exemples sont rares d’une véritable promotion patrimoniale éducative et se trouvent isolément, ou à l’extérieur de l’administration, ou dans des institutions nouvelles comme le sont, parfois, les écomusées.

On ne voit pas comment il pourrait en être autrement : en quoi l’histoire de l’art et l’archéologie – et, à un moindre degré peut-être, la géographie et les sciences naturelles –, telles qu’elles existent, pourraient-elles prétendre à donner un « surplus d’être » à nos contemporains ?, à enrichir présentement leur identité sans les alourdir d’érudition et de pseudo-morale qui les engage envers un passé mort, auquel ils seraient inférieurs, pour un futur fantôme ? En ne se commettant ni avec les sciences humaines, ni avec la réalité de l’histoire ; en se séparant de la pratique des arts et a fortiori de l’industrie ; en étant incapables de rendre compte aussi bien de notre capacité technique que de l’esthétique ; en brandissant la baudruche de la culture dont la référence est le savoir professionnel de quelques-uns, comment voudrait-on que l’histoire de l’art surtout, mais aussi l’archéologie, puissent être capables d’assumer un véritable rôle social ; puissent être parties dans l’éducation du citoyen ; puissent être moteur naturel d’une véritable politique du patrimoine ? Ce n’est pas que l’art, la connaissance, l’histoire, etc. ne soient pas des réalités aussi déterminantes pour l’homme que la politique ou l’économie ; c’est au contraire que les discours tenus sur eux les ont placés dans de telles sphères supérieures, leur ont conféré une telle nature éthérée qu’ils ne font plus le poids et ne sont plus naturels en notre bas monde ! Oui, il est scandaleux que ces disciplines ne soient pas enseignées dans le secondaire et même dans le primaire : mais on comprend la consternation de tous les ministres de l’Éducation nationale à promouvoir de telles spécialités érudites dans les programmes, quelle que soit l’éminence des savants.

Le plus souvent l’éducation se réduit à des recettes pédagogiques plus ou moins bricolées et improvisées. Une formule-choc actuelle est l’animation culturelle. Comme on promeut souvent un pseudo-patrimoine qui ne correspond à rien chez les héritiers, on a peu de chance de voir ceux-ci en user naturellement parce qu’il leur est utile, ou en jouir gratuitement parce qu’il leur est agréable. Il faut donc créer artificiellement cet intérêt : c’est l’animation. Curieusement, il ne s’agit pas tellement de l’adapter avant tout à ces héritiers et de rattraper ainsi l’oubli qu’on en a eu : l’animation doit surtout s’adapter aux lieux et tenir compte de leur « dignité ». Comme si le lien, même rattrapé in extremis, n’était pas essentiellement porteur de toute dignité quelle que soit l’activité : comme si ces activités choisies pour des lieux choisis dans des harmonies choisies – et sans doute pour une clientèle triée – n’étaient pas en définitive artificielles – quoique très satisfaisantes pour les beaux esprits – et artificiellement maintenues.

C’est là l’incroyable paradoxe de l’action patrimoniale : elle se réduit à une simple diffusion du savoir auprès d’un peuple qui n’a plus à être que consommateur, et elle ne se préoccupe ni de la nature consommable du produit, ni des techniques de communication et de promotion, ni de la nature du client ! Qu’on ne s’étonne pas alors du peu de fréquentation des musées, des expositions, des monuments et autres activités culturelles, ou de leur fréquentation uniforme par une certaine classe sociale préparée. Les réfections de monuments sont peut-être de la belle ouvrage et de belles démonstrations archéologiques de restauration ou de restitution – quoique je doute que le raisonnement ait réponse à tout dans une construction et qu’il ne soit pas compromis par les nécessités techniques et fonctionnelles actuelles –, ce n’est pas pour autant qu’elles sont démonstratives, c’est-à-dire qu’elles s’expliquent et s’exposent à la compréhension du visiteur – elles devraient être suivies automatiquement et systématiquement d’une publication au moins vulgarisatrice – ; ce n’est pas pour autant qu’elles sont attrayantes, quitte à faire de la reconstitution pour séduire le chaland et promouvoir la connaissance du passé, même un peu adapté. Sujets traités, type de traitement, présentation : les musées, même dans le créneau de ce qui ne se voit pas ailleurs, les expositions même d’inédits, les monuments même prestigieux, sont aussi peu consommables que possible ! Nul besoin des techniques de la pédagogie – sainte horreur ! – ou des média : entre le « ça parle de soi » des Musées de France et le bavardage indigeste de certaines expositions, la promotion de la connaissance est bien mal lotie.

Il est vrai, ensuite, que ces techniques de communication ne peuvent s’investir sur du vent : églises, châteaux, villes et régions, collections en tout genre, combien attendent encore leur étude ou leur élémentaire présentation, leur vulgarisation, leur guide ou leur circuit ? Le curieux, quand on lui offre quelque chose, ne dispose le plus souvent que de médiocres plaquettes d’éditeurs privés : depuis le temps qu’existe l’institution des Monuments historiques et sa Caisse, chargée de la promotion, comment se fait-il qu’on ne puisse disposer de publications sur la majeure partie de ses possessions – et autrement qu’en articles tirés à part de revue ou en si « petites notes », qu’on se demande comment parfois de si grands édifices peuvent y entrer ? Nous avons en France, sans aucun doute, les éditeurs les plus timorés qui soient, en comparaison de l’audace de leurs concurrents étrangers, britanniques, belges, suisses ou italiens. Sans doute manque-t-on aussi d’auteurs, soit que cette hégémonie scientifique dans le patrimoine dispense de produire ; soit que les disciplines universitaires n’incitent pas à ces travaux ; soit que disparaissent les curieux, les érudits locaux aptes à répondre à l’immensité de la tâche, au profit de grandes machines comme l’Inventaire, qui, à trop vouloir bien faire de grands travaux, ne font plus les petits.

Et si nous manquons de consommateurs, c’est, le cercle est vicieux, que nous ne les avons pas formés, mais aussi enfin que les techniques les plus simples du « marketing », qui font vendre n’importe quoi à n’importe qui, ne sont même pas élémentairement mises à contribution. Qui n’a pas vu les tristes bureaux d’accueil des musées et des monuments historiques, les miteuses et rares plaquettes cachées dans les placards des sacristies ? Comment espère-t-on que des présentoirs revêches – quand il n’y a qu’eux à l’être ! –, avec vitrines sous clef, pousseront à l’achat d’un livre ? Que les enfants obligeront leurs parents à leur offrir « la construction des cathédrales » qui est couchée dans une vitrine horizontale à hauteur de leurs yeux ? Point n’est besoin d’aller dans les vieux musées pour trouver cette ambiance méfiante de mercerie de province : le comptoir du tout nouveau musée de la préhistoire, à Nemours, parcimonieux et fermé, n’invite pas spécialement à se documenter. Point n’est besoin de visiter des lieux perdus : sur les « marches du pouvoir », au château de Rambouillet, dans un étroit pavillon d’entrée, quelques brochures et quelques cartes sur un étique présentoir ; aucune indication de l’existence des bâtiments, seuls originaux, du Pavillon des coquillages ou de la Laiterie – où l’accueil se réduit au carreau inférieur de la porte-fenêtre du concierge ! Du chauffage, mais pas d’éclairage, et évidemment pas de reconstitution : l’architecture en deviendrait sans doute moins pure et trop anecdotique ! Le contraste est amusant avec l’Angleterre, il est vrai monarchique : même au château de la Reine Mère, on dispose de salon de thé, de boutique et de librairie bien fournis – dont on mesure facilement l’intérêt promotionnel en regard de notre petit commerce si caricatural et typique qu’on pourrait, à la longue, en faire une valeur patrimoniale ! Même les supermarchés ont compris l’avantage d’une présentation ; même nos moines sont au fait des choses de ce monde : à l’abbaye de Saint-Wandrille, on peut non seulement acheter la célèbre cire et des confitures du Carmel – ce qui n’est pas plus dégradant que les savonnettes et les jeux des châteaux anglais, ou que les gâteaux et les découpages des boutiques de leurs cathédrales –, mais on feuillette aussi tous les livres, y compris les antiphonaires ! À Jumièges, le présentoir des Monuments historiques est plus religieux que chez les religieux : c’est frugal et il faut demander pour voir. Sans doute que nos musées et monuments sont plus dignes que leurs homologues britanniques, que des abbayes encore dévouées à la contemplation et que le culte de l’art et de la connaissance y est plus noble ! Il est vrai que, ne disposant pas de la valorisation patrimoniale par le lien, il faut bien s’inventer une autre dignité.

Il est quand même paradoxal de réduire pratiquement toute affaire patrimoniale aux affaires savantes ; tout le pouvoir patrimonial au pouvoir des spécialistes et d’avoir des spécialités si peu efficaces et développées. Il est paradoxal de ne promouvoir en patrimoine, tout compte fait, qu’une consommation du savoir et d’être incapable de créer ce savoir, de le présenter pour le communiquer et de le vendre. En Grande-Bretagne, le patrimoine, par la responsabilité donnée aux associations, semble plus ancré dans la population et la promotion scientifique plus efficace.

2 Un conservatoire des biens

Ces ennuis d’une administration pseudo-patrimoniale et savante ne sont pas uniquement à mettre sur le dos du « système institutionnel » lui-même – un intendant usurpateur peut néanmoins faire une bonne politique –, mais plutôt au compte des principes qui le soutiennent : dans l’état actuel des choses, l’objectif est beaucoup plus la conservation du bien que la gestion du lien.

A La conservation

Dans le titre d’un diplôme de l’université de Paris-Sorbonne autrefois, il y avait significativement « conservation du patrimoine » : il est évident que s’occuper du patrimoine, c’est le conserver ! Au-delà de la connotation matérielle dont nous traiterons ensuite, conserver, c’est plus généralement, comme nous l’avons vu, favoriser la continuité par rapport à la rupture, la convergence par rapport à la divergence. La conservation truque une élection qui est autant refus qu’acceptation et par laquelle nous construisons notre identité originale justement dans cette différenciation des choix entre les personnes sociales. Or l’institution conservatoire actuelle se polarise presque tout uniment et pathologiquement sur une illusoire convergence et sur la négation des ruptures.

1. La plus évidente négation, s’agissant de conservation, est celle du temps. La conservation tend à installer le patrimoine dans la pérennité. Son ambition est de faire durer, puis de durer dans ses choix comme dans ses moyens : « hier pour demain », « pas d’avenir sans passé », transmettre à nos enfants..., surtout pas de vagues sur l’océan des âges ! Cette idée d’une continuité temporelle n’est qu’un leurre : reconstituant le passé à notre image – et créant même le futur ! –, nous pouvons nous en donner l’illusion. C’est une sorte de « chronocentrisme », ou, pour les puristes, de « parontocentrisme », qui ramène le temps tout entier à notre présent. Mais ce que nous recevons sous les mêmes « espèces » n ’est pas le même que ce qu’il fut en son temps, dans le système complexe et disparu où il prenait place ; ce que nous transmettons ne sera plus encore le même, inévitablement. Il y a donc rupture à l’intérieur de l’institution, par sa propre évolution plus ou moins inconsciente – qui lui évite d’être totalement folle ! – malgré elle et son discours sur la continuité, la fidélité, etc. qui n’est que travestissement. C’est peut-être ce masque confortable d’un « chronocentrisme inconscient » et d’une pérennité rassurante qui crée la difficulté de revenir sur une « restauration ». En quoi, par exemple, « restaurer les restaurations » du XIXe siècle pose-t-il problème ? Scientifiquement, ou on croit en savoir véritablement plus ; ou restaurer est un moyen d’en savoir plus ; ou la restauration est devenue fait historique notable ; ou non. Patrimonialement, ou les héritiers sont attachés au XIXe siècle par le prétexte de ses productions, ou non. Le problème, dans son principe, risque d’être simple, quelle que soit la difficulté de ces mesures dans tel cas particulier. Mais il se complique, car, avec restaurer les restaurations, il s’agit maintenant d’assumer sciemment une relative politique de rupture, non pas simplement dans l’histoire avec le XIXe siècle – ce qui serait déjà nouveau –, mais plus perversement dans l’histoire même de la gestion du patrimoine avec ceux qui fondèrent les premières entreprises de conservation. La question « faut-il restaurer les restaurations ? » n’est pas délicate en elle-même ou à cause des cas particuliers, mais parce qu’elle commence à poser insidieusement un problème plus général : celui de la pérennité des choix patrimoniaux. De la contestation des choix en restauration à la contestation des choix en conservation, il n’y a peut-être pas si loin.

2. L’Unesco a créé la convention et le comité du patrimoine mondial avec les meilleures intentions pour les héritiers et leur identité : « l’héritage du passé (a) un nouveau rôle de symbole et de garantie de l’individualité et de l’authenticité de la nation elle-même ». Mais, hors des discours, l’application est plus ambiguë. Il ne s’agit pas d’apporter, « techniquement », une aide internationale à des gouvernements demandeurs et responsables de leurs choix, qui n’ont pas les moyens de protéger ce qu’ils considèrent comme leur patrimoine. Il s’agit d’accorder ou de refuser le label international de « patrimoine mondial » selon des critères dont on ne voit pas à quelle société réelle ils pourraient correspondre, sauf à ressusciter d’archaïques universaux.

Le patrimoine mondial est d’abord une simplification du processus social en cause. Il est vrai que la distribution géographique actuelle ne délimite pas l’identité patrimoniale d’une société. On peut trouver en effet son identité, son lien à travers un bien-prétexte situé hors du territoire dont on est politiquement responsable : l’église carolingienne d’Aix-la-Chapelle peut être ainsi « en France », et la Maison carrée de Nîmes aussi « en Italie ». Le droit international l’admet, d’ailleurs, qui permet l’exterritorialité de certains lieux ou biens en faveur d’une autre nation qui s’y reconnaît. Mais l’indifférence du lien patrimonial à la situation territoriale d’un bien ne l’internationalise en rien comme patrimoine mondial. Tout d’abord, parce que d’autres sociétés peuvent n’être pas intéressées à ce lien ou même le récuser, y compris celle qui détient le bien-prétexte sur son propre sol ; aucune raison que les Turcs considèrent les fondations grecques d’Asie mineure comme leur patrimoine puisqu’ils récusent ce lien avec les Grecs, à la fois pour des raisons circonstancielles d’opposition actuelle et pour des raisons plus fondamentales de différence de civilisation. Ensuite, parce que n’étant pas identiques les unes aux autres, les diverses sociétés qu’intéresse un même bien s’en font forcément une idée différente et que le lien patrimonial ne peut donc être le même pour les unes et les autres. Il n’y a donc pas de patrimoine mondial comme s’il s’agissait de définir l’Homme par rapport aux chimpanzés ou aux martiens : il n’est que des patrimoines particuliers. Qu’ils puissent s’investir sur un même bien-prétexte ne les unifie pas : tout au plus cela permet de créer un organisme de gestion de ces biens dispersés ou un droit adapté à cette situation ambiguë, comme il existe un droit particulier aux ambassades, par exemple, qui, tout international qu’il soit, n’est jamais supra-national. Qu’un bien quelconque se retrouve dans plusieurs patrimoines, géré par une institution internationale, ne le fait pas universel : l’idée est aussi ridicule que de croire que la beauté de Miss Monde devrait définir les canons de la femme pour tous les peuples ou les individus.

Cette façon de nier les ruptures sociales dans l’espace, qui sont pourtant constitutives des nations ; cette promotion d’une sorte d’ « espéranto patrimonial », apparemment aussi naïf que l’original linguistique, n’est pourtant pas si innocente. Les universaux ne font que travestir nos valeurs occidentales du Beau, de l’Art, de l’historique, du « culturel », comme la pérennité ne faisait que travestir celles de notre époque. Leurs moyens conservatoires correspondent à notre mentalité et à nos façons de faire. La qualification qu’ont, en fait de conservation du patrimoine, les personnalités internationales du comité de décision du patrimoine mondial ou les experts de l’Icomos a peu de chance d’avoir une référence étrangère à notre conception du qualifié en la matière. Bref, le patrimoine mondial est ainsi une manifestation de l’ethnocentrisme occidental, au même titre que l’art nègre de nos musées, qui suit notre conception et nos catégories de l’Art, ou que la diffusion de l’architecture internationale et du costume trois pièces. Le néo-colonialisme prend maintenant des formes plus subtiles que celles de la conquête armée. Encore une fois, le monde scientifique se confond avec les instances patrimoniales pour généreusement offrir aux simples fils d’Adam que nous sommes, toutes sociétés confondues, ce patrimoine à ce point pour tous les hommes qu’il n’est plus à personne, à ce point mondial qu’il n’est plus patrimonial.

3. Enfin, on n’observe pas seulement dans le temps et l’espace les négations de la rupture : dans une société, on peut aussi la nier entre les divers milieux. Comme chacun sait, la conservation se fait pour la plus grande gloire de la Culture : le patrimoine est un bien « culturel » qu’il faut protéger ; il accueille des animations du même nom ; c’est un « accès à la culture » ; c’est l’affaire de tous ; tout le monde y a droit. La « Culture », comme le patrimoine même, c’est l’unanimité : c’est la négation des ruptures entre les divers milieux d’une société, comme le patrimoine mondial, entre les nations. Et de même que la continuité pérenne n’est que le travestissement de notre époque, de même que le patrimoine mondial n’est que le travestissement de l’occident, de même la Culture en patrimoine – comme ailleurs ! – n’est que le masque des valeurs et des intérêts d’un milieu professionnel particulier, le monde scientifique, et d’une certaine classe sociale.

La réalité actuelle du patrimoine est une belle supercherie : tout paraît lisse et généreux dans cette absence si rassurante des fractures sociales. Le patrimoine est un culte rendu aux inaltérables valeurs de l’humanité : l’éternité, l’universalité, l’unanimité, sous les auspices jaloux de la science incorruptible. Mais derrière ces discours on ne peut pas ne pas retrouver la réalité de la vie sociale qui nous fait autant diverger des autres que converger à eux. Plutôt que la travestir, mieux vaudrait l’accepter telle qu’elle est : on aurait meilleure prise sur elle.

L’institution conservatoire, en refusant d’assumer les refus, n’a pas ainsi la responsabilité du processus complet, ni par le fait, sa maîtrise. Car le refus est aussi constitutif de la personne : il ne peut donc que persister, quoique rejeté à l’extérieur de l’institution où il n’est pas toujours « inculture » et ignorance, mais où il peut être affirmation légitime d’une autre culture, d’une autre identité. En repoussant ainsi le refus, l’institution se trouve incapable d’équilibrer, de pondérer, de transiger dans l’inévitable opposition des personnes et l’incompatibilité conséquente des patrimoines. Une politique unique de conservation ne peut qu’affaiblir la gestion du patrimoine qui risque de se retrouver à l’écart des décisions justement lors de situations délicates et litigieuses pour n’être consultée que dans les cas simples.

B La conservation des biens

La conservation ne nie pas seulement l’élection patrimoniale ; elle en biaise aussi le sujet qu’elle fait objet en tout les sens du terme.

Tout d’abord, elle le fait « objet d’intérêt ». L’exemple est caractéristique, sinon caricatural du comité du patrimoine mondial qui apprécie « exclusivement la valeur intrinsèque du bien ». C’est, à mon sens, s’empêcher radicalement de promouvoir de réelles valeurs patrimoniales. Et comme les critères sont diplomatiquement limités et qu’il ne s’agit pas d’apprécier les intérêts utilitaires, pratiques, etc. qui pourraient être de la compétence du politique, l’intérêt intrinsèque se trouve donc restreint à la seule valeur scientifique – ce qui explique le rôle des experts. La liste des critères en quelque sorte objectifs qui permet de proposer un bien soit culturel – relatif à l’art, l’histoire, l’archéologie, l’architecture, les techniques –, soit naturel –concernant la géologie, la biologie, l’écologie, l’évolution – est tout à fait édifiante. En outre, l’ « Impétrant » doit répondre à un au moins des critères précédents et obligatoirement à un autre particulier : l’authenticité, pour un bien culturel (style, période, etc.) – comme si toute l’histoire n’était pas pleine de ces adjonctions, transformations, centons fonctionnels et stylistiques qui sont souvent paradoxalement ce qui nous attache à la vie passée ! – ; l’intégrité pour un bien naturel – à ce compte, comment nos pays natals pourraient-ils être du patrimoine, qui n’illustrent pas tous sans failles les « grands stades de l’évolution de la terre » ou « l’évolution biologique et l’interaction entre l’Homme et son environnement naturel », etc. ? –. Peu importe le détail : nous sommes aux antipodes de la subjectivité patrimoniale qui peut voir de la vraie relique dans du faux ; qui peut trouver un lien dans le détérioré aussi bien que dans le reconstruit. Le plus clair est que le patrimoine mondial n’est en rien patrimonial dans ses principes non plus que dans sa démarche. Si ce qu’il retient peut être ponctuellement investi de valeur patrimoniale, soit maintenant, soit plus tard d’ailleurs, ce ne sera pas le fait de l’analyse du comité international. Celui-ci met plutôt en place un immense système de protection des intérêts scientifiques ; ce qui en soi est fort louable, pour peu qu’on ne le fasse pas passer pour autre chose. On pourrait tout autant développer les autres intérêts impliqués dans la conservation, qui sont de toutes natures : politique, économique, urbanistique, etc., et qu’on fait abusivement passer de la même façon pour patrimoniaux.

Ensuite, la conservation est majoritairement celle des objets, au sens plus ou moins vague de ce qui n’est pas l’Homme, incluant la nature, même les animaux, et les productions matérielles de l’Homme. Toute une grande partie de la gestion du patrimoine est ainsi focalisée sur la matérialité du bien et, par le fait, sur ses problèmes spécifiques : entretien, intervention technique, conservation physique, etc. Ces questions peuvent être professionnellement prégnantes au point que toute l’énergie de la conservation passe dans leur résolution, sans que soient envisagés d’autres biens d’autres natures. Ces autres biens, langues, comportements, usages, sollicitent moins, en effet, l’intervention, parce que moins du ressort de « techniciens » et des « techniques » professionnellement organisées. Les reconstitutions peuvent être alors une tentative pour conserver un ensemble de biens de natures différentes qui se complètent. En correspondant justement à l’idée que nous nous faisons d’une situation sociale complexe, elles ne sont pas alors des occupations frivoles pour touristes – ce qu’elles peuvent être néanmoins ! – : elles sont une tentative pour ne plus être tributaires de la seule conservation des objets matériels et pour conserver aussi naturellement les activités, les représentations, etc. ; ainsi de villages scandinaves reconstitués et occupés par des artisans qui fabriquent des ouvrages ou éduquent les enfants. Encore faut-il que ces reconstitutions ne soient pas d’une mise en œuvre et d’une perception compliquées issues des calculs savants d’un trop subtil connaisseur. Il s’agit, ne l’oublions pas, qu’elles soient support efficace d’une relation toute subjective, non démonstration « objective » d’un savoir comme tendent à l’être, avec naïveté, les réfections des monuments historiques, et comme tendent à l’instaurer les théories et les chartes d’ici ou d’ailleurs en matière de « restauration ». Il est intéressant de constater que, lorsqu’il s’agit d’ « objet », naturel, l’appréhension a été la même : désormais on met moins l’accent sur la conservation d’une race d’ânes du Poitou dans une ménagerie que sur celle d’un ensemble, d’un écosystème comme le sont les réserves et les parcs nationaux. L’ensemble, dans le domaine culturel, grande découverte assez récente dans la protection des monuments de ville, incluant plus ou moins les paysages et les perspectives, reste, lui, surtout matériel : les hommes ne sont pas des animaux dociles à décorer un ensemble architectural même intéressant !

Enfin, plus gravement encore, la conservation s’attache à ce qui n’est qu’un prétexte au lieu de se préoccuper de la seule valeur en cause : le lien. Or la préservation du lien n’est nullement attachée à la conservation de façon univoque et simple :

– on peut le préserver en conservant le bien : c’est le cas connu, mais étant entendu que cette conservation peut n’être pas matérielle si le bien incriminé ne l’est pas, lui, par nature (représentation, comportement, usage, valeur) et s’il n’est pas conservé par un procédé technique quelconque qui en maintienne le souvenir (livre, enregistrement, film) mais seulement par les autres modalités de la transmission sociale ;

– mais on peut tout autant préserver le lien en détruisant un bien : ainsi le Cardinal de Rohan détruisit le Château du Verger lorsqu’il dut le vendre, pour que cette demeure familiale ne fût pas occupée par d’autres. C’est évidemment dans une survalorisation du lien, c’est-à-dire du respect des ancêtres, de l’idée que le prélat avait de son lignage, etc., que s’est faite cette destruction qui est éminemment patrimoniale et constitutive de l’identité d’un grand seigneur. Il n’y a aucune raison pour que ce genre de situation ne se renouvelle pas, car ce n’est pas une étape dans le progrès que nous représenterions, c’est le processus normal et socialement positif – à condition toujours que soient bien prises en compte la légitimité de la décision, l’opinion des autres héritiers, ne serait-ce que l’opinion publique à notre époque en certains cas, même de strict droit privé. Je doute que beaucoup de réfections restauratrices aient été des destructions matérielles destinées à préserver ou refuser un lien et qu’elles aient eu autant de légitimité qu’en avait Rohan en son temps ! Dans une nouvelle d’Hoffmann, Mademoiselle de Scudéry, un bijoutier génial, Cardillac, tue ses commanditaires pour récupérer ses créations. Découvrant son trésor secret à son futur gendre, Olivier Brusson, il lui dit qu’il lui fera jurer sur le crucifix le jour de son mariage de le détruire à sa mort, par un certain procédé, afin que pas « une créature humaine, et surtout toi et Madelon (sa fille) vienne en possession d’un bien acheté au prix de tant de sang ». Pour Brusson, accepter ce lien particulier avec Cardillac, cet engagement de purification, c’est détruire le trésor : c’est là son héritage. Le patrimoine de ces enfants, c’est en quelque sorte l’innocence retrouvée. Dans la nouvelle, un intérêt intrinsèque du monde, sonnant et trébuchant, viendra balancer cette valeur patrimoniale d’Olivier et de Madelon : le trésor sera recouvré par l’église de Saint-Eustache et par leurs anciens propriétaires. Comme en toute politique, le problème est de savoir si l’on a gagné au change ;

– on peut refuser le lien en détruisant : c’est le cas de la Bastille malgré ses intérêts intrinsèques historique, architectural, urbain ; ou de la damnatio memoriae qui s’opère en supprimant les portraits, en débaptisant les rues, en martelant les inscriptions, les noms, les insignes, comme on peut le voir en Italie ou à Rhodes à l’endroit du fascisme, ou en France où, par exemple, le nom de Napoléon a été supprimé sur la mire de l’Observatoire et celui de Pétain au « Panthéon » de l’Hôtel de ville de Rennes. L’acte n’est pas que symbolique, renvoyant donc à un sens ; c’est aussi, à proprement parler, une manière d’être ou de ne pas être, et d’être mieux : il est donc patrimonialement normal ;

– enfin, on peut refuser un lien en conservant le bien : c’est parce qu’on refuse le nazisme qu’il faut conserver les reliques des camps de concentration – qui n’ont plus maintenant beaucoup d’authenticité dans les matériaux ou même dans la disposition !–. N’y aurait-il pas à préserver le souvenir des victimes – là, il s’agit d’en garder le lien – qu’il pourrait être encore nécessaire de conserver ces biens afin de marquer notre refus de la barbarie.

En conséquence, la préservation et la récusation de liens ne correspondent pas respectivement à la conservation et à la destruction de biens. Gérer le patrimoine n’est donc absolument pas administrer restrictivement une conservation. La gestion du lien est plus que ces opérations conservatoires ou destructives, puisque c’est une éducation, une élection, une jouissance, une fructification. La conservation de biens en général est plus que la gestion d’un lien puisqu’elle peut répondre à d’autres intérêts : une municipalité peut conserver un bâtiment ou un quartier simplement parce qu’elle y loge ses citoyens ou ses services, qu’elle n’a pas les moyens d’une reconstruction et qu’elle ne veut pas s’en donner les ennuis, alors que ravalement et modernisation suffisent ; les savants peuvent avoir grande préoccupation à garder tel ou tel témoignage exemplaire suivant les excellents critères de l’Unesco en la matière : cela n’a pas besoin d’être patrimonial pour avoir le droit de cité ; d’autres corps de métier se défendent fort bien sans se targuer à tout instant d’un intérêt public qu’ils n’auraient pas.

En définitive, du bien on fait, en tout les cas, ce qu’on veut, contrairement à ce que laisseraient croire les préoccupations actuelles angoissées et paralysées par un respect fétichiste. Ce respect scrupuleux du bien ne conditionne que le cas particulier où il correspond à un enjeu capital pour la connaissance dont le monde savant est en droit de défendre, comme toute catégorie sociale, l’intérêt spécifique que ce bien représente pour elle. Hormis ce cas de figure qui n’a nullement à définir la situation générale, le traitement du bien est libre : soit il est patrimonial et la société, sachant ce que précisément elle préserve en lui, ce qu’elle en attend comme jouissance et comme fructification, sait aussi comment le traiter ; soit il ne l’est pas et la société, sachant quel autre intérêt elle y trouve, sait encore ce qu’elle en veut faire pour qu’il y réponde au mieux. Point besoin de mêler et de réduire d’office les intérêts divers au patrimoine et tous deux à l’intérêt scientifique. Au contraire, car, de même que l’hégémonie des scientifiques dans l’administration patrimoniale, comme nous l’avons vu plus haut, ne leur fait pas mieux promouvoir la science, de même ce conservatoire d’ouvrages qu’ils gèrent anormalement sous le nom de patrimoine ne constitue pas la meilleure défense de leurs intérêts réels.

C Le protectionnisme

La promotion patrimoniale et scientifique n’était plus, tantôt, qu’une consommation sans imagination ; la défense patrimoniale et scientifique, puisqu’elles se confondent toujours, n’est plus maintenant qu’une protection sans toute l’efficacité qu’on devrait en attendre. Car la résistance passive et active du peuple à une autorité usurpée n’a pas pour seul effet de saper la politique patrimoniale actuelle en la dénaturant par de multiples biaisements, comme je l’ai dit en parlant de l’actuelle administration ; elle dessert, c’est le comble, l’intérêt particulier des possesseurs du pouvoir, c’est-à-dire, en l’espèce, l’intérêt scientifique. Le corollaire de la démobilisation du peuple, parce que le patrimoine paraît affaire des savants, est sa méfiance, parce que l’enquête scientifique se confond avec les embarras des classements, surveillances, autorisations, bref de la conservation.

Les chercheurs de terrain, les enquêteurs de l’Inventaire savent à quel point il peut être difficile d’étudier certains matériels – de photographier même une façade ! – chez les personnes et les institutions privées, aussi bien que dans les bâtiments publics. En matière archéologique, il ne fait pas de doute qu’une quantité de sites et de trouvailles disparaissent ainsi, par crainte d’ennuis, lors même de travaux publics, a fortiori lors d’interventions privées ; le procédé est fréquent en Grèce, où la protection absolue, sans moyen de traitement, paralyse et le monde archéologique et le monde social.

Si bien qu’on peut conclure que ce protectionnisme scientifique aboutit à un double manque à gagner : d’une part, une perte sèche de matériel d’étude, mais, d’autre part et de façon infiniment plus grave, car plus diffuse, une sorte de « black-out » de l’information. Bien autant que la perte effective de quelques données, me paraît aussi désavantageux le gel des autres données, qui, si elles ne sont pas détruites, n’en restent pas moins inaccessibles. C’est un peu comme lorsqu’un protectionnisme économique favorise le développement de la contrebande, tout en paralysant le commerce intérieur !

Mais de telles erreurs de politique sont non seulement dommageables dans leurs conséquences et leurs échecs, elles sont, en outre, extrêmement inquiétantes par l’aveuglement qu’elles révèlent des politiciens qui l’ont mise en œuvre. L’administration savante, toute préoccupée d’un protectionnisme conservatoire, semble en quelque sorte oublier que dans la « république des Lettres » seul importe l’accroissement du savoir et de la compréhension du monde qu’on en tire ; en termes plus actuels, l’extension de la documentation et son traitement sont les devoirs premiers du scientifique. Aussi est-ce le droit absolu a la documentation qu’il faudrait défendre envers et contre tout ; auquel il faudrait donner un statut légal beaucoup plus solide qu’il n’est actuellement et qu’il faudrait organiser de façon efficace. C’est pour ce droit que devraient s’investir les moyens dont disposent les scientifiques en hommes, matériel, financement, etc. C’est pour obtenir ces moyens et ce droit essentiel qu’ils devraient se battre, non pour des conservations discutables. Pas une route, pas une démolition de quartier, un entretien de monument, un déménagement d’église ne devraient se faire sans que l’Inventaire, ou les directions archéologiques, ou les équipes d’archéologie industrielle ou d’archéologie moderne et contemporaine (!), ou tout autre chercheur intéressé en soit tout naturellement averti sans plus d’embarras, comme un corps de métier, comme une entreprise normale. Mais pour que cela soit possible, il ne faut pas, tout d’abord, qu’à une demande de maçon on réponde par l’envoi d’un avocat : c’est-à-dire que lorsqu’on a besoin d’un chercheur efficace, on n’a pas besoin d’un conservateur obsessionnel. Si l’on veut être appelé naturellement en collaboration, cela exige du métier scientifique qu’il soit une entreprise : qu’il soit organisé ; qu’il travaille sur contrat comme tout le monde, en temps comme en dépense, et qu’il ne mette pas, par ses délais ou ses veto, toute opération en faillite ; et enfin qu’il produise.

C’est à l’investissement de création d’entreprises d’intervention efficace que devrait œuvrer le monde scientifique, non au raffinement des réglementations de cette néfaste chimère de la conservation : quelques expériences existent en ce sens, surtout dans le domaine de l’archéologie qui dispose d’équipes actives ; mais on ne voit pas que cela soit encore très naturel et répandu. Pour les périodes plus récentes, les menaces étant plus diffuses, la récolte documentaire est peu organisée : l’Inventaire la résume. Mais quelle que soit la valeur de cet organisme, il est sans grande souplesse pour réagir soit à une situation critique, soit à la demande d’un scientifique proposant un sujet particulier de documentation. Pis ! Il faut reconnaître que l’Inventaire est toujours en retard : en effet, il ne fait qu’entériner, et encore avec un temps de latence bien administratif, les curiosités déjà déflorées tant comme sujet que comme méthode et angle de vue. Le monde savant était déjà bien émoustillé à connaître le XIXe siècle, ses architectures, ses vitraux, ses arts décoratifs, etc. ou les bâtiments industriels, que l’Inventaire en apprenait à peine l’existence ; que, suivant les conservateurs, certaines régions restaient indifférentes et que ce qui était fait l’était avec ou sans les nouveautés. Il en va de même des méthodes, de ce qu’éventuellement il est opportun de retenir : ça change plus vite qu’une administration, même sérieuse. Que peut-il en être de nos préoccupations d’archéologie moderne pour les monuments aux morts ou les monuments républicains, pour les statues des saints ou les cimetières, aussi bien que pour l’analyse en ensembles, avant que l’Inventaire s’avise de l’intérêt de ces études et de ces façons de faire, avant qu’il devienne éventuellement opérationnel, nonobstant les réticences et les mauvaises volontés ? Une entreprise de documentation efficace reste encore à inventer, sans doute plus à l’image des agences de presse, puisqu’il s’agit strictement d’information et non de traitement, qu’à celle des lourdes administrations.

L’efficacité d’une entreprise ne se mesure pas seulement à son organisation intérieure et à ses hommes, mais à sa capacité à tenir contrat sans faire de l’obstruction. Il faut saluer les quelques expériences de collaboration contractuelle entre des entreprises de travaux, des promoteurs qui fournissent du matériel et éventuellement de l’argent pour les publications futures, et des chercheurs qui programment au mieux leur collecte d’information. Mais, en général, comme toute municipalité ou entreprise le sait d’expérience, on ne peut voir venir un inventorieur, un gratteur ou même un photographieur sans craindre, au mieux, d’insupportables délais capricieux et, au pis, un catastrophique classement. Au lieu de bloquer de petits chantiers sans limitation parce que le rapport des forces est favorable et de ne pouvoir vraiment en interrompre de plus grands parce que le rapport est inverse, mieux vaudrait ne jamais arrêter aucun chantier et y être toujours contractuellement associé : c’est là-dessus qu’il faudrait légiférer et porter l’effort et les moyens beaucoup plus que sur les gâchis de la conservation fantasque et sauvage. Il vaut la peine, scientifiquement et patrimonialement, de se battre à toutes forces pour les murailles grecques et le premier port de Marseille et pour la première cathédrale de la Cité. Mais quel intérêt l’histoire de l’art, l’histoire, l’archéologie ont-elles à émousser leur crédit et leur crédibilité dans des opérations de conservation médiocres tant pour la connaissance que pour le patrimoine ; où le premier trou archéologique, avec ses bouts de murs grotesques et ses pavements poussiéreux, se conserve au fond ou à la place d’un parking, dans les sous- sols d’une banque ou dans un « jardin de vestiges » qui, déjà incompréhensible le plus souvent, devient vite un terrain vague pour un vague propos ; où tous les châteaux et couvents en déroute cherchent leur musée ou leur centre culturel ; où les halles, les usines, les fermes se restaurent en écomusée ? Si les associations s’en mêlent – dont peut fort bien faire partie le scientifique, mais seulement comme citoyen et non ès qualités – et qu’elles soient à même d’en montrer soit un intérêt quelconque, soit une réelle valeur patrimoniale, tant mieux. Ce n’est pas une raison pour prêter à vie un intérêt scientifique déterminant à toutes ces conservations maniaques. Pour le maigre plaisir de conserveries culturelles, on perd ainsi et la crédibilité sociale et l’efficacité professionnelle. Le métier de savoir n’est pas une activité aussi normale que les autres, ayant le même droit de se développer avec les autres. Ce n’est pas non plus un métier qui sait précisément ce qu’il fait et comment il a le plus d’opportunité et d’intelligence à le faire. Il ne reste plus alors pour se consoler qu’à s’inventer la culture comme chapeau du corps social : c’est bien de notre futilité de n’être qu’un accessoire emplumé !

D’autant, enfin, qu’une entreprise doit produire : ce n’est pas toujours le cas de ces coûteux conservatoires. Il semble que la conservation des musées, des monuments, des secteurs, des sites, archéologiques ou non, et du reste, crée une sorte de rente de situation qui dispense de s’en occuper. Pour le monde social, c’est alors un marché de dupes : ses opérations, ses activités ont pu être contrariées ; la conservation est de toute façon un investissement et il peut n’en sortir aucun fruit, ni patrimonial ni scientifique, ni savant ni vulgarisateur. Le protectionnisme n’est pas une bonne défense ; il ne crée pas non plus une situation incitant à la production, favorisant la promotion et la consommation, comme je l’ai dit plus haut : tout se tient. La Grèce donne l’exemple malheureux de l’impasse et de l’improductivité à laquelle aboutit une législation protectionniste qui veut trop bien faire en confondant les intérêts scientifiques et une pseudo-politique patrimoniale conservatoire. L’état de la France n’est pas aussi dramatique : mais la confusion reste inquiétante.

À abandonner l’emploi systématique et irréfléchi de cette arme qu’est la conservation, l’enjeu n’est pas seulement de renforcer la défense pour des batailles beaucoup plus capitales, de protéger le droit plus fondamental à la documentation en toute occasion, mais de garder une réputation : comment le monde savant peut-il espérer être socialement pris au sérieux comme partenaire responsable, compétent et crédible s’il se commet obsessionnellement avec la conservation qui n’est ni le moyen du lien patrimonial, ni celui de l’information scientifique ?

D’une redéfinition du patrimoine et de sa dissociation d’avec la science – entre autres, la science archéologique, ce qui explique la place du présent article dans RAMAGE 2-1983 –, on a tout à gagner : l’efficacité du patrimoine, refondé sur le mécanisme qui, de toute façon, fonctionne en nous pour délimiter notre personne sociale ; l’efficacité de la science, sans plus de titre patrimonial de fantaisie, obligée d’assumer son métier de documentation, son rôle de production et sa responsabilité de promotion et de défense. De même que les raisonnements de restauration, de restitution et de reconstitution peuvent être mêlés, quoique logiquement dissociables, dans une opération sur un ouvrage réel ; de même, l’intérêt patrimonial, l’intérêt scientifique et tout autre intérêt peuvent être présents politiquement dans une situation réelle. Ce n’est pas en faisant passer l’un pour l’autre, en donnant les prérogatives et les moyens de l’un à l’autre que chacun des intérêts se trouve mieux servi et mieux défendu. La confusion actuelle montre plutôt qu’ils s’étouffent mutuellement et dégénèrent.


Notes

[1Voir le site de cette revue http://anthropologiedelart.org/ramage/ (note de la rédaction, ajoutée en 2019).

[2Maintenant synthétisées dans Artistique et archéologie.

[3En général, je ne donnerai pas d’exemples ni de références précis dans cet article. D’une part, parce que toute situation patrimoniale étant toujours complexe, on ne peut régler un cas réel sans d’amples analyses, inopportunes ici. D’autre part, parce que les conceptions répandues de la notion de patrimoine étant le plus souvent éloignées de celles que je propose, on risquerait de s’étouffer de polémique ! Tant pis si quelque Ménalque se gausse de moi ou d’autres, sans s’apercevoir que c’est lui qui en a perdu la perruque ! Quiconque voudra se mettre au courant de la situation du patrimoine et de celle des métiers scientifiques impliqués trouvera de nombreux exemples plus ou moins contradictoires de mes positions dans les revues comme Archéologia, Monuments Historiques, ICOMOS- Nouvelles du Conseil international des monuments et des sites ou le Bulletin de liaison de sa section française, Nouvelles de l’archéologie ; dans les directives, discours officiels, dépliants, articles de presses, publications de toute nature autour de l’année du patrimoine 1980 comme le catalogue de l’exposition Hier pour demain – Art, Traditions et Patrimoine (13 juin – 1er septembre 1980), ou le numéro 49 (1980) de la Revue de l’art, ou les Actes du colloque international L’histoire de l’art, accès au patrimoine, Nancy (1980), etc. etc. ; dans les notes et brochures d’information du ministère de la culture, sur sa « nouvelle » politique du patrimoine (rapport M. Querrien), ou sur l’Inventaire par exemple ; dans les « recommandations », les « conventions », les bulletins de l’UNESCO concernant le patrimoine mondial, le retour ou la restitution des biens culturels, l’échange international de ces biens, leur protection, les moyens de rendre les musées accessibles etc., etc. C’est d’une simple brochure de l’UNESCO, La convention du patrimoine mondial (1980), p. 4, que je sors l’unique citation.

[4C’est du moins ce qui m’est apparu à l’expérience de cinq ans d’enseignement dans le Diplôme de conservation et aménagement du patrimoine et de l’environnement que l’université de Paris-Sorbonne organisait au niveau de la maîtrise dans les années 1980. Aussi m’a-t-il été nécessaire, pour mieux cerner ce qui était en jeu et sortir des apories créées par l’accumulation de définitions et de choix ponctuels et contradictoires, de tenter de me la préciser. Avec les étudiants de l’année 1982-1983 nous en avons même tiré une procédure pratique d’analyse d’une situation particulière que nous avons pu appliquer à une cible prestigieuse : l’héritage révolutionnaire de 1789 à Versailles. Le rapport final, contenant les enquêtes, les études et les propositions d’action, a été présenté au Maire de Versailles qui, intéressé, a demandé qu’on mît en œuvre certaines de ces actions. Ce résultat favorable est une raison de plus d’exposer ici les principes qui sous-tendent ce premier essai d’application.

[5Intéressant colloque international sur le sujet, à Clermont-Ferrand, les 15-17 décembre 1988, Révolution française et « vandalisme révolutionnaire », Paris 1992, où j’ai communiqué sur « La double inconstance : patrimoine et conservation, vandalisme et destruction », p.7-13.


Pour citer l'article

Pierre-Yves Balut« Du patrimoine », in Tétralogiques, N°24, Processus de patrimonialisation.

URL : http://tetralogiques.fr/spip.php?article135